Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XXXIX

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XXXIX

La douleur d’une mère


On sait dans quelles circonstances mystérieuses et tragiques la fille de Jim Barden et le fils de Mme Travis, au moment de leur naissance, avaient été substitués l’un à l’autre. Ni Mme Travis ni Jim Barden n’avaient connu le fatal secret. Mary seule le savait, mais elle n’avait osé le divulguer à personne, jusqu’au jour où Florence, en qui avait éclaté l’hérédité funeste, l’avait obligée à lui en faire l’aveu.

Mme Travis, donc, n’avait jamais douté, que Florence ne fût pas sa fille.

Il est facile de concevoir l’affreux écroulement qui se fit dans l’âme de la malheureuse femme quand elle apprit soudain que cette enfant, si tendrement chérie, n’était pas sa fille, mais celle d’un criminel, d’un demi-fou dont les tares héréditaires et les instincts violents revivaient dans la jeune fille. Il est facile d’imaginer ce que furent sa douleur et son horreur.

Mme Travis, en effet, lorsqu’elle sut que Florence était la mystérieuse femme au Cercle Rouge, comprit aussitôt, du moins dans ses grandes lignes, toute l’étendue de l’abominable secret. Certaines confidences échangées entre Florence et Mary, et qu’elle avait entendues sans y prendre garde sur le moment, l’éclairaient. De plus, au temps jadis, alors que Mme Travis accompagnait son mari au cours de ses expéditions aventureuses aux mines d’or, elle avait bien connu Jim Barden et savait parfaitement à quoi s’en tenir sur l’étrange stigmate qui marquait la main de cet homme farouche. Par la suite, elle entendit souvent parler de lui. On sait qu’elle le vit à la geôle, le jour où il fut mis en liberté, où il repoussa brutalement la charité de Florence. Enfin, elle se souvint comment il périt si tragiquement avec Bob.

Mme Travis, quand on parlait devant elle de la femme au Cercle Rouge et de ses exploits, ne pouvait donc douter qu’il ne s’agît d’une descendante directe de Jim Barden. Ce qui la déroutait, c’est la persuasion où elle était que Barden n’avait jamais eu qu’un seul enfant : Bob.

Et le jour où il lui fut révélé que la femme au Cercle Rouge était Florence elle-même, Mme Travis ne put douter une seconde de l’affreuse réalité qui lui apparut soudain : Florence était la fille de Jim Barden. Et aussitôt se présenta à son esprit cette hypothèse qui était la plus vraisemblable : « Florence, fille de Jim Barden, a été substituée à mon enfant, — très probablement alors mon enfant a vécu comme étant celui de Jim Barden. » Cette conclusion s’imposait à elle avec une implacable logique et augmentait encore son angoisse. En même temps elle eût donné tout au monde pour connaître dans tous leurs détails les événements, tant passés que présents, qui l’accablaient. La pensée de Florence plus que tout la torturait. En vain elle avait essayé d’arracher de son cœur le souvenir de celle qu’elle avait cru sa fille, qu’elle avait élevée avec tant d’amour et d’orgueil. Florence n’était pas sa fille. Mme Travis cherchait à bien se le persuader, elle se le répétait avec obstination pour justifier à ses propres yeux la décision sévère qu’elle avait prise. Peine perdue… L’image de Florence revenait sans cesse à son esprit. Elle la revoyait petite fille, puis jeune fille, si gaie, si jolie, si naïve, si bonne !… Et Mme Travis se demandait comment elle avait eu le courage de la chasser… Mais aussitôt l’horrible vérité revenait obsédante, et que la vieille dame voyait sous des couleurs plus sombres encore que la réalité : Florence était la fille de Jim Barden. Florence était marquée du Cercle Rouge. Florence avait commis des actes coupables. Florence l’avait trompée et avait déshonoré son nom…

Mme Travis était reprise d’une violente irritation, d’une indignation révoltée contre la jeune fille et contre Mary, sa complice. Elle refusa de recevoir cette dernière, qui se présenta à Blanc-Castel, et elle ne répondit pas à une lettre où la gouvernante lui faisait le récit détaillé des événements du passé, et lui demandait son appui pour Florence.

Mais Mme Travis ne pouvait soutenir bien longtemps son attitude intransigeante, et son cœur, déchiré, penchait de plus en plus vers le pardon. À travers son habitation luxueuse qui lui semblait un morne désert depuis que la jeune fille ne l’animait plus, elle errait plus lasse, plus triste, plus accablée chaque jour.

Un après-midi, obligée de s’occuper de quelque affaire en retard, elle s’assit au petit bureau où, de coutume, elle écrivait. Elle commença une lettre, puis s’arrêta, songeuse, posa sa plume et, ouvrant un tiroir, en tira une photographie. C’était Florence. Longuement Mme Travis la regarda.

Était-il possible que ce charmant visage fût celui d’une coupable ? Était-il vrai que ces grands yeux si doux, si purs, si tendres et si fiers fussent menteurs ?

Mais en ce moment, un sentiment nouveau la saisit, un sentiment cruel et amer qui lui tordit le cœur.

— Non, non, s’écria-t-elle en rejetant la photographie dans le tiroir, ce n’est pas à cette fille qui a trompé ma tendresse que doit aller mon amour maternel. Elle en est indigne. Elle a pris la place de celui qui était mon enfant, mon véritable enfant, et que cette substitution a conduit au malheur et à la mort… Car c’est lui, il n’y a aucun doute, c’est lui que Jim Barden a gardé et qu’il a fini par assassiner avant de se faire justice lui-même… Mon fils… Mon fils… il aurait vingt ans maintenant, il serait un homme, il serait mon appui, mon soutien, ma fierté, mon bonheur.

Un flot de larmes ruissela sur les joues de la pauvre femme. Elle pleurait sur ce fils qu’elle n’avait pas connu, dont elle ne savait rien, sinon qu’il avait péri d’une mort trafique.

Et, tout à coup, elle fut prise d’un ardent désir d’être renseignée avec exactitude : elle se dit que c’était son devoir et qu’un seul homme pouvait la renseigner, à qui elle oserait s’adresser : le docteur Lamar.

Sur-le-champ, elle se rendit chez lui. Lamar travaillait dans son bureau, où un secrétaire introduisit Mme Travis.

— Excusez-moi, docteur, de vous interrompre dans vos travaux, dit-elle d’une voix qui tremblait, mais j’ai des questions urgentes et précises à vous poser. J’espère que vous voudrez bien y répondre.

— Je ferai tout ce qu’il me sera possible pour vous satisfaire, madame, répondit-il.

— Eh bien ! dites-moi tout ce que vous savez sur mon fils.

La vieille dame avait parlé vite et bas, et en même temps ses joues pâles s’étaient empourprées.

— Votre fils ? répéta Max Lamar, saisi d’étonnement.

— Oui, mon fils. Je veux savoir ce qu’il était comment il a vécu, s’il a bien souffert, ce pauvre enfant victime de la plus affreuse fatalité… si c’est vraiment la fatalité qui a voulu cette substitution affreuse, si ce n’est pas quelque calcul abominable qui n’a pu être mené à bien par le bandit qui l’a imaginé. Sur mon fils, pour qui j’ai été sans le vouloir une si mauvaise mère, je ne sais rien, rien… que sa mort, acheva-t-elle en se contraignant avec peine pour ne pas éclater en sanglots.

Max Lamar resta un moment silencieux. Il avait reçu la vieille dame avec la plus parfaite courtoisie, mais sans cette affectueuse sympathie qu’il lui témoignait naguère. Il jugeait sévèrement son attitude impitoyable à l’égard de Florence. Mais à entendre la voix brisée de Mme Travis, à voir l’expression de son visage, il fut saisi d’une pitié infinie. Pourtant le sujet était pénible et il ne savait trop que répondre.

— Madame, dit-il enfin, je ne sais ce qu’est devenu votre fils…

— Non, non, ne dites pas cela, interrompit Mme Travis. Je veux entendre la vérité, docteur Lamar. Vous savez aussi bien que moi que mon fils me fut enlevé pendant que j’étais sans connaissance et à l’heure même où mon mari était tué, qu’il a été emporté par l’horrible bandit qu’on appelait Jim Barden, et que marquait à la main ce stigmate de crime et de honte qui engendre le malheur autour de ceux qui le portent… Vous savez que Jim Barden, de bonne ou de mauvaise foi, l’appelait son fils, et vous savez qu’il l’a assassiné puisque vous avez assisté à cette scène affreuse… Docteur Lamar, dites-moi ce qu’était mon fils, parlez-moi de lui, dites-moi ce que vous savez, tout ce que vous savez ?…

Max Lamar secoua la tête sans répondre.

— Je vous en conjure, insista Mme Travis. Vous ne pouvez repousser ma demande. Qu’est-ce qui vous arrête ? Je serai forte.

— Je vous en prie, dit Lamar d’une voix sourde, ne m’obligez pas à parler.

— Je le veux, au contraire, je l’exige.

— Vous le voulez ? vous l’exigez ? Eh bien, madame, voici ce qu’était celui que vous appelez votre fils.

Max Lamar avait pris dans un tiroir une photographie qu’il tendit à Mme Travis. Elle vit un adolescent à l’allure de rôdeur, à la face plombée, au regard faux et sournois sous la casquette trop enfoncée. Au coin de la lèvre que plissait un sourire nonchalant et cynique, une cigarette était collée. Sous la photographie, cette note :

« Bob Barden, dix-neuf ans, fils de Jim-Cercle Rouge. Affilié à la bande de Sam Smiling. A été déjà condamné pour vol de bicyclette. Impliqué dans le vol de la bijouterie Clarks. S’est offert comme indicateur. »

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmura avec une indicible horreur Mme Travis, prête à défaillir.

— Voici ce qu’était Bob Barden, continua Lamar. J’ajouterai que Jim Barden, qui était un malade plus encore qu’un coupable, a fait tous ses efforts pour le maintenir dans le bon chemin, mais les mauvais instincts du jeune homme l’emportèrent. Vous avez exigé la vérité, madame, vous la savez… Si vraiment les liens du sang vous unissent à ce malheureux, ce dont je doute pour ma part, il vous faut le chasser de votre souvenir. Il était indigne d’être votre fils.

Et le docteur Lamar ajouta d’un ton solennel :

— Votre véritable enfant, madame Travis, quoi que vous puissiez dire ou penser, celle qui est vraiment votre fille, celle que vous devez aimer, à qui vous devez pardonner, parce qu’elle est digne de pardon, de pitié et de tendresse, c’est Florence…

— Florence ? Florence Barden ? murmura la vieille dame avec une amère indignation.

— Non, Florence Travis ! celle qui passe pour votre fille, et qui, je vous l’affirme, est digne de l’être. Quand le temps aura apaisé votre colère légitime, vous la comprendrez, vous la jugerez mieux, vous l’excuserez…

— Jamais.

— Ne prononcez pas ce mot. Vous n’avez pas le droit de repousser Florence, aujourd’hui surtout qu’elle va comparaître devant ses juges. Elle a besoin de vous, de votre témoignage, de votre affection.

— Non, jamais, je le répète, jamais… Non seulement Florence n’est pas ma fille, mais elle n’a jamais mérité de l’être. Elle a su la vérité, elle ne me l’a pas dite. Elle m’a trompée sciemment, elle a jeté sur moi une ineffaçable honte, elle a brisé mon cœur et désespéré ma vieillesse. Je ne la reverrai jamais !…

Tremblante, Mme Travis, sans ajouter un mot, sortit brusquement.