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Le Château de la Belle au Bois dormant/17

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Calmann-Lévy (p. 267-304).

LES PAGODES D’OR

En mer, l’extrême matin, dans les brumes de l’Iraouaddy, devant les bouches du grand fleuve, au milieu du tourbillon des goélands et des mouettes.

Partis depuis trois jours de Calcutta, nous devons être à toucher la terre de Birmanie, dont rien pourtant ne se devine encore. L’eau, si bleue la veille, quand nous traversions le golfe de Bengale, est devenue blonde et n’a plus de contours, sous cette bruine couleur de perle qui tout de suite se confond avec elle. Le lever du jour n’éclaire pour nous qu’un monde inconsistant, qui n’a pas de limites apparentes, mais qui, cependant, n’est pas le vide ; un monde de vapeurs chaudes, saturées de germes.

Innombrables, s’agitent les goélands et les mouettes. Des cris, des battements de plumes. Blanches ou teintées de gris, des milliers, des milliers d’ailes encombrent l’étendue imprécise ; des ailes nerveuses, rapides, cinglantes, qui fouettent l’air épais avec des bruits d’éventail ; la vie intense des oiseaux pêcheurs nous enveloppe, dans cette buée, pour nous à peine respirable, que le grand fleuve exhale toujours sur la fin des nuits.

Midi. Comme au théâtre un rideau se lève, la brume en une minute se détache des choses terrestres ; elle monte et se dissout dans le ciel, c’est fini. Un soleil torride, soudainement dévoilé, fait luire autour de nous des eaux jaunâtres. De tous côtés apparaissent des côtes basses, à demi noyées, dirait-on, et que recouvre un tapis d’humides verdures. Et, dans le lointain de ce pays plat, au fond de ces plaines trop vertes où rien d’humain ne se dessine, quelque chose d’unique arrête et déroute les yeux ; on croirait une grande cloche d’or, surmontée d’un manche d’or… C’est bien de l’or, à n’en point douter : cela brille d’un éclat si fin ! Mais c’est tellement loin qu’il faut que ce soit gigantesque ; cela excède toutes les proportions connues ; avec cette forme étrange, qu’est-ce que cela peut être ?

C’est la pagode pour laquelle j’ai entrepris ce long pèlerinage, la plus sainte des pagodes de Birmanie, qui contient des reliques des cinq Bouddhas, et trois cheveux de Gaudama, le dernier venu des cinq. Elle est millénaire ; depuis les vieux temps, les fidèles y accourent de tous les points de l’Asie, apportant des richesses et de l’or, de l’or surtout, des plaques et des feuilles d’or, pour épaissir cette couche magnifique dont sa grande tour est revêtue et qui miroite là-bas sous ce soleil. Et il y a des siècles qu’elle brille ainsi, la pagode, toujours pareille à elle-même ; malgré tant de modernes bouleversements qui, paraît-il, ont eu lieu à ses pieds, dans la ville de Rangoun, son premier aspect au loin est demeuré inchangeable ; pendant tout notre moyen âge, les pèlerins sans nombre, que lui amenaient de la Chine ou de l’Inde les somptueux et bizarres navires, l’apercevaient, sur l’horizon et au soleil de ces temps-là, telle que je la vois en ce moment : cloche d’or, comme posée au milieu de cette étendue d’éternelle verdure.



Donc, la ville où nous allons aborder, c’est Rangoun, et très vite elle s’approche, — tandis que cette cloche d’or là-bas s’obstine à rester invraisemblable et lointaine.

Oh ! la stupéfiante laideur de ce qui nous apparaît ! Aux rives jadis édéniques de l’Iraouaddy, les nouveaux conquérants ont vomi des ferrailles, de la houille, des hauts-fourneaux qui empestent l’air ; car c’est ici, hélas ! à Rangoun, que la grande pieuvre appelée « Civilisation d’Occident » est venue appliquer sa principale ventouse pour tirer à soi les richesses et les forces vives de la Birmanie. Cinq ou six kilomètres de toits en zinc, de hangars en briques, de cargo-boats amarrés à la file contre les berges. Et les pauvres belles pagodes d’autrefois — pas l’inaccessible, là-bas, mais quantité d’autres qui s’étaient élevées confiantes au bord du fleuve, — mêlent à présent leurs pointes dorées aux mille tuyaux noirs des usines. Et les pauvres Birmans, associés par force à toute cette récente agitation ouvrière, se démènent, se fatiguent dans le charbon, dans la fumée. Et les pauvres éléphants travaillent aussi, chargent sur leur dos les rails de tramway, les madriers, contribuent pour leur part à ce mouvement général, qui s’appelle « Le Progrès ».

Après les horreurs du quai, les horreurs de la ville. Une Rangoun immense et toute neuve, dotée de squares aux gazons tondus correctement. Le long des rues sans fin, bien tirées au cordeau, s’aligne tout ce qui a pu germer dans des cervelles européennes en délire colonial : temples grecs (stuc et plâtre) où l’on vend de la charcuterie ; manoirs féodaux (zinc et lattis) qui sont des magasins de chaussures ; cathédrales gothiques (brique et fonte) habitées par des brocanteurs chinois ! — Car les Chinois en plus, les Chinois par milliers se sont abattus sur ces pauvres Birmans…

On sait que les Européens, dans ces pays de mortelle chaleur, ne sortent que le soir. Je dois donc attendre le déclin du soleil pour me rendre à cette pagode, aperçue de si loin dès mon arrivée, dans les éblouissements de midi.

Ma voiture fermée n’en finit pas de traverser toute l’horrible ville, toute l’horrible banlieue de brique et de zinc, et, depuis un moment, je me laisse conduire, écœuré, sans plus regarder rien, quand mon cocher hindou m’arrête, s’avance à la portière et me déclare que nous sommes arrivés.

Je prévoyais donc la grande cloche d’or toute proche et surplombante. Non, je ne l’aperçois nulle part. Mais je suis au pied d’une colline aux bords abrupts, comme fortifiée, défendue par un fossé d’enceinte. Or, cette colline est un bois de haute futaie, où les longues palmes et les éventails immenses de la flore équatoriale entremêlent en fouillis leurs puissantes nervures. Et, çà et là, parmi les cimes des arbres, entre leurs grands panaches verts, s’élancent des espèces de clochetons en dentelle d’or, donnant à entendre que ces masses de feuillages abritent des palais féeriques, cachent de très fastueux édifices, d’un art inconnu et exquis.

Par-dessus le large fossé, un seul pont donne accès à ce bocage de la colline sacrée, un pont ascendant qui a des marches comme un escalier. Il aboutit à une porte qui s’ouvre sur de l’ombre, sur de la nuit, comme une bouche de tunnel, mais qui est toute dorée, ciselée, guillochée, autant qu’un joyau. Et, de chaque côté de cette délicate entrée des enchantements, deux monstres en pierre blanchâtre, de quarante pieds de haut, étonnants d’énormité et de massive barbarie, font la garde, accroupis sur leur derrière dans la pose des chiens ; au-dessus de tous les palmiers, de toutes les verdures, de tous les ors, leurs têtes se profilent sur le ciel, gueule ouverte, crocs dégainés dans un rictus qui sent déjà le voisinage de la Chine et de son Dragon Céleste. Sans doute ils ont mission d’avertir les arrivants qu’il n’y aura pas que de la magnificence et de la grâce dans cet éden, mais qu’il y planera aussi du mystère et un peu d’effroi, parce que c’est le domaine des Esprits, c’est l’autel que les hommes de cette contrée ont, suivant leur rêve particulier, élevé à l’Inconnaissable.

Je franchis la belle porte, au couronnement tout hérissé de clochetons d’or, et je m’engouffre dans la montée obscure. On y est surpris par la pénombre ; d’ailleurs, le soir approche et le soleil torride va s’éteindre. On glisse un peu sur les marches, usées, polies par le continuel passage des pèlerins aux pieds nus. Dans ce couloir ascendant, une capiteuse odeur de fleurs imprègne l’air qui est chaud et lourd, qui sent la fièvre et le gardénia, qui a je ne sais quoi de voluptueusement mortel. Des gens montent et descendent, me frôlent sans bruit. Ce sont des Birmans, des vrais, en costume ; à part les pauvres ouvriers des docks, je n’en avais pas encore rencontré en traversant l’affreuse ville d’en bas, qui ne m’avait semblé peuplée que de Chinois et d’Anglais. Et surtout ce sont des Birmanes, les premières que je vois ; dans les lointains du couloir, leurs groupes se détachent en couleurs vives et claires. Je monte, je monte toujours. Des dorures brillent aux poutres ciselées des interminables plafonds. Maintenant, de chaque côté de l’escalier, il y a des marchands de sucreries, de jouets, de statuettes, de fleurs ; tant et tant de fleurs, pour les Bouddhas qui habitent là-haut, des mannes remplies de bouquets qui embaument, des lis, des jasmins, des tubéreuses ; on est troublé par l’excès et le mélange décès parfums dans la chaleur molle du soir.

Oh ! les gentilles et rieuses petites personnes, ces Birmanes, si parées, sous leurs soies de nuances tendres ! Aux épaules, elles ont des écharpes d’impalpable gaze, tantôt rose, tantôt vert d’eau, aurore ou bleu de ciel. Des fleurs naturelles dans les cheveux, toutes, — et souvent le cigare aux lèvres, avec le rire. Figures qui sentent déjà l’Extrême-Asie, je suis forcé de le reconnaître ; rien cependant du regard bridé, ni du profil plat des Japonaises ; mais quand même un peu de race jaune, juste ce qu’il en faut pour retrousser le coin des yeux et donner une câline expression de chatte. Celles qui montent les marches apportent de gros bouquets là-haut en offrande ; celles qui descendent n’ont plus de fleurs qu’à la coiffure : gardénias toujours et roses pompons. L’amusement de les rencontrer me distrait de toutes choses, le long de ce chemin couvert, qui monte aux pagodes.

Je franchis encore des portes dorées que gardent des monstres, et les marches se succèdent dans une croissante pénombre où scintillent les ors des voûtes. Birmans et Birmanes qui ne cessent d’arriver pour l’adoration du soir, achètent en habillant des gâteaux, des bouquets, aux petits étalages qui bordent les escaliers ; ils ont la piété rieuse et légère, au dehors du moins ; au fond de leurs âmes, qui peut savoir ? Ce sont des Aryens, mais très croisés de Chinois, autant dire des êtres pour nous incompréhensibles.

Un marchand veut me vendre des fleurs ; alors des jeunes filles qui redescendaient s’arrêtent pour me faire signe que je dois en offrir, comme les autres, aux Bouddhas habitant là-haut. — Cela ne se refuse pas : oh ! certainement, je veux bien en porter, moi aussi, des fleurs, aux Bouddhas, — même à l’image, au reflet un peu déformé, que leurs grandes âmes de pitié ont pu laisser dans ces cervelles d’Extrême-Asie…

Ces femmes semi-jaunes, par un raffinement de coquetterie un peu décadente, sont jupées comme autrefois chez nous les Merveilleuses ; la soie du pagne qui leur serre les reins semble toujours mesurée trop juste et, pendant la marche, s’entr’ouvre pour laisser passer une jambe nue, très jolie avec sa couleur d’ambre. D’abord j’avais cru à un cas exceptionnel chez une qui se serait habillée trop vite ; non, chez toutes c’est ainsi ; à chaque pas qu’elles font, à chaque mouvement, on prévoit que cela va s’ouvrir trop haut, mais toujours cela s’arrête à point, et les convenances restent sauves. Pour obéir aux jeunes filles, j’ai acheté une gerbe, dont le parfum vraiment me grise un peu, dans ces escaliers trop encombrés, où il fait si chaud, où la foule sent déjà si fort le musc de Chine, le jasmin et la chair.

Enfin, tout à coup, au débouché de la dernière porte, l’air libre, la grande lumière retrouvée, — l’éblouissement des pagodes d’or ! Et, tant c’était chose inimaginable, il y a une minute de stupeur et d’arrêt, avec un imperceptible : « Ah ! » que l’on n’a pu retenir.


Je me souviens d’avoir vu jouer, quand j’étais enfant, une féerie qui développait les aventures de la jeune princesse du pays des Sonnettes, persécutée par de mauvais Enchanteurs. Le premier acte se passait dans la capitale du roi Drelindindin, son père, une ville d’or et de pierreries, où les palais, ajourés comme des dentelles, dardaient de tous côtés vers le ciel bleu d’étourdissants clochetons pointus. Et tout cela, qui était de la toile peinte et du clinquant, avait la prétention de figurer une magnificence telle qu’il n’en pourrait exister nulle part. Mais ce que j’ai ici devant les yeux, — et qui est de l’or vrai, du bronze d’or, des mosaïques de cristal, — dépasse mille fois, en richesse et en extravagance, la conception de ces décorateurs.


L’escalier d’ombre par lequel je viens de monter a joué le rôle des vestibules noirs qui, chez nous, préparent et augmentent l’effet des panoramas. Au sommet de cette colline, je suis dans une sorte de ville, oh ! si étincelante et fantastique, sous le ciel vert du soir où s’effilent des petits nuages couleur de braise rouge et de braise orange ; une ville en or, que le bois de palmiers enveloppait entre ses rideaux de larges éventails et d’immenses plumes. Au milieu, trône cette pyramide d’or, en forme de cloche à long manche, qui ce matin m’était apparue du large, celle qui se voit de si loin, de toutes les vertes plaines par où les pèlerins arrivent ; sa pointe, presque effrayante de monter si haut[1], brille comme du feu au soleil couchant, et sa base, qui s’élargit pour former un cône immense, ressemble à une colline tout en or. De l’or partout ; auprès et au loin, de l’or se détachant sur de l’or. Alentour de cette pyramide centrale, se groupent en cercle une multitude de choses aussi follement dorées et aussi pointues, qui toutes s’amincissent en flèches dans l’air ; on dirait presque, au pied de la colline d’or, des bosquets de longs ifs d’or ; — mais ce sont des pagodes d’un luxe inouï, entièrement brillantes depuis le faîte des clochetons jusqu’au sol ; ou bien, dans de gigantesques vases d’or, ce sont des gerbes de fleurs d’or, des gerbes allongées comme des arbres…

Les Birmans, les Birmanes, en adoration souriante, avec des gardénias plein les mains, font lentement le tour de cet amas de joailleries, par une voie circulaire qui, du côté extérieur, est bordée d’autres pagodes aussi tout en or, et qui est close au-delà, un peu sombrement, par l’épais rideau vert des feuillages, par les grandes palmes et les grands éventails du bois.

Après le saisissement de l’arrivée, l’esprit se heurte à l’inconnu des symboles, — ou bien s’amuse aux bizarreries des architectures, à l’art singulier des détails… Ah ! dans le quartier du milieu, parmi les ifs d’or, il y a des monstres, à demi cachés derrière les frondaisons rigides et, magnifiques : ce sont des sphinx dorés, de taille tout à fait colossale, assis dans la même pose que ceux de l’Égypte et portant très haut, entre les gerbes de fleurs d’or, leur placide visage de femme ; ou bien ce sont des éléphants blancs, agenouillés, montrant çà et là leur énorme dos de pierre ou de marbre, tout caparaçonné d’or… On entend une vague musique très douce, qui paraît venir de partout à la fois et dont l’air est comme imprégné ; — et elle émane de tous ces bouquets en or, dont les tiges s’élancent des grands vases : chacune de leurs fleurs est une sonnette légère, que le moindre souffle agite…

Même là-haut, là-haut en plein ciel, le sommet de la pyramide souveraine est couronné d’une sorte de gigantesque chapeau-chinois, d’où les cloches et les clochettes éoliennes retombent en grappes, en grappes d’or, il va sans dire, et chantent aussi dans l’indéfinissable concert.

Ce qui surtout donne à ces édifices et à leurs flèches un aspect d’orfèvrerie précieuse, ce qui, plus encore que les dorures, jette tant de feux le long des piliers, des couronnements, des frises, c’est une profusion de mosaïques, en cristal de différentes couleurs taillé à facettes comme les pierres fines ; on dirait que tout ruisselle de saphirs, de rubis et d’émeraudes.

Avec la foule soyeuse, je suis conduit à cheminer doucement, par cette rue pavée d’antiques dalles blanches, qui tourne à travers la ville en or. Toutes ces pagodes si miroitantes, aux toitures si éperdument pointues, sont ouvertes et laissent paraître leurs dieux. Sous les voûtes, inimaginables de richesse, entre ces colonnes ciselées avec des patiences chinoises, dans ces intérieurs qui ne sont qu’or et pierreries, on les aperçoit, les Bouddhas, de taille surhumaine, assis en cénacle, à l’abri de parasols brodés et rebordés d’or ; devant eux, des urnes d’or pour les encens qui fument, des vases d’or pour les gardénias et les tubéreuses qu’on leur apporte chaque soir, et des candélabres d’or qui, avant le crépuscule, viennent déjà de s’allumer. Ils sont de deux sortes, les Bouddhas de Birmanie ; les uns en or si poli qu’ils reflètent les mille petites flammes des cires ; les autres en albâtre, blêmes comme des cadavres ; mais tous, gardant les yeux baissés dans la même attitude rituelle, ont le même sourire et le même visage de mystère.

L’air peut-être semble un peu moins lourd ici, sur cette colline, que dans la ville et les prairies d’en bas ; mais il est si chaud encore, et puis si chargé de la fumée des cassolettes, du parfum des bouquets, de la senteur qu’exhalent alentour les bois et la terre, avec on ne sait quoi de troublant et de morbide !…

J’en suis à mon deuxième, à mon troisième tour, — je ne sais plus, — dans cette rue circulaire bordée de façades en or. Le grand rideau d’arbres, qui enferme tout, se fait plus sombre ; vers l’ouest, une sorte d’incendie, qui doit être au ras des plaines, nous envoie des reflets rouges à travers les branchages, il crible le bois sacré de longues rayures en feu, — et c’est le soleil qui, décidément, va s’éteindre. Auprès de moi cheminent toujours les groupes de jeunes femmes, jupées en Merveilleuses et drapées d’écharpes de gaze ; sans cesser de sourire, elles chantent à demi-voix des hymnes bouddhiques, en battant des mains pour marquer la mesure lente : adorations frivoles et gaies. Il y a aussi des petits garçons, qui, tout en faisant le tour des autels comme les grandes personnes, jonglent des pieds et des mains avec des ballons légers, mais sans bruit, sans cris, d’une manière facile et discrète, en conservant une grâce un peu féminine. Beaucoup d’autres fidèles sont accroupis en prières, devant toutes ces pagodes ouvertes où l’on aperçoit, dans l’or des fonds, les compagnies de Bouddhas aux yeux baissés ; en chantant leurs vagues litanies, ils se cachent le visage derrière des touffes de fleurs blanches qu’ils tiennent au bout de bâtonnets, et qu’ils iront ensuite déposer dans les vases d’or, aux pieds des dieux d’or. Et des cortèges de bonzes, de temps à autre, traversent la foule ; ils passent empressés avec des bouquets ; tous pareils et tous, suivant l’immuable rite, vêtus de jaune à deux tons : robe jaune orange, draperie jaune soufre. Comme leurs têtes rasées sont jaunes aussi, et leurs bras nus, d’un jaune d’ambre, on dirait, sous cet éclairage du soir qui les avive, des personnages en or, dans la ville d’or.

Ces pagodes du tour, aux mille flèches si dorées, diffèrent à l’infini de formes, d’ornements et de ciselures ; mais toutes font scintiller leurs innombrables petits cristaux à facettes, et toutes s’allongent, s’étirent éperdument vers le ciel, se terminent en minces aiguilles effilées ; leurs piliers courts, que l’on dirait tendus de brocarts, leurs petits portiques à festons étranges, sont comme écrasés sous la hauteur exorbitante et l’extravasement des toitures d’or, — toitures à cinq ou six étages qui ne sont que des prétextes pour multiplier en l’air des cornes et des pointes. Mon Dieu, si pointu, tout cela, pointu jusqu’à l’invraisemblance !… Et comme c’est singulier, cette conception de la pointe, du faisceau de pointes, qui persiste depuis des siècles à hanter l’imagination des peuples de la Birmanie et du Siam : en ces pays-là, temples, palais, casques de dieux ou de rois, doivent être surmontés de quelque chose d’aigu et d’infiniment long, — sans doute pour attirer les effluves célestes comme les paratonnerres attirent les orages.

Outre les pagodes, il y a quantité d’édicules en or, kiosques bizarrement frêles, ou simples clochetons qui s’élancent du sol, s’amincissent en fuseau, et portent tous au bout de leur flèche un chapeau-chinois garni de clochettes éoliennes ; il y a des obélisques d’or, entièrement : gemmés comme de rubis et d’émeraudes, avec des sphinx d’or assis au sommet, cm bien des petits éléphants d’or. Et, un peu partout, des hampes gigantesques, du haut en bas scintillantes d’or et de pierreries, soutiennent en l’air des oriflammes transparentes, ou de longs boas en soie, presque impondérables, que le moindre souffle remue, soulève, enchevêtre aux palmes ou aux branches du bocage voisin.

Ces arbres, qui se serrent autour de la ville en or, qui se penchent sur elle comme pour la tenir plus enclose, sont des cocotiers empanachés de plumes géantes, des lataniers aux troncs aussi droits et lisses que des colonnes de marbre, et de monstrueux banians des Indes déployés en voûtes d’ombre. Si les uns ou les autres ont poussé trop près des pagodes, au lieu de les arracher on les a revêtus de splendeur : il y a des ramures toutes cerclées de bijouterie, des palmiers dont la tige est entièrement gainée d’or et de cristal.

Tant de délicates merveilles amoncelées sur cette colline représentent des siècles de patient travail, car tout cela fut commencé au temps nébuleux de la première expansion bouddhiste. Malgré les couches d’or, entretenues si brillantes, çà et là se dénote un archaïsme très lointain. Et même la caducité, parfois, s’indique au fléchissement des lignes ; vers la terre surtout, l’usure des socles de marbre et des dalles, le dénivellement de la voie, disent les ans sans nombre, donnent ce sentiment du passé sans lequel les lieux d’adoration nous font l’effet de n’avoir pas d’âme ; on sent qu’elles sont très vieilles, ces pagodes, et que beaucoup de générations mortes les ont saturées de leurs prières étranges…

Toutes ces jeunes femmes au pagne de soie, qui ont des gardénias ou des roses pompons sur leurs cheveux lisses et noirs, on les prendrait pour des petites fées du sourire, et cependant il est visible qu’elles prient aussi, elles, — à leur énigmatique et un peu chinoise manière. Comme moi, elles passent et repassent. Leurs groupes, qui se détachent en teintes fraîches sur ce décor de fantasmagorie, me croisent à chaque tour dans la rue enchantée, et il en est que je commence à reconnaître. L’une, — qui, cependant, me restera à jamais aussi indéchiffrable que les autres, — est devenue à mes yeux l’incarnation de la beauté birmane ; dès que je vois apparaître son pagne couleur de jonquille, involontairement je deviens attentif ; malgré moi j’ai presque concentré sur elle ma rêverie de solitaire, et d’égaré ici, par ce soir troublant où il y a trop de parfums, dans l’air trop chaud…

Ah ! là-bas, ces haillons que je n’avais pas vus ! Toute une pouillerie humaine, échouée entre deux palais d’or, au pied d’une haute gerbe de fleurs d’or ! Je m’approche et l’on me tend des mains sans doigts, on tourne vers moi des figures mangées, on me parle avec des bouches sans lèvres ; les lépreux de Rangoun ! C’est leur poste de chaque soir pour guetter les aumônes. Dans ce lieu où tout était luxe de songe, charme et grâce, il fallait bien quelque chose, en un recoin, pour rappeler ces réalités que l’on eût risqué d’oublier : la pourriture et la mort…



Les derniers rayons du couchant rouge viennent à peine de s’éteindre, et le ciel en une minute se fait crépusculaire, et la foule s’apprête à quitter ce lieu magique ; dans les pays très proches de l’équateur, il est si court, l’instant de la véritable vie diurne ; il commence tard, quand le terrible soleil n’est plus qu’à son déclin, et finit presque subitement dès qu’il se couche ; les soirs ne se prolongent pas comme les nôtres en lumière adoucie ; soudain c’est l’ombre, — accentuant l’impression de dépaysement et d’exil. Rien d’ailleurs, pour nous, Européens, ne contribue à la mélancolie de ces régions comme la brusque tombée de leurs nuits.

Déjà le rideau des arbres alentour est devenu presque un rideau noir, au-dessus duquel, çà et là, quelque palmier, qui a jailli avec plus de fougue, découpe en silhouette ses grandes plumes sur le ciel jaune et vert. Et les petites bandes de nuages, qui étaient roses, passent au violet assombri, liseré encore d’un peu de flamme orangée.

Pour toutes les orfèvreries des pagodes, c’est l’heure d’étinceler plus singulièrement dans la pénombre ; ce qui reste de lumière joue sur les façades précieuses et frêles, s’accroche aux saillies des dorures, aux mille facettes du cristal. Objets de vitrine, dirait-on, bibelots si fragiles qui, imprudemment, s’étalent au plein air du soir, — et qui, par sortilège, sans doute, ont résisté depuis des siècles aux lourdes pluies tropicales.

Maintenant des souffles plus violents et plus chauds commencent de passer, des bouffées soudaines qui sentent l’orage. Alors, toutes les banderoles suspendues et tous les boas de soie au bout des hampes magnifiques se tordent là-haut, convulsivement, et tous les palmiers, avec un bruit de papier qui se froisse, agitent leurs plumets ou leurs éventails. Et toutes les campanules d’or dans les buissons d’or font entendre leurs sonnailles légères ; toutes les cloches, les clochettes, les chapeaux-chinois, à la pointe des flèches d’or, enflent en crescendo dans le ciel leurs musiques éoliennes, au-dessus de la foule qui chante à mi-voix en battant des mains. Chaque rafale passée, l’air redevient accablant, avec ces parfums et ces senteurs de chair que le coup de vent n’a pas su emporter. La terre et les arbres semblent attendre quelque averse qui rafraîchirait, mais qui sans doute ne viendra pas ce soir, car les petits nuages étirés en queue de chat continuent de rester seuls, perdus dans la belle voûte limpide qui, peu à peu, tourne au bleu des nuits.

On allume toujours plus de bougies aux pieds des Bouddhas de taille surhumaine qui tiennent cercle sous les plafonds d’or des pagodes ouvertes ; c’est eux maintenant qui prennent le plus d’importance, dans cette féerie qui s’éteint ; ils accaparent, sur leurs graves assemblées, toute la lumière des cires. Éclairés par en dessous, ceux qui sont en or ont aux lèvres, aux arcades sourcilières, des reflets qui changent en un rictus leur sourire. Ceux qui sont en albâtre inquiètent davantage, si pâles et blêmes, avec de longues oreilles mortes qui pendent sur les épaules, et cet air de rire en dormant, ces grands yeux toujours clos, que l’on a peints d’une frange noire pour marquer les cils baissés.

Il y a moins de monde autour d’eux ; leurs adorateurs peu à peu se retirent, par le tunnel de descente, et cette quasi-solitude, où ils vont rester bientôt, les rend pour moi plus présents. Je m’en irai quand sera partie la jeune femme au pagne couleur jonquille, que je croise à chaque tour de ma promenade circulaire ; dans l’espèce d’hypnose où m’ont jeté ces parfums, ce défilé toujours recommençant, et ces vagues symphonies aériennes des sonnettes d’or, son image à elle commence à trop m’occuper, je cède à la fascination de ses jolis yeux de chatte… Le mélancolique effroi qui me vient, à me sentir ici tellement étranger, je le reconnais pour l’avoir éprouvé déjà en tant d’autres lieux du monde ; effroi d’être si inapte à comprendre les conceptions de ces gens-là sur le Divin et sur la Mort… Pendant ma brève existence d’homme, jamais, jamais je n’aurai le temps de rien déchiffrer de cette race, trop foncièrement dissemblable de la mienne ; or, je sens en moi sourdre un triste et ardent désir d’en pénétrer l’âme, et, — ceci pour me confondre comme un rappel d’en bas, — c’est surtout à cause de cette petite créature qui passe et repasse entre les pagodes dorées : son regard et tout son être m’attirent plus que de raison.

De temps à autre, l’un des bonzes drapés de jaune vient frapper sur une énorme cloche suspendue tout près du sol, une cloche qui a la forme d’une pagode et que surmonte aussi une pointe effilée. Il frappe à longs intervalles, comme chez nous pour les glas, et le marteau est si enveloppé, si moelleux, qu’on dirait des vibrations d’orgue. Ce doit être quelque signal pour la fin des prières ; d’ailleurs, les groupes se font de plus en plus clairsemés, les adorateurs s’en vont.

Ah !… Elle est partie, la jeune femme au pagne couleur jonquille ; donc, c’est fini, jamais, jamais plus je ne saurai rien d’elle. Son départ me laisse intolérablement seul, et je préfère m’en aller aussi.

Mais justement, vers l’entrée du couloir de descente, se dirige une foule spéciale, où l’on cause et l’on rit de belle humeur : robes dépenaillées ; voix sinistrement bouffonnes, comme de gens qui n’auraient plus ni larynx ni palais ; rires mouillés, qui gargouillent dans de la pourriture. C’est le clan des lépreux, qui se retire content parce que les aumônes sans doute ont été larges ce soir… Redescendre en si lamentable compagnie, non ; plutôt je recommencerai le tour des pagodes une dernière fois.

La nuit vient, la vraie nuit d’étoiles ; son recueillement peu à peu descend sur toutes les belles flèches dorées. Je reste l’unique promeneur, et les innombrables petites bougies, qui font grimacer les masques brillants des Bouddhas, achèveront de se consumer dans la solitude. Les rafales ont cédé la place à une brise tiède et régulière qui agite en symphonie d’ensemble les milliers de clochettes au son pur ; une musique sans nom, qui semble jouée par des élytres d’insectes, plane au-dessus des pagodes d’or, au niveau de leurs pointes extrêmes, très haut en l’air, tandis qu’en bas, au fond de quelque tabernacle, des bonzes chantent des litanies à bouche close. Je crois bien que me voici hypnotisé tout à fait. Je rêve en marchant : je suis dans la ville du roi Drelindindin ; des fées, des bonnes et des méchantes fées, habitent la forêt voisine ; quant à la jolie Birmane au pagne jonquille, elle n’est pas loin de se confondre pour moi avec cette princesse que les Génies persécutaient…

À la fin de mon dernier tour, avant de redescendre, je m’arrête sur le seuil et me retourne pour regarder. Ces pagodes de Rangoun, elles sont au nombre des merveilles qu’en passant sur la terre il faut avoir vues ; mais j’y aurai fait un pèlerinage sans lendemain, car je vais rentrer ce soir même à bord du paquebot qui doit partir à la pointe du jour pour me ramener au Bengale.

Et mon regard d’adieu, sur tout cela que je ne reverrai jamais, m’en laissera une plus inoubliable vision. Les ors continuent de briller, on ne sait trop comment puisqu’il fait nuit. La pyramide géante qui est au milieu se détache en luisances claires sur le bleu sombre du ciel, et la colline d’or qui lui sert de base garde ses reflets. Alentour, se pressent les petites pagodes aux prodigieuses toitures, les hautes gerbes de feuillages en bronze doré, toutes choses dont l’obscurité ne permet à présent de voir que les silhouettes étrangement pointues et l’éclat de métal précieux. Plus que jamais on dirait des bosquets de longs ifs d’or. Mais ce sont des ifs chargés de fleurs qui sonnent, et leurs myriades de campanules remuent doucement pour donner dans l’air une sorte d’immense concerto diffus, comme avec des sonorités de tympanons et des voix grêles de cigales…


Le lendemain, de bonne heure, quand je m’éveille à bord du paquebot qui me ramène aux Indes, l’hélice tourne déjà depuis longtemps, et nous sommes aux bouches du fleuve, comme hier dans les voiles nacrés des matins de l’Iraouaddy, au milieu de la nuée des mouettes et des goélands gardiens du seuil. Même décor imprécis d’eau gris perle et de brume gris perle, mêmes cris d’oiseaux et mêmes tourbillonnements d’ailes blanches.

Et là, en route, on me conte sur les Birmans une touchante histoire :


Il y a une vingtaine d’années, quand les Anglais, — pour venger un de ces griefs, comme les Européens en ont toujours contre les peuples rêveurs de l’Asie, et qui rappellent ceux du loup contre l’agneau, — vinrent surprendre dans leur palais le roi et la reine pour les emmener en captivité à Bombay, et les jetèrent sur une de ces grossières charrettes à bœufs où l’on transporte les sacs de riz, le peuple de la ville se rangea silencieux sur le parcours. Sans s’être concertés, tous, hommes et femmes, au passage de la triste charrette qui emportait leurs souverains et leur indépendance, se prosternaient la face contre terre, déployaient leur longue chevelure, l’étendaient devant eux en tapis, et les roues, jusqu’au sortir des murailles, foulèrent cette noire jonchée vivante…

Pauvre gracieuse Birmanie !…

FIN
  1. Un peu plus de deux fois la colonne Vendôme.