Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XIV

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Épisode 5

Des voleurs mystérieux

XIV

Un homme est entré par la fenêtre !…


La soirée s’avançait. Dans son coin favori du grand vestibule, Mme Travis, confortablement installée, avait repris sa lecture, et Mary, après avoir été lui commander du thé, venait de la rejoindre et se disposait à continuer sa broderie.

Soudain, comme une trombe, Yama fit irruption. Son visage était convulsé par l’épouvante.

— Madame ! excusez-moi, madame, cria-t-il avec des gestes désordonnés et d’une voix que l’angoisse étranglait, il y a un homme qui est entré par la fenêtre !

— Qu’est-ce que vous dites ? Un homme ?…

— Par quelle fenêtre ?

Mme Travis avait sursauté. Mary s’était précipitée vers Yama.

— Un voleur, madame ! avec une échelle ! Par la fenêtre de Mlle Florence !

Et Yama brandissait tragiquement vers le plafond sa flûte qu’il n’avait pas lâchée.

— Vite ! vite ! montons ! cria Mme Travis, dominant son émoi.

Déjà, Mary s’élançait. En quelques instants, les deux femmes et le domestique japonais parvinrent à la porte de l’appartement de Florence.

Mme Travis se jeta sur la porte pour ouvrir, mais la porte était fermée en dedans.

La vieille dame frappa, frappa encore de toute sa force. Rien ne répondit. Un silence de mort régnait dans l’appartement clos.

— Flossie ! cria Mme Travis d’une voix entrecoupée par l’émotion et qui résonna dans l’escalier sonore au milieu de la maison muette. Flossie ! C’est moi ! Ouvre ! ouvre !

Une demi-minute se passa, affolante.

Enfin, on répondit.

— C’est toi, maman ? Qu’y a-t-il donc ? dit, à travers la porte, la voix de Florence, d’un ton légèrement effrayé, mais qui semblait ensommeillé encore.

Mme Travis et Mary éprouvèrent un inexprimable soulagement. Mais pourquoi Florence n’ouvrait-elle pas ? Qui sait si le voleur, caché dans quelque coin, n’allait pas l’assaillir en se voyant découvert.

— Voyons, Yama, êtes-vous sûr de ce que vous avez vu ? demanda Mary au Japonais.

— Sûr, sûr, mademoiselle Mary ! Une échelle… un homme, il est entré par la fenêtre de Mlle Florence ! attesta Yama, dont le visage bouleversé par la terreur affirmait la sincérité.

— Ouvre, Flossie ! Il y a un voleur ! Ouvre vite ! répétait Mme Travis en frappant de nouveau nerveusement à la porte de sa fille.

— Une minute, maman, je t’en prie, répondit la voix de Florence. J’ai fermé à double tour et je ne puis pas retrouver la clé…

Florence, dans sa chambre, tout en répondant à Mme Travis pour la faire patienter, changeait de vêtements avec une hâte fébrile.

Après avoir fait fuir Yama du jardin et être remontée chez elle par l’échelle, Florence, un peu essoufflée, mais parfaitement tranquille, avait posé le manteau noir sur un siège et s’était débarrassée de sa casquette et de son pardessus. Puis, à l’aide d’une serviette humide, elle avait effacé la teinte ocrée qu’elle s’était passée sur les joues et le fard dont elle avait renforcé l’arc de ses fins sourcils bruns. Après quoi, ses splendides cheveux bouclés répandus sur ses épaules, elle avait fait quelques pas dans son boudoir, très à l’aise dans ses habits d’homme. Elle était encore trépidante et surexcitée. Elle était enchantée d’avoir mené à bien son expédition, la plus hasardeuse de toutes celles qu’elle eût encore tentées et dont elle ne voulait plus voir ni le péril ni la louche étrangeté, tout à la joie d’avoir réussi.

Soudain, les coups frappés à sa porte et les appels de Mme Travis l’avaient fait bondir.

En un moment, réunissant les vêtements épars sur les chaises elle les fourra dans un carton qu’elle courut jeter au fond d’un vaste placard qui s’ouvrait à la tête de son lit, auprès d’une haute psyché. Elle enleva rapidement son veston et son gilet, s’assit sur le lit, quitta ses chaussures, retroussa le bas de son pantalon d’homme et ses manches de chemise et passa un kimono à grandes fleurs brochées. Elle ouvrit les couvertures, foula les oreillers, et se dirigea vers la porte dont elle tourna la clé. Le tout avait duré quelques instants à peine.

Florence, ses cheveux dans le dos, enveloppée dans son peignoir, apparut, les yeux encore pleins de sommeil, eût-on dit, dans l’encadrement de la porte.

— Qu’y a-t-il donc, maman ? demanda-t-elle avec un étonnement parfaitement joué. Tu as parlé d’un voleur, il me semble ? Qu’est-ce que cela veut dire ?…

— Mon enfant, quelle peur j’ai eue !… Yama affirme avoir vu un voleur escalader ta fenêtre.

— Un voleur ? par ma fenêtre ? Mais c’est impossible ! (Florence paraissait ahurie.) Sûrement je m’en serais aperçue…

Yama, saisi d’un accès de courage, était entré le premier, brandissant sa flûte comme une arme, dans l’appartement de la jeune fille et explorait partout avec soin, mais en vain. Mary examinait la fenêtre du boudoir et, la voyant fermée intérieurement, appela le maître d’hôtel pour le lui faire constater.

Yama passa sur le balcon, regarda dans le jardin, rentra dans la chambre et se jeta à plat ventre pour regarder sous le lit.

Il se releva. Sa figure exprimait une stupéfaction sans bornes.

Florence, qui s’était adossée à la porte du placard dans lequel elle avait caché ses vêtements, ne put s’empêcher d’éclater de rire.

— Eh bien, Yama, ce voleur ? demanda Mme Travis avec un peu d’irritation.

— Je l’ai vu, madame, je l’ai vu, je le jure ! commença le malheureux maître d’hôtel déconfit et qui commençait à croire que toute l’aventure du jardin, c’est-à-dire le monstre noir et le voleur, n’était qu’une hallucination.

— Alors, ou est-il passé ? dit Mary.

— Je crois que c’est le quatrième voleur que voit Yama depuis six mois, observa Florence, et personne, sauf lui, n’a jamais pu découvrir les traces d’un seul.

Yama allait parler, mais Mme Travis lui imposa silence.

— Cela suffit, Yama. Vous pouvez sortir. Ayez soin, n’est-ce pas, de ne plus nous faire à l’avenir de ces peurs fantastiques, lui dit-elle avec sévérité.

— Cela m’a redonné une migraine folle, d’être réveillée ainsi, déclara, d’un ton dolent, Florence en évitant de rencontrer les yeux de Mary. Mais je suis surtout désolée que vous ayez été effrayées de la sorte. Bonne nuit, maman, ajouta-t-elle en embrassant Mme Travis.

— Bonsoir, ma chérie, rendors-toi bien vite, dit tendrement la vieille dame.

Et Mme Travis se dirigea vers la porte, que lui ouvrit Yama, qui sortit après elle.

— Oh ! Flossie, Flossie, que veut dire tout cela ? murmura Mary, lorsqu’elle se trouva seule avec la jeune fille. J’espère que vous n’avez pas couru quelque nouveau danger que vous n’avez pas tenté quelque aventure plus… insensée que les autres ?…

— Mais non, voyons, qu’allez-vous donc vous imaginer là, ma bonne Mary ? dit Florence, ne pouvant s’empêcher de détourner les yeux devant le regard scrutateur de la gouvernante.

— Je n’imagine rien, ma chérie, je suis sûre seulement que le Cercle Rouge, lorsqu’il apparaît sur votre main, est le signal de quelque extravagance, de quelque folie, et j’ai peur pour vous, ma petite Flossie…

Mary prit la main de la jeune fille et la regarda. Aucune marque insolite n’en déparait la beauté.

— Il n’y a rien… continua la gouvernante… Mais tout à l’heure cette petite main était-elle aussi complètement blanche ? Et si un voleur n’est pas entré chez vous, Flossie, êtes-vous bien sûre qu’aucune personne, ayant l’apparence d’un homme, n’y soit pas rentrée ?…

— Vraiment, je ne sais pas ce que vous voulez dire, Mary, affirma Florence, résolue à ne pas révéler, même à la fidèle gouvernante, le secret de ce qu’elle avait fait ce soir-là. Elle-même, maintenant qu’était tombée la surexcitation du péril et de l’action, aurait voulu bannir à jamais le souvenir de ces heures dont il ne lui restait plus, au fond d’elle-même, qu’une impression pénible de honte et de peur qui blessait sa fierté et sa délicatesse.

— Vraiment ? dit Mary, sur le ton du doute. Pourtant Yama semblait bien convaincu…

— Yama est un poltron ! s’exclama Florence en riant. Il aura rêvé. Du reste, moi aussi, lorsqu’on m’a réveillée, je rêvais… Oui, je rêvais que le manteau noir n’était plus entre les mains de la police et qu’il ne pourrait jamais servir d’indice contre personne, acheva-t-elle d’une façon significative.

Il y eut entre les deux femmes un silence.

— Bonsoir, Flossie, dit Mary un peu tristement.

— Bonsoir, Mary. Je suis extraordinairement lasse. C’est cette migraine… J’ai l’intention de demander à… (elle pâlit un peu, et avec effort) à maman, de consentir à ce que nous partions pour Surfton dès demain. Je me sens très fatiguée. Le déplacement me changera les idées et l’air de la mer me fera du bien. Et, là-bas, vous serez plus tranquille, ma bonne Mary.

Enlaçant affectueusement, sa fidèle gouvernante, Florence la conduisit jusqu’à la porte, et quand Mary fut sortie, la jeune fille, brisée de fatigue, gagna son lit et s’endormit profondément.

Le lendemain, dès son réveil, Florence se leva, fit rapidement sa toilette et descendit rejoindre Mme Travis afin de la décider à partir pour leur villa de la plage de Surfton. C’était toujours un peu difficile, car Mme Travis s’aimait jamais beaucoup à se déplacer, mais comme il lui était par contre, tout à fait impossible de se refuser à satisfaire le moindre désir de Florence, celle-ci était très sûr d’avance du résultat.

— Mon Dieu ! Flossie, je crois que tu es tous les jours plus jolie ! s’exclama, avec un touchant, enthousiasme maternel la vieille dame, lorsqu’elle vit paraître la jeune fille qui, en effet, était exquise avec son gracieux vêtement du matin et le petit bonnet de dentelle qui couvrait ses beaux cheveux.

— As-tu bien dormi, ma chérie, après la sotte alarme que nous a causée Yama ?

— Oui, maman, assez bien, mais, pourtant, je suis encore lasse. Du reste, depuis quelques jours, cela ne va pas. Je crois que j’aurai besoin de grand air. Alors, si vous vouliez être très, très gentille… nous partirions aujourd’hui même, ce matin, si c’est possible, pour Surfton.

Florence regardait Mme Travis avec la moue d’un enfant gâté qui va pleurer si on se refuse à satisfaire son caprice.

La vieille dame, d’abord un peu effarée, éleva comme de coutume quelques objections, peut-être seulement pour se faire prier davantage. Mais Florence avait parlé de sa santé, il ne pouvait donc être question d’hésiter sérieusement, et Mme Travis consentit au voyage avec tant de bonne grâce qu’il fut décidé que, le matin même, dès que les malles seraient prêtes, on partirait en auto pour Surfton.

Florence, joyeuse, remonta en courant dans sa chambre où, sur son ordre, Yama lui apporta sa plus grande malle. Quand le Japonais fut sorti, Florence prit, dans le placard, les vêtements masculins de M. Osborne, tailleur pour dames, elle en fit un paquet serré et le plaça au fond de la malle. Elle plia et déposa par-dessus deux ou trois robes. Alors seulement, elle fit appeler Mary, qui se trouvait dans le jardin avec Mme Travis, et elle lui demanda de bien vouloir se charger d’emballer ses affaires pendant qu’elle-même s’habillerait pour le voyage.

La jeune fille fit tant de diligence, et tout le monde, pour lui être agréable, se dépêcha si bien que, à dix heures et demie, Mme Travis, Florence et Mary montaient en auto pendant que Yama, coiffé d’une gigantesque casquette, sous laquelle il grimaçaitde satisfaction, prenait place à côté du chauffeur.

— Oh ! mais j’y pense ! s’écria Florence, comme la voiture se mettait en marche. Si vous le voulez bien, maman, nous nous arrêterons en route. J’ai l’intention de passer chez Sam Smiling avant de quitter la ville ! Il y a un siècle que je ne l’ai vu. Le pauvre homme doit croire que je l’oublie.