Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XXXVIII

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XXXVIII

La résolution de Florence


Max Lamar avait quitté l’appartement de Florence Travis pour se mettre à la recherche de Gordon, auquel il voulait demander conseil sur la marche à suivre dans le procès du Cercle Rouge.

Il se dirigeait donc vers le club, où il croyait trouver l’avocat, lorsqu’à mi-chemin il le rencontra.

— Voilà un hasard heureux, dit l’avocat au docteur, je vous cherchais précisément.

— Et moi aussi, répondit Lamar, mais dites-moi d’abord ce dont il a agit pour vous.

— Je désirerais, dit Gordon, connaître l’adresse de Mlle Travis. J’ai une bonne nouvelle me concernant à lui annoncer.

— Vous avez réussi à arracher à Silas Farwell l’aveu de son infâme calomnie ?

— Précisément, et vous devinez les conséquences de cet aveu : je suis du même coup réhabilité, et le bâtonnier de l’Ordre, que je quitte à l’instant, m’a donné l’assurance que j’allais être avant huit jours réintégré au barreau. Je pourrai donc de nouveau exercer ma profession d’avocat, et ma première pensée a été d’aller offrir mes services à celle qui m’a rendu l’honneur.

— Nul mieux que vous ne pourra la défendre. C’est un bonheur inespéré qu’il vous soit possible de le faire. Vous y mettrez tout votre talent…

— Et tout mon cœur.

— Je le sais, dit Lamar avec émotion. J’avais l’intention de faire appel à votre science juridique pour diriger la marche du procès. Mais maintenant que vous pouvez aussi vous charger de la plaidoirie, je considère que la cause de notre amie a fait un grand pas.

— Mais je compte bien que vous m’aiderez et me dirigerez complètement. Il faudra me dire tout ce que vous savez…

— Ce que je sais, hélas ! n’est pas fait pour nous rendre la besogne bien aisée ! Florence Travis tombe incontestablement sous le coup de la loi et j’ai grand’peur que, malgré tous nos efforts, la justice ne puisse l’absoudre entièrement.

— Pourquoi supposez-vous cela ?

— Il faut que vous sachiez que sur miss Florence Travis pèse une hérédité terrible qui la pousse par instants à accomplir des actes coupables de fait sinon d’intention. En même temps, sur la main de Mlle Travis apparaît un stigmate qui est le signe extérieur de la crise : ce fameux Cercle Rouge dont on a tant parlé…

— Les journaux ont en effet signalé cela, mais ce n’est qu’un détail.

— C’est capital, reprit Lamar d’un air soucieux. Si Florence Travis est mise en observation, comme il est probable, il lui sera impossible de se soustraire à cette manifestation physique dont je parle. Les spécialistes chargés de sa surveillance s’en apercevront inévitablement et, dans ce cas, la charge du défenseur sera lourde, car, ou Mlle Travis sera condamnée, non plus sur des présomptions, mais sur des preuves matérielles, ou bien elle sera enfermée dans une maison de santé pour être mise hors d’état de nuire. On la considérera comme une malade ou comme une coupable.

— Évidemment, c’est très grave.

— J’avais donc pensé à ceci. Il faut persuader à Mlle Florence Travis de se soustraire par la fuite au sort affreux qui la menace. Elle a payé caution, donc sa conscience peut s’accommoder jusqu’à un certain point de cette solution.

— Mais le procès…

— Il aura lieu quand même. Vous emploierez tout votre talent pour que le tribunal rende un verdict atténué, mais par défaut. Pendant ce temps, je mettrai au service de notre amie ma science médicale, de façon à amener peu à peu sa guérison que j’espère obtenir. Rien n’est désespéré. Avec l’éducation de la volonté, on obtient des résultats considérables. C’est un problème de suggestion et d’autosuggestion.

— Et si elle guérit, en effet ?

— Eh bien, quand elle sera guérie, elle reviendra et demandera à être jugée de nouveau. Le tribunal, la sachant guérie, ne pourra pas demander son internement. Il appartiendra alors à votre éloquence de la faire acquitter.

— En résumé, il faut persuader à Mlle Travis qu’elle doit s’enfuir, vous vous chargez de la guérison et…

— Et elle sera sauvée, car je ne sais à quoi elle serait poussée par son désespoir, si elle se voyait emprisonnée, dit Lamar en frémissant. Accompagnez-moi chez elle.

Après un court sommeil, Florence Travis, tout à fait remise, causait avec Mary.

— Oh ! Mary, quel terrible songe je viens de faire, murmura-t-elle avec un frisson d’épouvante,

Elle lui raconta en détail le rêve où elle avait vu Jim Barden, et poursuivit :

— J’ai eu une peur affreuse, ma bonne Mary ; néanmoins, j’éprouve maintenant comme une sorte d’apaisement. Il me semble qu’au fond de moi-même a surgi une personnalité nouvelle. Je me sens capable de lutter avec avantage contre cette terrible influence qui domine ma vie…

On frappa à la porte. Mary alla ouvrir et introduisit Lamar et Gordon.

— Ma chère Florence, lui dit Max Lamar, je vous amène notre ami Gordon, ou plutôt maître Gordon, qui a repris, grâce à vous, sa place au barreau et qui demande à être votre défenseur.

— Je vous en supplie, mademoiselle, permettez-moi de vous témoigner ainsi, bien faiblement, ma reconnaissance, dit Gordon avec émotion.

Florence tendit la main à Gordon.

— Je vous remercie de votre démarche. C’est un grand bonheur pour moi que d’être assistée par le docteur Lamar et défendue par vous. J’accepte votre proposition. Je suis sûre que, grâce à vous, la justice me sera clémente.

— Ce n’est pas seulement de la clémence qu’il vous faut obtenir, ma chère amie, dit Max Lamar. Il faut que vous arriviez à être reconnue entièrement innocente et, pour cela, je vous prie de suivre le conseil que nous sommes venus vous apporter.

Et tout au long, il expliqua à Florence le projet qu’ils avaient arrêté.

Mlle Travis écouta en silence. Quand il eut fini, elle prit la parole.

— Ainsi, docteur Lamar, c’est vous qui me proposez de prendre la fuite, comme une criminelle vulgaire ? Cela m’étonne, je vous assure, et jamais je ne pourrai me résoudre à vous obéir. Le scandale n’en serait que plus grand. Ce serait l’aveu de mes fautes, ce serait renoncer à tout espoir de justification, ce serait une lâcheté…

— Mais, nullement, reprit Max. Vous semblez ne m’avoir pas compris. Tout notre système de défense est étayé sur votre guérison. Cette guérison, soyez-en sûre, nous l’obtiendrons…

— J’en doute. Il me semble difficile d’empêcher le retour de cet abominable stigmate. Tenez, regardez plutôt…

Elle tendit la main sur laquelle paraissait en cet instant l’anneau écarlate.

— Je puis bien le montrer, maintenant. Vous voyez, il s’accentue. Pourtant, ajouta-t-elle, je reconnais que son influence est moins puissante. Sa présence ne s’accompagne pas comme d’ordinaire d’un désir violent et impérieux d’agir. Est-ce parce que je suis plus faible en ce moment-ci ?…

Max Lamar avait pris la main de Florence qu’il examinait avec attention.

— Je crois, dit-il, que les effets terribles du Cercle Rouge diminuent parce que la cause s’atténue elle-même. Voyez : la couleur en est d’un rouge moins vif. Cela tient à ce que, depuis quelques heures, je crois, votre volonté est plus équilibrée.

— Ma volonté… Ma volonté… Ah ! que ne puis-je m’en servir contre le retour de cette affreuse chose !…

— Écoutez-moi, Florence, dit Max Lamar, écoutez-moi et croyez-en la parole de celui qui vous aime. Il faut d’abord que je vous avoue loyalement ceci : tout à l’heure, vous trouvant évanouie, à cette même place, j’ai profité de votre sommeil pour vous suggérer l’idée d’une lutte plus opiniâtre et plus acharnée contre votre mal. Mais c’est un remède précaire, l’aide provisoire de ma force que je tentais d’ajouter à la vôtre. L’unique remède, et il est infaillible, c’est votre volonté à vous, et elle vous sauve déjà. Chez tous les êtres, il existe de ces tares douloureuses, qu’elles soient visibles ou non. Que ce soient des marques extérieures, ou des manies, ou des tics, ou de ces impulsions irraisonnées qu’on appelle, en psychologie médicale, des automatismes, elles échappent au contrôle de notre conscience, nous oppriment, nous diminuent, nous courbent sous leur joug despotique… jusqu’au jour où notre volonté, enfin libérée, enfin clairvoyante, se révolte et entreprend une lutte sans merci, une lutte de tous les instants. De ce jour, c’est fini. La tare peut durer encore. Le stigmate peut apparaître. N’importe. La victoire est acquise. L’instinct est vaincu. Ma Flossie, vous en êtes là. Quoi qu’il arrive et dussiez-vous voir encore sur votre main l’anneau rouge, virtuellement il n’existe plus.

Florence avait écouté profondément. Elle affirma :

— Je vous crois, Max.

— Vous me croyez, Florence… et vous voulez ?

Elle répéta, avec une exaltation croissante :

— Je veux ! je veux ! je veux !

Max Lamar regarda la chère petite main.

— Oh ! s’écria-t-il, tremblant d’espoir, voyez, Florence, votre énergie est la plus forte. Voyez ! la marque maudite s’efface et disparaît progressivement. Florence, elle est soumise à votre volonté !

Une flamme illumina le visage pâli de la jeune fille.

— Je veux ! je veux ! je veux ! murmura-t-elle, tendant toutes ses forces.

— Alors, laissez-vous convaincre, poursuivit Lamar ardemment, laissez-moi vous aider, vous soigner. En moins de six mois, je me fais fort d’avoir aboli l’influence héréditaire à laquelle vous sembliez condamnée à jamais. Mais, pour cela, il faut que vous soyez libre. Il faut fuir.

— Oui, oui, le docteur a raison, intervint Mary, qui était allée chercher dans la pièce voisine un manteau de voyage et une valise. Il faut partir, Florence. Je vous accompagnerai partout où vous irez.

Mais Florence, redressée, toute vibrante, s’écria :

— Eh bien ! non, je ne partirai pas ! Rien ne pourra me convaincre. Je sens que je n’ai pas le droit de me soustraire à la justice. Si j’ai mal fait, qu’on me condamne et que j’expie. Si je suis innocente, qu’on m’acquitte ! Mary, emporte ces vêtements, cette valise dont je ne me servirai pas. Docteur Lamar, monsieur Gordon, je sais que vous ne m’abandonnerez pas et j’ai l’espérance très ferme que vous saurez, au grand jour de l’audience, faire rendre l’honneur et la liberté à celle qui fut marquée par le Cercle Rouge. Je dis bien : qui fut, car j’espère aussi que celle qui affrontera les juges ce jour-là sera une femme nouvelle.

Max Lamar garda le silence un long moment. Puis s’approchant de Florence :

— Vous ne redoutez rien ?

— Rien. Tout m’est indifférent. Je veux guérir.

— Alors, vous refusez de fuir ?

— Je refuse.

Il la regarda tendrement. Il avait les yeux mouillés de larmes. Puis il fléchit le genou devant elle et prononça :

— Vous êtes admirable, ma Flossie. Vous êtes la plus noble des femmes.

Elle hocha la tête et sourit encore.

— Cela m’est très facile, Max.

— Cela vous est très facile d’affronter de nouvelles épreuves, de risquer la prison ?

— Oui.

Et elle ajouta simplement :

— Je vous aime.