Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XXXV

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XXXV

L’arrestation de Florence Travis


Après la révélation que lui avait faite Sam Smiling, le chef de police Randolph Allen se trouva fort perplexe. Il ne savait trop quelle décision prendre, et, en s’éloignant de l’hôpital, il restait silencieux, pendant que Silas Farwell, qui l’accompagnait toujours, insistait auprès de lui pour que l’arrestation de Florence Travis fût opérée sans retard.

— En somme, monsieur Allen, je suis plaignant, répétait-il, avec obstination. J’accuse formellement Mlle Travis de m’avoir volé des papiers et de l’argent. Vous ne devez pas trouver étonnant que je donne, mon avis dans une affaire qui m’intéresse, et mon avis est qu’on doit arrêter ma voleuse,

— Donnez un avis, soit, monsieur Farwell, mais pas des ordres. Je veux bien, dès aujourd’hui, vous confronter avec Mlle Travis, mais seulement à titre d’enquête d’instruction préalable. Il m’est difficile de croire à la culpabilité d’une jeune fille de la haute société d’après les seules allégations d’un malfaiteur comme Sam Smiling.

— Je ne trouve pas suffisante la mesure que vous adoptez, monsieur le chef de police. Les exploits accomplis par Mlle Travis, avec la maîtrise que vous savez, permettent de supposer qu’elle saurait se soustraire aux recherches de vos agents si on lui en laissait le loisir. Qui sait même si, soupçonnant le danger qui la menace, elle n’a pas quitté sa demeure de Blanc-Castel ?

— J’en doute, fit Randolph Allen. Cependant, il y a un moyen bien simple de nous en assurer. Je vous propose de venir avec moi chez Mlle Travis. Mais, je vous le répète, il ne s’agit là que d’un commencement d’enquête, d’une confrontation discrète, en un mot d’une simple opération de police sans précision spéciale, et non d’un interrogatoire en règle ou d’une arrestation possible.

— Si vous croyez…

— J’entends aujourd’hui aller voir Mlle Florence Travis comme une personne susceptible de me renseigner et non comme une accusée, Par la suite, nous verrons.

— Soit, vous êtes le maître de prendre telles décisions qui vous semblent répondre à votre devoir… Moi, j’aurais été plus expéditif…

Le ton impératif que prenait Silas Farwell déplaisait singulièrement à Randolph Allen. Il regarda l’industriel de travers.

— Cela suffit, monsieur Farwell, dit-il sèchement. Je sais ce que j’ai à faire.

Farwell aussitôt s’excusa, mais le chef de police, d’un geste, coupa court aux explications. Les deux hommes, en silence, continuèrent leur route.

La pensée de Randolph Allen se porta sur Max Lamar. Le chef de police avait depuis quelque temps constaté que le médecin légiste, très emballé au début sur cette mystérieuse affaire, ne semblait plus être à la hauteur de sa tâche. Les extraordinaires qualités qui avaient fait sa réputation paraissaient lui faire maintenant défaut. Son énergie se brisait par instants, semblait-il, et sa perspicacité s’émoussait. Il avait raté toutes les pistes sauf celle de Clara Skinner.

À quoi fallait-il attribuer cela ? Randolph Allen, qui était loin pourtant d’être un fin psychologue, s’était bien aperçu de la place que tenait Florence Travis dans l’esprit et dans le cœur de Lamar. C’était, il n’en doutait pas, l’amour qui troublait ainsi les brillantes facultés du docteur. Si, en outre, la jeune fille était coupable, comme l’affirmait Sam Smiling, il lui était facile d’user de son influence sur Max Lamar pour le détourner, à son insu, du but chaque fois qu’il s’en approchait.

Ce raisonnement avait une valeur très grande aux yeux de Randolph Allen. Il en tirait une quasi-certitude de la culpabilité de Florence Travis. En tout cas, il en concluait que Max Lamar n’était plus en possession de ses moyens professionnels et que c’était à lui, Randolph Allen, qu’appartenait maintenant le soin de mener à bien cette sensationnelle affaire.

Pour cela, il fallait user de beaucoup de précautions et non procéder, comme le voulait Farwell, par décisions brutales, dont le scandale serait irrémédiable.

— Vous comprenez bien, monsieur Silas Farwell, dit tout à coup Randolph Allen, pendant que tous deux faisaient route vers Blanc-Castel, vous comprenez bien que si nous agissons sans ménagements à l’égard de Mlle Florence Travis, nous n’obtiendrons rien. C’est une jeune fille du monde, très riche, et pour qui la question d’intérêt dans tout cela ne se pose pas. C’est un fait. Elle tient une place enviable dans la plus haute société de la ville. L’opinion publique ne se contenterait pas de présomptions vagues, vous voudrez bien l’admettre avec moi. Il lui suffira de crier au scandale, de se plaindre d’une erreur judiciaire pour que, pendant quelques jours, nous nous trouvions désemparés, hésitants, qui sait, peut-être même entravés par des ordres venus de très haut. Une maladresse compromettrait ma situation et compromettrait l’affaire car ensuite, lorsque nous voudrions demander la mise en observation de la jeune fille, il serait trop tard. Sa fortune lui aurait permis de mettre l’Océan entre elle et nous et d’aller poursuivre sur un autre continent le cours d’une existence qui lui sera partout agréable et facile.

Silas Farwell ne put s’empêcher de reconnaître la justesse de ces paroles.

— Dieu me garde, monsieur le chef de police, de vouloir substituer ma modeste manière de voir à votre solide jugement… fondé sur des capacités auxquelles, ajouta-t-il avec une légère pointe d’ironie dont Allen ne s’aperçut point, tout le monde rend le plus sincère hommage. Je pense maintenant que vous avez raison. Faites donc comme vous l’entendrez. J’y souscris. Mais je vous prie de faire appel à mon concours dès que celui-ci vous paraîtra nécessaire.

— C’est entendu, répondit Randolph Allen. Ce concours, je le juge utile, puisque je vous prie de m’accompagner chez Mlle Travis.

Pendant qu’ils se dirigeaient vers Blanc-Castel, Mme Travis, Florence et Mary, assises dans le jardin, sur un large canapé d’osier, en face de la pièce d’eau, causaient avec animation.

Un malaise semblait peser sur elles.

— Vraiment, disait Mme Travis, c’est là une effroyable aventure… J’en suis encore profondément émue. Tout ce qui touche au crime m’inspire une horreur violente où la pitié ne trouve nulle place… Quand je t’ai permis, Florence, d’exercer ta charité envers ce misérable, justement condamné, j’ai été trop faible. On trouve assez de pauvres parmi les honnêtes gens… En tout cas une jeune fille ne doit pas s’occuper d’autres infortunes, de celles qui sont douteuses et provoquées par les pires fautes… Je suis aujourd’hui cruellement punie d’avoir cédé à tes volontés déraisonnables.

— Mais, ma chère maman, fit Florence d’une voix mal assurée, il n’y a pas de quoi s’émouvoir à ce point…

— Comment, pas de quoi s’émouvoir ? s’écria la bonne dame, qui se départit un instant de sa placidité coutumière. Mais, ma pauvre Flossie, tu perds la raison. On introduit chez moi, en cachette, un bandit redoutable, on l’y loge, on l’y nourrit, car c’est ainsi, tu ne le nieras point… les preuves sont là… et je ne devrais pas m’émouvoir… Notre vie, notre sécurité sont à la merci d’un assassin caché sous notre toit, et je dois trouver cela tout naturel !

— Non, sans doute, mais cet homme paraissait si sincèrement repentant, il était si misérable, essaya de dire Mary pour venir en aide à Florence.

— Non, Mary, je n’admets pas ces explications, et je m’étonne que vous, en qui j’avais toute confiance, vous ne m’ayez pas avertie… Repentant… un bandit de cette sorte ? Il l’a bien prouvé en essayant d’assassiner le docteur Lamar qui nous a débarrassées de lui au péril de sa vie. Avec votre folle compassion et votre imprudente dissimulation, vous avez failli faire tuer le meilleur et le plus brave des hommes par un monstre sanguinaire. C’est cela que vous appelez la pitié ? Sacrifier l’innocent au coupable, le bon au méchant ?

— Mais je ne pouvais pas prévoir ce qui se passerait, commença Florence bouleversée. Je croyais, que Sam Smiling était un innocent hors la loi qui ne pouvait se sentir en sûreté dans n’importe quel refuge. Il mourait littéralement de faim et je…

Interrompant Florence, Yama parut, précédant Randolph Allen et Silas Farwell.

La jeune fille sentit une terreur secrète l’envahir. Que venait faire à Blanc-Castel le chef de police, accompagné de l’industriel ? Florence ne s’en doutait que trop. Pourtant, en un suprême sursaut d’énergie, elle raffermit sa volonté défaillante que glaçait une peur aiguë qu’elle n’avait encore jamais connue.

Elle eut la force de sourire avec enjouement et de tendre la main à Randolph Allen.

Celui-ci garda quelques instants cette main dans les siennes pour mieux l’examiner. Mais nulle marque suspecte n’apparaissait sur son épiderme délicat, transparent comme la nacre. Il la laissa retomber et jeta à Silas Farwell un regard qui semblait dire :

« Il n’y a rien, vous le voyez vous-même… »

— Vous nous excuserez, mademoiselle Travis, prononça alors Randolph Allen, d’être venus en quelque sorte sans nous faire annoncer. Mais le temps nous pressait. Nous sommes dans l’obligation de vous demander quelques explications sur l’affaire du Cercle Rouge.

— Ma foi, je n’en sais guère plus que vous n’en savez vous-même, répondit Florence. Le docteur Lamar vous a mis au courant des incidents de son enquête. Mais, cependant, je suis à votre disposition.

— C’est que, au contraire, vous en savez beaucoup plus que vous ne voulez bien le dire… du moins à ce que prétend Sam Smiling, dit le chef de police, en plantant ses regards dans les yeux de Florence,

— Sam Smiling ? balbutia-t-elle.

Randolph Allen insista :

— Mais oui, Sam Smiling, l’homme que vous avez imprudemment hébergé dans votre propre demeure. Il affirme que vous êtes très au courant du rôle joué par la dame au Cercle Rouge et que vous connaissez celle-ci…

— Moi ? Je connais ?…

— Vous-même. C’est ce qu’il affirme. Voici, d’autre part, M. Silas Farwell, qui se plaint d’un vol qui aurait été commis chez lui par cette femme…

— Eh ! monsieur, que m’importe ce qui se passe dans la maison Farwell, répondit Florence avec hauteur. Vous n’allez pas insinuer, je pense, que je connais la voleuse de monsieur ? À moins, ajouta-t-elle avec une audace désespérée, que vous n’osiez prétendre que cette femme et moi ne sommes qu’une seule et même personne.

À ces mots, Mary demeura confondue de stupeur et Mme Travis, stupéfaite, crut que Florence perdait la raison.

Randolph Allen, démonté par cette assurance, hésitait à poursuivre.

Seul Silas Farwell gardait son sang-froid. Regardant Florence en face, il lui demanda, sur un ton tranchant :

— Pourriez-vous alors, mademoiselle, m’expliquer pourquoi un vol a été commis dans mon cabinet pendant que vous vous y trouviez, vous seule, à l’exclusion de toute autre personne ?

Florence, arrivée au paroxysme de la tension nerveuse, voulut répondre, ordonner à Farwell de sortir de chez elle, mais une contraction nerveuse lui serra la gorge et, oubliant toute prudence, bien qu’elle sentit monter en elle la terrible influence héréditaire, elle étendit la main droite pour montrer la porte à l’industriel.

Tous les regards étaient fixés sur elle.

Un cri partit à la fois de la poitrine des quatre assistants :

— Le Cercle Rouge !

La marque fatale sur la main blanche de Florence Travis inscrivait en son anneau écarlate, la preuve éclatante, la preuve flagrante, la preuve indéniable de sa culpabilité.

Il y eut un instant de stupeur. Personne ne bougea. Plus un seul mot ne fut prononcé, chacun des assistants semblant interdit, sans force pour exécuter l’acte qu’il aurait dû accomplir. On ne voulait pas croire. On doutait, malgré l’évidence. Le Cercle Rouge sur la main de Florence Travis ! Elle-même, en cette minute épouvantablement tragique, paraissait indécise et confondue, comme si rien ne l’avait préparée à l’effroyable vision.

Pourtant, le Cercle Rouge était là ! Sous les yeux de tous il posait son énigme insoluble. Cercle maudit… marque affreuse surgie des ténèbres de l’instinct, transmise d’âge en âge, de bandit à bandit, et venant à travers une suite exécrable de gueux, de forbans, de criminels et de fous, qui roulaient au cours des siècles comme les anneaux d’une chaîne de misère et de honte, venant, ironie monstrueuse, iniquité détestable, souiller la main de cette vierge, pure entre les plus pures !

L’hésitation de tous devant un tel spectacle eût persisté quelques secondes de plus que, peut-être, Florence, s’affermissant dans un nouveau dessein, eût pris la résolution intrépide de tenir tête à l’orage et d’accepter toutes les conséquences d’un aveu public. Elle y pensait. Elle s’habituait à cette idée qui convenait à sa vaillance et à la noblesse de son âme.

Mais Randolph Allen fit un geste. Il avança d’un pas. Menace intolérable ! Avant même qu’elle eût le temps de réfléchir, les forces mauvaises du passé la contraignirent une fois de plus à l’aventure. L’instinct de la lutte, le sentiment atavique de la révolte jaillirent une fois de plus en elle, suscitant un brusque sursaut d’énergie indomptable, et elle s’enfuit soudain, elle s’enfuit éperdument vers la maison.

Mary, la première, s’élança à sa suite et la rattrapa à la porte du vestibule, pendant que Silas Farwell et Randolph Allen, qui accouraient aussi, n’étaient encore qu’à une certaine distance. Quant à Mme Travis, éperdue, affolée, elle était restée sur place.

Florence pénétra dans la maison dont Mary referma la porte, et les deux femmes, toujours courant, arrivèrent à l’appartement de la jeune fille.

Florence s’y enferma, tandis que la fidèle gouvernante restait dans le corridor, résolue à empêcher qui que ce fût d’approcher de l’enfant qu’elle avait élevée, qu’elle chérissait par-dessus tout.

Florence, très aimée de tout son entourage, avait suscité un autre dévouement.

Yama, le domestique japonais, accouru au bruit des voix, s’était rendu compte obscurément que sa maîtresse était menacée par un danger quelconque.

Et ce fut lui que trouva, en travers de la porte d’entrée, le chef de police. Le courageux Yama, les bras étendus, voulut l’empêcher de pénétrer dans la maison. Le policier le saisit au collet, mais Yama qui, comme tous ses concitoyens, avait quelque pratique du jiu-jitsu, réussit à tenir en échec un certain temps le robuste Randolph Allen. Néanmoins, la lutte, dont l’issue n’était pas douteuse, ne dura guère. Yama, enlevé du sol par la poigne vigoureuse du chef de police, fut jeté par lui au milieu d’un massif de rhododendrons qui ornait la pelouse et où il s’abattit sans se faire aucun mal.

Randolph Allen entra dans Blanc-Castel.

Il allait s’engager dans l’escalier quand, sur les premières marches, il fut arrêté par Mary qui, farouche, prête à tout pour sauver la jeune fille, s’était emparée d’un lourd tabouret qu’elle brandissait au-dessus de sa tête.

Parlementer n’était pas de saison. Randolph Allen se ramassa sur lui-même et s’élança dans l’escalier. Mary, de toutes ses forces, lança le tabouret qu’il arrêta à la volée. Et comme la gouvernante voulait lui barrer le passage, il la saisit par la taille, la déposa au bas des marches et remonta l’escalier.

Mais une fois dans le corridor du premier étage, il fut pris d’une hésitation. Il avait en face de lui plusieurs portes. Laquelle devait-il choisir ?

Comme il restait ainsi, perplexe, Mary, qui était remontée, passa devant lui, rapide comme un éclair, et pénétra dans la chambre dont elle referma précipitamment la porte, qu’elle barricada en y adossant un énorme fauteuil dans lequel elle s’assit les pieds arc-boutés contre un meuble.

Elle offrait ainsi une résistance sérieuse à l’assaillant.

Le chef de police faisait des efforts considérables pour renverser cet obstacle, mais il ne put y parvenir.

Pendant que se passaient ces événements, Florence, dans sa chambre, se demandait, tremblante et éperdue, comment elle pourrait échapper à ceux qui la poursuivaient.

Elle regarda sa main. Le Cercle Rouge y imprimait toujours son anneau écarlate.

Elle sentait que, cette fois, toute son énergie l’abandonnait, et, une seconde encore, elle eut le désir d’aller d’elle-même se livrer, mais soudain ses yeux tombèrent sur la fenêtre. Comment n’y avait-elle pas déjà songé ? C’était la seule issue. C’était son dernier espoir de salut. La fenêtre donnait sur un autre côté du jardin, et par là, sans doute, elle pourrait fuir.

Grimpant sur le rebord de la fenêtre, Florence s’engagea sur l’échelle fleurie conduisant au jardin.

Si elle réussissait, si personne ne l’arrêtait dans sa fuite, elle pouvait atteindre l’écurie et sauter sur son cheval. Ensuite elle verrait…

Pour le moment, elle n’avait qu’un désir, aigu, affolé, presque inconscient et instinctif : fuir… fuir ces hommes qui voulaient s’emparer d’elle.

Elle avait compté sans Silas Farwell.

Celui-ci, après avoir vu Allen disparaître dans la maison, à la suite de la fugitive, avait, avec sang-froid, examiné rapidement la situation.

— À quoi bon, se dit-il, m’engager dans la maison à la suite de Randolph Allen ? Il n’a pas besoin de moi pour arrêter une jeune fille. Non, ce que j’ai de mieux à faire, c’est de rechercher s’il n’existe pas une seconde issue qui pourrait permettre à la fugitive de nous échapper.

Mettant en pratique ce raisonnement logique, il fit le tour de la maison et, ayant découvert une porte de service, il s’y plaça en faction, l’oreille aux aguets, pour entendre ce qui se passait à l’intérieur.

— Elle est encore dans la maison, murmura-t-il en percevant les bruits de la lutte. Cette fois-ci, nous la tenons.

Un bruit léger de branches froissées lui fit tourner la tête.

Il resta immobile, retenant son haleine, devant le spectacle inattendu qui s’offrait à lui.

Par l’échelle fleurie, Florence Travis descendait.

Elle descendait légère et furtive, avec mille précautions et regardant partout autour d’elle, partout, sauf au pied de l’échelle.

Quand elle atteignit le dernier échelon, elle sauta légèrement à terre.

Hélas ! un piège l’attendait, qui se referma sur elle. Ce piège, c’était les deux bras tendus de Silas Farwell, qui la saisirent solidement.

Folle de peur et de rage, Florence, désespérément, se débattit, tentant de rompre l’étreinte qui la maintenait captive. Mais Silas Farwell, bien qu’elle le frappât de toutes ses forces, ne lâcha pas prise.

— Je vous en prie, mademoiselle, dit-il avec calme, ne m’obligez pas à être brutal. C’est en vain que vous chercheriez à vous dégager. Je vous tiens. Vous ne m’échapperez pas.

De la fenêtre, une voix appela.

C’était Randolph Allen. Ayant redoublé ses efforts, il était parvenu à forcer la porte de la chambre, malgré l’obstacle qui lui était opposé. D’un dernier coup d’épaule, il avait renversé le fauteuil et, bousculant Mary, s’était jeté dans la pièce.

La pièce était vide.

En quelques pas il fut à la fenêtre et, penché sur la barre d’appui, il put apercevoir Silas Farwell, tenant solidement sa proie.

— Ne la lâchez pas ! s’écria-t-il. Je descends.

Suivi de Mary, qui sanglotait, il descendit l’escalier quatre à quatre, et se trouva en face de Mme Travis qui, muette et pâle, regardait, sans paraître le voir, Yama sortant encore tout étourdi du massif de rhododendrons.

C’est à ce moment que parut Max Lamar qui, on le sait, accourait à Blanc-Castel, avec l’intuition vague de ce qui s’y passait.

— Je suis ravi de votre présence, mon cher ami, lui dit Randolph Allen. Je crois que nous touchons au but de nos efforts. Vous me rendrez cette justice que, cette fois, je ne suis pas resté inactif.

— Expliquez-vous, dit Max Lamar, qui tremblait comme dans un accès de fièvre.

— Suivez-moi et vous aurez, de visu, toutes les explications désirables.

Les deux hommes, rapidement, firent le tour de la maison. Mme Travis et Mary les accompagnèrent. Yama resta devant le perron, se frictionnant et s’époussetant.

Derrière la maison, la scène n’avait pas changé.

Silas Farwell maintenait toujours solidement Florence qui, prête à s’évanouir, ne se débattait plus.

Cette vue mit Max Lamar hors de lui. Il eut toutes les peines du monde à ne pas se jeter sur l’industriel.

— Pourquoi vous êtes-vous permis d’appréhender Mlle Travis ? demanda-t-il en s’approchant d’un air menaçant.

Randolph Allen, intervenant, se plaça entre les deux hommes et fit signe à Farwell de lâcher prise.

Ce dernier n’obéit qu’à regret.

Le chef de police, prenant alors doucement par le poignet Florence défaillante, la plaça au centre du groupe formé par les assistants.

— Regardez, dit-il à Max Lamar.

Sur la main de la jeune fille, le cercle maudit traçait encore son rouge anneau, pâlissant, mais distinct, preuve irréfutable…

Max Lamar devint très pâle. Un instant, il faillit révéler son secret et dire :

— Je le savais…

Mais il garda le silence.

Mary, folle de douleur, se tordait les mains.

Tout à coup, Mme Travis, d’une démarche automatique, s’avança, blanche comme une morte.

Elle fixa sur Florence des yeux hagards. De sa bouche, qui s’ouvrait convulsivement, aucune parole ne put sortir.

À cette vue, la jeune fille, terrifiée, tendit ses bras vers sa mère dans un mouvement de supplication poignante, désespérée, comme une enfant que la douleur affole et qui demande secours.

Mais sur la main de Florence, encore, toujours, Mme Travis vit le Cercle Rouge.

Elle repoussa d’un geste d’horreur inexprimable la suppliante. Et les paroles, enfin, jaillirent de ses lèvres :

— Vous, ma fille, vous, la voleuse au Cercle Rouge. Non, non, vous n’êtes pas ma fille… Je le sais, je le sens, j’en suis sûre. Jamais ma fille n’eût commis cela !

— Maman !

— Ne me donnez plus ce nom… Vous n’êtes pas ma fille… J’en suis sûre, maintenant… Je sais qui fut votre père… Je vous ai entendu parler de ces affreuses choses avec Mary… Je n’y avais pas pris garde… Je n’avais pas compris… Comment aurais-je pu comprendre ?… vous étiez ma fille, vous étiez tout au monde pour moi !…

Mais je sais que vous avez usurpé auprès de moi une place qui n’était pas la vôtre. Je sais que, volontairement, sciemment, vous m’avez trompée !…

— Ayez pitié de moi, gémit Florence.

— Jamais ! jamais !… Je ne vous connais plus.

Et, lentement, inflexiblement, la vieille dame, d’un pas raide et mécanique, se retira vers le fond du jardin, appuyée sur Yama, qui s’était approché.

Florence, la tête baissée, semblait à présent résignée. Ses beaux yeux même, devenus ternes, n’avaient pas de larmes.

— Flossie, ma chérie, mon enfant bien aimée, murmura la fidèle Mary en lui prenant la main.

Mais le chef de police, à ce moment, se tourna vers Max Lamar, lui frappa sur l’épaule, et, désignant Florence Travis :

— Docteur Lamar, c’est à vous que revient l’honneur d’arrêter la dame au Cercle Rouge. Vous pourrez, mieux que nous, lui adoucir l’épreuve, ajouta-t-il tout bas, emporté par la pitié que, malgré son indifférence professionnelle, il éprouvait pour la jeune fille.

Max Lamar se sentait près de devenir fou, mais il n’eut pas un mouvement de révolte.

Doucement, très doucement, il prit Florence par le bras, et, celle-ci, tressaillant à peine, passivement le suivit.

Mary, secouée par les larmes, supplia Randolph Allen.

— Laissez-moi partir avec elle !

Le chef de la police acquiesça de la tête et tous deux suivirent Florence et Max Lamar. Silas Farwell fermait la marche.

Dans l’automobile qui les attendait à la porte et qu’avait commandée Randolph, en prévision de l’événement, les deux femmes, nu-tête, prirent place en face des deux hommes. Silas Farwell s’assit à côté du chauffeur.

Et tandis que la voiture démarrait, on entendit, venant du jardin, un bruit monotone, spasmodique, déchirant.

C’était Mme Travis qui sanglotait, accablée de chagrin et maintenant solitaire…