Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XII

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XII

Où apparaît le tailleur muet


Pendant que Max Lamar, après avoir laissé Florence au seuil de chez elle, s’éloignait vers la Station centrale de police pour remettre à Randolph Allen le manteau noir, la jeune fille, debout sous le péristyle de Blanc-Castel, y restait immobile.

Elle avait tout d’abord, et jusqu’à ce qu’elle l’eût vu disparaître, suivi du regard celui qui venait de la quitter. Puis, un instant, elle demeura rêveuse et, sur ses lèvres, se dessina un sourire ambigu où transparaissait une nuance de tristesse.

Mais tout à coup les pensées de Florence changèrent de cours ; elle tressaillit comme au sortir d’un songe qu’elle eût fait toute éveillée et descendit les marches du perron.

Son chauffeur, justement, sortait des communs. Elle l’appela et lui donna des ordres minutieux ; il s’éloigna en hâte vers le garage attenant à l’habitation.

Florence, voyant ensuite Yama, qui passait dans le jardin, lui fit signe d’approcher à son tour. Le domestique écouta les instructions de la jeune fille, entra en courant dans la maison et en ressortit bientôt, rapportant la bourse de Florence, qu’il lui remit.

Deux minutes après le chauffeur amena devant la villa l’auto où la jeune fille monta seule, en hâte.

La voiture, à une vive allure, traversa une partie de la ville et enfin s’arrêta. Florence, se retournant sur les coussins, se mit en observation à la petite lucarne ovale pratiquée dans le fond de la capote.

La jeune fille, qui pouvait ainsi voir à l’extérieur sans être vue, surveillait avec attention l’entrée d’une maison qui se trouvait à une cinquantaine de mètres de l’endroit où l’auto avait stoppé.

Cette maison, c’était la Station centrale de police.

Florence était en vigie depuis quelques minutes lorsqu’elle vit au loin, comme elle s’y attendait, paraître Max Lamar. Portant toujours sur son bras le manteau noir, il marchait vite et s’engouffra dans la Station de police.

Un quart d’heure environ s’écoula. Florence était toujours à son poste. Enfin Max Lamar reparut. Il ne portait plus le manteau noir. D’un pas rapide, il s’éloigna.

Quand il fut hors de vue, Florence donna un ordre à son chauffeur. L’auto repartit, traversa, dans un autre sens, la ville et, au milieu d’un quartier commerçant, très éloigné du quartier élégant où était situé Blanc-Castel, fit halte à proximité d’un vaste magasin de confection pour hommes.

Florence descendit et entra délibérément dans le magasin.

L’heure de la fermeture approchait et quelques employés commençaient déjà à ranger les marchandises. Cependant, en voyant apparaître une jeune fille aussi jolie et aussi élégante que Florence, un commis, jeune homme roux, sémillant et pommadé, s’élança, la bouche en cœur et les bras en ailes de pigeon, d’un comptoir où, deux secondes plus tôt, il bâillait à se décrocher la mâchoire.

— Je désirerais avoir un costume complet et un pardessus, pour mon frère, expliqua Florence, qui s’amusait intérieurement des grâces du commis.

— Parfaitement, mademoiselle. Mademoiselle veut-elle avoir la bonté grande de m’accompagner, soupira le commis avec une œillade en coulisse et du ton qu’il eût pris pour faire une déclaration d’amour…

— Mon frère, continua Florence, est à peu près de ma taille. Il vient d’avoir la diphtérie…

Le commis fit un bond en arrière.

— Ne craignez rien, remarqua tranquillement Florence, on n’a pas voulu que je l’approche pendant sa maladie. Mais ses anciens habits ne lui vont plus. Je veux, bien entendu des vêtements élégants…

Dix minutes après, chargée de deux vastes cartons, Florence remonta dans son auto qui l’arrêta ensuite à la porte d’un chapelier, puis d’un coiffeur.

Il était tard lorsque la jeune fille, portant de nombreux paquets, rentra à Blanc-Castel. Espérant ne pas être vue, elle traversa en hâte le vestibule. Elle mettait le pied sur la première marche de l’escalier, lorsque Mme Travis, qui survenait par la porte du fond, l’appela, et Florence dut s’arrêter.

— Mon enfant, comme tu rentres tard… Et en voilà des paquets ! s’exclama la vieille dame, qui considérait avec stupéfaction les colis qui encombraient les bras de Florence… Qu’est-ce que tout cela, grands dieux ?…

— Oh ! rien que des vêtements que j’ai promis à Meg Sanderson pour son vestiaire de charité et que j’ai été acheter. C’est ce qui m’a retardée. On n’en finit pas dans ces magasins, expliqua négligemment Florence. Accordez-moi encore dix minutes, maman, je vais changer de robe et je descends dîner.

» Merci, Yama, je monterai cela moi-même, ajouta-t-elle en refusant les services du domestique japonais qui, avec empressement, s’approchait pour la débarrasser des paquets.

La jeune fille gravit rapidement l’escalier et entra dans son appartement.

— Est-ce vous, Flossie ? demanda, venant de la seconde pièce, la voix de Mary.

— Oui, oui, ma bonne Mary ! c’est moi ! répondit Florence qui, en hâte, dissimula derrière un rideau ses colis et s’élança auprès de la vieille gouvernante.

Mary, au milieu de la pièce que l’obscurité envahissait, était assise dans un fauteuil, la tête sur sa main et le coude appuyé au bras du siège.

— Mary ! Mary ! s’écria Florence en se laissant tomber à genoux auprès de la gouvernante et en l’entourant de ses bras, comment oublierais-je jamais ce que vous avez fait pour moi aujourd’hui ! ce que vous avez risqué pour me sauver !… Oh ! ma bonne Mary, comme vous avez été admirable, forte, intrépide, dévouée ! Comme j’ai eu peur pour vous !

La jeune fille subissait la réaction de ses émotions et sanglotait nerveusement.

— Ne pleurez pas et ne parlons plus de cela, dit doucement Mary. N’êtes-vous pas mon enfant bien-aimée, à moi qui n’ai pas au monde d’autre affection que vous, Flossie ? N’êtes-vous pas l’enfant que j’ai bercée, que j’ai soignée, que j’ai élevée ? Ma chérie, quoi qu’il arrive, quoi que vous fassiez, votre vieille Mary vous est dévouée corps et âme ; voyez-vous… Si j’avais été prise, je n’aurais rien avoué, je vous le jure, je me serais laissé condamner avec joie. Auprès de vous, est-ce que je compte, moi ?… Chut, reprit-elle en voyant que la jeune fille allait parler, je vous en prie, ne parlons plus de cela…

— Mais racontez-moi au moins, ce qui s’est passé ? demanda Florence. Dites-moi comment vous avez eu la première idée de faire cela et comment vous vous êtes sauvée ?

— L’idée ! Mon Dieu, on trouve facilement des idées pour défendre ceux qu’on aime. Il fallait donner le change au docteur Lamar et, pour cela, j’ai pris votre manteau et j’ai joué le rôle de la femme voilée. Ce n’était pas bien extraordinaire comme invention… Ce n’était pas bien extraordinaire non plus, dans le garage, de quitter le manteau et de sortir par la seconde porte. J’ai eu la chance de n’être vue de personne et d’arriver ici sans encombre. J’étais épuisée et c’est pourquoi je me suis réfugiée dans votre chambre… Mais une crainte m’est venue. Sur le manteau, on trouvera l’adresse du tailleur, et alors…

— Non, non, ne craignez rien, j’ai arraché l’étiquette !… Et, quant au manteau lui-même… eh bien, je vous promets qu’ils ne pourront pas s’en servir contre nous, termina Florence avec résolution.

Elle se releva, ouvrit l’électricité et commença de s’habiller.

— Tout cela, reprit-elle au bout d’un silence, c’est la faute de ce sot de Yama. Il est toujours d’un zèle intempestif. Quel besoin avait-il de me remettre, devant le docteur Lamar, cette maudite reconnaissance ?…

— C’est ce que je lui ai dit tout à l’heure, lorsqu’il est venu ici apporter une potiche pour remplacer celle qui avait été cassée. Mais je n’ai pas pu arriver à lui faire entrer dans la tête qu’il avait été maladroit, et il m’exaspérait tellement, avec son sourire niais figé sur ses lèvres, que, énervée comme je l’étais, j’ai fini par perdre patience. Je l’ai pris par l’oreille et je l’ai mis à la porte ! Jamais je n’ai vu une grimace pareille à celle qu’il a faite alors, ajouta Mary, sans pouvoir s’empêcher de rire.

Deux coups frappés à la porte l’interrompirent.

— Madame demande si mademoiselle est prête pour le dîner ! cria respectueusement la voix de Yama.

— Oui, oui, dites à madame que je descends, répondit Florence.

Elle était prête, exquise dans une harmonieuse robe du soir toute en dentelle noire sur fond de satin blanc. Elle embrassa une fois encore la vieille gouvernante et descendit pendant que Mary regagnait sa chambre.

Pendant tout le commencement du dîner, Florence se montra d’une humeur particulièrement enjouée et égaya plusieurs fois Mme Travis, qui fixait sur elle, des yeux pleins d’affection et d’admiration. Mais la gaieté de la jeune fille tomba peu à peu pour faire place à une préoccupation qui imprimait sur ses traits une expression d’audace déterminée.

Soudain, les yeux de Florence se portèrent sur sa main droite qu’elle avait posée à plat sur la table qui venait d’être desservie par Yama. Elle tressaillit et, rapidement, retira cette main pour la cacher sous la nappe. Sur la peau blanche, elle avait vu monter l’écarlate anneau des heures de crise : le Cercle Rouge.

Elle pâlit un peu, mais eut un mouvement d’épaules résolu. Ce qu’elle avait décidé de faire, elle le ferait.

— Es-tu souffrante, mon enfant ? demanda avec inquiétude Mme Travis, qui observait le visage contracté de la jeune fille.

— Souffrante, c’est trop dire, maman, répondit celle-ci en passant sur son front sa main gauche, mais, vraiment, je ne suis pas très bien. J’ai une violente migraine. Je crois que je me suis trop fatiguée aujourd’hui. Je te demande la permission de remonter dans ma chambre. Je vais me coucher et cela passera en dormant… Mais, surtout, que personne ne vienne me déranger, sans cela, je serai malade demain…

— Non, non, sois tranquille. On ne te dérangera pas, et je vais donner ordre qu’on ne fasse aucun bruit dans la maison, dit Mme Travis avec sollicitude.

Florence lui souhaita le bonsoir en l’embrassant et remonta dans son appartement, où elle s’enferma à double tour.

La vieille dame, bientôt après, passa dans le grand vestibule, qui, meublé avec le plus luxueux confort, était sa pièce de prédilection. Comme Mary entrait au même moment, Mme Travis la chargea d’aller prévenir les domestiques que mademoiselle avait la migraine et qu’il ne fallait, sous aucun prétexte, la déranger ni faire le moindre bruit.

Puis, Mme Travis, s’installant à sa place favorite, ouvrit un roman et se mit à lire dans le silence de la maison. Mais, avant qu’une demi-heure se fût écoulée, la bonne dame, lasse de sa journée, s’assoupit, si bien que le livre s’échappa de ses mains et roula par terre sans la réveiller.

Alors Mary, qui brodait auprès de sa maîtresse, se leva et, à pas muets, gagna l’escalier. Elle le gravit et vint frapper à la porte de la chambre de Florence.

Elle frappa doucement d’abord, plus fort ensuite, mais rien ne lui répondit.

La gouvernante hésita un moment, puis redescendit silencieusement et reprit sa broderie, comme si de rien n’était. Mais sa main tremblait et, à chaque point, elle se piquait les doigts.


La nuit était tombée depuis longtemps. Randolph Allen, dans ce même bureau de la Station centrale de police où l’avait laissé Max Lamar, travaillait toujours assidûment. Enfin, ayant dicté une dernière note de service à son secrétaire, il congédia celui-ci. La besogne du jour était terminée. Allen regarda sa montre et constata qu’en se hâtant un peu il arriverait au club à temps pour dîner avec Lamar. Satisfait, mais toujours impassible, il se coiffa de sa casquette pour sortir.

La porte s’ouvrit. Le secrétaire entra.

— Excusez-moi, monsieur, dit-il. Quelqu’un demande à vous voir.

— Qui est-ce ?

— Un jeune homme. Il est muet. Il dit — ou plutôt il écrit — qu’il vient de la part, du docteur Lamar. Il est dans mon bureau. Voici ce qu’il a écrit :

Le secrétaire tendit une feuille de bloc-note à son chef qui lut ces mots tracés au crayon :

« Je suis muet, mais j’entends parfaitement. C’est le docteur Lamar qui m’a envoyé pour voir le chef de police. »

« Lamar est infatigable se dit Allen, il a commencé son enquête dès ce soir. »

— Faites entrer ce jeune homme, ordonna-t-il à haute voix.

» Si j’arrive d’ici Noël, à dîner une fois avant minuit, je m’estimerai un homme heureux », continua-t-il pour lui-même, en posant sa casquette et en s’asseyant à son bureau pour recevoir le visiteur que le secrétaire introduisait.

Le visiteur était un jeune homme, — un adolescent plutôt, élégamment vêtu, au visage fin et intelligent, au teint brun, aux sourcils noirs et aux cheveux noirs sous une vaste casquette grise qu’il ne retira pas, ses mains finement gantées étant du reste embarrassées par une canne, un bloc-note et un crayon.

Il prit place dans le fauteuil que lui indiquait le chef de police et, sans se déganter, griffonna quelques lignes sur le bloc-notes, puis tendit la feuille à Allen.

« Je m’appelle Osborne, lut celui-ci. Je suis tailleur pour dames. Le docteur Lamar m’a chargé d’examiner le manteau qu’il a laissé aujourd’hui entre vos mains. »

— Vous allez le voir à l’instant même, dit tout haut Allen.

Il sonna, et au garçon qui se présenta : — Tom, apportez ici le manteau que je vous ai remis tout à l’heure.

Deux minutes après, M. Osborne, tailleur pour dames, examinait le manteau noir avec le plus grand soin. Quand il eut tourné et retourné sur toutes ses faces le vêtement, il le posa près de lui, reprit son crayon et présenta à Randolph Allen la communication suivante :

« Je suis à peu près persuadé que ce manteau est sorti de nos ateliers, mais, pour en avoir une certitude absolue, il faudrait que je l’emporte chez moi pour le montrer à mon chef tailleur. »

Allen, ayant lu, regarda M. Osborne.

— Votre chef tailleur est encore chez vous à cette heure-ci ?

« Oui » fit de la tête le jeune homme.

Allen réfléchit un moment.

— Très bien, reprit-il enfin. Je consens à ce que vous emportiez le manteau. Mais c’est une importante pièce à conviction dont je n’ai pas le droit de me dessaisir ainsi. Un de mes agents va vous accompagner et me le rapportera.

» Tom, appelez Mike : ordonna-t-il au garçon de bureau qui sortit.

Si cette précaution de Randolph Allen contraria M. Osborne, celui-ci ne le montra point. Il se contenta d’incliner la tête en signe d’acquiescement, de se lever et de plier le manteau noir qu’il mit sur son bras. Puis il attendit.

Le garçon de bureau revint, ramenant un agent.

— Mais je vous avais dit de m’amener Mike, dit Allen en voyant celui-ci.

— Pardon chef, j’avais entendu Meeks. Du reste Mike n’est pas ici, il enquête sur l’affaire Plum.

— C’est vrai. Eh bien, Meeks, puisque vous êtes là, c’est vous que je vais charger d’une mission importante.

» Mais pas de négligence, pas de faiblesse, n’est-ce pas ? continua Allen en prenant l’agent à part. Vous avez quelques peccadilles à vous faire pardonner, et, si vous n’aviez pas si bravement arrêté l’autre jour le fameux Jack…

Meeks, raide, salua. C’était un grand gaillard efflanqué, d’une vigueur et d’une intrépidité proverbiales, mais il avait l’esprit aussi borné qu’il avait les muscles solides. En outre, il passait à juste raison pour n’être pas ennemi d’un verre de whisky, ce qui avait déjà fait du tort à son avancement. Randolph Allen, cependant, savait qu’on pouvait compter sur lui pour exécuter une consigne, et la mission qu’il voulait lui confier ne demandait aucune initiative,

— Écoutez-moi bien, continua le chef de police. Vous allez accompagner ce jeune homme où il vous mènera. Surtout ne perdez pas de vue le manteau noir qu’il a sur le bras et qu’il doit montrer à son chef tailleur. Quand ce sera fait, vous reprendrez le manteau, vous le rapporterez ici et vous le remettrez en mains propres à Hudson, mon secrétaire. Je compte absolument sur votre vigilance. Vous m’avez bien compris ?

— Oui, chef. J’accompagne ce jeune homme où il me mènera. Surtout je ne perds pas de vue le manteau noir qu’il a sur le bras. Quand c’est fini, je rapporte le manteau à M. Hudson, votre secrétaire.

— C’est cela. Allez.

Meeks, raide, salua de nouveau et fit demi-tour. M. Osborne, tailleur pour dames, se dirigeait déjà vers la porte, Meeks, en deux enjambées, le rattrapa.

Dans la chaude soirée, le long des rues devenues silencieuses, où la lune qui montait à l’horizon commençait à jeter des clartés blanches et de grandes ombres noires, tous deux s’éloignèrent.

M. Osborne avait le manteau noir plié sur le bras et Meeks les yeux fixés sur le manteau.