Le Cercle rouge (Leblanc)/Prologue/II

La bibliothèque libre.


II


Cette lucarne, par où un peu de jour et d’air entrait dans la cellule, était toujours ouverte. Le soupirail, en pente douce, qui perçait un mur d’environ deux mètres d’épaisseur, de la lucarne à la cellule, allait en s’évasant.

Bien souvent, Jim s’était glissé à plat ventre jusqu’à l’orifice extérieur, trop étroit pour qu’on ait cru nécessaire de le griller, et de là, pendant de longues heures, le prisonnier avait plongé son regard plein d’ennui farouche sur une petite cour, sombre comme un puits, dont il apercevait, à trente pieds au-dessous de lui, les pavés humides et verdâtres.

Jim, après s’être assuré que le couloir était désert, refit cette manœuvre. Ses épaules, trop larges, se heurtèrent aux moellons des parois, mais sa tête émergea.

En face et un peu au-dessus de lui, il y eut un léger sifflement.

Il leva les yeux.

Bob se trouvait sur un toit, de l’autre côté de la cour, au bas d’une pente d’ardoises si abrupte que c’était folie de s’y aventurer. Deux corps de cheminées en briques l’encadraient, et Jim s’avisa, sans surprise d’ailleurs, car il savait son fils assez peu brave, qu’une corde lui entourait la taille et que quelqu’un, par conséquent, posté derrière une des cheminées, devait le tenir solidement.

Trois mètres au plus séparaient le père et le fils. Bob allait parler, mais Jim lui souffla :

— Tais-toi. Pas un mot.

Alors Bob saisit à côté de lui une planche qui était posée sur les ardoises et la rabattit comme un pont-levis entre le toit et le rebord de la lucarne.

— Non, protesta Jim, c’est idiot ! on va te surprendre !

Il avait reculé, et il vit son fils qui se laissait glisser le long de la planche.

Jim redescendit dans la cellule. Bob, adolescent long et mince, et qui semblait désarticulé comme un acrobate, passa sans trop de peine par la lucarne et rejoignit son père. Il défit le lien fixé à sa ceinture.

Tout cela n’avait pas duré deux minutes.

Le soleil avait dû disparaître derrière les hautes maisons voisines, l’ombre était plus lourde au creux de la cellule, et c’est à peine si Jim distinguait les traits de son fils.

Il murmura :

— Pas de bruit… le gardien est là…

Il appuya sa main sur l’épaule de Bob, le poussa à un endroit où on ne pouvait pas le voir de la grille et chuchota d’une voix brève et dure :

— Qu’est-ce que tu veux ?… Pourquoi es-tu venu ? Parle…

Bob subissait la réaction de son effort excessif et du danger couru.

Peut-être aussi avait-il peur de son père. Il était blafard et haletait. Enfin, il commença un récit gémissant de son entreprise. Il avait eu l’idée, « avec un de ses amis », de monter sur le toit de l’immeuble voisin ; il avait hésité en face des lucarnes…

— Je ne savais pas laquelle c’était… Et comment t’avertir ? Trois fois, nous sommes venus…

Jim l’interrompit :

— Cesse de baliverner. Parle… Pourquoi es-tu venu ? Que veux-tu de moi ?…

— Eh bien ! mais… balbutia Bob… voilà… peut-être bien que tu pourrais t’évader…

— M’évader ? par quel moyen ? Je ne suis pas une couleuvre, moi… Et puis, tu sais bien que je ne veux pas m’évader ! Un bandit de mon espèce doit rester dans sa cage… Ici, je ne peux pas nuire !… J’ai fait trop de mal, déjà…

Il jeta ces mots, d’une voix sombre. Puis, ayant réfléchi, il ajouta :

— D’ailleurs, tu mens. Tu ne tiens pas tant que ça à ce que je sois libre… Tu ne vas pas me parler d’affection, hein ? Ce n’est pas un sentiment qui te gêne… Ni moi non plus, du reste… Tu as fait ce qu’il fallait pour ça. J’aurais voulu un fils… un vrai fils, quoi… Un homme, un travailleur, vivant d’un métier honnête… au lieu de ça…

Il n’avait pas lâché l’épaule de Bob, il la serra d’une main brutale.

— Qu’est-ce que tu fais, maintenant ? Il y a six mois, quand j’étais encore libre, je t’avais trouvé une place sérieuse… Quoi ? Qu’as-tu dit ? On t’a renvoyé ? Et alors ? Comment vis-tu ? Chez qui travailles-tu ? Car tu travailles, j’espère ?

— Oui, je travaille, grogna Bob.

— Chez qui ? Réponds donc !

— Chez… chez Sam Smiling.

Jim sursauta.

— Chez Sam Smiling !… Chez ce cordonnier de malheur !… Ah ! par exemple…

— Mais c’est un de tes amis ! risqua Bob.

— Tais-toi ! C’est un bandit !… un vrai bandit, lui ! Il sait ce qu’il fait… il sait toujours ce qu’il fait…

— Mais, je t’assure, il s’occupe de moi, il me donne de bons conseils.

— Allons donc ! Sam Smiling ! Je les connais, ses conseils !… Ah ! tu « travailles » chez lui ? Mais alors… je comprends… Avoue donc : c’est lui qui t’envoie ?

Jim tremblait de colère. Il se contint cependant pour ne pas effrayer son fils et pour obtenir de lui un aveu complet.

— Eh bien, oui, murmura Bob, c’est lui qui m’envoie… Du reste, il n’y a rien à cacher, au contraire… C’est pour une bonne action, acheva-t-il avec emphase.

— Une bonne action ? lui ? fit le vieux Jim, dont les poings se crispaient. Enfin, raconte… après tout… on verra…

— Voilà… prononça Bob, qui ne se défiait plus. Il paraît qu’il y a trois ans, vous avez rendu tous les deux service à un banquier très riche, là-bas, dans le Far-West. Et il vous a dit que si vous veniez à San Francisco, où il habite, il faudrait aller le trouver, que, s’il était absent, sa fille vous recevrait, il la préviendrait… Pour qu’elle vous reconnaisse, vous n’auriez qu’à lui présenter, à sa fille…

— Présenter quoi ?

— Eh bien, un bracelet… un bracelet de corail, qui t’appartenait à toi… et qui avait appartenu à…

— À ma femme, dit Jim d’une voix sourde.

— Et alors, un jour, paraît-il, il y a eu une dispute entre toi et Sam et le bracelet a été cassé. Sam en a pris la moitié… Maintenant le banquier voyage en Europe et Sam a appris, par hasard, qu’on veut le dévaliser… Alors, il veut prévenir la fille, mais pour qu’elle ait confiance en lui, il te demande l’autre moitié du bracelet… Tu vois comme c’est simple.

— Oui, dit Jim, qui faisait tous ses efforts pour rester maître de lui… Oui, c’est très simple… Il ne s’est pas donné de mal pour inventer ça, Sam Smiling. Mais il me croit donc devenu idiot pour me laisser prendre à une histoire aussi grossière… En effet, il veut inspirer confiance, il ira à San Francisco, et, une fois dans la maison il volera, il assassinera… et tu seras son complice.

— Je pensais bien que tu refuserais, murmura Bob ; mais il a voulu à toute force que j’essaie…

— Et c’est lui qui t’a amené ici, c’est lui qui te tenait par la corde ?…

Jim s’interrompit. Sa colère montait et l’étouffait. Un silence sourd pesa sur le père et sur le fils. Dans l’angle où ils se trouvaient, la seconde lucarne les éclairait un peu et sa lumière tombait sur les mains frissonnantes du vieux Jim.

Et soudain, Jim s’aperçut que son fils, dont l’épaule touchait la sienne, s’était mis à trembler ; il entendit sa voix gémir, avec une épouvante inexprimable :

— Ah ! le Cercle rouge !… le Cercle rouge sur ta main… Ne me fais pas de mal… Grâce… c’est Sam qui m’a forcé à venir…

Jim ne bougea pas d’abord. Il savait bien que le Cercle rouge s’était dessiné sur le dos de sa main droite, et que l’horrible stigmate connu de son fils et connu de tous, que l’horrible stigmate, marque visible de ses instincts criminels, s’arrondissait en une couronne de sang sur la peau rugueuse. Il le savait au bouillonnement de ses idées mauvaises, au déchaînement des forces irrésistibles qui le poussaient à la violence…

Une minute s’écoula, terrifiante, Bob tremblait toujours sans avoir le courage de fuir, ou de se défendre, sans pouvoir jeter un cri d’appel. Le père se raidissait dans une tension de toute son énergie, qui gonflait ses muscles comme des cordes.

Et le Cercle, rose d’abord, puis rouge vif, s’empourprait d’un afflux de sang qui lui donnait une sorte de relief au-dessus de la peau.

— Le Cercle rouge ! bégaya Bob… j’ai peur… j’ai peur… le Cercle…

Il n’acheva pas. Son père l’avait saisi à la gorge de ses deux mains exaspérées, et l’adolescent s’écrasa sur le parquet.

Il n’y eut pas de lutte, il n’y eut pas de résistance. Jim, à genoux, implacable, serrait.

Dans l’ombre, le stigmate étincelait ou, du moins, Jim croyait en voir le scintillement, et il ne voyait que cela, et il ne regardait que cela, cette flamme qui courait sous sa peau, ce serpent de feu qui tournait indéfiniment sur lui-même, immobile en apparence, mais vivant d’une vie infernale.

Il avait l’impression affreuse que ses deux mains jointes traçaient autour du cou de son fils le plus épouvantable des cercles rouges, celui de la mort.

Il lâcha prise subitement. Cette vision de la mort le bouleversait. Son fils étranglé par lui ! Durant quelques secondes, le génie mauvais de l’instinct fut tenu en échec, mais durant quelques secondes seulement. Le Cercle rouge n’avait pas disparu.

Jim bondit jusqu’à la grille. Il lui semblait entendre les pas du gardien faisant sa tournée.

Au même moment, Bob, toujours étendu sur le sol et qui ne pouvait ou n’osait se relever, lança une plainte assez haute.

Alors, Jim s’affola. Sa crise évoluait, sa surexcitation changeait d’objet. Le gardien allait venir. Et ce serait l’arrestation de Bob, ce serait son fils en prison.

Et le Cercle rouge pénétrait dans sa chair, souffrance intolérable ! Le Cercle rouge entraînait ses idées en un tourbillon vertigineux, où il y avait des flammes et du sang.

Les pas s’approchèrent.

D’un effort violent Jim, à bout de bras, le poussa jusqu’à la lucarne ouverte. Un obstacle. Puis, le fracas de quelque chose qui tombait sur les pavés de la cour. C’était la planche, le pont qui reliait la lucarne au toit voisin.

Une dernière poussée.

Bob disparut.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque le gardien entra dans la cellule, il trouva le vieux Jim écroulé par terre et qui sanglotait convulsivement…