Le Châle vert

La bibliothèque libre.
LE
CHÂLE VERT.

I.

Voici, madame, une petite histoire. Je crains qu’elle ne vous paraisse bien anodine, en ces jours d’émotions violentes. Telle qu’elle est, je vous l’adresse, et, si elle vous distrait un instant, je n’aurai pas perdu ma peine. Vous en connaissez le héros : c’est notre ami Ladislas, qui nous a quittés il y a peu de mois pour aller revoir, après un long exil, sa chère Pologne. Je profite de son absence pour vous conter une aventure qui lui advint à Paris voici quelque trois ans. Ladislas fut un matin réveillé par un gai rayon de soleil qui illuminait sa chambre. Il se leva et ouvrit sa croisée ; elle donnait sur un de ces rares petits jardins que notre capitale renferme encore, en dépit des spéculateurs. C’était une délicieuse matinée. L’air, rafraîchi la nuit par une ondée, était chargé de la senteur des lilas et des violettes ; les feuilles naissantes avaient un éclat métallique ; le ciel était bleu, le soleil jouait dans les arbres ; une quantité de moineaux gazouillaient, chantaient, bavardaient,

N’ayant pour vingt amours qu’un seul arbuste en fleurs,


et deux beaux merles, hôtes habituels du jardin, s’agaçaient avec plus de gravité en sautillant sur le sable humide de l’allée. Ladislas contempla le sourire charmant et écouta la voix harmonieuse de la nature qui se réveille. Il respira à pleine poitrine cet air embaumé des matinées d’été, qui est le plus enivrant des philtres d’amour. Il se sentit plein de jeunesse, de sève et de santé. Content de vivre et pensif cependant, il s’accouda et songea long-temps, sans trop savoir à quoi il songeait. L’idée de son isolement vint peser sur son cœur, et le démon de l’amour lui souffla mille tentations à l’oreille. « Heureux les moineaux ! dit-il tout à coup ; ils ne s’inquiètent de rien que de s’aimer au printemps, et ils se quittent sans regret après s’être aimés sans y penser : que ne faisons-nous comme eux ? » Tout en raisonnant ainsi, Ladislas ferma sa croisée, descendit dans son jardin, puis il sortit dans la rue. Le hasard, ce dieu des aventures, le poussa vers les Champs-Élysées, qui n’étaient pas éloignés de sa demeure.

Tout en marchant d’un pas lent, la tête baissée, l’œil distrait, le front rêveur, il atteignit sans s’en douter l’avenue Gabrielle ; c’est là que l’attendait la fortune. Comme il s’arrêtait indécis et regardait autour de lui, ne sachant où aller, il vit passer au loin, à l’ombre des grands arbres, une robe blanche et un châle vert. Toute hésitation cessa ; il alla droit vers la promeneuse matinale, et se trouva bientôt marchant à quinze pas derrière elle. La jeunesse a un instinct qui la trompe rarement. Du premier coup d’œil, Ladislas jugea que la dame au châle vert était charmante. Elle marchait très lestement, d’un air délibéré ; son châle, que rendait inutile la douceur de la température, avait glissé, et, laissant deviner le contour irréprochable des épaules, il s’était enroulé coquettement, comme s’il y eût pris plaisir, autour d’une taille souple et svelte. Cette inconnue à la vive allure ne semblait nullement songer aux Méditations de Lamartine, et rien dans sa tournure ne décelait cette morbidezza dont les poètes éplorés se plaisent à doter leurs héroïnes ; elle volait. Ladislas jeta sur les pieds qui couraient devant lui un regard de connaisseur. Comme il avait beaucoup voyagé, il n’avait pas, en fait de pieds, de goût exclusif. Avec les Orientaux, il avait admiré des pieds ronds comme des fers à repasser ; avec les Espagnols, il s’était amouraché des pieds courts ; il adorait avec les Français les pieds des Parisiennes, qui sont, quoi qu’on dise, les plus étroits du globe. Sans être d’une petitesse microscopique et prétentieuse, les pieds de l’inconnue, nerveux, fermes et agaçans, avaient cette forme cambrée que l’on nommait aristocratique dans le temps où cette qualification était permise. De plus en plus satisfait de son examen, Ladislas se pencha en avant, partit au pas de charge, dépassa la promeneuse, et tourna la tête d’un air convenablement distrait. — Peste ! grommela-t-il en continuant sa course, elle est ravissante. — Son regard, en effet, si furtif qu’il eût été, s’était posé sur un visage qui tenait, contre l’ordinaire, toutes les promesses de la tournure. La dame au châle vert paraissait avoir vingt-cinq ans. Elle avait les yeux très noirs, quoique blonde, et l’éclat méridional de son regard animait de la façon la plus piquante son teint d’une fraîcheur allemande. Voilà ce qu’avait entrevu notre ami, et il brûlait d’observer davantage ; mais, tandis que sa curiosité le tirait en arrière, une idée de convenance que l’aspect de l’inconnue, je le dis à sa louange, avait fait naître en lui, le poussait en avant, lui défendant de se retourner encore. Il prit un terme moyen : s’arrêtant court, il tomba en extase devant le palais à peine achevé de Mme  de Pontalba. Un instant plus tard, il sentit plutôt qu’il n’entendit le frôlement du peignoir blanc qui passait derrière lui, et bientôt il put reprendre sa promenade les yeux fixés sur les plis gracieux du cachemire et sur les pieds que vous savez. — Que diantre, se demanda-t-il, vient faire, à sept heures du matin, aux Champs-Élysées, une aussi charmante femme ? Viendrait-elle à un rendez-vous ? Et une sorte d’irritation jalouse tressaillit en lui. Et qui sait si elle n’a pas ce matin ouvert sa fenêtre, si elle n’a pas respiré l’odeur des violettes de son jardin, écouté chanter les oiseaux, et si elle n’est pas venue, comme moi, se promener, parce que les vents sont à l’amour et qu’elle étouffait dans sa chambre ? Elle a une taille et des yeux à rendre fous ceux qui la regardent. Si je lui disais que ses yeux et sa taille m’inspirent une très douce folie ? — Tout en raisonnant ainsi, Ladislas s’était fort rapproché de la dame ; celle-ci, arrivée au bout de l’allée, se retourna tout à coup. Ils se trouvèrent face à face. Tous les deux parurent décontenancés. Ce fut un éclair, mais les sourcils noirs de l’inconnue se froncèrent imperceptiblement, et une ombre de crainte courut sur son frais visage. Le cœur manqua à notre ami, il s’inclina respectueusement en manière d’excuse et passa son chemin. La jolie dame changea d’itinéraire ; elle coupa en diagonale à travers les arbres, se dirigeant vers la grande avenue. Une citadine était là qui stationnait. Sur un signe, le cocher ouvrit la portière ; l’inconnue monta lestement le marche-pied, et la petite voiture prit la route de la barrière de l’Étoile.

Interdit, les deux mains dans ses poches, le visage ébahi, Ladislas regarda un instant s’éloigner le prosaïque véhicule qui emportait ses espérances et son aventure. — Non, morbleu ! non, dit-il ensuite, cela ne finira point ainsi, et il chercha des yeux un cabriolet quelconque à l’aide duquel il pût entreprendre un genre de chasse où il n’était point novice. L’avenue, par malheur, était déserte, et la citadine allait s’éloignant. Un seul parti s’offrait, il le prit, et le voilà qui lutte de vitesse avec le char numéroté. Il s’aperçut bientôt que le cheval, si mauvais qu’il fût, avait sinon plus de train, au moins plus de fonds que lui : il tenait pied encore ; mais quand finirait la course ? Si le souvenir des yeux d’antilope de la jeune femme soutenait son courage, la respiration faisait défaut. Dans son dépit, une idée audacieuse et subite le frappa. Hors quelques grooms qui promenaient des chevaux, personne, à cette heure matinale, ne pouvait le voir ; son paletot avait la plus modeste apparence, et puis, pensa-t-il, qu’on me prenne si l’on veut pour un laquais de province ! Il fit un dernier effort, atteignit la citadine, et se hissa, non sans peine, derrière la boîte qui renfermait son nouvel amour.

— Ohé ! dites donc… observa le cocher en se retournant.

Ladislas tira de sa poche une pièce de cinq francs, et la fit glisser sur le toit de tôle. Le cocher regarda notre ami d’un air sournois, ferma l’œil gauche, fit claquer sa langue contre son palais, et se tournant vers son cheval :

— Hi ! Lacenaire ! cria-t-il. Obéissant à cette terrible injonction, qui fut appuyée d’un grand coup de fouet, la pauvre bête se mit à galoper des pieds de devant, tandis que ceux de derrière exécutaient une sorte de trot balancé. C’était sa plus rapide allure. Rougissant de son nouveau rôle, Ladislas regarda autour de lui avec crainte, prêt à y renoncer ; puis, songeant que le plus pénible était fait, il releva le collet de son paletot, et résolut de poursuivre l’aventure.

Après avoir roulé jusqu’à la rue Neuve de Berry, le fiacre prit à droite, se dirigeant vers le faubourg du Roule, tourna à gauche et à droite une seconde fois ; enfin il s’arrêta devant le no 14, rue… (je vous demande la permission de taire le nom de la rue). Ladislas sauta vite à terre, et, voulant voir encore sans être vu, il put s’éloigner de quelques pas, tandis que l’Automédon descendait plus lentement de son trône. Aussitôt la portière ouverte, le joli pied parut le premier, le châle vert ensuite, et l’inconnue sauta sur le trottoir avec une légèreté que n’eût pas désavouée Mlle  Elssler.

— Et maintenant, madame, comment vous expliquer ce qui arriva, si vous ne croyez pas au fluide magnétique, si vous persistez à nier cette puissance d’attraction qui vous force quelquefois dans une foule à lever les yeux sur un regard impérieusement fixé sur vous ? La jeune femme, si elle pensait encore, ce qui n’est guère probable, à son persécuteur des Champs-Élysées, n’avait aucune raison de supposer qu’il fût en ce moment si près d’elle ; pourtant, chose étrange ! en posant le pied sur la barre de la porte cochère, elle tourna rapidement la tête du côté où était Ladislas, et aperçut notre ami, rouge encore et tout essoufflé de sa course. Aussitôt elle disparut ; c’est à peine si le jeune homme avait entrevu les beaux yeux noirs ; pourtant, comme sa modestie ne l’aveuglait pas, il se persuada que son impertinence, loin de courroucer la dame au châle vert, avait provoqué sur son visage un sourire imperceptible qui n’avait rien de désespérant. On a bien raison de dire que le cœur féminin a des mystères qui resteront éternellement inexpliqués.

Le cocher avait regagné son siége. Il tourna son équipage, et, passant devant Ladislas, il le regarda de nouveau en fermant l’œil gauche et en faisant claquer sa langue.

Resté seul dans la rue, notre ami se trouva fort embarrassé. Il se promena quelque temps ; il regarda avec anxiété les fenêtres ; il examina la cour de l’hôtel, la loge du concierge, il se consulta, et enfin, prenant une grande résolution, il passa la porte à son tour et entra chez le portier.

— Avez-vous des appartemens à louer ? demanda-t-il d’un ton dégagé.

Il lui fut répondu qu’une seule chambre, très petite, sans cheminée, au cinquième, donnant sur la cour, était à louer. C’était précisément, assura Ladislas, ce qu’il cherchait : la chambre donnait sur la cour, il n’entendrait pas le bruit de la rue ; elle était au cinquième, le jour devait y être superbe pour peindre ; il n’y avait pas de cheminée, il y ferait mettre un poêle, et c’était, selon lui, le seul moyen d’avoir chaud. Force fut au concierge de se résigner ; il s’arma d’un trousseau de clés et monta, tout en grommelant, les cinq étages. Les voyageurs arrivèrent à une assez méchante chambre que Ladislas ne manqua pas de trouver charmante. Il ouvrit la fenêtre, et commença, sans se faire faute de donner la réplique au concierge, l’exploration qui était le but de son ascension. — La maison, disait-il, paraissait fort silencieuse, et cela lui plaisait ; ce silence convenait à un travailleur, etc., etc. Tandis que sa bouche parlait ainsi, ses yeux parcouraient et examinaient avec un secret pressentiment les six fenêtres du premier étage ; l’arrangement intérieur, les rideaux de tulle dont elles étaient ornées, révélaient l’élégance de l’appartement dont ils tamisaient le jour. — Et de quel prix est cette chambre ? continuait notre ami. Il n’entendit pas la réponse, car il lui sembla dans ce moment qu’un frôlement inaccoutumé agitait le tulle brodé des rideaux, et son attention se reporta tout entière vers la cour. Une sorte de demi-juron, moitié plaisant, moitié insolent, qui fut articulé très nettement par le concierge impatienté, le rappela à lui. Ladislas, croisant les bras sur sa poitrine, le regarda en riant.

— Vous vous impatientez, lui dit-il, et vous avez raison. Allons au fait, et laissons la chambre pour aujourd’hui. Je veux vous faire une simple question, et je vous paie la réponse cinq francs.

Le concierge prit la pièce, sans paraître très surpris de cette brusque entrée en matière.

— Comment se nomme la dame qui habite derrière ces petits rideaux ? continua Ladislas.

— La vicomtesse de Mortemer.

— Est-elle mariée ?

— Oui, mais son mari est absent.

— Reçoit-elle beaucoup de monde ?

— Personne.

— C’est bien, n’est-il pas vrai, une jeune femme, assez grande, très jolie, blonde, avec des yeux noirs ?

— Non, monsieur ; Mme  la vicomtesse n’est pas très jeune : elle est petite, elle n’est pas très jolie, elle a les cheveux noirs et les yeux bleus.

— Comment, des cheveux noirs ! mais ce n’est donc pas cette dame en châle vert qui vient d’entrer ?

— Non, monsieur ; je ne connais point cette dame. Elle a demandé Mme  la vicomtesse.

— Alors, bonsoir, mon ami ; nous perdons tous les deux notre temps, dit Ladislas, et il redescendit lentement l’escalier, se grattant l’oreille, se demandant ce qu’il devait faire. Rester de planton dans la rue lui semblait trop élémentaire ; faire du concierge un espion à ses gages lui répugnait : tout cela, d’ailleurs, lui paraissait inutile. À tort ou à raison, il avait confiance dans son étoile. Une voix secrète lui disait qu’une sympathie mystérieuse le liait aux yeux noirs de l’inconnue, qu’il la retrouverait bon gré mal gré.

— Voici, se disait-il en regagnant son domicile, un petit roman qui débute à merveille, et je mérite de chanter le reste de ma vie à la chapelle Sixtine, si je n’arrive pas au dénoûment.

II.

Lorsque, rentré chez lui, Ladislas revit sa croisée, qu’il avait ouverte une heure auparavant, son acacia fleuri, ses moineaux amoureux, tout ce petit panorama domestique enfin qu’il avait contemplé au réveil, il s’étonna de se retrouver à la même place, où rien n’avait changé, si différent de ce qu’il était lui-même quelques instans auparavant. Un regard tombé sur lui par hasard avait animé sa vie, avait imprimé à ses pensées un autre mouvement. Il lui semblait que tout ce qui l’entourait avait une autre physionomie, un autre langage, tandis que c’était lui seul qui prêtait à la nature un aspect nouveau, une voix différente. Il en est ainsi de nous. Les choses au milieu desquelles nous vivons restent toujours les mêmes ou à peu près : c’est notre manière de voir qui les métamorphose, c’est notre situation morale qui donne aux objets extérieurs l’influence que nous croyons en recevoir. Pendant quelque temps, Ladislas se promena dans sa chambre, écoutant sa raison, qui faisait de la morale à son imagination, qui battait la campagne. — Que signifie cette agitation ? disait l’une, et pourquoi penser à une femme que tu as à peine entrevue, que, selon toute probabilité, tu ne reverras pas ? Cette femme, d’ailleurs, qui est-elle ? Sais-tu si elle vaut une seule de tes pensées ? — Pourquoi ne la reverrais-je plus ? répondait l’autre. Est-ce une raison parce que je l’ai vue une fois et que je sais où la retrouver, pour que je ne la retrouve plus ? Pourquoi ne pas penser à elle ? cela vaut mieux que de ne penser à rien. Tu dis qu’elle ne vaut peut-être pas une de mes pensées ? Je crois le contraire. N’est-elle pas belle d’ailleurs ? n’est-elle pas jeune ? Ma vie est-elle si divertissante, que je doive renoncer de gaieté de cœur à une aventure romanesque et poétique qui vient s’offrir d’elle-même ?

Ladislas était, pour ainsi dire, spectateur de ce dialogue qui bourdonnait en lui. Il trouva d’abord que l’imagination raisonnait beaucoup mieux que la raison elle-même ; puis il arriva peu à peu à l’opinion contraire. Au fur et à mesure que le temps passait et éloignait l’heure de la promenade du matin, il perdait de son ardeur et de sa confiance. Après déjeuner, il monta à cheval et alla voir à Berny les préparatifs d’un prochain steeple chase. Au retour, il descendit de cheval à la porte de son club ; mais, dès qu’il eut mis pied à terre, sa préoccupation le reprit. Il fit toutes choses de travers. Ayant voulu s’asseoir à la table de whist, il perdit tous les rubbers. Les journaux qu’il tenta de lire ensuite tombèrent de ses mains tour à tour, sans qu’il en retînt un seul mot. Il écouta ses amis causer des prouesses de leurs chevaux et de leurs maîtresses ; ses amis l’ennuyèrent, il connaissait toutes leurs histoires et savait par cœur leurs impromptus. Quand six heures sonnèrent, on vint lui annoncer que son valet de chambre l’attendait. Il alla s’habiller dans une des jolies petites chambres que les clubs réservent à la toilette des dandies ; puis, comme il mourait de faim, il dîna avec ardeur et but, en manière de consolation, une bouteille de vin de Champagne, après quoi, se sentant plus de philosophie, il alluma un cigare et se dirigea, tout en flânant, vers les Champs-Élysées. Arrivé là, il renversa une chaise contre un arbre, écarta du geste les musiciens ambulans, et se prit à songer, tout en regardant les badauds qui galopaient sur des rosses de manége.

Il fit là, en fumant, quelques-unes de ces observations judicieuses que la digestion peut inspirer à un jeune homme pourvu d’un esprit réfléchi et d’un bon estomac. — Le cœur, pensa-t-il, est un organe. L’estomac a sur lui une action directe et décisive. Les repas changent notre manière de voir les choses de la vie. Tel qui se désole à jeun se rassérène après dîner. Un homard à la moutarde, pour qui l’aime, peut faire diversion à la plus poétique douleur mieux que tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Ladislas poursuivait du regard la fumée de son cigare et de la pensée le cours de sa méditation, lorsqu’un mouvement de chaises qui se fit autour de lui, et le son d’une voix qu’il entendit, l’arrachèrent à sa nonchalance.

— En voici une, disait la voix féminine ; il ne reste plus qu’à trouver la seconde.

Le jeune philosophe comprit qu’il s’agissait d’une chaise, et, s’étant retourné, il vit deux femmes d’une élégante tournure qui cherchaient autour d’elles. En homme galant, il se leva et offrit la chaise qui était en sa possession. La personne à laquelle il s’adressait le remercia avec grâce. Ladislas se retirait en la saluant, lorsque ses regards, tombant sur sa compagne, reconnurent les cheveux blonds et les yeux noirs de la dame au châle vert. Sa surprise se traduisit à l’instant sur son visage ; il s’arrêta immobile, puis, comme il savait son monde, il reprit son sang-froid, s’inclina en passant devant les deux dames, et marcha gravement devant lui, sans savoir où il allait. La jeune femme, soit qu’ayant la première aperçu notre ami, elle eût eu le temps de composer sa physionomie, soit qu’elle ne l’eût pas reconnu, soit pour toute autre raison, n’avait paru faire aucune attention à lui. Trois pensées assaillirent à la fois Ladislas. La première, c’est que la fortune lui souriait décidément ; la seconde, c’est que la belle inconnue l’avait nécessairement reconnu, que son indifférence, par conséquent, était jouée, et que cette affectation pouvait bien, au fond, ne pas être un symptôme défavorable ; la troisième, c’est que l’occasion était belle, et qu’il fallait la saisir. Comme il faisait cette dernière réflexion, il se trouvait vis-à-vis d’une chaise vide. Son plan fut vivement conçu et exécuté vivement. Il prit la chaise, la porta près de l’arbre contre lequel il avait passé une partie de la soirée, et s’assit avec une insouciance admirable, et sans même tourner la tête, à côté des deux femmes, dont le voisinage faisait rouler son cœur dans sa poitrine.

Exclusivement occupé des haquenées de louage et des cabriolets de régie qui passaient devant lui, il eut pendant plus de cinq minutes le courage de ne point regarder ses voisines, tant il craignait de les effaroucher. Ces cinq minutes, m’a-t-il dit depuis, devraient lui être comptées dans l’autre monde pour un siècle de purgatoire. S’il ne regardait pas, à vrai dire, il devinait. Il y a une sorte d’intuition qui n’a que faire des yeux. Il savait, je ne vous expliquerai pas comment, mais il savait que Mme  de Mortemer, car il ne doutait pas que ce fût elle, était sa plus près voisine ; il savait que la dame au châle vert avait changé de toilette, et il voyait, sans tourner la tête, son petit chapeau de paille d’Italie, qui renfermait à grand’peine ses boucles blondes. Il savait encore qu’elle ne regardait jamais de son côté, et qu’elle contemplait au contraire, elle aussi, avec un vif intérêt, les fiacres qui se croisaient sur le sable de l’avenue. — Il est heureux, pensa Ladislas, qu’elle ne me regarde pas en ce moment, car jamais, je pense, magot de la Chine n’eut l’air plus bête que moi. Cependant que faire ? — La position était en effet délicate. Fallait-il parler à ces dames ? elles pourraient le trouver inconvenant. D’ailleurs, que leur dire ? Fallait-il se taire ? Mais l’occasion passait, et il laissait fuir la fortune. Cette incertitude était une torture véritable. Voici comment il s’en délivra.

— Voyez, Camille, s’écria tout à coup la dame blonde, voyez cette jolie calèche avec des roues rouges ; savez-vous à qui elle appartient ?

— Mon Dieu ! non, je n’en sais rien.

— C’est la voiture de lord Pembroke, madame, hasarda Ladislas en saluant avec la réserve d’un homme bien élevé.

Les deux inconnues s’inclinèrent légèrement sans répondre, et le silence se fit de nouveau. Ladislas n’était pas sans inquiétude. Quiconque adresse la parole, dans un lieu public, à une femme qu’il ne connaît pas, et entame avec elle la conversation sans y être sollicité, court grand risque de se faire prendre pour un commis-voyageur. Il commet contre les lois de la civilité puérile et honnête un délit qui devient grave en cas de récidive. Notre ami savait cela ; mais il n’ignorait pas non plus qu’il existe entre les gens du monde, de quelque pays qu’ils soient, une sorte de franc-maçonnerie à l’aide de laquelle ils se reconnaissent toujours. À quoi se reconnaissent-ils ? Est-ce à leur costume, à leur manière d’être, à l’accent de leur voix ? C’est à tout cela un peu, bien qu’ils s’habillent, marchent et parlent comme tout le monde ; c’est surtout à un je ne sais quoi indéfinissable qui ne s’acquiert pas, si j’ose, par le temps qui court, m’exprimer ainsi. À peine Ladislas avait-il entrevu ses voisines, et pourtant il les avait très avantageusement classées ; il pouvait espérer n’être pas jugé lui-même trop défavorablement. Il n’était pas très timide d’ailleurs, et la bouteille de vin de Champagne dont je vous ai parlé augmentait encore son assurance ordinaire. Enfin, il était déterminé à mener à bonne fin son aventure. Se tournant une seconde fois vers les deux inconnues et ôtant son chapeau :

— Je crains, mesdames, leur dit-il avec un sourire agréable, de vous avoir paru bien mal appris en me permettant tout à l’heure de répondre à une question qui ne m’était pas adressée ?

Cette reprise était habile ; la dame blonde devait deviner la tactique ; il n’y parut pas cependant : elle regarda froidement notre ami, laissant à sa compagne le soin de répondre ; celle-ci ne fut pas dupe non plus de la naïveté du jeune Polonais, et elle sourit malgré elle en lui disant :

— La question était innocente, monsieur, et vous y avez fort innocemment répondu.

— C’est vrai, madame, répondit Ladislas, qui n’avait garde de laisser tomber la conversation ; mais dans ce monde les plus innocentes choses sont quelquefois les plus mal jugées. Qui sait, par exemple, si vous ne trouverez pas mauvais que j’essaie maintenant de remédier à ma première maladresse ?

— Il est certain, monsieur, que le remède serait pire que le mal, s’il y avait eu mal.

— Alors, madame, continua Ladislas avec une réserve timide, pardonnez-moi le mal involontaire et le remède maladroit. Je suis étranger, et cette qualité me donne peut-être des droits à votre indulgence.

Cela était diplomatique. Déclarer qu’il allait se taire, tout en annonçant qu’il était étranger, c’était à la fois exciter la curiosité de ses interlocutrices et les contraindre, par sa réserve, à continuer elles-mêmes la conversation, sous peine de montrer un injuste mécontentement, une susceptibilité exagérée. La dame blonde n’avait rien dit encore. Dans ce moment, soit qu’elle craignît que son silence, s’il se prolongeait, ne parût affecté, soit qu’elle sût gré au jeune homme des efforts qu’elle lui voyait faire, efforts aussi méritoires assurément que la course du matin, elle tourna vers lui la tête, et un regard spirituel s’échappa à travers les longs cils de ses yeux noirs.

— Vous êtes étranger, monsieur ? demanda-t-elle d’un ton presque interrogateur et d’une voix timbrée qui résonna dans le cœur du jeune homme.

— Oui, madame, répondit Ladislas un peu ému ; je suis étranger et pis que cela… je suis exilé.

— Exilé… Seriez-vous Polonais par hasard ? reprit vivement la jeune femme.

Ladislas tressaillit. Il regarda son interlocutrice avec surprise. En même temps passa par son cerveau une de ces idées qui viennent on ne sait d’où, qu’on accepte souvent sans réflexion, et qui jettent quelquefois dans notre vie les plus étranges complications. Une voix secrète lui souffla de taire sur ce point la vérité.

— Non, madame, je suis Espagnol, répondit-il. Et il proféra ce mensonge avec son impudence ordinaire.

— Excusez ma curiosité ; votre accent m’avait fait penser un instant que nous étions compatriotes.

— Compatriotes ! Vous n’êtes donc pas Française, madame ?

— Nous sommes Polonaises, monsieur.

— Polonaises ! répéta Ladislas stupéfait. Vous êtes Polonaise, madame !

Surprises de son étonnement, les deux femmes demandèrent en souriant ce qu’il voyait là de si étrange. Ladislas, remis de sa stupéfaction, et comprenant qu’il lui fallait toute sa présence d’esprit pour se tirer de la situation où son imprudence l’avait jeté, expliqua son exclamation. — À vous voir, madame, reprit-il, je vous aurais crue, vous sachant étrangère, de Séville plutôt que de Varsovie. En disant ces mots, il laissa tomber sur le pied de son interlocutrice un regard qui faisait de son insignifiante réponse un compliment assez fade. Le petit pied, qui s’était posé sur le barreau d’une chaise, disparut sous la robe, et la jeune femme ne répondit rien à cette allusion, qui, pour être dans le goût espagnol, ne parut pas lui déplaire précisément. Le silence recommença, et l’on se livra de part et d’autre avec ardeur à l’examen des voitures. Nos personnages étaient embarrassés tous les trois. La dame blonde était confuse du compliment ; la dame brune, de la rapidité avec laquelle marchait la conversation ; quant à Ladislas, confondu, malgré son assurance, du rôle qu’il jouait vis-à-vis de ses deux compatriotes qu’il n’osait plus détromper, il ne savait que dire. Son esprit lui faisait défaut. Pas un mot à émettre ne se présentait à sa pensée, et, pour comble d’infortune, il songeait, tout en se taisant, que chaque minute de silence lui faisait perdre le terrain qu’il avait si habilement conquis. À l’instar de beaucoup de grands hommes, il résolut de sortir par un coup d’audace d’une position désespérée.

— Madame, dit-il à sa voisine, qui examinait toujours les voitures, ne me trouverez-vous pas trop hardi, si je vous fais part d’une idée qui m’occupe en ce moment ?

— Quelle est cette idée ?

— Je songe que, puisque vous êtes étrangère, vous devez peu connaître les habitans de Paris.

— Aussi peu qu’on puisse les connaître après un mois de séjour.

— Eh bien ! comme je les connais à merveille et depuis trop longtemps, je me mets à vos ordres, madame, et suis capable de vous donner sur les gens qui passent tous les renseignemens qu’il vous plaira de me demander.

Les deux femmes inclinèrent froidement la tête pour toute réponse, et Ladislas sentit que son assurance commençait à faire peur.

— Mon offre innocente, continua-t-il du ton le plus doux, paraît vous déplaire. Excusez-moi, madame. Je suis de ceux qui trouvent niaises certaines lois du monde. Ces lois seules vous engagent en ce moment à rejeter mes offres de service. Au fond, votre raison doit m’absoudre. En effet, vous êtes étrangère à Paris, où je suis moi-même étranger. J’ai par hasard le plaisir de vous rencontrer, et par hasard celui de vous parler. La conversation s’engage, n’est-ce pas chose toute simple ? Permettez-moi de vous poser une question : Si j’avais eu l’honneur de vous rencontrer dans un waggon ou sur le pont d’un bateau à vapeur, auriez-vous trouvé étrange que je vous adressasse la parole après une heure de voyage ? En quoi, s’il vous plaît, les Champs-Élysées diffèrent-ils, à cet égard, d’un waggon ou d’un pyroscaphe ?

Les deux dames, que le commencement de ce bavardage avait trouvées sur la défensive, partirent à la fin d’un éclat de rire.

— Vous voyez bien que je vous fais rire, que je vous amuse innocemment, continua Ladislas ; quel mal trouvez-vous à ce que je continue ?

— En vérité, répliqua Mme  de Mortemer en souriant, je n’y verrais pas grand mal ; mais, vous l’avez dit vous-même, les plus innocentes choses peuvent être quelquefois les plus mal jugées.

Le jeune Polonais avait gagné la bataille, il sut profiter de sa victoire. L’occasion était belle d’attirer le dialogue sur le terrain des préjugés de ce bas monde, si puérils quand on les observe de près. Peu à peu, la conversation s’engagea ; il sut la nourrir avec beaucoup de verve, quoique avec goût toujours et avec le tact d’un homme bien élevé. Il fit sur les passans des observations piquantes ; il parla de la société parisienne avec finesse, avec amour de l’Espagne, qu’il ne connaissait guère. Il raconta des souvenirs d’enfance avec poésie, des batailles avec chaleur. Les deux dames l’écoutèrent bientôt avec un intérêt qu’avivait au fond l’étrangeté de la situation. Animé par les yeux noirs de la jeune Polonaise, par le désir de plaire, Ladislas se sentit spirituel ; le génie du vin de Champagne et de l’amour pétillait dans son esprit comme dans son regard. En essayant de se faire écouter, il avait su être aimable ; il fut charmant lorsqu’il s’aperçut qu’il plaisait. Une heure se passa rapidement, pendant laquelle il apprit beaucoup de choses. Ces deux dames étaient seules à Paris, où elles ne voyaient personne, la société polonaise s’étant dissoute à l’entrée de l’été. La belle aux yeux noirs, arrivée depuis très peu de jours, venait en France pour la première fois. Il va sans dire que Ladislas apprit ces choses sans faire de questions, et sans que ses interlocutrices parlassent d’elles-mêmes précisément ; mais, en réunissant des lambeaux de phrases et des demi-mots, il put former son jugement à leur égard. Quant aux noms de ses deux compatriotes et à certaines particularités polonaises qui l’intéressaient surtout, notre ami n’en put rien apprendre. En tournant trop près de ce sujet, il craignait de se trahir. Son mensonge le tourmentait comme un remords, plus encore comme une maladresse. Il s’en consolait en pensant que sa fourberie tournerait peut-être à son avantage quelque jour, et il caressait du regard, en attendant, les cils noirs de la belle inconnue et le duvet de pêche qui couvrait sa lèvre supérieure. Je ne dirai pas que son cœur fût prêt à se fondre, ainsi que celui d’un collégien, dans une larmoyante élégie ; mais son imagination se remplissait de cette amoureuse curiosité qui fait bouillonner les sens. Cette blonde aux yeux méridionaux lui semblait la plus désirable créature de ce monde et de l’autre.

Au bout d’une heure, les deux dames échangèrent un regard qui apprit à Ladislas qu’elles songeaient à partir.

— Nous vous devons, monsieur, une très agréable soirée, lui dit vivement la dame blonde ; mais, franchement, je crains que vous ne nous preniez pour deux folles.

— Je n’ai pas si peu de jugement, reprit Ladislas, et vous le savez. Quant à l’agréable soirée que vous déclarez me devoir, ne vous en inquiétez pas ; il vous sera facile de me la payer en m’en donnant une autre.

— Voici de l’inconvenance, et il est temps de nous retirer, répondit en souriant la Polonaise, qui se leva et prit le bras de son amie.

— Adieu, monsieur, ajouta celle-ci ; il est bon que cette petite aventure garde l’incognito d’une intrigue de bal masqué, et nous nous fions à votre savoir-vivre.

— Fiez-vous surtout à mon honneur castillan, dit en riant Ladislas aux deux inconnues, qui le saluèrent gaiement et se perdirent dans la foule. Notre ami disparut dans le sens contraire. Il marcha d’abord assez paisiblement ; puis tout à coup, sans s’inquiéter de ceux qui l’entouraient, il bondit trois fois sur place. C’était un accès de joie qui le prenait. Il délirait, et peut-être n’avait-il pas tort.

III.

Comme c’est de Ladislas lui-même que je tiens ce récit, vous comprenez, madame, que je ne puis savoir ce qui se passa ce soir-là chez les deux inconnues. Toutefois, s’il m’était permis de hasarder une conjecture, je pencherais à croire que notre ami les occupa passablement. Il était beau, jeune, spirituel ; il avait toutes les qualités qui pouvaient plaire à deux femmes oisives et quelque peu rieuses, comme vous avez pu voir. L’entrevue des Champs-Élysées avait ce tour original et romanesque qui amuse ou qui distrait agréablement les imaginations féminines. Quoi qu’on en dise, un grain d’audace ne révolte pas même les plus rougissantes, et cette personne qui portait toujours des garnitures de dentelles, dans la crainte de rencontrer un insolent, était assurément du siècle où nous sommes. D’ailleurs, si les gens du monde sont unis, comme je vous l’ai dit, par une espèce de lien maçonnique, il existe encore entre tout ce qui est jeune une sorte de fraternité, de sentiment affectueux qui naît de la parité des existences, des goûts, des désirs. Les usages du monde masquent ce sentiment sans le détruire. La situation exceptionnelle des personnages de cette histoire, étrangers tous les trois, isolés loin de leur pays, ajoutait encore à cette conformité. Enfin, la belle Polonaise était fille d’Ève comme une autre ; elle tenait pour quelque chose la persistance ardente d’un joli garçon, et, à son souvenir, l’amour-propre flatté chantait en elle sa chanson. Elle savait parfaitement à quoi s’en tenir sur l’amabilité du prétendu Espagnol. Si, aux yeux de Mme  de Mortemer, il avait semblé partager également entre les deux amies les frais de son esprit, elle avait aisément deviné, quant à elle, son but et sa pensée. La promenade du matin eût éclairé une moins clairvoyante. Elle sentait que la guerre était déclarée entre eux, si toutefois on peut donner le nom de guerre à ces hostilités charmantes qui plaisent aux deux partis, qui commencent par un regard, continuent par de douces paroles et finissent souvent par un triomphe et une défaite, défaite et triomphe qui sont bénis à la fois.

Le lendemain pourtant, Ladislas était fort embarrassé. Cette guerre était fort de son goût, et son entrée en campagne lui donnait bon espoir ; mais comment la continuer ? où trouver l’ennemi ? comment établir son plan d’opérations ? à qui s’adresser pour avoir des renseignemens ? Le concierge de Mme  de Mortemer était sur la défensive ; il ne savait rien d’ailleurs. Les salons étaient fermés, Paris était vide. À la vérité, Ladislas connaissait un assez grand nombre de ses compatriotes : c’étaient des jeunes gens qui hantaient peu le monde et qui passaient leur vie au club polonais de la rue Godot. Il les interrogea discrètement et n’en put rien tirer. Plusieurs jours se passèrent. Notre amoureux arpentait inutilement matin et soir les Champs-Élysées ; entre le lever et le coucher du soleil, il allait en vain trois ou quatre fois observer la cour, toujours déserte, de Mme  de Mortemer. Le châle vert ne se montrait plus ; les deux inconnues devenaient invisibles. Où vivaient-elles ? qui étaient-elles ? où les retrouver ? Telles étaient les questions qui agitaient incessamment son esprit. Ses pensées tournaient inutilement dans ce cercle sans issue ; toutes ses suppositions échouaient sur le même écueil. L’ennui, qui l’écrasait depuis quelque temps, donnait à ses regrets une grande intensité. Plus d’une fois, dans sa vie, il avait vu s’évanouir aussi rapidement l’espoir que maintes autres rencontres avaient fait naître en lui. Il en avait pris son parti ; aujourd’hui l’oubli lui semblait presque impossible. Le souvenir de la belle Polonaise avait un charme particulier ; quand son image, pleine de poésie et de volupté, apparaissait à son imagination amoureuse, il éprouvait un entraînement dont il ne se rendait pas compte, et tous ses désirs volaient vers elle. Peu à peu, cependant, le calme le reprit ; son inutile attente le lassa. Ses courses aux Champs-Elysées devinrent plus rares. Il se disposa enfin à quitter Paris et à voyager tout l’été. Son départ fut fixé au lendemain des courses de Chantilly, qui promettaient de réunir une dernière fois tous les fashionables de Paris.

Des divertissemens un peu trop juvéniles ont malheureusement donné à ces fêtes annuelles de Chantilly un renom qui les a fait décliner peu à peu. Là, comme ailleurs, l’orgie a effarouché le plaisir. De malheureuses saturnales, dont on a cependant fort exagéré la licence, ont mis à l’index, dans le monde, les plaisirs permis qu’on s’était promis d’inaugurer à l’occasion des courses. On avait pensé que rien ne serait charmant comme de mener dans ces beaux lieux, pendant une semaine chaque année, la vie libre des eaux, moins les eaux et les malades. Chasses, forêts superbes, beau soleil, foule joyeuse, rien n’aurait manqué à ces réunions qui eussent pu attirer et retenir toute la jeunesse élégante ; mais on avait compté sans les lorettes, qui ont revendiqué leurs droits et détrôné d’un coup d’éventail les joies moins bruyantes des faubourgs aristocratiques. Ces déesses du plaisir y règnent maintenant en souveraines, et, hors leur essaim, l’hippodrome n’avait plus dans ces dernières années, pour spectatrices, que des visiteuses passagères, arrivant le matin pour repartir le soir ; encore étaient-elles fort rares, car il faut plus que de la bravoure pour expier par un voyage de vingt-cinq lieues le plaisir de voir courir quelques maigres chevaux. Les sportsmen cependant continuaient encore alors à y tenir leurs états. Pour dissiper l’ennui qu’ils n’osaient avouer, les plus jeunes faisaient assaut d’élégance et exhibaient les costumes les plus excentriques, tandis que leurs aînés assistaient autour des tables de jeu à de tristes catastrophes. Ladislas promenait son désœuvrement au milieu de ce monde inoccupé. Il avait loué un joli appartement dans une de ces petites maisons qui donnent d’un côté sur la grande rue de Chantilly, et de l’autre sur un jardin qui les sépare seul de l’hippodrome. Il essayait, sans trop y réussir, de s’amuser excessivement, ce qui est la grande occupation des jeunes gens oisifs. Après une journée consacrée aux paris, aux cigares, aux grooms, aux savantes combinaisons d’un book péniblement élaboré, arrivait le dîner, qui était bruyant d’ordinaire et égayé par les plus sémillantes houris de la Chaussée-d’Antin ; au dîner succédaient les danses les plus avancées. Les grandes dames qui faisaient les honneurs de ces bals étourdissans se départaient joyeusement à Chantilly de cette contrainte empruntée qu’elles revêtent à Paris, en l’honneur de quelques graves personnages qui considèrent leur réserve apparente comme une vertu de plus. Échappées à cette tutelle, éloignées de leurs graves patrons, entourées seulement des compagnons secrètement préférés de leur jeunesse et des complices de leurs erreurs, ne pouvant en imposer à personne, elles reprenaient leurs allures, et prouvaient qu’en matière de danse, elles peuvent en remontrer aux plus hardies coryphées de Mabille, qu’elles feignent de dédaigner à Paris. Ladislas n’avait jamais compris ni partagé l’enthousiasme que les lorettes inspirent à la jeunesse actuelle. Il les trouvait, la plupart, extrêmement sottes au moral, au physique passablement laides ou flétries. Il s’étonnait que les plus vieilles eussent d’ordinaire le plus grand succès ; il ne s’expliquait pas pourquoi l’on dédaignait les plus jeunes et les plus jolies, jusqu’à ce qu’un vieil élégant, ridicule et éreinté, eût mis leur beauté à la mode, en faisant publier partout les hommages qu’il leur rendait. Il ne comprenait pas la nécessité de ce précédent honorifique, et il s’était plus d’une fois demandé pourquoi les auteurs dramatiques n’exploitaient pas au théâtre le type de ces vieux jeunes gens, connus la plupart pour leur laideur, pour leur fatuité, et dont pourtant toutes les divinités amoureuses de Paris recherchent et doivent subir les hommages sous peine de rester dans l’ombre. Tout en se rendant compte des travers étranges de la société où il se trouvait, Ladislas prenait sa part du plaisir général ; il folâtrait avec les lionnes de Chantilly, et il lui arrivait de les trouver agréables, bien qu’en fait de galanterie, il estimât que le juste milieu ne valait rien, et qu’il n’admît guère de terme moyen entre les plaisirs superlativement délicats et les satisfactions naïves et tout-à-fait démocratiques. Bref, ne pouvant transformer ce bas monde, il le prenait pour ce qu’il était, et s’arrangeait de Chantilly le mieux possible. Nous ferons comme lui, s’il vous plaît : aussi bien nos observations sont déjà trop longues ; il est temps de retrouver notre héroïne, car vous vous doutez bien que, si je vous ai conduite à Chantilly, ce n’est pas uniquement pour faire des phrases de moraliste. Vous soupçonnez que l’aventure va s’y renouer, que nos amans introuvables vont s’y retrouver, et vous avez raison.

Ils s’y retrouvèrent en effet de la façon la plus prosaïque. Si, au lieu de vous conter une histoire très véridique, je faisais un roman à plaisir, je me garderais bien de vous dire tout simplement que le dimanche, jour du derby, Ladislas, lorgnant de loin les dames des tribunes, aperçut tout à coup Mme  de Mortemer, qui lui parut fort pâle, et auprès d’elle son amie, plus belle, plus fraîche, plus élégante, plus désirable que jamais. Il en advint ainsi pourtant. M. Leverrier lui-même, s’il lui était donné d’apercevoir, à l’aide d’un miraculeux télescope, non-seulement sa planète, mais encore les maisons qui la couvrent, les citoyens qui l’habitent et jusqu’à l’assemblée nationale qui la gouverne, n’éprouverait pas un sentiment de joie plus vif que celui qui fit bondir Ladislas, lorsque sur le verre de sa lorgnette vint se dessiner le profil charmant de la belle Polonaise. Il planta là tout aussitôt les lions et leurs paris, il oublia Romulus et White-foot, il dédaigna les renseignemens précieux que des grooms voulaient lui donner sur un éternuement qu’avait eu le matin Malvina, la jument favorite, — éternuement sans importance, car une plume d’hirondelle, à ce qu’il paraissait, l’avait bien positivement provoqué ; il laissa là tous les bavards, tous ses amis, et, traversant le turf, il se dirigea vers la bienheureuse tribune. La belle inconnue, dont l’attention était en ce moment même attirée par les calèches qui couvraient la pelouse, se retourna ; elle vit à l’improviste fort près d’elle notre ami Ladislas, — et que vous dirai-je ? elle rougit extrêmement. Quant à Mme  de Mortemer, elle paraissait fort souffrante. De moment en moment, elle aspirait l’odeur d’un petit flacon de cristal ; un homme d’une cinquantaine d’années, ayant la tournure militaire, assis auprès d’elle, lui donnait ses soins, la considérait avec inquiétude et semblait s’informer à tout instant de son état. Ladislas jugea que ce personnage était un mari. Il n’en persista pas moins dans un projet qu’il venait de concevoir. Bien qu’une très petite distance le séparât du groupe qui l’intéressait, la disposition des tribunes ne lui permettait pas de s’en rapprocher davantage sans pénétrer dans la tente, après avoir été chercher, dans l’enceinte réservée aux chevaux, l’escalier qui y conduisait. C’est ce qu’il fit en toute hâte, après un léger salut adressé à la jeune Polonaise et qui semblait annoncer son intention. Quand, après le détour nécessaire, Ladislas eut pénétré dans la tribune, et qu’il eut commencé, non sans peine, à traverser la foule et à enjamber les banquettes, il s’aperçut qu’un mouvement extraordinaire se faisait autour des personnes qu’il cherchait. Il apprit bientôt qu’une dame s’était trouvée mal ; cette dame, c’était Mme  de Mortemer sans doute. S’emparant aussitôt d’une carafe d’eau que portait sur un plateau un garçon limonadier, Ladislas se fraya avec les coudes un passage ; il arriva auprès de Mme  de Mortemer évanouie, car c’était bien elle dont l’indisposition avait groupé la foule, et il remit au mari désolé la carafe dont il avait pu se saisir. Mme  de Mortemer, à demi renversée dans les bras de sa jeune amie, était d’une pâleur livide. On avait dénoué son chapeau, et l’on essayait en vain de la ranimer à l’aide de flacons que des mains charitables offraient de toutes parts. Quelques gouttes d’eau froide lancées sur le visage la réveillèrent plus promptement. Elle revint à elle, ouvrit les yeux et essaya de sourire, en voulant s’excuser auprès des personnes qui s’empressaient autour d’elle. Pendant ce temps, Ladislas adressait vivement la parole à la belle Polonaise, qui semblait fort embarrassée. — Votre amie, lui disait-il, ne peut rester un instant de plus ici ; la curiosité qui s’attache à elle est à elle seule déplaisante. Puisque j’ai l’honneur d’être un peu connu de vous, permettez-moi de vous offrir mes services, et, pour que M. de Mortemer puisse les accepter, veuillez me présenter à lui. Je me nomme, avait-il ajouté après quelque hésitation, le comte Ladislas. La jeune femme, effrayée de l’indisposition de son amie, surprise de la proposition de notre amoureux, ne sachant que faire, toucha le coude de M. de Mortemer et nomma d’une voix presque inintelligible, en montrant notre Polonais, le comte Ladislas. Les deux hommes se saluèrent. Reconnaissant le jeune homme empressé qui avait apporté l’eau bienfaisante, M. de Mortemer ajouta quelques remerciemens très polis à son salut. La malade, qui avait repris connaissance, salua notre ami de la tête et du sourire. M. de Mortemer, sous sa moustache grise, semblait être un de ces vieux officiers loyaux et bons vivans, braves et sans façon, tels qu’on en voit un grand nombre en France. Ladislas, après avoir observé que, puisqu’il était un peu connu de ces dames, il avait quelque droit à leur offrir ses services, lui déclara qu’il serait, à son avis, fort imprudent de laisser Mme  de Mortemer, dans l’état où elle était, exposée plus long-temps au grand soleil et à la chaleur étouffante. Une heure de repos pourrait la remettre, ajouta-t-il, et un canapé vaudrait mieux pour elle qu’une mauvaise planche sans dossier. M. de Mortemer était bien de cet avis ; mais où trouver, pensait-il, dans ce Chantilly, habité dans ce moment depuis les caves jusqu’aux combles, où trouver une chambre et un peu de silence ? Ladislas leva cette difficulté en offrant, avec beaucoup de réserve, de conduire M. et Mme  de Mortemer dans une maison qu’il habitait, et où l’on trouverait à peu près tout ce qui était nécessaire. Malgré quelques observations de la malade sur l’embarras qu’elle causait, malgré la rougeur excessive qui couvrit à l’instant les joues de la Polonaise, M. de Mortemer remercia avec effusion notre héros ; son inquiétude ne lui permettait pas de refuser cette offre inattendue, et il s’excusait d’accepter franchement ce qui était si franchement proposé. Quand Mme  de Mortemer eut repris un peu de force, on se leva. Derrière les tribunes, Ladislas trouva la voiture d’un ami ; on y monta, et deux minutes plus tard, tout ébahi du tour subit que prenait son aventure, il roulait vers sa demeure, assis en face de Mme  de Mortemer et de cette compatriote charmante qu’il avait si long-temps désespéré de revoir. La conversation n’était pas des plus faciles, et la situation elle-même ne laissait pas d’être embarrassante. Le vieil officier ne s’expliquait pas trop comment ce jeune Espagnol dont il avait à peine entendu le nom pouvait être connu des deux dames ; en interrogeant à demi-mot à ce sujet Mme  de Mortemer, comme il avait à peine pu le faire, il avait reçu des explications monosyllabiques qui ne l’avaient guère instruit davantage. Ladislas, qui ne savait nullement ce que Mme  de Mortemer avait pu dire ou dirait de leur précédente rencontre, craignait d’en laisser comprendre trop ou pas assez. La belle Polonaise était la plus muette des quatre, et l’agitation de son corsage prouvait qu’elle n’en pensait pas moins. On parla médecine un instant, et enfin l’on arriva.

Vous avez deviné, madame, qu’un sentiment de délicatesse excessif ou de crainte avait seul engagé Ladislas à proposer comme un asile convenable la maison qu’il habitait. Il va sans dire que, dans cette maison, louée du haut en bas, son appartement était le seul qu’il pût offrir. Cet appartement se composait de trois petites pièces : deux de ces chambres donnaient sur la grande rue ; la troisième, au contraire, séparée des premières par un étroit corridor, avait vue sur le jardin, qu’une grille seule séparait de la pelouse, comme je crois vous l’avoir déjà dit. Retenez bien, je vous prie, les détails de cette distribution. Ce fut à l’entrée du petit jardin que s’arrêta la voiture. Ladislas conduisit ses nouveaux hôtes vers la plus grande de ces pièces, dont il avait fait son salon. L’indisposition de Mme  de Mortemer, loin de se calmer, semblait s’accroître. Malgré tout son courage, elle tomba épuisée dans un fauteuil. Comprenant que sa présence était au moins gênante, Ladislas se retira, et, prenant à part M. de Mortemer :

— Monsieur, lui dit-il, je vous supplie de vous considérer ici comme chez vous. Je passe le jour aux courses et la nuit au club. Vous ne me gênez nullement, et je serais désolé que vous vous crussiez indiscret le moins du monde. Je vous supplie de ne pas songer à moi. Je retourne aux courses, et je reviendrai bientôt savoir des nouvelles de Mme  de Mortemer.

Le vieil officier serra de nouveau cordialement la main du Polonais, qui salua respectueusement les dames, sortit et gagna l’hippodrome.

— Espagnol ! Espagnol ! se répétait Ladislas, me voici dans une belle situation, grâce à cet agréable mensonge ! Le moindre accident peut les détromper, leur apprendre mon vrai nom, et alors que pensera de moi ma belle compatriote ? N’aurai-je pas l’air d’un véritable chevalier d’industrie ? d’un voleur déguisé ? Comment les détromper cependant ? Que croiront-ils si je leur avoue que je les ai dupés une première fois ? — Au demeurant, il ne savait que faire, et la position, en effet, n’était point facile. Quant à son nom de Ladislas, qu’il avait prononcé à tout hasard, il pouvait être pris, à la grande rigueur, pour un vieux nom péninsulaire ; la consonnance en était heureuse : il rimait avec Val-de-Peñas, Cardeñas, Prias, etc., et tous les noms en as dont la Castille abonde ; mais ce rôle, pendant combien d’heures serait-il soutenable ? et, s’il avait été plaisant d’abord de le jouer en face de deux jeunes femmes et d’une aventure galante, convenait-il bien de le poursuivre en présence d’un mari honnête, d’un homme loyal et sérieux ? Ces pensées agitèrent long-temps notre ami ; le triomphe de Quoniam, qui gagna le derby, ne put le distraire. Hésitant entre l’inconvenance qu’il trouvait à en imposer à M. de Mortemer et la crainte beaucoup plus grande de se déconsidérer dans l’esprit de la belle Polonaise, il revint au logis, après les courses, sans parti pris, et s’en remettant au hasard du soin de trancher la difficulté. Il apprit à son retour qu’un médecin avait été appelé, et que l’indisposition de Mme  de Mortemer, bien que peu sérieuse, exigeait un repos absolu. L’homme de l’art avait déclaré que, dans l’état nerveux où se trouvait la malade, le voyage de Paris le soir même ne serait pas sans inconvénient. En conséquence, M. de Mortemer avait inutilement cherché et fait chercher dans Chantilly une chambre où passer la nuit. Pas un lit n’était vacant, pas une mansarde n’était à louer. Ces renseignemens, Ladislas les reçut de son domestique ; ils firent éclore un rêve dont le malin esprit avait sans doute, depuis plusieurs heures, déposé le germe dans son imagination. Offrir son logis avec empressement à ses nouveaux amis, c’était chose toute naturelle et fort simple ; mais le sentiment charitable qui le portait à venir en aide à une pauvre malade ne remplit pas uniquement sa pensée ; une idée plus juvénile se fit place dans cette intention louable : si Mme  de Mortemer passait la nuit dans son appartement, la belle Polonaise sans doute resterait auprès d’elle, et cette vision charmante qui lui était apparue un matin pour disparaître bientôt, cette fée divine qu’il poursuivait en vain, il la tiendrait cette fois sous clé, dans la maison qu’il habitait ! Le hasard, qui l’avait si bien servi, ne le servirait-il pas encore ? Ces yeux noirs, ces boucles légères, cette taille souple, ce pied charmant, cette jeunesse, cette fraîcheur, pourquoi tout cela ne lui appartiendrait-il pas une heure ? Des scènes de roman plus extraordinaires, des aventures presque semblables et de plus rapides denoûmens lui vinrent à la mémoire ; il tressaillit à l’idée seule de cette attrayante possibilité. — Vous me direz que Ladislas était un mauvais sujet : ce n’était point un séraphin, madame, c’était un jeune homme de trente ans, qui se portait à merveille.

Il se berçait de ces émouvantes pensées, quand M. de Mortemer survint. La physionomie ouverte du vieil officier était plus sombre que de coutume ; une pensée gênante, qu’évidemment il ne savait comment formuler, errait entre ses sourcils. Ladislas, qui le devinait, coupa court à son embarras.

— Monsieur, lui dit-il, vous êtes soldat ; comme vous, j’ai servi mon pays. Entre nous, mettons, je vous prie, de côté toutes les circonlocutions de mode dans les salons. Parlons franc à Chantilly comme au bivouac. Je viens d’apprendre que Mme  de Mortemer n’est pas remise de son indisposition, et que le voyage de Paris lui est défendu pour aujourd’hui. Vous ne trouvez pas un lit dans ce maudit Chantilly, et vous n’osez pas me demander mon appartement ?

— C’est pardieu vrai, observa militairement M. de Mortemer.

— Eh bien ! vous avez tort. Dans tout état de choses, je vous l’eusse volontiers cédé ; aujourd’hui je n’aurais même pas ce mérite, car je pars ce soir même, et je déménage à l’instant.

M. de Mortemer fit un geste d’étonnement.

— Je chasse à courre demain chez un de mes amis, à deux lieues d’ici, près de Senlis. Ce soir, aussitôt après les illuminations, les pétards et les danses qui terminent la journée, je monte à cheval et je pars. Mon logement vous échoit tout naturellement, et je vous prie, monsieur, de ne pas m’en remercier.

Le vieil officier le remercia beaucoup cependant, et lui avoua qu’il le tirait d’un grand embarras. Il connaissait de longue date, ajouta-t-il, la complaisance incomparable des Espagnols et leur manière de dire : La casa es a la disposicion de vd. Il avait fait la campagne de 1825 ; de Barcelone à Puerto-Santa-Maria, il connaissait toute la Péninsule ; l’infanterie espagnole était, à son avis, la plus infatigable de la terre, etc.

Ladislas rougit extrêmement, il résolut de rétablir la vérité. Dire à un homme qu’on s’est moqué de lui perpétuellement depuis l’instant où l’on a eu le plaisir de le rencontrer n’est pas facile. Il chercha une périphrase. La périphrase, il ne la trouva pas d’abord ; mais heureusement la porte s’ouvrit, et la jeune Polonaise parut. M. de Mortemer lui apprit le véritable service qui leur était rendu, et les remerciemens recommencèrent. Ladislas, qui regardait la jeune femme avec une admiration passionnée, crut comprendre que la nouvelle de son brusque départ la surprenait un peu. Son œil intelligent interrogea rapidement le regard animé de notre ami, et une pensée indéfinissable pétilla entre ses longs cils. Elle était plus que jamais charmante. Débarrassée de tout châle, sa taille se montrait dans sa souple beauté, et ses beaux cheveux, fraîchement roulés, paraient mieux sa tête que tous les chapeaux du monde. Tandis que Ladislas, tout en demandant des nouvelles de Mme  de Mortemer, observait ces choses avec émotion, le vieil officier ruminait une proposition qu’il formula bientôt, après l’avoir rapidement soumise à la jeune femme. C’était tout simplement une invitation à dîner. — Maître actuel du logis, disait-il, c’était à lui d’y recevoir. Il serait désolé de voir se terminer si brusquement, et sans connaissance plus ample, une si aimable rencontre. Faute de chambres, il avait découvert dans Chantilly des comestibles, et d’ailleurs il avait apporté le matin de Paris, comme en cas, un excellent pâté de chez Chevet, et une vieille bouteille du jerès le plus authentique. À la guerre comme à la guerre, ajoutait-il, nous dînerons sans façon, et au dessert, mordieu, vous nous chanterez, madame, une chanson de votre pays. Et dans sa gaieté le grognard eût pris volontiers la taille de sa voisine.

Vous devinez si Ladislas se fit prier long-temps. Jamais partie de campagne n’aurait été mieux couronnée. Il était, assurait-il, tout-à-fait reconnaissant de l’invitation. Son domestique était suffisamment cuisinier ; on s’empressa de toutes parts, et un repas champêtre fut servi. Mme  de Mortemer ne devait pas quitter sa chambre ; trois convives seulement s’assirent donc autour de la table.

Le plus embarrassé des trois, c’était sans contredit Ladislas. Lui seul n’était pas dans le vrai. Il avait un rôle à jouer, un rôle dont la difficulté, exigeant une continuelle présence d’esprit, arrêtait toute saillie et laissait peu de champ à cet imprévu qui fait le charme de la conversation. De son côté, la Polonaise observait, non sans une vague inquiétude, ce jeune homme qu’une bizarre combinaison de circonstances avait si rapidement jeté dans son intimité. Surprise, sinon mécontente, de ce regard ardent qui ne la quittait guère, dans lequel, avec son instinct féminin, elle ne pouvait s’empêcher de lire une déclaration d’amour continuelle, elle pressentait un péril dont le vieux militaire n’avait aucune idée. Il m’a toujours semblé que le langage des yeux pouvait se comparer au langage de la musique. Le regard humain recèle, comme l’harmonie, une puissance magnétique qui subjugue la pensée et ouvre à l’âme de nouveaux espaces. Poussée dans ces régions surnaturelles, elle y acquiert une sensibilité, une finesse d’impression, qui n’est pas de ce monde ; elle y perçoit des sentimens dont aucune parole ne saurait rendre ni la passion ni la délicatesse. Qui de nous, aux accords d’un air aimé, ne s’est pas senti bercé dans une atmosphère inconnue, à des hauteurs vertigineuses, où, enfant du ciel créé primitivement pour un séjour merveilleux, il a cru retrouver je ne sais quelle image confuse de sa destinée première ? Et qui de nous, sous la pression électrique d’un regard aimé, n’a pas senti son cœur se transformer, se diviniser, et tout son être se remplir de sensations étranges et délicieuses ? Ladislas assurément ne prétendait pas magnétiser la jeune femme, que ses yeux caressaient avec ivresse ; mais il lui faisait comprendre, presque malgré elle, des tendresses infinies, il la forçait à deviner, sinon à partager, l’enivrante émotion qu’il éprouvait lui-même. La pensée se fait fluide quelquefois, et elle n’a que faire des paroles alors. Tous les sentimens que pendant une heure Ladislas sut exprimer sans rien dire, toutes les sensations qu’il osa décrire en parlant de choses indifférentes, deux volumes du roman le plus psychologique ne pourraient les contenir. Pendant que la jeune femme, émue, inquiète, cherchait à se dérober à cette obsession morale, le vieux militaire contait ses campagnes. Après l’Espagne, de laquelle Ladislas détournait avec soin la conversation, il avait parlé de la Pologne, qu’il connaissait à merveille, où il s’était marié. Née dans le duché de Posen, Mme  de Mortemer avait été élevée à Berlin avec son amie ; ce fut tout ce que notre ami put apprendre d’un sujet qui l’intéressait vivement. C’était beaucoup déjà, car le duché de Posen était aussi son pays natal, et l’intrigue devenait de plus en plus singulière. Au milieu de ces conversations diverses, le dîner s’achevait gaîment, et déjà le jour baissait, quand Mme  de Mortemer fit appeler son mari. Le brave officier sortit, et les deux amoureux se trouvèrent en présence l’un de l’autre. Ladislas pâlit. L’instant était décisif ; il le sentait, et son courage défaillait. Il fallait d’un mot réaliser les déclarations imaginaires auxquelles il s’était borné jusqu’alors ; il fallait passer de l’idéal à la vie, du rêve à l’action. La transition est immense, chacun le sait, et les hussards ne sont pas si communs qu’on le croit. Entre l’insolence qui révolte et la timidité qui glace, il existe un terme moyen que le plus habile a peine à rencontrer. Cette note intermédiaire, on risque de la prendre ou trop haut ou trop bas, car le diapason manque, et, si l’intonation est fausse, tout est perdu. Ladislas, tremblant d’émotion, hésitait et se taisait. La voix de la jeune femme lui rendit son assurance.

— Cette chasse que vous faites demain, monsieur, où doit-elle se passer ?

— Madame, dit tout à coup Ladislas, qui, prenant un grand parti, se leva de table et croisa fes bras sur sa poitrine, madame, pardonnez-moi ; mais cette chasse est une chimère, et moi je suis un imbécile. Ce que j’ai dans le cœur, je n’ose pas vous le dire ; j’ai peur de vous, et vous le voyez bien. Je tourne autour de ma pensée. Pourquoi cependant vous cacherais-je que, depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois, je n’ai songé qu’à vous revoir, que depuis deux mois je vous ai cherchée toujours et partout ? Me ferez-vous un crime, le jour où je vous ai retrouvée enfin, d’avoir commis un innocent mensonge, qui ne fait de mal à personne, et qui m’a valu de passer avec vous quelques heures ? Non, je ne vais pas à la chasse ; non, je ne quitte pas Chantilly. Selon toute probabilité même, je rêverai cette nuit à la belle étoile ; mais je saurai du moins où vous êtes ; c’est un bonheur que je n’ai jamais goûté et que vous ne m’ôterez pas !

Aux premières paroles de ce discours incohérent, la jeune Polonaise s’était levée avec un certain effroi, cherchant un moyen de défense ; puis il lui parut que le mieux était de cacher son embarras sous une plaisanterie. À peine Ladislas eut-il parlé de son projet de coucher en plein air, qu’elle poussa l’éclat de rire le plus moqueur, le plus argentin qu’oreille d’amoureux ait jamais entendu.

— J’ai lu plusieurs romans, monsieur, ajouta-t-elle, où les choses ne se passaient pas autrement. Ici nous ne sommes pas dans le pays des chimères, et vous auriez tort de vous moquer de moi plus long-temps. Comme les nuits sont froides, et que la fièvre vous récompenserait mal de votre complaisance, je vais prévenir M. de Mortemer….

— Et que lui direz-vous ? interrompit Ladislas ; lui conterez-vous que je vous aime depuis long-temps, et que, pour avoir l’occasion de vous le dire, je lui ai fabriqué une fable ridicule, dans laquelle il ne joue pas le plus agréable rôle ? Pour vous, comme pour moi, le mieux est de ne rien dire, madame, et d’accepter les événemens tels qu’ils sont.

La jeune femme ne répondit pas ; elle regarda la porte ; notre ami, qui devina sa pensée, mit la main sur la serrure. Le jour baissait, et l’obscurité croissante ajoutait par sa discrétion aux dangers de ce périlleux tête-à-tête. Les objets se fondaient dans l’ombre. Ladislas enhardi n’entrevoyait plus que vaguement le contour de la taille svelte de la belle Polonaise. Au fur et à mesure que la lumière devenait plus indécise, ses sens semblaient acquérir une finesse nouvelle ; il entendait le plus léger frôlement de la robe de soie, et respirait par la croisée ouverte la senteur pénétrante des fleurs dont le jardin était rempli. Il songea à cette matinée où il avait ouvert sa fenêtre : ces parfums étaient les mêmes ; il revit le châle vert et les petits pieds : ce souvenir, ce silence, cette obscurité, son émotion même et le trouble de la jeune femme qu’il devinait, lui donnèrent un accès d’audace. À peine avait-elle eu le temps de dire d’une voix sévère : « Monsieur, ceci est ridicule, laissez-moi sortir, » qu’elle sentit autour de sa taille le bras amoureux du jeune homme. Elle se cambra malgré elle sous cette étreinte soudaine, et rejeta sa tête en arrière. Ladislas, la pressant contre sa poitrine, colla sur sa bouche ses lèvres brûlantes. Émue, honteuse, frémissante, furieuse, elle se dégagea alors, courut à la porte et sortit. Il était trop tard ; la guerre était déclarée. Ladislas avait eu l’avantage, et il n’était pas homme à en rester là.

Une minute plus tard, M. de Mortemer revint, un chandelier à la main. Ladislas s’excusa d’avoir attendu pour partir des nouvelles de Mme  de Mortemer ; elle allait mieux : le mari se chargea de lui présenter les hommages du jeune homme, qu’on espérait bien d’ailleurs revoir à Paris. Invité à se présenter de nouveau dans cette rue qu’il connaissait si bien, notre ami prit congé du vieux militaire. — Bonne chasse ! lui dit celui-ci en le quittant. — J’y ferai de mon mieux, reprit l’autre en souriant.

IV.

À cette époque où les habitués de Chantilly n’avaient pas encore, pour retourner à Paris après les courses, la voie si commode et si rapide du chemin de fer, la jeunesse brillante attendait le lendemain pour regagner la capitale, et cette dernière nuit se passait au milieu d’ébats, il faut le dire, très bruyans. Les pétards, les fusées, éclataient de tous côtés dans les rues ; on prenait à l’assaut des maisons dont les habitans amis se défendaient vaillamment ; on buvait un peu, on dansait beaucoup, on jouait trop. Tel maître de maison, pour mieux faire les honneurs de sa demeure provisoire, avait amené de Paris trois belles hôtesses, élégamment vêtues aux couleurs de sa livrée, lesquelles l’aidaient à recevoir ; tel autre avait la singulière idée de donner une chasse à courre, au beau milieu de la nuit, dans les rues paisibles de Chantilly, et voilà qu’une bande d’écervelés, montés sur des chevaux excellens, munis de trompes étourdissantes, armés de torches, se mettaient à parcourir la ville au triple galop, sonnant des fanfares, poussant des hurrah, réveillant enfin par un épouvantable vacarme les bons bourgeois, qui entr’ouvraient de loin en loin leur fenêtre, et apparaissaient un bougeoir à la main, la figure bouleversée, le chef coiffé d’un bonnet de coton. Qu’on devine les rires et les sérénades qui accueillaient ces apparitions burlesques ! Aux heures de ces saturnales, les sportsmen se croyaient tout permis ; sans plus de souci que leurs pères, ils eussent, en dépit de la Bastille, rossé le guet, mis en fuite la maréchaussée.

Ladislas, au sortir de l’émouvante conversation que je vous ai racontée, s’était machinalement dirigé vers la petite place où commençait le tapage. Un peu préoccupé d’abord, il fut bientôt distrait par l’entrain bachique des rieurs, et, comme il n’était point d’un tempérament morose, la gaieté générale le gagna. Ce soir-là, comme les autres et plus que les autres, il se mêla aux divertissemens accoutumés. Il était, à tout prendre, fort content de sa journée, fort content aussi de lui-même. Les événemens l’avaient servi à merveille, et il avait aidé les événemens, non sans audace. La dernière escarmouche lui semblait décisive, et l’avenir ne lui paraissait pas si désespérant qu’il dût renoncer aux joies du présent. Il dansa donc chez les dames en livrée, il combattit au siége qui fut fait de la maison d’un de ses amis ; je crois même, Dieu me pardonne, que, pour justifier le mensonge fait à M. de Mortemer, il chassa par les rues au grand galop de son cheval, sonnant du cor à pleine poitrine, et criant hallali de toute la force de ses poumons. Ces divertissemens carnavalesques eurent un terme pourtant, et, après avoir dansé, crié, couru, Ladislas songea qu’il était temps de dormir. Alors seulement cette pensée lui vint, qu’il avait donné sa chambre, et qu’il n’avait pas un oreiller où reposer sa tête.

En elle-même, cette pensée n’avait rien de fort inquiétant pour lui, mais elle ramena dans son imagination le souvenir, un instant oublié, de la belle Polonaise. Cette douce et piquante image lui fit regretter ce qu’il venait de faire ; elle le rendit confus, elle lui donna presque un remords. Las du bruit, ramené à de plus délicates idées, à de plus mystérieuses jouissances, il s’éloigna de la foule, et se prit à errer seul et rêveur. La nuit était pure, étoilée, mais sans lune. Au loin, une molle brise pleurait dans la grande forêt silencieuse ; la vaste pelouse, si animée quelques instans auparavant, était déserte à cette heure. On entendait seulement dans le lointain les cris de joie des plus intrépides viveurs et la chanson des promeneurs attardés. L’œil pensif, l’esprit distrait, le cigare à la bouche, Ladislas marchait à pas lents et s’avançait au hasard. Sa bête le ramena, presque à son insu, vers le petit jardin servant d’entrée à la maison qu’il avait habitée et qui renfermait la dame de ses pensées. Arrivé en face de la grille, il s’aperçut que son ancienne chambre était encore éclairée, que la croisée en était ouverte, et bientôt une ombre dont la sveltesse le fit tressaillir lui prouva, en traversant ce petit centre lumineux, que là non plus le sommeil n’avait pas encore pénétré. Caché dans l’ombre et par la grille, l’œil tendu, l’oreille au guet, pouvant tout voir sans être vu, Ladislas se trouvait dans une situation qui d’ordinaire éveille la curiosité des plus indifférens ; la sienne, comme on pense, n’avait pas besoin d’être excitée, et je laisse à deviner combien son attention fut intense bientôt et son immobilité complète. La silhouette qu’il avait entrevue était bien celle de la jeune Polonaise. De moment en moment, la belle inconnue se montrait, traversant l’appartement éclairé. C’était donc sa chambre qu’elle habitait ! Une dernière fois elle apparut, couverte d’un long châle, sans doute le fameux châle vert, et elle vint s’accouder sur le petit balcon formé par la saillie de la croisée. Elle y resta long-temps, les bras croisés, la tête pensive, regardant les étoiles, respirant l’air embaumé de la nuit. C’est bien elle ! se dit Ladislas, c’est bien elle ! Cette chimère que j’ai poursuivie si long-temps, la voici réalisée, enfermée dans ma chambre, accoudée à ma propre fenêtre, rêvant… qui sait ? rêvant à moi peut-être, à moi qui suis à vingt pas d’elle, à moi que tout encourage, la nuit, le silence, le mystère. — Ce baiser si audacieusement obtenu, l’émotion réciproque qu’il avait causée, la singularité de toute cette aventure, la beauté de la jeune femme, le parfum enivrant de ses cheveux qu’il croyait respirer encore, tous ces souvenirs revinrent à son esprit et firent battre son cœur. Puisque le sort en était jeté, pourquoi ne poursuivrait-il pas sa chance ? Pourquoi, jeunes tous deux, tous deux livrés en ce moment à la même pensée, séparés par quelques pas à peine, ne reprendraient-ils point, à la faveur de la nuit, la conversation trop rapidement interrompue ? Il fallait au moins le tenter. La crainte d’épouvanter l’ombre rêveuse du balcon, et de la faire disparaître en l’épouvantant, retenait seule notre amoureux. Si je pénètre dans le jardin, pensait-il, et si je me fais reconnaître, elle fermera sa croisée et disparaîtra sans doute. D’un autre côté, si je ne dis rien, si je quitte sans me montrer, sans mot dire, la place où je suis, si je m’en vais aussi discrètement que je suis venu, qu’y gagnerai-je ? — Le résultat était le même à peu près, et il y avait avantage encore à tenter la fortune. Il prit un grand parti. Appuyant le doigt sur le loquet de la porte grillée qui se trouvait auprès de lui, il l’ouvrit et entra dans le jardin à pas de loup. Arrivé presque au-dessous du balcon sans avoir été positivement reconnu :

— Comment va ce soir Mme  de Mortemer ? dit-il tout à coup à demi-voix ?

Interdite en reconnaissant Ladislas, au fond plus surprise que mécontente de son infatigable persévérance, inquiète surtout du caractère mystérieux de cette entrevue nouvelle et si peu prévue, la blonde rêveuse recula d’un pas sans rien dire ; puis, songeant sans doute qu’en gardant le silence à propos d’une question si naturelle, elle témoignait plus de crainte qu’il n’était prudent d’en montrer, elle posa une main sur l’espagnolette de la fenêtre qu’elle ferma à demi, et répondit d’une voix assez calme que son amie allait mieux.

— Si j’en crois vos prévisions, continua Ladislas, il n’y aura donc que moi seul de malade demain matin ; car, vous l’avez dit, au bout d’une nuit passée dehors, on peut fort bien trouver la fièvre.

— Ne vous moquez pas de moi, reprit l’interlocutrice, qui, mesurant du regard la dislance qui la séparait du jardin, commençait à se rassurer, ne vous moquez pas de moi, vous ne me ferez pas croire que vous ne puissiez aller coucher quelque part.

— Quelque part ! Madame, je n’y vais jamais.

Feignant de ne pas comprendre cette boutade, la jeune femme déclara qu’elle allait prévenir M. de Mortemer, et qu’il leur serait facile de laisser une des chambres à la disposition de leur ancien propriétaire.

— Je vous conseille de prévenir M. de Mortemer : il me croit à la chasse à six lieues de Chantilly. En apprenant que je suis au contraire ici, à cette heure de la nuit, causant avec vous sous ce balcon, il sera sûrement fort charmé et très édifié. Il ne manquerait plus que cela, ajouta tout bas Ladislas ; si le vieux pandour me surprenait ici roucoulant à l’espagnole, Dieu sait si notre comédie ne tournerait pas au drame !

À peine avait-il pensé ces choses, et son interlocutrice ne lui avait pas encore répondu, que la clé tourna bruyamment dans la serrure, et la porte de la maison s’entr’ouvrit. Ladislas s’effaça rapidement contre la treille qui couvrait le mur. Une servante parut, qui portait à la main un fallot. Elle referma la porte à double tour, se dirigea d’un pas rapide vers la porte de la grille, sortit, donna deux tours de clé à cette seconde porte, et, longeant la pelouse, disparut bientôt.

— Je suis pris ! se dit Ladislas, et cette sotte créature qui, faute de chambre, va coucher je ne sais où, son ouvrage fini, me coupe la retraite. Il faut que je passe la nuit dans le jardin ou que le diable m’emporte ! — Après cette alerte, quand il leva les yeux vers le balcon, il s’aperçut que la croisée s’était silencieusement refermée. Vous avez eu peur, madame, se dit-il encore, donc votre pensée était coupable. Cette supposition de la complicité mentale de sa belle ennemie à un degré quelconque le fit sourire. Après être resté un moment immobile entre les feuilles sombres de la treille et s’être assuré que le plus profond silence régnait de nouveau dans l’intérieur de la maison comme au dehors, il quitta sa cachette. Si la silhouette élégante ne se montrait plus à la croisée, la lumière du moins n’était pas éteinte, et la chambre continuait d’être éclairée. Ladislas ramassa dans l’allée des grains de sable et s’appliqua à les lancer contre les vitres illuminées. Bien qu’à deux reprises il eût entendu le choc argentin de ses petits projectiles rencontrant leur but, rien ne se montrait. Il renouvela, sans se lasser, son expérience ; à la fin pourtant, l’ombre parut, et la fenêtre se rouvrit sans bruit.

— Vous êtes fou ou méchant, monsieur, dit une voix moitié émue et moitié grondeuse ; quand vous aurez brisé ces vitres et réveillé toute la maison, qu’aurez-vous gagné ?

— Permettez, madame, si vous aviez ouvert au premier grain de sable, le second ne vous aurait point impatientée. C’est bien le moins qu’on dédommage par la conversation un pauvre diable de prisonnier comme moi. La situation où je suis, grâce à cette maritorne, est fâcheuse, et plus fâcheuse pour vous que pour moi. Il faut bien aviser aux moyens de s’en tirer. Entre ces grilles, je suis exactement comme un oiseau dans un trébuchet, et à l’ouverture de la cage ; demain matin, on ne laissera pas d’être surpris de m’y trouver.

— Votre conduite est ridicule, interrompit l’interlocutrice avec des larmes dans la voix, vous me perdez de gaieté de cœur ; c’est une infamie, monsieur.

— Ce n’est pas le moment de se désoler, madame ; ce qui est fait est fait. Il y a moyen encore de réparer mon étourderie, et ce moyen, si j’osais vous le proposer…

— Parlez, quel est ce moyen ?

— Vous vous fâcherez, madame, et je n’ose vous le dire.

— La discrétion vous prend un peu tard, monsieur.

— Ce moyen est fort simple, et le voici. La mansarde où couchait mon domestique est restée vacante ; je puis la gagner et m’y cacher jusqu’au jour, après quoi je m’échapperai sans peine.

— Et comment entrer, puisque la porte est fermée ?

— C’est là que mon moyen se place. Je suis fort leste, madame, et cette treille peut me servir d’échelle ; si vous voulez me permettre de monter jusqu’à votre fenêtre et de traverser votre chambre, je gagnerai le corridor et la mansarde en question.

— Si vous êtes si agile, monsieur, il est un moyen plus simple encore ; que n’escaladez-vous la grille ? Les barreaux peuvent vous servir d’échelle aussi, et vous gagnerez les champs.

— Vous êtes bien bonne, madame, et vous ne pensez pas aux pointes de ces barreaux. Je n’ai pas de goût pour le pal, et, si demain on me trouvait embroché vis-à-vis de vos fenêtres, vous ne seriez pas très avancée, ni moi non plus.

La discussion se prolongea quelques momens encore. La jeune femme refusait absolument ce singulier droit de transit. Ladislas, de son côté, déclarait qu’il ne franchirait pas la grille. Eh bien ! vous coucherez dans le jardin, disait-on d’en haut. Soit, répondait-on en bas ; et demain, quand on me demandera ce que j’ai pu faire toute la nuit dans ce parterre, je répondrai que j’ai la passion des dahlias et l’habitude de les cultiver pendant la nuit. De guerre lasse, ne sachant plus que répondre, comprenant que cette discussion devait avoir un terme, que M. de Mortemer ne pouvait être appelé, que Ladislas ne devait pas rester dans le jardin, qu’il était fort capable d’ailleurs de monter malgré elle, la tête perdue d’inquiétudes, la jeune femme consentit, avec beaucoup d’embarras, à accorder le passage, à condition, bien entendu, qu’elle quitterait la chambre et qu’elle se retirerait chez son amie, sous prétexte de lui demander de ses nouvelles pendant le temps nécessaire à cette escalade fort ridicule, à son avis. À peine ces conditions consenties, Ladislas empoigna le treillis et se hissa avec une telle rapidité vers la fenêtre, d’ailleurs peu élevée, que la jeune femme, effarée, n’eut que le temps de sortir à la hâte, emportant la lumière. Comme elle fermait la porte, il enjambait le balcon et entrait triomphalement par la croisée.

Arrivé dans cette chambre si convoitée, notre amoureux n’avait aucune hâte de sortir. Il s’avança à tâtons et rencontra la cheminée. Sur cette cheminée, ses doigts touchèrent une boîte d’allumettes ; il la mit à tout hasard dans sa poche. Le plus brave est ému dans une pareille situation. Marchant avec précaution, redoutant le craquement du parquet, retenant son haleine, Ladislas écoutait à chaque pas avec anxiété ; il n’entendait que les battemens précipités de son cœur. Tout à coup il se heurta contre un meuble, et une chaise roula bruyamment sur le plancher. Il lui sembla que la maison entière avait retenti. Les poings fermés, les yeux fixes, les oreilles tendues et comme dressées, il écouta. Le bruit d’un pas rapide se fit entendre dans le corridor ; ce n’était point la démarche légère d’une femme qui venait… Il n’y avait point un instant à perdre. Il gagna la cheminée, tira brusquement à lui le devant de papier peint qui la cachait pendant la belle saison, se glissa dans l’entrebâillement et se blottit de son mieux entre les deux chenets. Les pas s’étaient éloignés, personne n’entra, et le silence se fit de nouveau. — Cœur de lièvre ! se dit Ladislas, quelle peur j’ai eue ! Puis il se prit à réfléchir que sa cachette, en définitive, était excellente ; il pouvait s’y accroupir passablement ; c’était un affût comme un autre ; si la jeune femme ne revenait pas, il en serait quitte pour passer la nuit dans sa chambre habituelle ; si elle revenait, au contraire, trouvant l’appartement vide, ne se méfiant de rien, elle reprendrait courage… et le monstre, madame, se mit à rire.

Cela bien arrêté, Ladislas disposa les deux chenets de façon à s’en faire un siége ; puis, songeant que, pour observer, il fallait, avant tout, y voir clair, il eut l’idée de pratiquer dans le devant de cheminée une manière de judas, d’œil-de-bœuf, un trou pareil enfin à celui qui permet aux acteurs de lorgner la salle à travers le rideau baissé. Une des allumettes dont il s’était emparé lui servit de tarière ; il l’enfonça dans la toile, creva le papier, puis il attendit. Il attendit long-temps, si long-temps que sa patience s’en lassait. — Me fera-t-elle jouer toute la nuit ce rôle de ramoneur ? murmurait-il, ou va-t-elle m’envoyer ici le vieux grognard ? — Cette alternative, qui se présentait pour la première fois à son esprit, le fit tressaillir ; son imagination improvisa sur-le-champ la scène qui pourrait s’ensuivre : il se vit rampant honteusement hors de cette cheminée et répondant mal aux paroles sévères de l’officier. Heureusement, au bout d’une demi-heure à peu près, un frôlement attira son œil au petit trou ; il vit la porte s’entr’ouvrir sans bruit, une tête s’avança prudemment au-dessous d’une main armée d’une lumière, et regarda avec curiosité dans la chambre : c’était la jeune Polonaise. Après cet examen préalable, elle entra sur la pointe du pied et fit deux pas, élevant, pour mieux voir, le chandelier qu’elle portait. Ladislas, tout yeux et tout oreilles, retint sa respiration. Ne voyant rien d’inquiétant, la jeune femme avança vers la croisée. Elle rencontra la chaise renversée, la considéra un instant, se prit à sourire et regarda encore autour d’elle, puis elle vint déposer la bougie sur la cheminée. Ladislas sentit contre son œil le vent de sa robe de soie. Elle alla vers la fenêtre ensuite, observa long-temps le petit jardin, son allée, sa treille, ses massifs de fleurs ; enfin elle ferma la croisée, puis, revenant à la porte d’entrée, elle donna rapidement deux tours de clé à la serrure. Ces préparatifs de défense terminés, la jeune femme ôta son châle, et, toute souriante, vint à la cheminée dénouer ses longs cheveux. — Nous y voilà ! se dit notre amoureux, tremblant d’émotion ; la porte est close, mais le loup est dans la bergerie.

V.

Une semaine plus tard, Ladislas, revenu à Paris, se promenait à grands pas, d’un air fort agité, dans le logement de garçon dont nous avons parlé au début de ce récit. Il semblait en proie à la plus violente colère, et vraiment on se fâcherait à moins. Figurez-vous, madame, que, trois jours après son retour de Chantilly (car il lui avait paru convenable d’imposer trois jours de patience à son empressement), il s’était rendu, le cœur débordant, chez Mme  de Mortemer, et qu’avait-il appris ? Il avait appris que M. et Mme  de Mortemer, appelés par des affaires très importantes, étaient partis la veille au soir pour la Pologne. Cela était un malheur supportable ; mais ce qui était affreux, c’est que la jeune Polonaise, dont il apprit le nom alors, était du voyage. Elle avait quitté Paris avec eux. — Partie ! murmura-t-il, partie sans un mot, sans un souvenir ; c’est une abomination ! — Au dire du concierge, la blonde amie de Mme  de Mortemer se nommait la comtesse Czernavoska, ou à peu près, car il ne se piquait pas de prononcer aisément les langues étrangères, et, selon lui, tous les noms polonais ressemblaient à un éternuement. Ce nom de Czernavoska, estropié sans doute, n’apprenait rien à Ladislas. Il consulta vainement ses souvenirs, il interrogea inutilement, en l’absence de la haute société polonaise, qui l’aurait sans doute mieux renseigné, quelques habitués du club de la rue Godot : ce nom, fort connu d’ailleurs et porté par beaucoup de personnes, n’en désignait aucune d’une façon précise. Demandez en France si l’on connaît M. Dupont, on vous répondra : Lequel ? Il y en a mille. Au reste, le nom n’importait guère ; elle était partie, partie pour la Pologne, pour le seul coin de terre où Ladislas, qui était banni, ne pouvait la suivre. Partie à l’improviste ! c’était une coquette ; moins que cela encore, c’était aussi une petite sotte. Heureusement on pouvait aisément se passer de la revoir et l’oublier plus aisément encore. Voilà ce que Ladislas disait ; mais, en pensant qu’il fallait oublier, il se souvenait. Il se souvenait si bien, qu’une semaine après, il était furieux comme le premier jour. Jusqu’à ce moment, il avait espéré, au fond du cœur, qu’il lui tomberait du ciel quelque consolation, c’est-à-dire qu’un billet lui arriverait de Pologne. Rien ne vint ; la poste, pas plus que le ciel, ne secourut son infortune, et son imagination, excitée par ce dénoûment imprévu, se mit à chanter un long duo avec sa vanité blessée. Les heures passaient cependant. Ladislas attendit trois jours encore, puis une semaine ; enfin, n’y tenant plus, ennuyé de Paris, las des aventures, honteux d’attendre, il résolut de secouer sa tristesse. Un soir, il monta dans la malle-poste de Bordeaux et partit pour les Pyrénées.

La poussière des grandes routes a été de tout temps considérée comme un des plus puissans dérivatifs des peines du cœur. En arrivant à Cauterets, Ladislas n’était cependant pas guéri. Il pensait beaucoup encore à son infidèle, et dans ce souvenir son esprit trouvait un texte inépuisable de réflexions fort diverses. Tantôt, dans ses heures de mécontentement, il jugeait avec sévérité sa belle compatriote ; tantôt, au contraire, il se sentait porté à l’indulgence. En définitive, qu’aurait-elle pu faire ? Il n’était pas si injuste que de ne pas admettre telles situations et telles organisations qui font à la vertu un rôle difficile. En définitive, elle était adorable, et il faut que le cœur de l’homme soit un composé bien bizarre pour qu’il aille chercher toujours des causes de dédain là où il ne devrait trouver que la reconnaissance. La saison des eaux tirait à sa fin, et les fraîcheurs de l’automne chassaient les baigneurs des montagnes. Parmi les plus intrépides hôtes de Cauterets se trouvaient, comme à l’ordinaire, une quantité de jeunes Espagnols. Ladislas les suivit à Madrid. Il passa trois mois en Espagne. Quand il revint à Paris, le souvenir de son aventure de Chantilly s’était fort éloigné. Il y songeait à peine comme à un rêve lointain.

Il arriva par une de ces soirées de décembre si brumeuses, si désagréables à Paris, surtout pour qui revient des pays du soleil. Le froid vous pénètre, le brouillard vous aveugle, l’air empeste. Il retrouva son appartement sombre et glacé. Il y régnait une insupportable odeur de renfermé. Sur le parquet étaient épars divers objets qu’il avait jetés à la hâte, trois mois auparavant, en faisant ses préparatifs de départ. Je ne sache rien de plus triste que ce désordre qui vous reporte tout d’un coup à un instant oublié de votre vie. Pendant votre absence, le temps a jeté sa poussière sur ces souvenirs du passé. Depuis votre départ, votre vie s’est dépensée ailleurs, et vos heures se sont enfuies comme le jour vers lequel vous revenez. Il semble que dans votre existence se trouve une lacune, et que vous la repreniez au moment éloigné qui se représente à vous. Ladislas, attristé, ouvrit sa croisée. Son bel acacia avait perdu son vert feuillage, il avait l’aspect de la mort. Les moineaux, qui ne trouvaient plus d’abri dans ses branches, se réfugiaient par volées dans les trous des murailles ; les merles avaient disparu. Hélas ! tout cela ne ressemblait guère à cette tiède matinée d’été où il s’était réveillé si joyeux, et le châle vert revint à sa mémoire. Ladislas pensa à toutes ces choses, puis il songea encore que ce jour-là était un lundi, et que le lundi était le jour de réception de la princesse A…, une de ses plus célèbres compatriotes. Il était reçu comme un fils dans cette maison ; il résolut d’y aller le soir même pour apprendre un peu les nouvelles de Paris et secouer sa tristesse. La princesse donnait un petit bal ; on arrivait donc plus tard que de coutume, c’est l’usage à Paris. En entrant dans le salon, Ladislas y trouva seulement les vieux habitués de la maison qui le reçurent avec empressement. Après l’avoir questionné sur son voyage, on l’entraîna à une table de whist. Peu à peu, le monde arriva. Les joueurs se réfugièrent dans un petit boudoir, et ils entendirent sans sourciller les quadrilles retentir dans le salon voisin. Ladislas n’était pas d’humeur dansante ; il resta fidèle aux cartes, à la grande satisfaction des têtes grises auxquelles il servait de quatrième.

Depuis une heure, il était absorbé par les rois de trèfle et les atouts, lorsque, levant par hasard les yeux, il vit se refléter dans une glace placée en face de lui les têtes de deux jeunes femmes qui passaient en riant. Un moment elles s’arrêtèrent, et la glace renvoya au cœur de notre ami un regard qui le fit bondir sur sa chaise. Il avait reconnu les beaux yeux noirs !

— Vous êtes fou, Ladislas, s’écria un des joueurs, c’est une renonce.

— Maudit trèfle ! murmura Ladislas ; je vous demande bien pardon.

Il n’y pouvait plus tenir. Confiant son jeu à un des spectateurs, il se leva en toute hâte. Arrivé à la porte du salon, il jeta un regard rapide sur les banquettes, et reconnut bientôt celle qu’il cherchait. Assise en face de lui, la dame aux yeux noirs regardait d’un autre côté. Il la considéra attentivement, se frotta les yeux, il l’examina encore ; c’était bien elle !

Dans sa toilette de bal, elle était plus charmante que jamais : des violettes étaient mêlées à ses beaux cheveux ; ses yeux et son teint avaient, à la lumière, un éclat surprenant, et l’harmonieux contour de ses épaules prêtait à sa figure une grâce nouvelle.

— Monsieur, dit Ladislas à son voisin, qui se trouvait être un dandy de sa connaissance, pourriez-vous me dire quelle est cette jolie femme blonde avec des yeux noirs ?

— Vous devez la connaître mieux que moi, répondit le dandy, car elle est, je crois, Polonaise.

— Elle est bien réellement Polonaise ? reprit Ladislas intrigué au dernier point.

— Bien réellement, à ce qu’on assure, dit en souriant l’interlocuteur surpris.

— Comment se nomme-t-elle ?

— Dame ! un nom en ka. Il faut s’étrangler tout exprès avec une arête de poisson pour le prononcer, soit dit sans offenser la Pologne. Je sais seulement qu’elle est comtesse, qu’elle est fort jolie, et qu’elle est veuve.

— Elle est veuve ! Comment se fait-il qu’elle soit veuve si jeune ?

— C’est qu’apparemment elle aura perdu son mari de bonne heure.

— Vous avez raison, dit Ladislas.

La jeune femme, sans deviner l’entretien dont elle était l’objet, causait gaiement avec sa voisine. Notre amoureux chercha la maîtresse de la maison.

— Faites-moi le plaisir de me dire, lui demanda-t-il, quelle est cette ravissante jeune femme ?

— Mon cher Ladislas, venez-vous de la lune ? répondit la princesse.

— J’arrive de Madrid, c’est tout un.

— Si vous n’aviez pas si long-temps vécu avec les taureaux, vous sauriez qu’il n’est question à Paris que de cette belle comtesse Czernavoska.

— Elle est donc réellement Polonaise ?

— Et que voulez-vous donc qu’elle soit ? reprit la princesse en riant. Mais, continua-t-elle comme frappée d’une idée subite, vous la connaissez mieux que personne.

— Moi !

— Vous ; faites donc l’étonné !

— Je vous jure….

— Ne jurez rien. Le château de votre père est voisin de Tupia ?

— Sans doute.

— Vous avez été élevé avec les enfans du comte Pateski ?

— Eh bien ?

— Eh bien, la comtesse Czernavoska, c’est Caroline Pateska.

— Caroline Pateska ! s’écria Ladislas stupéfait.

— Caroline Pateska, dit la princesse. Comme elle est devenue belle ! Elle avait dix ans à peine quand vous avez quitté la Pologne, et il y a quinze mortelles années de cela.

— Et vous dites qu’elle est veuve ?

— Je pourrais au moins vous le dire. Elle avait épousé, il y a cinq ans, ce pauvre Czernavoski, qui s’est tué à la chasse quinze jours après son mariage ; mais vous avez appris ce mariage et cette mort ?

— C’est vrai, dit Ladislas, retrouvant ses souvenirs.

— Eh bien ! j’ajoute en confidence, — tout-à-fait entre nous, — qu’elle se remarie.

— Elle se remarie ! s’écria Ladislas.

— Et pourquoi pas ? Voulez-vous qu’avec ses vingt-cinq ans et ces yeux-là elle reste éternellement veuve ? Elle se marie dans un mois à Berlin, et elle est venue, je crois, à Paris pour de grandes affaires de corbeille. Elle épouse le frère d’une de ses amies, qui a épousé elle-même un officier français, Mme  de Mortemer.

Mme  de Mortemer !

— Vous la connaissez ?

— Je l’ai rencontrée.

— Maintenant que vous voilà bien renseigné, venez, que je vous fasse renouer connaissance avec ma belle comtesse.

La princesse passa son bras sous celui de Ladislas, qui obéit, tremblant d’émotion, à l’impulsion qui lui était donnée. En voyant venir vers elle la princesse et le jeune homme qu’elle reconnut tout à coup, la belle comtesse pâlit extrêmement ; ses yeux se dilatèrent, un tressaillement nerveux l’agita tout entière.

— J’espère, ma chère comtesse, que vous aurez meilleure mémoire que ce jeune homme, dit la princesse, et que vous le reconnaîtrez, lui qui persiste à ne pas vous reconnaître.

— Moi ! madame, balbutia la jeune femme, qui devint tout d’un coup rouge comme une grenade.

— Voyons, cherchez bien… N’avez-vous aucun souvenir de ce visage ? La jeune femme, interdite, jeta sur la princesse un regard suppliant.

— C’est fort mal à vous, chère belle, d’oublier ainsi vos amis, continua l’impitoyable maîtresse de maison, et les plus vaillans défenseurs de notre pauvre pays.

— Monsieur est Polonais ? hasarda en tremblant la jeune femme.

— Complètement Polonais. Vous voilà sur la voie, j’espère ? Allons, devinez… Mon pauvre Ladislas, vous êtes oublié, bien oublié ; et vous, chère comtesse, vous n’avez pas la mémoire du cœur. Un ami qu’on a tant aimé, on doit toujours le reconnaître, car vous lui avez dit tu et toi à ce beau jeune homme.

— En vérité, princesse ?…. murmura la malheureuse jeune femme, tour à tour blanche comme le marbre et rouge comme le feu.

— Vous voilà bien intriguée…. Allons, puisque vous ne devinez pas, permettez-moi de présenter à Caroline Pateska Ladislas Vaneski.

— Ladislas Vaneski ! répéta la jeune femme avec stupeur.

Notre ami s’inclina. Tous les deux se regardèrent avec un embarras pareil. La princesse s’éloigna et les laissa vis-à-vis l’un de l’autre.

Ladislas s’était distingué dans la guerre de Pologne ; quoique fort jeune alors, il avait affronté mille fois les batteries russes : il ne s’était jamais trouvé dans une situation plus terrible. La jeune femme tremblait, se mourait de crainte. Il en eut pitié.

— Je suis seul coupable, madame, dit-il en s’asseyant auprès d’elle et en essayant de sourire. Vous étiez si enfant quand je vous ai quittée ! Il est tout simple que vous m’ayez oublié ; moi, j’aurais dû vous reconnaître, et pourtant voici quinze ans au moins que je ne vous avais vue, ajouta-t-il en accentuant légèrement ses paroles, et vous êtes métamorphosée.

La belle comtesse ne répondit pas ; mais il jaillit de ses yeux un regard si doux, si humide, si reconnaissant, que Ladislas se trouva récompensé de sa générosité. En même temps, elle lui tendit la main. Il ôta rapidement son gant et pressa dans sa main nue la main dégantée de la jeune femme.

— Depuis combien de temps êtes-vous à Paris ? continua-t-il, ne sachant trop que dire.

— J’y suis arrivée il y a six mois, répondit-elle.

— Six mois ! et je ne l’ai pas su !

— Oh ! reprit la jeune comtesse en rougissant, je n’ai vu personne et je suis restée peu de temps à Paris. J’étais venue avec une amie de pension que des affaires ont rappelée en Prusse ; il y a un mois, je suis repartie de Berlin avec elle.

— Il y a un mois ! et j’avais la sottise de courir en Espagne !

— En Espagne ? répéta la jeune femme en souriant à demi.

Le premier embarras surmonté, Ladislas se sentit gagné par un trouble d’une autre nature. Les yeux de velours de la belle comtesse faisaient comme autrefois battre son cœur ; un souvenir charmant le faisait tressaillir. Il était comme enivré par le parfum du gros bouquet de violettes de Parme que tenait cette petite main qu’il venait de presser. Ne suis-je pas un triple sot, pensa-t-il, de laisser prendre à notre conversation cette ridicule tournure ? Elle-même ne me trouve-t-elle pas stupide en me voyant faire ainsi le don Quichotte ? Qui me commande de renoncer à un bonheur auquel j’ai quelque droit, ce me semble ? Il hésita un instant. La jeune comtesse, comme si elle eût deviné sa pensée dans son regard, le ramena au présent tout d’un coup avec ce tact si fin qui n’appartient qu’aux femmes. La conversation avait eu lieu jusqu’alors en français ; elle lui adressa brusquement la parole en polonais. Ladislas comprit la délicatesse de cet avertissement. L’idiome national le ramena au pays, au temps passé. Ils parlèrent de leur enfance, de leurs jeux d’autrefois ; ils se rappelèrent l’un à l’autre des souvenirs presque effacés ; ils se contèrent comment leur vie s’était écoulée durant les quinze années de séparation. Une heure se passa ainsi ; mais, ramené à la situation présente par le cours même de la conversation, Ladislas sentit renaître en lui la pensée séduisante qui couvait dans son imagination. L’idée du mariage prochain de la jeune comtesse apparut en même temps à sa mémoire, et le serpent de la jalousie le mordit au cœur. Au diable les élégies ! pensa-t-il ; Joseph et Hippolyte étaient des roués à côté de moi. Il regarda fixement la jeune femme, et il allait parler quand un accord bruyant du piano lui coupa la parole ; une des valses les plus entraînantes de Strauss retentit à grand renfort de cornet à piston.

— Voulez-vous valser ? demanda tout d’un coup la jeune comtesse en se levant avec cette grâce qui la distinguait ; vous vous souvenez que nous avons appris ensemble.

Bientôt, tournoyant tous les deux, ils se perdirent dans le tourbillon des valseurs. Quelles que fussent les sensations de Ladislas en sentant contre son visage les cheveux parfumés qui l’effleuraient et dans ses bras cette taille souple et divine, il resta insensible en apparence. Si leurs mains se serrèrent un peu plus qu’il n’était nécessaire, il n’y eut dans cette pression rien qui pût déterminer une intention formelle, et si, après la valse, le visage de la jeune femme était pourpre, on pouvait l’attribuer à la rapidité du mouvement.

— Adieu, lui dit-elle en retournant à sa place ; je suis fatiguée, je vais partir. — Il l’accompagna jusqu’à l’antichambre.

— Vous reverrai-je ? demanda Ladislas.

— Je pars, je quitte Paris pour toujours, répondit-elle en rougissant.

— Faut-il donc vous oublier ?

— Non, dit-elle, gardez-moi une place dans le coin le plus secret de votre cœur, Ladislas, — et ce nom qu’elle prononçait pour la première fois avait dans sa bouche une douceur infinie ; — je la mérite, ajouta-t-elle en levant vers lui ses beaux yeux humides.

— La voiture de Mme  la comtesse Czernavoska ! cria à haute voix un valet de pied.

La belle comtesse, sans rien ajouter, tendit la main à Ladislas, qui la pressa tendrement dans les siennes. Ils mirent de part et d’autre tant d’effusion dans cette étreinte, que c’était presqu’un baiser. La jeune femme sortit rapidement, et notre amoureux resta pensif un instant, les yeux fixés sur la porte qui venait de se refermer. Il apprit le surlendemain que la comtesse Czernavoska était partie pour Berlin. Il ne l’a jamais revue.

Je veux dire, madame, qu’il ne l’a point revue à Paris. Notre ami est maintenant en Pologne. A-t-il retrouvé sa vision ? Je ne sais ; et, s’il l’a retrouvée, que se sera-t-il passé ? Je l’ignore absolument.

Alexis de Valon.