Le Château de la Motte-Feuilly en Berry

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LE CHÂTEAU DE LA MOTTE-FEUILLY
EN BERRY

Par une des plus admirables journées de l’admirable été de l’an dernier, vers le soleil couchant, j’ai visité l’antique manoir de la Motte-Feuilly, auprès de La Châtre, illustré par le séjour de Charlotte d’Albret, femme de César Borgia, qui y passa de longues années et y mourut en l’an 1514. J’ai rapporté de cette excursion dans ces mélancoliques plaines du Bas-Berry, illustrées par la plume de George Sand, une impression profonde.

Charlotte d’Albret était la fille du vieil Alain d’Albret, dit Alain le Grand, duc de Guyenne, un des types les plus intéressans de la haute féodalité française du Sud-Ouest dans la seconde, moitié du XVe siècle. Elle était la sœur du roi de Navarre, Jean d’Albret, devenu tel par son mariage avec Catherine de Foix, sœur et unique héritière de François Phébus, dernier souverain de cette contrée, mort sans postérité.

Nous ne savons presque rien de la jeunesse de Charlotte. J’y reviendrai plus loin. Je dirai seulement ici qu’elle fut de bonne heure, aux environs de l’an 1497, appelée à la cour de France par Anne de Bretagne dont elle fut une des filles d’honneur. Elle y vivait heureuse sans que rien pût lui faire prévoir le brillant mariage qu’elle était sur le point d’accomplir et qui allait jeter sur son nom le plus tragique comme le plus douloureux éclat. En l’an mil quatre cent quatre-vingt-dix-huit, en effet, le hasard des négociations diplomatiques allait faire d’elle l’épouse de César Borgia, le terrible fils du pape Alexandre VI, alors dans tout l’éclat de sa courte, brillante et dramatique carrière. Voici le plus bref résumé des faits nécessaires à l’histoire de cette extraordinaire union :

Je n’ai pas à revenir sur les débuts de l’aventureuse, romanesque et violente existence de César Borgia, le plus bel homme de l’Italie au dire des contemporains, peut-être aussi le plus cruel. Né en avril 1476, des relations de son père, alors cardinal vice-chancelier, avec Vannozza, dame romaine, il avait, étant étudiant à l’université de Pise, et malgré son jeune âge, déjà archevêque de Pampelune, reçu la nouvelle de l’élection de son père au souverain pontificat le 11 août 1492. Depuis, sa carrière avait été aussi éclatante que rapide, étrangement favorisée par l’élévation au trône pontifical de ce père qui le chérissait. Dès le Blois de septembre de cette même année, bien qu’il n’eût jamais marqué aucun goût pour le sacerdoce, il avait été fait cardinal de Valence en Espagne, ce qui ne l’empêchait pas de s’habiller à la française, more gallico, de chasser sans cosse, portant l’arme au côté, de mener la vie la plus fastueuse et la plus dissolue. Un an après, en septembre 1493, il entrait de fait au Sacré Collège comme cardinal effectif au titre de Santa Maria Nuova, après qu’on eut établi par des preuves la légitimité de sa naissance. Il n’était encore à ce moment que diacre. Il ne reçut du reste jamais que les quatre ordres mineurs et témoigna constamment de la plus grande répulsion pour les liens fragiles qui l’attachaient à l’Église.

Je n’insisterai pas sur l’histoire de ce brillant parvenu durant les années suivantes, années remplies surtout par l’expédition de Charles VIII en Italie, puis par l’entrée solennelle à Home d’un autre fils du Pape, Gioffre, prince de Squillace, et de son épouse doña Sancia, fille naturelle d’Alphonse, duc de Calabre, par la première campagne des troupes pontificales contre les barons romains, par l’assassinat dans la nuit du 14 au 15 juin 1497 du fils aîné du souverain pontife, le duc de Gandia, assassinai que l’opinion publique tout entière imputa aussitôt à César, par la mission enfin de celui-ci à Naples pour y couronner le nouveau roi Frédéric.

Le meurtre de son aîné fut la cause principale d’un grand changement dans les destinées de César. Depuis longtemps, il détestait l’état ecclésiastique et ne songeait qu’à rentrer dans la vie civile qui lui permettrait d’assouvir sa passion de gloire et de plaisirs, aussi sa fureur guerrière, de mener à bonne fin ses projets ambitieux et ceux de son père, surtout de devenir avant tout le chef incontesté des années pontificales.

Un nouvel événement également imprévu : la mort subite à Amboise du roi Charles VIII, le 7 avril 1498, moins d’un an après celle de Gandia, précipita encore les événemens pour César. Avec leur intelligence pratique, dépourvue de tout scrupule, les deux Borgia, le fils comme le père, eurent tôt fait de deviner à quel point le changement de règne allait servir leurs appétits de gloire. César, qui ne cachait point son ardente envie de déposer la pourpre et de débuter dans sa nouvelle existence par un mariage quasi royal, avait le plus grand besoin de la protection du nouveau chef de la maison de France, Louis d’Orléans, devenu le roi Louis XII. D’autre part, ce dernier, à peine sur le trône, n’avait pas de plus pressant, de plus impérieux désir que d’obtenir de la cour romaine l’annulation de son mariage avec son épouse délestée : Jeanne, fille de Louis XI, la future sainte Jeanne de Valois, pour pouvoir convoler aussitôt en secondes noces avec la veuve de son prédécesseur, cette fameuse Anne de Bretagne qui lui apportait en dot le plus beau fleuron de la couronne de France, le duché de Bretagne.

Le l’ape et César d’un côté, Louis XII et ses conseillers, les deux d’Amboise, de l’autre, ne mirent pas longtemps à s’entendre. Ainsi que le dit Charles Yriarte, l’érudit historien de César, « une logique implacable va désormais présider à l’enchaînement rapide des faits qui vont se dérouler devant nous, César, meurtrier de son frère, rentrera d’abord dans le siècle en déposant la pourpre ; une fois laïque et libre, il prendra aussitôt l’épée, et, ramassant le gonfanon de l’église tombé des mains mourantes de son frère Gandia, il s’intitulera capitaine-général des armées pontificales. Une fois capitaine-général il cherchera, une alliance royale pour s’appuyer sur les forces d’un souverain et reconstituer une armée ; vainqueur, il sera duc ; duc, il sera roi ou il succombera : aut Cæsar, aut nihil, sera désormais sa devise. »

Je continue pour ces événemens à suivre le récit de Charles Yriarte. « Dès le Blois de février 1498, le bruit de la renonciation du cardinal de Valence occupe les esprits dans toute la ville de Rome. César abandonne de plus en plus le costume ecclésiastique et se montre partout à la française et en armes. Un jour même, accompagnant le fameux Djem ou Zizim à la visite des saintes basiliques, il parait en costume oriental ! »

On négocie déjà pour lui une alliance avec Charlotte, la fille du roi de Naples et d’une princesse de Savoie, élevée, comme tant d’autres princesses de haut rang de cette époque, à la cour vénérée de la reine Anne de France. Charlotte doit lui apporter en dot la principauté de Tarente et d’Altamura. Sur ces entrefaites, on apprend la mort soudaine de Charles VIII. Le mariage aragonais finit par se défaire, l’honnête roi Frédéric ne pouvant se décider à donner sa fille chérie à un prêtre fils de prêtre. Alors survient Louis XII qui va dissiper cet a liront en comblant les vœux de César et de son père.

Louis XII, je l’ai dit, était infiniment pressé d’obtenir du Saint-Siège les facilités nécessaires pour pouvoir répudier Jeanne de France et épouser Anne de Bretagne. De son côté, César, bien que voulant à tout prix abandonner sa situation de cardinal, était « follement attaché à son titre espagnol de Valence. » Pour se dédommager presque jusque dans les mots, suivant l’expression d’Yriarte, on érige en duché ; le comté français de Valence, de Valentinois, et on lui en donne l’investiture. Ainsi, de cardinal espagnol, il devient duc français avec le même titre. Par d’autres ordonnances royales du même Blois d’août 1498, on lui donne encore le comté de Diois, voisin du Valentinois, et la châtellenie d’Issoudun, plus le commandement d’une compagnie de cent lances avec vingt mille livres de pension, plus six mille livres sur le péage du Rhône pour les transports de sel et de vin. En même temps, il est invité à venir en France. Enfin, — honneur suprême ! — pour venger l’affront aragonais, le Roi s’engage à lui faire épouser une autre princesse, celle-là française, qui se nomme Charlotte d’Albret. Donc, le jeune défroqué se prépare à venir dans le beau royaume de saint Louis, chargé des dons de la munificence romaine si impatiemment espérés et attendus. Il apporte, cadeau précieux entre tous, les dispenses pontificales signées dès septembre et qui vont permettre à Louis XII d’épouser la veuve de son prédécesseur dès que le procès en répudiation de l’infortunée Jeanne aura été plaidé et jugé ; il apporte encore le bref du 17 septembre ; donnant le chapeau à Georges d’Amboise, archevêque de Rouen, le conseiller préféré du nouveau roi ; il apporte enfin le projet d’un traité d’alliance militaire offensive et défensive entre le Pape et le roi de France, projet avant-coureur de toutes les futures campagnes d’Italie, qui donnera à Louis l’appui du Pape, de ses parens, de ses amis et de ses alliés « touchant la conquête de Naples et du duché ; de Milan » et au Pape l’appui de Louis pour détruire la puissance des barons des Romaines et fortifier d’autant le pouvoir temporel.

Pressés par leur fougue naturelle, Alexandre et César mènent ces négociations avec une activité extraordinaire. Dès le Blois d’août, à la suite de scènes dramatiques et malgré l’opposition acharnée du parti espagnol, le Sacré Collège, sur la prière instante du Pape affirmant que la vie privée du cardinal de Valence est un scandale et que la sécularisation s’impose « pour le salut de son âme, » le Sacré Collège, dis-je, à l’unanimité, « omnes communi et concordi voto, » s’en remet à la discrétion d’Alexandre, donnant à César l’autorisation de rentrer dans la vie séculière et de contracter mariage. Aussitôt Villeneuve, baron de Trans, ambassadeur spécial du roi de France, porteur des patentes ducales du Valentinois pour César, débarqué à Ostie, se rend à Rome et s’acquitte de sa mission auprès du Pape.

Tout était, du reste, conclu d’avance. Les personnages qui « levaient accompagner César en France étaient d’ores et déjà désignés ; le splendide trousseau pour la fiancée future, d’un luxe inouï, était prêt. Toutes les merveilles de la Renaissance devaient servir à orner le cortège du royal fiancé, à harnacher superbement ses attelages, à couvrir de diamans, d’armes, de brocarts et de velours, de livrées aussi, ses compagnons et ses innombrables valets.

La flotte royale française qui devait conduire César auprès du Roi, commandée par le sieur de Sarenon et composée d’un vaisseau, de cinq galères et de deux barques, annoncée pour la fin d’août, n’arriva que le 27 octobre à Ostie. César, monté sur un beau coursier, coiffé d’une toque ornée d’une plume noire, habillé d’un pourpoint de damas blanc bordé d’or, les épaules couvertes d’un manteau de velours noir « à la mode française, » quitta Rome le 7 novembre, et suivit la rive du Tibre et tout le Transtévère. Le Pape resta à la fenêtre jusqu’à ce qu’il eût perdu de vue son fils qu’il ne pouvait se défendre d’aimer, malgré le crime affreux dont il le savait souillé. À Ostie, César s’embarqua sur le vaisseau français avec le baron de Trans, avec Giordano Orsini et toute une foule brillante de jeunes nobles romains, trente en tout. « Pour viatique, dit Yriarte, César emportait 200 000 ducats d’or en monnaie sonnante provenant de confiscations et d’amendes sur des juifs et autres. Il emmenait encore cent serviteurs, écuyers, pages et estafiers avec douze chariots et cinquante mules pour les bagages, un majordome, un médecin espagnol, un secrétaire, etc.

Au bout de dix jours de lente navigation, la flotte brillante arriva à Marseille. L’archevêque de Dijon reçut César au môle au nom du Roi. La première grande étape du magnifique cortège fut Avignon où le fils du Pape rencontra le cardinal Julien de la Rovère, le futur Jules II, venu à sa rencontre de la cour de France où il vivait, celui-là même qui devait être plus tard l’agent direct de sa perte. « Je ne veux pas cacher à Votre Sainteté, écrivait la Rovère dans une de ses missives au Pape, que le duc de Valence est si plein de modestie, de prudence, d’habileté et doué de tels avantages, au physique et au moral, que tout le monde est fou de lui ; il est en haute faveur à la Cour et auprès du Roi ; tout le monde l’aime et l’estime, et j’éprouve à le dire une véritable satisfaction. »

Pendant douze jours, la Rovère entretint à ses frais César et sa suite, prodigalité qui lui coûta la somme de 7 000 écus d’or. César fit dans Avignon une entrée magnifique, monté sur un cheval barbe, sorti des haras du marquis de Mantoue et présent de ce prince.

D’Avignon, César gagna Valence, la capitale de son nouveau duché. Il refusa de descendre au château avant d’avoir été mis officiellement en possession de son État. De même, il refusa le cordon de Saint-Michel que Louis XII lui envoyait, déclarant qu’il ne l’accepterait que des mains du Roi. Le voyage se poursuivit par Lyon où la réception par les consuls fut d’une richesse merveilleuse. On a retrouvé dans la chronique de Benoit Maillart, grand prieur de Savigny, les détails relatifs au menu du banquet principal. Ce fut un festin de Gargantua : vingt-huit chapons, vingt-quatre lapins, quatorze douzaines de perdrix blanches, deux de perdrix rouges, seize canards, trente-cinq tourterelles, trois douzaines de bécasses, six levrauts, des grives et des alouettes, douze paons, dix faisans, une rouelle de veau, une pièce de bœuf, un quintal et demi de lard, des oranges, de la vanille, deux « goneaulx (?), » dix-huit pâtés de coings, dix-huit tartes d’Angleterre, dix-huit « bridefaveaux[1], » dix-huit plats de rissolles, dix-huit plats de « foub ( ?), » dix-huit plats de gelée, des langues de mouton, dix-huit plats « de meslier, » dix-huit pâtés de chapons, dix-huit pâtés d’alouettes, dix-huit dariolles de crème, des amandes, des œufs, de l’eau de rose, de la graisse blanche, etc., deux livres six gros de canelle, une livre trois gros d’orangeat, une livre trois gros d’anis, une livre un gros de « pignons, » une livre un gros de coriandres, une livre trois gros de « mandrians, » trois gros de dragées musquées, trente-deux « cymaises » d’hypocras, de menues épi ces : gingembre, muscades, giroflée, sucre de Portugal, malvoisie, muscat, raisins de Corinthe, prunes, dattes, grenades, etc. !

D’Avignon, César gagna la Touraine avec une sage lenteur, désirant ne rejoindre le Roi qu’après la fin du procès en annulation du mariage de Jeanne de France qui avait commencé à Tours le 10 août et se poursuivait à Amboise. « Il semblait, a dit M. de Maulde dans sa belle histoire de cette princesse., prendre un plaisir de parvenu à étaler aux yeux des Français les richesses immenses du Pontificat romain. Il ferrait, racontait-on, ses chevaux avec des fers d’or retenus par un seul clou. En réalité, il les faisant ferrer bel et bien en argent. »

Le 17 décembre, dans l’église de Saint-Denis d’Amboise, en présence d’une foule considérable, émue d’une grande pitié, le vieux cardinal de Luxembourg, sous les huées populaires, durant qu’éclatait un formidable orage, lut avec peine le long jugement qui condamnait Jeanne de France et rompait son mariage avec le roi Louis XII. Le lendemain même, le mercredi 18 décembre, César, qui s’était arrangé en conséquence., faisait son entrée solennelle à Chinon. La veille, le roi Louis XII, sous prétexte d’aller à la chasse, l’avait rencontré, comme par hasard, à deux lieues de la ville et lui avait fait le plus sympathique accueil. À l’entrée du pont sur la Vienne, Borgia trouva les envoyés du Roi. La Cour, réunie au château, attendait impatiemment son arrivée.

Brantôme, dans sa Vie de César Borgia, a raconté en détail cette fameuse entrée du Valentinois à Chinon. « J’en ai trouvé, dit-il, et vu le discours dans le trésor de notre maison assez bien écrit, et en rime telle quelle pour ce vieux temps et assez grossière ; et pour ce, je ne m’en suis ici voulu aider, car elle pourrait importuner le lecteur, mais je l’ai mise en prose au plus net et clair langage. » Ce curieux récit a été publié bien des fois. Il est nécessaire de le reproduire ici une fois encore, car seul il peut donner idée du luxe prodigieux de la cour pontificale à cette époque : « Le duc de Valentinois entra ainsi le mercredi, dix-huitième jour de décembre, mil quatre cent quatre-vingt-dix-huit. Premièrement, marchaient devant lui M. le cardinal de Rouen, M. de Ravestein, M. le Sénéchal de Toulouse, M. de Clermont, accompagnés de plusieurs seigneurs et gentilshommes de la Cour jusques au bout du pont pour lui faire compagnie à son entrée ; devant lui il y avait vingt-quatre mulets fort beaux, chargés de bahuts, coffres et bouges[2], couverts de couvertures avec les écussons et armes dudit duc ; après encore venaient vingt-quatre autres mulets avec des couvertures rouge et jaune mi-parti, car ils portaient la livrée du Roi, qui était jaune et rouge… Puis après suivaient douze mulets avec des couvertures jaunes de satin barrées tout à travers. Puis venaient dix mulets ayant des couvertures de drap d’or, dont l’une barre était de drap d’or frisé et l’autre ras : qui font en tout soixante et dix par compte. Quand tous les mulets furent entrés dans la ville ils montèrent tous au château.

« Et après vinrent seize beaux grands coursiers, lesquels on tenait en mains, couverts de drap d’or rouge et jaune, ayant leurs brides à la genette et à la coutume du pays. item après cela venaient dix-huit pages, chacun sur un beau coursier : dont les seize étaient vêtus de velours cramoisi, et les deux autres de drap d’or frisé. Pensez que c’étaient, disait le monde, ses deux mignons, pour être ainsi plus braves que les autres. De plus, par six laquais étaient menées, comme de ce temps on en usait fort, six belles mules, richement enharnachées de selles, brides et harnais, tout complets de velours cramoisi, et les laquais vêtus de même. Et après venaient deux mulets portant coffres, et tout couverts de drap d’or. Pensez, disait le monde, que ces deux-là portaient quelque chose de plus exquis que les autres ou de ses belles et riches pierreries pour sa maîtresse et pour d’autres, ou quelques bulles ou quelques indulgences de Rome ou quelques saintes reliques, disait ainsi le monde. Puis après venaient trente gentilshommes, vêtus de drap d’or et de drap d’argent. Item il y avait trois ménétriers, c’est à savoir deux tambours et un rebec, dont l’on usait fort dans ce temps-là…, ces deux tambourineurs étaient vêtus de drap d’or, ainsi qu’était la coutume de leur pays, et leurs rebecs accoutrés de fil d’or : et aussi les instrumens étaient d’argent avec de grosses chaînes d’or ; et allaient lesdits ménétriers entre lesdits gentilshommes et le duc de Valentinois, sonnant toujours. Item quatre trompettes et clairons d’argent, richement habillés, sonnant toujours de leurs instrumens. Il y avait aussi vingt-quatre laquais tous vêtus de velours cramoisi mi-partie de soie jaune, et étaient tout autour du dit Duc ; auprès duquel était M. le cardinal de Rouen, qui l’entretenait.

« Quant au dit Duc, il était monté sur un gros et grand coursier, harnaché fort richement, avec une robe de satin rouge et de drap d’or mi-parti et brodée de force riches pierreries et grosses perles. À son bonnet étaient doubles rangs de cinq ou six rubis, gros comme une grossi ; fève, qui montraient une grande lueur. Sur le rebras[3] de sa barrette, y avait aussi grande quantité de pierreries, jusques à ses bottes qui étaient toutes lardées de cordons d’or, et bordées de perles.

Et un collier, pour en dire le cas,
Qui valait bien trente mille ducats.

« Ainsi dit la rime du dit écrit.

« Le cheval qu’il montait était tout chargé de feuilles d’or et couvert de bonne orfèvrerie, avec force perles et pierreries. Outre cela, il avait une belle petite mule pour se promener par la ville, qui avait tout son harnais comme la selle, la bride et le poitrail, tout rouvert de roses de fin or épais d’un doigt. Et pour faire la queue de tout, il y avait encore vingt-quatre mulets avec des couvertes rouges, ayant les armoiries du dit Seigneur : avec aussi force charriage de chariots, qui portaient force autres besognes, comme des lits de campagne, de la vaisselle et autres choses.

Ainsi entra pour avoir grand renom (ou bruit et renom)
Ledit, Seigneur au château de Chinon.

« Voilà, l’équipage du galant dont je n’ai rien changé du sens de l’original. Le Roi, étant aux fenêtres, le vit arriver, dont il ne faut pas douter qu’il s’en moquât, et lui et ses courtisans, et qu’ils ne dissent que c’était trop pour un petit duc de Valentinois. »

« Le cortège, dit de son côté l’ambassadeur vénitien[4], se dirigea vers le château de Chinon où devait loger le Duc : deux cents archers de la garde royale l’y attendaient. Le Valentinois mit pied à terre et se rendit auprès du roi Louis XII, qui se tenait dans la salle avec toute la Cour. Il se courba profondément, fit quelques pas, puis se courba à nouveau, puis, comme il allait se prosterner, Sa Majesté se leva pour l’en empêcher et le Duc lui baisa seulement la main. »

Les habitans de Chinon conservèrent de cette entrée extraordinaire une impression profonde. Cependant le Roi et sa Cour, ainsi que nous l’avons vu, raillèrent, entre eux « la vaine gloire et bombance sotte de ce duc de Valentinois. »

Avant la fin de décembre, le chapeau fut remis solennellement à Mgr d’Amboise. Quinze jours après, Louis XII, délivré de la dolente Jeanne, son épouse imposée depuis le Blois de septembre 1470, c’est-à-dire depuis plus de vingt-deux ans, se remaria avec la reine veuve Anne de Bretagne. Ou s’occupa aussitôt après à la cour de France de remplir la promesse qu’on avait faite à César de conclure ses noces avec une princesse française. Fort humilié par le refus définitif de la princesse Charlotte d’Aragon, celui-ci se montrait très pressé. J’ai dit que le choix du Roi était tombé sur Charlotte d’Albret, la plus belle et la plus vertueuse des demoiselles d’honneur de haute lignée qui faisaient à Anne de Bretagne une si brillante et si jeune couronne. On expédia incontinent des ambassadeurs à Alain d’Albret, son père.

Cet Alain d’Albret, dit le Grand, un des plus grands barons de la couronne de France, qui, suivant l’expression très juste de Charles Yriarte, semble encore un homme du moyen âge, était un étrange et peu sympathique personnage auquel Achille Luchaire a consacré un livre curieux. Il était le chef actuel de cette puissante maison d’Albret, maîtresse, à la fin du XVe siècle, de la grande vallée de la Garonne et de presque tous les fiefs pyrénéens, et qui allait devenir, par le mariage d’un fils même d’Alain, souveraine du Béarn et de la Navarre. Alain était, en outre, comte de Dreux, de Gaure, dans la vallée du Gers, de Penthièvre, de Périgord, vicomte de Tartas et de Limoges, seigneur d’Avesnes et de Landrecies, etc. C’était un puissant feudataire dont l’autorité s’exerçait sur une des plus belles parties du Plateau central. Dans sa longue carrière il devait vivre sous cinq rois. Dans l’espérance, étant veuf de sa première femme, d’épouser lui aussi Anne de Bretagne, il avait, dès 1480, levé des troupes qu’il mena en Bretagne contre les Français ; mais, après avoir forcé ceux-ci à lever le siège de Nantes, il apprenait qu’Anne venait d’être fiancée à Maximilien d’Autriche, abandonnait la partie et faisait sa paix avec Charles VIII.

Né vers 1440 d’un père gascon et d’une mère bretonne, Catherine de Rohan, d’extérieur lourd et grossier, boiteux, de petite taille, le regard farouche et dur, la figure toute couperosée, Alain avait plutôt, dit Achille Luchaire, l’aspect d’un chef de soudards que du représentant d’une grande famille féodale et d’un des plus riches propriétaires du royaume. Elevé auprès du roi Louis XI, il avait, en 1456, épousé Françoise de Blois, héritière de Blois-Bretagne. En 1471, par la mort de son grand-père, il avait enfin succédé aux vastes domaines des sires d’Albret. De son mariage avec sa femme, il avait eu huit enfans, dont l’aîné, Jean, vicomte de Tartas, avait, en épousant en juin 1484 Catherine de Foix et en devenant de la sorte roi de Navarre, donné un accroissement presque démesuré et bien inespéré à la puissance de la maison d’Albret. Les autres étaient, outre Charlotte à laquelle ces pages sont consacrées, Amanieu, qui fut cardinal et évêque de Pampelune, Pierre, comte de Périgord, Gabriel, comte de Lesparre, Aune, mariée à Charles de Crov, Isabelle, mariée à Gaston de Foix, comte de Caudale, et une autre fille.

Je ne conterai pas la vie agitée de cet homme, à l’avidité sans scrupule, sous les règnes de Louis XI et de Charles VIII. À l’avènement de Louis XII, avec, lequel il était fort mal depuis la guerre de Bretagne, il fut pris d’une assez vive inquiétude, mais fut tôt rassuré quand il s’aperçut que le nouveau roi avait besoin de lui pour remplir la promesse qu’il avait faite de récompenser Borgia par un riche mariage de tout ce qu’il lui apportait de la part du Pape. Le moment était venu de s’exécuter, et le choix de Louis XII était tombé sur une des filles d’Alain, la belle Charlotte, « une sienne prochaine parente. » Nous ignorons tout sur la première jeunesse de celle-ci, sauf qu’elle était fort belle et de grande vertu. Elle avait dû receveur dans la demeure paternelle l’éducation des filles nobles d’alors. De bonne heure, elle avait été appelée avec ses trois sieurs à la cour de France par Anne de Bretagne qui s’occupait alors de former ses filles d’honneur. « C’estoit, dit le Père Hilarion de Coste, dans son éloge de la Reine[5], une eschole de vertu, une académie d’honneur. Là les premiers seigneurs, non seulement de France et de Bretagne, mais aussi des pays étrangers, tenoient à très grande faveur de mettre leurs filles auprès de cette grande Reine qui, comme une autre Vesta ou une autre Diane, tenoit toutes ses nymphes en une discipline fort étroite et néanmoins pleine de douceur et de courtoisie. » « Charlotte, dit. M. Bonnaffé, avait grandi sous la tutelle intelligente de cette grande Reine au milieu de cette cour honnête, élégante, pieuse, prenant le haut ton de la Cour dans la société la plus choisie, quand Louis XII, à peine monté sur le trône, songea à elle pour César Borgia. »

Des ambassadeurs furent de la part du Roi et de la Reine envovés à Alain d’Albret, chargés de lui proposer pour gendre César Borgia, « considérant les louables et recommandantes biens et vertu qui sont en la personnelle Mlle Charlotte d’Albret, fille naturelle et légitime de haut et puissant prince, Mgr d’Albret, leur proche parente. » Alain d’Albret, dans ses lointains apanages du Midi, et son fils, le faible roi de Navarre, avaient trop d’intérêt à se mettre bien avec leur puissant suzerain pour ne pas accepter avec empressement une pareille proposition. D’autre pari, César, à peine débarrassé de la pourpre cardinalice, n’avait point encore, malgré le drame de la mort de son frère Gandia, l’exécrable réputation qu’il devait acquérir par la suite. On assura de la part du roi à Alain que « ledit duc de Valentinois était un très honnête et bon personnage, sur et discret, et pour avoir et acquérir de grands biens et honneurs en ce royaume. » En outre, Louis XII donnait aux jeunes époux cent mille livres tournois, plus de nombreux autres avantages.

Le sieur de la Romagère et les autres députes du roi de France exposèrent à Alain d’Albret « qu’il voulut bien entendre et consentir au dit mariage et que, en ce faisant, ils réputeroient très grand plaisir et service par eux leur avoir été faits. » L’intérêt de la couronne de Navarre, constamment menacée par les rois catholiques, était, je le répète, tellement évident qu’Alain, de peur d’offenser le Roi, consentit aussitôt, toutefois, avec force restrictions dictées par ses intérêts particuliers, aux propositions qu’on lui faisait.

Le très curieux et considérable dossier des négociations de ce mariage essentiellement politique est encore aujourd’hui conservé intact dans les Archives de Pau, antique capitale du Béarn. Je n’en rapporterai que le résultat final, me bornant à dire qu’on y suit pas à pas l’âpre méfiance du vieil Alain qui, loin de songer uniquement aux intérêts de sa fille, s’occupe surtout des siens propres. Il fallut beaucoup discuter, beaucoup ergoter. Enfin, le 29 avril 1499, par une lettre datée de sa ville de Nérac, Alain fixa ses conditions définitives. Détail curieux et qui l’honore, il demandait entre autres choses « à voir et toucher » la dispense que, au nom de Louis XII, le sieur de la Romagère affirmait avoir été accordée à César par son père, le Pape ; car lui aussi, comme le roi de Naples Frédéric d’Aragon, n’entendait point donner sa fille à « un prêtre, fils de prêtre. » On discuta encore sur la dot de cent mille livres octroyée au Valentinois par le Roi, et sur l’étendue et la valeur vraie des revenus de celui-ci en dehors de cette dot et des rentes du duché de Valence, du comté de Die, du grenier à sel d’Issoudun, toutes faveurs accordées par le Roi. Alain donnait de son côté à sa fille une dot de trente mille livres tournois payable par échéances. Les conjoints seraient par moitié en meubles et acquêts dès le jour de leurs noces, et si César venait à mourir avant Charlotte, elle aurait pour son douaire quatre mille livres de rentes de prochain en prochain « où bon lui semblerait, et laquelle des maisons du duc qu’elle voudrait choisir. S’il laissait des enfans mineurs, la duchesse aurait l’administration de leurs corps et biens, et ferait les fruits de leurs biens et héritages jusqu’à ce que lesdits enfans soient en âge compétent. » Alain émit encore bien d’autres prétentions. On lui accorda à peu près tout ce qu’il voulut, même le chapeau de cardinal pour son fils Aymon ou Amanieu. La reine Anne elle-même s’entremit et écrivit au moins deux fois au vieux seigneur, faisant l’éloge du Valentinois, promettant à Alain sa reconnaissance et celle du Roi, promettant surtout de veiller, elle et son époux, sur la fortune future des jeunes conjoints, quelque inconvénient qui put leur en arriver.

Dès le 24 mars, Alain avait envoyé à Blois pour ces négociations son fils Gabriel d’Albret, assisté de messire Regnauld de Saint-Chamans, sénéchal des Lannes ou Landes, et de maître Jean de Calvimont, lequel semble avoir joué dans toute cette affaire un rôle assez équivoque. Le 10 mai enfin, César ayant, pour complaire à son futur beau-père, signé l’acte de cession à sa fiancée de ses biens s’il venait à mourir avant elle, le contrat de mariage fut ratifié « au chastel de Blois par devant les tabellions jurés du scel, » en présence du Roi, de la reine Anne, du cardinal d’Amboise, du chancelier de France, de l’archevêque de Sens, de messieurs de Nemours et d’Orval, des évêques de Bayeux, de Viviers et autres, du sieur de Tournon, du vice-chancelier de Bretagne et des procurateurs du duc de Guyenne.

Ainsi que le fait remarquer M. Bonnaffé, la dot de la jeune princesse était mince, mais le contrat énonçait un considérant de la plus haute importance, faisant présager le rôle qu’allait jouer César dans la future conquête de Naples et du Milanais : « le Roi espère que ledit Duc, ses parens, amis et alliés, lui feront au temps à venir grands et recommandables services, et mêmement touchant la conquête de ses royaumes de Naples et duché de Milan. » La réciproque comportait l’appui des troupes royales pour le Vatican.

César, de son côté, dans le même acte, promettait de consigner ès mains d’Alain d’Albret les cent mille livres données par le Roi « pour être employées en rentes et en terres au profit de la princesse Charlotte. » Alain avait exigé que les cent mille livres fussent garanties par les quatre trésoriers du Roi ou généraux des finances.

Le mariage suivit immédiatement. Il fut célébré et consommé le 12 mai. Charlotte avait été surnommée « la plus belle fille de France. » César était à cette époque si bien de sa personne qu’on avait pu dire de lui que « comme Tibère dans l’antiquité, il était le plus bel homme de son siècle. » Dix jours après son union, il envoyait à son père au Vatican un courrier spécial. Telle était la brutalité des mœurs du temps que le nouvel époux raconte à son père sa nuit de noces et ses prouesses à cette occasion, dans un langage tellement libre que je ne puis ici le reproduire[6]. Alexandre VI s’amusa fort de ce récit avec son fameux maître des cérémonies Burckhardt.

Sept jours après le mariage, le 19 mai, jour de la Pentecôte, le Valentinois reçut directement de la main du Roi ce collier de Saint-Michel qu’il avait refusé de prendre de toute autre main, ce collier somptueux fait de coquilles d’or et de lacs d’amour en soie noire avec l’image du Saint Archange, « presmier chevalier qui, pour la querelle de Dieu, batailla contre l’ancien ennemi de l’humain lignage et le fit trébucher du ciel. » Un courrier, arrivé à Rome dès le 23, annonça à la cour pontificale cet événement qui fut célébré par des fêtes publiques.

Aux premiers jours, la candide Charlotte aima certainement d’amour son jeune et bel époux. La lettre au Souverain Pontife, son beau-père, qu’elle joignit à la missive de César, lui exprimait, dit M. Bonnaffé, ses sentimens de fille dévouée et son vif désir de se rendre à Rome pour le connaître ; puis, d’un ton enjoué, elle se déclarait très satisfaite de son présent état.

Mais ce bonheur, si bonheur il y eut, fut de bien courte durée. Quatre mois à peine, après son mariage, César reprenait le chemin de sa chère Italie pour y commencer sa vie de grandes aventures et quittait sa jeune femme enceinte de lui. Hélas ! il ne devait jamais la revoir et la mélancolique destinée de la charmante princesse allait se dérouler d’abord loin de lui, et puis, dans le veuvage, quinze années encore avant qu’une fin solitaire ne vint mettre un terme à sa solitaire existence.

Sur le point de quitter sa dolente épouse qu’il aimait certainement alors, César voulant régler ses affaires au moment, de ce départ qui s’annonçait gros de périls accumulés, donna à Charlotte sa procuration générale en date du 8 septembre 1499 pour « régir et gouverner ses terres, comté et duché de Valentinois et de Diois et autres ses terres, seigneuries et chevances, étant tant au royaume de France que Dauphiné. » Par un autre acte daté du même jour, il faisait par avance donation à la princesse « de tous et chacun des meubles qu’il aurait au jour et heure de son trépas. » Ce témoignage éclatant, dit M. Bonnaffé, « atteste tout au moins l’union qui régnait entre les deux époux et la confiance que César avait dans l’intelligence et le bon esprit de sa jeune femme. » Il la quitta pour toujours presque aussitôt après et partit avec le Roi pour l’Italie à la tête de deux mille chevaux et de six mille fantassins.

Les plus grands événemens se préparaient. Les traités dont Charlotte d’Albret était un des prix, signés entre le roi de France et le Pape, puis entre le roi de France et Venise, allaient préparer la conquête du Milanais et la marche sur Naples. Dès le 9 septembre, on apprenait soudain au Vatican les victoires des troupes françaises commandées par Jacques Trivulce, dit « le grand Trivulce, » Louis de Ligny et le comte d’Aubigny, la prise par elles d’Alexandrie, de Tortone, puis la fuite de Ludovic le More et la prise de Milan. Louis XII était à ce moment à Lyon, d’où il veillait aux préparatifs. César Borgia était auprès de lui.

Nous ne suivrons pas César dans sa courte, brutale et tragique destinée que tous connaissent. Il suffira de rappeler qu’après la complète des Romagnes et les jours de gloire et de triomphe marqués par tant de violences et de crimes, les mauvais jours arrivèrent vite pour le terrible condottiere. Alexandre VI meurt presque subitement dès le 18 août 1503. Son successeur, Pie III Piccolomini, protège César harcelé par mille ennemis, mais il meurt à son tour subitement le 17 octobre, après vingt-sept jours de pontificat seulement. Alors les événemens se précipitent pour le Borgia. Il abandonne Rome après l’élection de Jules II de la Rovère, son mortel ennemi, et se rend à Naples auprès de Gonzalve de Cordoue, qui s’empare traîtreusement de sa personne et l’expédie prisonnier en Espagne. Enfermé d’abord dans l’affreuse forteresse de Chinchilla, puis dans celle bien plus affreuse et sombre encore de Médina del Campo, il s’évade de cette dernière prison par la plus folle et la plus audacieuse équipée. Il galope éperdument jusqu’en Navarre. Réfugié en décembre 1506 à Pampelune auprès de son beau-frère le roi de Navarre, il se fait tuer misérablement et héroïquement en mars 1507 dans une escarmouche sous les murs de Viana. S’il faut en croire son érudit historien, Charles Yriarte, ses restes, expulsés vers la fin du XVIIIe siècle de l’église de Santa Maria de Viana, par un évêque fanatique de Calahorra, diocèse dont dépend cette ville, auraient été retrouvés récemment dans la calle ou rue de la Rua, au pied même des marches qui donnent accès à la terrasse sur laquelle s’élève cette église.

Nous ne connaissons malheureusement rien des relations épistolaires qu’entretinrent certainement César et Charlotte, d’abord très fréquemment durant que César triomphait en Italie, puis bien plus rarement, hélas ! alors qu’il expiait ses crimes dans les horribles geôles d’Espagne. Lui, qui aimait tant les femmes, songea-t-il souvent à la sienne dans ses longues et mornes heures de captivité, si dures pour cette âme violente entre toutes ? Nous ne savons rien non plus de la manière dont Charlotte apprit la mort de son époux, très probablement par quelque missive de son frère, le roi de Navarre. Sa douleur fut certainement extrême. Nous ignorons également presque tout de sa vie durant ces sept années et plus qui précédèrent son veuvage.

Dans le courant de l’an 1500, Charlotte avait donné le jour à une fille qui ne devait jamais voir son père. Nous savons seulement après cela que, pour des raisons à nous inconnues, elle quitta bientôt la brillante cour de sa protectrice Anne de Bretagne pour se retirer en Berry, le plus près possible de sa grande amie, la première épouse répudiée de Louis XII, Jeanne de France, qui, après la perte de son procès, s’était réfugiée dans la capitale de cette province. Nous trouvons d’abord Charlotte fixée dans cette ville d’Issoudun dont son mari, par son mariage, était devenu le seigneur. Les revenus du grenier à sel de cette ville devaient compléter, on se le rappelle, les vingt milles livres de rentes accordées par le roi de France, stipulées dans le contrat. De l’existence de la jeune veuve et de sa fille au berceau dans cette toute petite cité berrichonne nous ignorons tout. Charlotte dut y vivre déjà dans la piété et le recueillement, qui n’excluaient pas le luxe en rapport avec son sang. Elle fit du moins un voyage à Paris, car les archives de Pau contiennent une pièce datée du jeudi 20 février de l’an de grâce 1504, par laquelle Charlotte, à Paris, au Châtelet, « en présence de Jacques d’Estouteville, chancelier du Roi, garde de la Prévôté de Paris, déclare avoir reçu l’acte par lequel les trésoriers généraux de France s’étaient engagés le 19 mai 1499 à payer au sieur d’Albret, son père, la somme de cent mille livres à l’occasion du mariage de sa fille : » elle promet en outre à son père de faire usage de cette somme bien et dûment en acquisitions nécessaires, du vouloir et du consentement du dit père, et si les deniers sont mal employés par elle, elle rend absolument indemnes de toute responsabilité son père et son mari.

Ne s’occupant guère que de l’éducation de sa fille, d’exercices pieux et de charités, Charlotte menait au fond du Berry la vie la plus isolée. Sa seule joie était d’aller le plus souvent qu’elle le pouvait visiter à quelques lieues d’Issoudun, dans le château de Bourges, la reine répudiée Jeanne de France. Après le procès de l’an 1498, Louis XII avait donné à la sainte princesse le duché de Berry à titre d’usufruit, avec les revenus des greniers à sel de Bourges, de Buzançais, de Pontoise, celui des aides et impositions du Berry, et le droit de nommer aux offices royaux, sauf au commandement de la Crosse Tour de Bourges dont il se réservait l’administration comme prison d’État. Il lui garantissait en outre un beau douaire de trente mille livres.

Le 13 mars 1499, Jeanne avait fait dans la cité de Bourges son entrée solennelle. Elle s’installa dans le vieux palais, vaste construction féodale où jadis Charles VII avait reçu Jeanne d’Arc, et inaugura immédiatement cette existence, tout entière consacrée à l’exercice des plus hautes vertus de charité et de piété, qui lui valut à cette époque une si touchante renommée et plus tard l’honneur d’être mise au nombre des bienheureuses. Non contente de combler de ses bienfaits les humbles, les malheureux, les déshérités, de fonder cet ordre de l’Annonciade depuis si célèbre et dont le premier monastère devait s’élever dans Bourges même, sous ses yeux et à ses frais, elle s’entoura dans son intimité particulière d’un petit cercle de femmes de haut rang, comme elle victimes de la vie, qui étaient avec elle en communauté de pensées et d’intérêts religieux et charitables, et qui lui composaient à la fois une petite cour et une véritable congrégation pieuse destinée à l’assister dans ses charités comme dans ses dévotions. Il faut citer avant tout, parmi ces femmes si distinguées que leurs malheurs et leur piété réunissaient autour de la reine découronnée, les noms de la propre dame d’honneur de Jeanne, Françoise de Maillé, de Jeanne Malet de Graville, gracieuse jeune femme mariée à un d’Amboise et qui s’était donné pour mission de ressembler à sa chère reine, de Mme d’Aumont, épouse abandonnée puis veuve, de Mme de Chaumont, deux fois veuve, mère non moins infortunée, de la reine de Hongrie, Béatrice d’Aragon, veuve de Mathias Corvin, puis répudiée par son second époux le roi Ladislas, qui vint en juillet 1502 séjourner à Bourges, enfin de nombre de jeunes filles nobles, malheureuses ou voulant se vouer à la religion : Jeanne de Bourbon entre autres, fille de Guy de Bourbon, qui ne voulut jamais plus quitter la reine et mourut, dit-on, de douleur à sa mort.

Mais, parmi toutes ces victimes de la société, de la politique, de tant d’autres causes, la plus intéressante certainement était Charlotte d’Albret qui, à l’égal de sa sainte amie, se considérait comme veuve, même avant la mort de son mari. Depuis sa solitude, elle n’avait plus qu’une pensée, plus qu’un bonheur : aller trouver la reine, le plus souvent qu’elle le pourrait, pour vivre de sa vie, partager ses austères exercices, faire à ses côtés îles retraites dans ce couvent de l’Annonciade devenu la principale préoccupation de Jeanne et la seconder de toutes ses forces dans le dévouement qu’elle témoignait à sa création. Ces visites à Bourges, l’éducation de sa fille, le soin de ses biens, les intérêts de ses vassaux remplissaient l’existence de Charlotte. La reine Anne avait bien tenté de lui exprimer la tendresse qu’elle ressentait pour elle et de l’attirer à nouveau à sa cour. Elle avait même fait informer de ces sentimens du Pape, qui la remercia par un bref daté de Rome du 26 août 1501. Mais tout fut en vain. En 1508 cependant, nous voyons encore Anne adresser un présent à sa cousine, la duchesse de Valentinois.

Charlotte d’Albret avait pris le même confesseur et directeur de ses exercices spirituels que la reine Jeanne : c’était le fameux Père Gilbert Nicolas, dit Gabriel-Marie, religieux de l’ordre de Saint-François, « personnage bien versé en la science des Saints, » qui joua un si grand rôle dans les dernières années de la vie de l’ex-reine et qui fut aussi le confesseur de Marguerite de Lorraine, duchesse d’Alençon, « de laquelle la mémoire est en bénédiction. » Le plus grand plaisir que la princesse Charlotte recevait, dit le Père Hilarion de la Coste, c’était quand quelqu’une de ses demoiselles ou filles suivantes embrassait la vie religieuse et voulait servir Dieu dans un monastère. Elle assistait à leur vêture et à leur profession, leur servant de mère et de marraine, s’éjouissant d’avoir donné une nouvelle épouse à Jésus-Christ. Les registres ou archives du couvent des Annonciades de Bourges, on dit que « la duchesse de Valentinois assista à la réception d’une de ses filles d’honneur, nommée Anne d’Orval, fille de noble homme Jean d’Orval et d’Isabeau de Molitor, et qu’elle était grandement affectionnée à l’avancement de l’Ordre de la Sainte-Vierge, étant parfaite imitatrice de la bienheureuse Jeanne. »

En l’an 1504, la princesse Charlotte, très probablement à la suite des malheurs et de la captivité de son époux, désireuse d’établir encore plus discrètement sa vie douloureuse et isolée loin de tous les bruits du monde, abandonna sa résidence pourtant bien claustrale déjà d’Issoudun, pour une localité encore plus méridionale du Berry. Par acte du 20 juin, signé par devant les maîtres notaires royaux à Issoudun, elle acquit pour le prix de vingt-huit mille livres tournois le château de la Motte-Feuilly, entre La Châtre et Chàteau-Meillant, dont elle devait faire sa résidence définitive. Avec le château, elle acheta la terre et les justices du même nom, ainsi que celles de Néret et de Feusines avec leurs appartenances et dépendances.

Dans cette nouvelle résidence, Charlotte d’Albret se trouvait plus éloignée de la ville de Bourges, habitée par son amie. Malgré les difficultés de tout voyage à cette époque, malgré les routes affreuses, tantôt montée sur sa haquenée, tantôt transportée en litière, elle continua à accourir auprès d’elle le plus souvent possible. Ce ne fut que pour bien peu de temps : les jours de Jeanne de Valois étaient comptés. Son corps frêle et infirme, épuisé aussi par tant de pieuses macérations, ne se soutenait plus qu’à grand’peine. Dès le 4 février 1505, après une longue agonie, elle expira au milieu de la désolation générale. La douleur de Charlotte fui immense. Elle devait survivre plus de neuf années à son amie. Lorsqu’elle expira elle-même, son vœu le plus ardent fut exaucé, et ses restes mortels furent transportés à Bourges auprès de ceux de Jeanne.

En l’année 1502, Charlotte fut sur le point d’aller rejoindre César Borgia en Italie. Il semble même qu’elle devait lui amener sa fille, la petite Loïse, dont le marquis François de Gonzague, de Mantoue, avait sollicité les fiançailles avec son fils, le prince héritier, Frédéric. Le cardinal Amanieu d’Albret devait accompagner sa sœur et sa nièce. Mais Charlotte tomba gravement malade, et le voyage d’Italie fut abandonné.

Il est grand temps de parler de ce château de la Motte-Feuilly qui est le but principal de cet article. Charlotte y a vécu dix ans avec sa fille dans la retraite la plus absolue. C’est là qu’au printemps de 1507, elle eut la douleur d’apprendre la mort tragique et misérable de son sanguinaire époux. C’est là qu’elle mourut elle-même en 1514.

Les agrestes environs de la charmante petite ville de La Châtre et de la Vallée Noire, tant vantés par l’illustre châtelaine de Nohant, sont peuplés d’antiques demeures féodales, véritables forteresses médiévales avec hautes tours cylindriques, coiffées de toits aigus, qui redisent encore les hauts faits de notre vieille histoire nationale, et surtout la lutte séculaire contre l’Anglais au XIVe siècle. Une aimable hospitalité reçue dans celui de ces châteaux où George Sand a placé les principales scènes des Beaux Messieurs de Bois-Doré m’a permis de parcourir à mon aise cette région si riche en souvenirs guerriers de la vieille France. De tant d’impressions poignantes rapportées de ces courses de quelques jours, je ne parlerai ici que de ma visite au solitaire et mélancolique manoir de la Motte-Feuilly. L’antique seigneurie, devenue la résidence de la duchesse de Valentinois, est située à deux lieues de La Châtre, auprès d’un tout petit hameau. Son nom, trop souvent mal orthographié ou déformé dans les actes du temps, constamment écrit : Mons Foliatus dans les anciens documens latins et qui devrait s’écrire en réalité la Motte Feuillue ou Feuillée, s’orthographie actuellement et depuis longtemps la Motte-Feuilly. Au moment où Charlotte en fit l’acquisition, elle appartenait à la famille de Culan qui possédait à peu de distance le magnifique château de ce nom, aujourd’hui encore une des gloires féodales du Berry.

« En dehors du voisinage de Jeanne de France, le choix de cette résidence par Charlotte, dit M. Bonnaffé, n’était pas indifférent, car le fief de la Motte-Feuilly, situé dans le Bas-Berry, entre La Châtre et Château-Meillant, était voisin de plusieurs seigneuries appartenant à Jean d’Albret, son oncle, à Jean de Brosse, son cousin, à sa cousine Louise de Bourbon, à ses parens les La Trémoïlle. »

Dès l’origine, dit le même auteur, Charlotte eut des procès à soutenir pour sa nouvelle acquisition. Une partie des revenus de la Motte-Feuilly fut frappée d’opposition ; il fallut payer aux vendeurs un supplément de prix, désintéresser leur sœur, moyennant un nouveau payement de deux mille livres. Enfin, le 1er  février 1505, intervint une sentence définitive du prévôt de Paris ordonnant que « la terre et seigneuries de la Motte de Feuilly, les fruits et revenus d’icelle soient délivrés au profit de la duchesse et l’empêchement mis en eux levé et ôté. » Charlotte, on le sait, était fort riche. Elle avait l’administration des biens très considérables de son mari en France. Probablement César avait préférer mettre une partie de sa fortune dans ce pays et en confier le soin à sa femme.

« Au temps où la duchesse de Valentinois vint à la Motte-Feuilly, dit Edmond Plauchut, de grands bois couvraient le pays. Les loups les peuplaient, comme aujourd’hui parfois encore et la principale et unique pièce d’eau que l’on vit dans le voisinage, l’étang de Rougères, n’était animé que par des passages de grues qui se plaisent sur ces rives désertes. S’il est un ciel presque toujours exempt de tempêtes, une atmosphère tiède et calme, des nuits silencieuses, des levers et des couchers de soleil empreints d’une grande tristesse, c’est bien dans cette région du centre de la France qu’on les rencontre. À calle qui voulait oublier le monde et s’en faire oublier, le site convenait. »

Charlotte résida à la Motte-Feuilly jusqu’à sa mort, dans une solitude presque absolue, uniquement occupée à prier Dieu, à élever sa fille, à faire du bien autour d’elle, surtout à faire à ses humbles vassaux et aux pauvres des villages environnans des visites charitables. File allait les voir tantôt sur sa haquenée à la selle de velours cramoisi recouverte de drap d’or, tantôt portée dans sa somptueuse et confortable litière. Son panégyriste, le Père Hilarion de la Caste ou de Coste, nous dit « qu’elle nourrit et éleva sa fille avec un grand soin et diligence digne d’une bonne et prudente mère. » Après la mort de Jeanne de Valois, elle continua à s’occuper avec une extrême diligence de l’œuvre de l’Annonciade de Bourges qui avait été si chère au cœur de la défunte reine et à l’avancement de laquelle, dit encore le Père Hilarion, elle était grandement affectionnée, « étant parfaite imitatrice de la bienheureuse Jeanne ! »

La mort de César, arrivée moins de trois années après l’établissement de Charlotte dans cette solitaire résidence, lui porta un coup terrible et transforma encore sa vie. Depuis sept ans séparée de lui, elle avait toujours espéré le revoir. Elle résolut alors, malgré ses vingt-cinq ans à peine, de vivre dans le deuil et dans la retraite les plus sévères, Elle fit fermer et démeubler à la Motte-Feuilly tous les appartemens de réception et n’y remit plus jamais les pieds, se réservant uniquement pour elle et sa fille les pièces indispensables à leur existence, qu’elle fit entièrement draper de tentures noires. Suivant l’usage du temps, son mobilier même devint funèbre. Son lit fut tendu de damas noir, celui de sa fille de serge noire. De même les sièges, les coffres, les bahuts furent cachés sous des housses noires portant ses armes. Ses robes fourrées d’hermine et de martre furent constamment de drap noir. Même « la selle de sa haquenée fut couverte de velours noir avec tout le harnais étant aussi de velours noir. »

Il ne faut pas croire que cette excessive austérité d’existence fut naturelle à Charlotte d’Albret. C’était une très grande dame qui, même dans cette lointaine retraite du Berry, avait vécu jusque-là dans le plus grand luxe. M. Bonnaffé, qui a publié en 1878 l’Inventaire de sa succession, rédigé après sa mort en présence de sa fille par les magistrats royaux, Inventaire retrouvé dans les Archives si riches du duc de La Trémoïlle, nous a fourni par ce document les plus précieux renseignemens sur la vie matérielle que menait cette princesse à la Molle-Feuilly avant le grand deuil qui l’accabla. Sa maison était montée sur le plus grand pied : six écuyers, Claude de la Perrière, seigneur de Billy, Jehan de Moussy, seigneur de la Motte-Fleury, Rémond de Grossolles, seigneur d’Asques, Jehan de Mareuil, seigneur de Montaboutin, Pierre de Regnard, seigneur de Maray, François Amignon, seigneur de Clois, un aumônier, messire Robert Challopin, un receveur, messire André du Vergier ; quatre filles et femmes servantes, toutes nobles demoiselles : Catherine de Regnard, Marie de Lavoyne, Marie de la Perrière, Magdeleine de Mazellon ; une femme de chambre, Catherine Challopin, une femme attachée au service de la fille de la duchesse : « Mademoiselle Loïse ; » un valet de chambre, un clerc de l’argenterie, un sommelier de paneterie, un sommelier d’échansonnerie, un tailleur, un clerc de dépense, deux cuisiniers, un boulanger et d’autres employés subalternes.

L’argenterie énumérée dans l’Inventaire était magnifique, conservée dans de nombreux coffres de bois recouverts de cuir : treize pièces en or massif, treize en cristal de roche monté, trois cent trente-quatre en argent ou en vermeil, favori de Hongrie ou d’Espagne, merveilles d’orfèvrerie de l’époque, la plupart émaillées, plus vingt servant à la chapelle ; plats armoriés, bassins à laver les mains avant le repas, ou à servir des dragées, drageoirs admirables, grandes pièces contenant les épices de chambre, confitures et bonbons à la mode, gobelets, coupes superbes, tasses, assiettes, tranchoirs ou vastes plateaux à découper les viandes, saucières, trois fourchettes seulement servant à des usages exceptionnels comme de manger des mûres, des grillades de fromage, etc.[7] : buires, aiguières, pots innombrables à eau, à vin, etc. ; flûtes et trompes d’argent ; pommes pour tendre les garnitures de lit, chandeliers en façon de tourelle, cuillers en quantité, « cocotières » pour les œufs à la coque, clochettes, fermoirs de livres, plats, lavabos pour le prêtre, encensoirs, boites à hosties, chopinettes pour le vin de la communion, croix, crucifix, baisers de paix, lanternes, chandeliers d’autel en or, cassolettes en argent, cannelles, calices, custodes, bénitiers avec éponges et goupillons, arrosoirs ou chante-pleurs à jeter de l’eau de rose, cages « à mettre oiselets de Chypre, » sorte de porte-parfums très à la mode à cette époque, pommes à senteur, pommes servant à rafraîchir les mains ou a les réchauffer, vaisseaux d’argent à quatre anses, nefs, biberons pour malades, coquemards, salières, plats pour contenir les épices, les serviettes, l’éventail et les gants, flacons, chaufferettes, poêlons armoriés, les deux sceaux d’argent de la princesse contenus dans un petit coffret.

La plupart de ces pièces magnifiques de grande orfèvrerie, qui sont énumérées au début du précédent paragraphe, provenant d’Italie ou d’Espagne, constituaient certainement la fameuse argenterie dont s’était tellement enorgueilli le Valentinois et que ses mulets richement pomponnés portaient sur leurs dos bariolés lors de son entrée à Chinon. Armoriés aux armes de France et des Borgia qui sont d’or au bœuf passant de gueules sur une ferrasse de sinople à la bordure de même chargée de trois flammes de champ, elles ne sortaient des coffres que dans les grandes occasions. Cent trente pièces aux armes de la duchesse étaient destinées au service journalier.

Les bijoux, diamans et pierres précieuses aussi étaient splendides. L’évaluation des prix semble énorme pour l’époque. L’énumération de ces richesses m’entraînerait trop loin. Beaucoup de ces objets étaient enfermés dans des coffrets d’ivoire doublés de velours à serrures d’argent. On remarquait surtout deux perles énormes, dont l’une est estimée quatre cents écus d’or, des broches, des anneaux, des cabochons dont l’un est estimé deux cents écus d’or, une « table » de diamant estimée trois cents écus d’or, une émeraude : huit cents écus d’or, une foule d’autres bijoux ou objets précieux : coupes, salières et cuillers d’or, une fourchette d’or, des petits coffres de senteurs, des fioles de senteurs, des « oiselles de Chypre, » pâle de senteur spéciale, de la cyvette en quantité, des tableaux-reliques, une foule de chapelets de toute matière : bois de senteur, corail, chalcédoine, jais, ambre ; des verres, des coupes et des aiguières de cristal, un merveilleux bénitier en agate monté sur argent, estimé la somme énorme de huit mille écus d’or, sans doute un chef-d’œuvre venu d’Italie ; un autel portatif de jaspe monté sur vermeil, provenant de la chapelle cardinalice de César : un petit coffret contenant pour près de huit mille écus d’or de bijoux : perles, pierres précieuses minutieusement décrites par le scribe officiel, un collier d’or avec vingt rubis et quatre-vingts perles, estimé mille écus d’or, deux diadèmes estimés l’un quinze cents, l’autre seize cents écus d’or, une foule de pièces d’habillement enrichies d’orfèvrerie : gorgerins, carcans, ceintures, chaînes, bracelets, plus de cinquante autres objets de luxe en or de loufe espèce : un rocher d’argent « pour oiseaux de senteur, » des plumes et roses de diamans, un grillon volant en or, un luth d’or, une pomme de senteur d’or, des heures d’or, des enseignes, des reliquaires, des étuis, des papillons, des croix, des custodes, des flacons, des poires, des tourelles à senteur toujours en or, des chapelets en or en masse, un chardon d’or (peut-être le fameux artichaut qui ornait à Loches la croupe du cheval de César), des écharpes de fil d’or, des chiffres en or, une épinette.

L’Inventaire contient encore l’énumération de tous les papiers très nombreux de la duchesse : son contrat de mariage, ses titres de propriétés, les reçus de ses divers créanciers ou débiteurs, tous papiers contenus dans des coffres, des armoires, des sacs de toile ou de cuir rouge ou blanc. Vient ensuite un chapitre consacré à une foule de vêtemens : robes et cottes d’étoffes précieuses tissées d’or, puis des housses de selle, des pièces de velours, de satin de toute couleur, de drap d’or frisé, de damas, de taffetas de toute couleur aussi, des couvertures, des coussins en nombre infini, des draps ou « lincieulx » de toile de Troyes et de Hollande, des oreillers fins, quatre-vingt-huit tapisseries de Felletin et de Normandie, d’innombrables autres tapisseries de haute et basse lisse et tentures de fils d’or, de soie et de satin cramoisi, réunies presque toutes dans une pièce close, scellée et fermée, d’autres encore « représentant le Vieux Testament et le Nouveau, » des tapis sans nombre, beaucoup de « ciels de lits » et de rideaux d’une extrême richesse, des courtepointes de damas d’or broché « fait à roses, » doublé de taffetas cramoisi, des dosselets ou coussins de velours également cramoisi, borlé de drap d’or, frangé de fil d’or et de soie violette, avec pendans de velours cramoisi et de drap d’or, une foule de tentures de satin broché d’or, des pendans de satin broché à grandes et petites roses d’or, à franges de fil d’or et de soie, encore d’autres pièces de satin, des tapis de Turquie. Tous ces objets magnifiques avaient été, je l’ai dit, enfermés dans des coffres par ordre de Charlotte, à la mort de son mari, au moment où elle prit ce grand deuil qu’elle ne devait plus quitter.

L’Inventaire énumère ensuite d’innombrables fourrures, des peaux d’hermine, de zibeline, soixante-quatre peaux de martre dans un coffre, mille autres objets d’usage rare ou curieux, un coffre en bois « auquel l’on a accoutumé mettre le pain de l’aumône, » des « cassoni » italiens, couverts d’applications en pâte blanche, dorée ou décorée de peintures (ce sont là les coffres-blancs « à la mode d’Italie » ), de magnifiques chaises de cérémonie, couvertes de velours, d’une extrême richesse de décoration, tout un mobilier d’église très riche, des crépines d’or (coiffures « pour habiller épousées » destinées au mariage des filles d’honneur de la duchesse), d’autres aumônières, ceintures, gorgerettes, etc., de fil d’or également « pour épousées, » des étuis de toilette, des épingliers de velours cramoisi et de satin, des pantoufles de velours vert couvert d’écarlate, des miroirs ardens dans leurs étuis, des peignes d’ivoire et de bois, des peignoirs de toile de Hollande, des bonnets de nuit en quantité, des chemises de femme de très fine toile, des taies d’oreiller de fine toile de Hollande, des draps ou « lincieulx » de même, des boites pleines de senteur, d’autres boites d’Agnus Dei, une selle de haquenée et tout le harnachement noir « pour feue Madame. »

Je ne parle pas, pour cause, des meubles meublans innombrables, ni du mobilier et des objets garnissant les cuisines, les offices, la paneterie, l’échansonnerie. Cette énumération nous entraînerait beaucoup trop loin. Je note simplement un objet fort étrange à la suite de cette splendide énumération, un objet sur l’histoire duquel je reviendrai et que l’Inventaire désigne comme suit : « un cep à mettre prisonniers en la haute chambre de la grosse tour. »

À partir de son deuil, Charlotte d’Albret ne revit probablement plus toutes ces somptuosités enfermées dans des pièces où elle ne pénétrait jamais. Probablement aussi, après la mort de sa sainte et royale amie de Bourges, elle ne fit plus dans cette ville que de rares apparitions. Sa vie, toute de bonnes œuvres, de pratiques de dévotion, de lectures pieuses et de macérations, dut être infiniment monotone en ce lieu retiré. Sa fille était le seul point lumineux de cette douloureuse existence. Les malheureux y tenaient aussi une grande place. J’ai parlé déjà, des visites de sa charité. L’Inventaire nomme, entre autres meubles, le « coffre contenant le pain des pauvres. » Charlotte d’Albret s’occupait aussi avec soin de la direction de son importante fortune et de l’administration des grands biens que son mari possédait, on France. En 1509, deux ans après la mort de César, on la voit encore acquérir de haute et puissante princesse Marie de Luxembourg « les terres et seigneuries de Châlus en Vermandois, pour le prix et somme de dix-sept mille écus d’or au soleil et cinq mille livres tournois en monnaie. » Nous la voyons encore obliger de ses libéralités ses parens et ses amis. Elle prête de fortes sommes en 1506 à son oncle Jean d’Albret, à sa tante Françoise d’Albret, en 1507 à son cousin Louis de Bourbon, en 1508,1509 et 1510 à divers marchands de Tours, à un orfèvre de Blois, à Jacques de Beaune-Semblançay, général des finances, au seigneur de Maupas, à Nycolas le Mercier, son propre valet de chambre.

Le 11 mars 1513 (en réalité le 11 mars 1514, car l’année commençait alors à Pâques, et Pâques tombait le 27 mars), usée par le chagrin, Charlotte de Valentinois s’éteignit à peine âgée de trente-deux ans. Ce jour même, sentant la mort venir, elle avait dicté ses dernières volontés à messire André Richomme, prêtre, et à Martin Amison, tous deux « clers, jurez et notaires du scel, » en présence de son médecin « honorable homme et sage maître Sébastien Coppain, licencié en médecine. » Ce testament est aujourd’hui encore conservé à la Bibliothèque Nationale.

Après avoir donné son âme à Dieu et l’avoir recommandée à la Vierge Marie et à monsieur Saint Michel l’Ange pour qu’ils soient envers Notre-Seigneur Jésus-Christ ses intercesseurs, la duchesse dicte la forme de son enterrement, le nombre et le prix des messes qui y seront dites. Elle demande à être ensevelie dans son cher couvent de Bourges, « au lieu et monastère de Notre-Dame la Nonciade, que a fondé feue madame la duchesse de Berri, » à l’exception de son cœur et de ses entrailles qui demeureront en l’humble église de la Motte-Feuilly. Elle institue sa fille son héritière unique et universelle et ordonne qu’elle soit conduite à Mme d’Angoulême, Louise de Savoie, la mère du futur roi François Ier, qui prendra possession de tous ses biens et les lui gardera en toute ; sécurité. Elle désigne l’aumônier et les dames qui constitueront la maison de la pauvre orpheline et fixe d’avance leurs gages.

C’est à la suite de cette mort que, le 12 mai 1514 et jours suivans, maître Jacques Dorsanne, licencié en droit, conseiller du Roi, lieutenant, au siège et ressort d’Issoudun, de messire Pierre Dupuy, bailli et gouverneur du Roi en Berry, assisté de Geoffroy Jacquet, orfèvre juré de Blois, procéda, à la requête et en présence de « damoiselle Loïse, » fille unique et héritière universelle de la défunte, en présence aussi de ses exécuteurs testamentaires, des gens de sa maison, des représentans de son père Alain d’Albret et de Louise de Savoie, comtesse d’Angoulême, tutrice, à cet Inventaire dont je viens de résumer les somptueuses énumérations, et fit lever les scellés des salles et chambres qui, dès le décès, avaient été soigneusement fermées, scellées et murées, « vu la minorité de la dite damoiselle Loïse Borgia. » L’Inventaire fut clos le 16 mai. Six cent soixante-dix-sept numéros avaient été catalogués en cinq jours.

L’antique château de la Motte-Feuilly, construit par Drouin de Voudenay dans les premières années du XVe siècle, existe encore en grande partie dans la plus mélancolique, dans la plus ombreuse et romantique solitude, caché dans un nombreux groupe d’arbres dont le feuillage touffu fait dans la belle saison à cet austère et fier donjon du moyen âge un entourage si sombre, si impénétrable que le visiteur surpris, comme opprimé par une sorte d’angoisse religieuse, semble pénétrer subitement dans la nuit. Je m’y suis rendu avec des amis par une des splendides journées de l’été dernier. C’était au déclin du jour. Nous venions de visiter le beau château de Culan, vieille forteresse médiévale orgueilleusement campée sur la rive de l’Arnon. Nous avions pris la route du retour vers La Châtre, et, après avoir dépassé Châteaumeillant, nous nous étions légèrement détournés vers la gauche. Nous avions atteint les humbles chaumières qui forment à elles seules l’agreste bourg de la Motte-Feuilly. Bientôt nous avions pénétré sous les ombrages silencieux qui font en été à la vieille demeure de Charlotte d’Albret une si sombre, une si noire ceinture. L’impression, en quittant la grande route et ce ciel de feu, était extraordinaire. Le soleil se couchait dans un horizon enflammé et brûlant. Autour de nous l’ombre envahissait cette superbe fouillée sous laquelle se dressaient les tours et les murailles du donjon. Hélas ! une consigne rigoureuse en interdisait la visite. Nous ne pûmes qu’admirer la belle enceinte et jeter de la porte un coup d’œil sur la cour d’honneur.

L’antique demeure doit être restée à peu près telle que lorsque Charlotte d’Albret y vivait seule et résignée, sauf que la démolition d’une portion de l’enceinte crénelée entre le portail et la grosse tour a amené quelque lumière dans la cour. « Elle a bien, comme le dit M. Bonnaffé, l’aspect sévère des constructions militaires de cette époque. La Renaissance, avec ses ajustemens et ses coquetteries, n’a pas encore passé par là. » La grosse tour d’entrée trapue, massive, au toit aigu, présente une porte basse sur les côtés de laquelle on aperçoit encore les rainures du pont-levis. Sous le toit, un chemin de ronde en encorbellement, éclairé par des meurtrières, est muni de mâchicoulis.

Mais la gloire du vieux château est le donjon encore parfaitement conservé, qui, chose infiniment rare à notre époque, a gardé son ancien hourdage en charpente, à planches verticales s’appuyant sur des montans également en bois. Le toit pointu se termine par une lanterne à pans destinée à servir d’échauguette. L’intérieur, au dire de ceux qui y ont pénétré, est intact. L’escalier en vis, dont les gradins semblent faits d’hier, conduit au premier comme au second étage à une vaste chambre faiblement éclairée, munie d’une grande cheminée de pierre. Les deux bancs traditionnels, également de pierre, scellés dans la muraille, permettaient de découvrir la campagne environnante, L’Inventaire nous révèle que le tailleur de la princesse habitait la chambre basse de la tour. Au troisième étage une surprise attend le visiteur. Sur un plancher fait de poutrelles à jours convergeant vers le centre, se dresse un instrument de répression peut-être aujourd’hui unique en France dans cet état parfait de conservation : c’est un cep] ou carcan déjà mentionné, chose curieuse, nous l’avons vu, à l’article 675 de l’Inventaire : « En la haute chambre de ladite tour ont été trouvés un « sects » à mettre prisonniers. »

On sait que les fourches patibulaires, le cep et le pilori étaient les trois signes visibles du droit de haute justice auquel avait droit la vicomté de la Motte-Feuilly. « Le cep, dit Robert Estienne, dans son Dictionnaire latin-français de 1538, est une sorte de torment de bois dedans lequel on met le col et les pieds des malfaiteurs. » C’est donc bien une espèce de carcan destiné aux prisonniers dangereux.

Les derniers ceps, bien rares déjà à ce moment, ont disparu à la Révolution. ; Quelle matière admirable pour les prédicateurs de liberté qui cherchaient à insulter à la féodalité lors du pillage des donjons lointains ! Le cep de la Motte-Feuilly est probablement le dernier qui subsiste, du moins le dernier qui soit encore installé aussi complètement que curieusement dans sa situation primitive. On conçoit l’intérêt qu’éprouvent les archéologues pour cet instrument dont la présence en ce lieu fait un si piquant contraste avec tout ce que nous savons de la douceur angélique de Charlotte d’Albret. Il est bon de savoir du reste que ce n’était point là un instrument de pure torture, comme l’ont cru certains ignorans, mais bien un instrument de répression, de répression certes cruelle et brutale en rapport avec les mœurs de l’époque. N’ayant pu voir le cep de la Motte-Feuilly, j’en emprunte la description à M. Bonnaffé : » C’est un monument de charpente en chêne traité à merveille, composé de deux montans verticaux terminés par des pinacles à pans et portant sur des patins encastrés dans le solivage. Ces montans soutiennent trois larges traverses horizontales, pouvant glisser haut et bas dans les mortaises des montans. L’ensemble présente l’aspect d’une barrière solide et close. Chaque traverse est pourvue d’entailles demi-circulaires qui se correspondent et sont destinées à recevoir les jambes ou les poignets du prisonnier ; en rapprochant les traverses, on paralysait ses mouvemens, comme dans un carcan. Le cep suppose donc au moins deux traverses échancrées, se serrant l’une contre l’autre. C’est pourquoi, si on disait « un cep, » comme nous le lisons dans le texte de l’Inventaire, on disait aussi des « ceps. » Le plancher à jours avait sans doute pour objet de faciliter la surveillance des prisonniers par le geôlier posté à l’étage inférieur.

Au fond de la cour, au pied du donjon, des arcades portées sur d’antiques et lourds piliers supportent une chapelle dont la fenêtre gothique existe encore. Bien souvent Charlotte, de noir vêtue, a dû monter les marches du petit escalier qui y conduit pour aller prier et pleurer devant l’autel. Les anciennes douves ont été converties en pelouses. Les ouvrages extérieurs de défense ainsi que deux tours ont disparu. Le parc qui entoure le château abonde en beaux arbres, en charmans points de vue sur les grandes landes des Chaumois, vaste plaine de genêts, d’ajoncs et de bruyères aux acres parfums. Ce paysage est d’une tristesse infinie. Près du château, on montre un if colossal, plusieurs fois centenaire, étayé sur de vraies béquilles, qui passe pour avoir été contemporain de Charlotte. Peut-être s’asseyait-elle souvent à l’ombre de cet arbre pour assister aux jeux de sa fille, pour rêver et prier.

Loïse Borgia avait quatorze ans quand elle perdit sa mère. Ce fut en sa présence que fut dressé l’Inventaire publié par M. Bonnaffé. À chaque page de ce document précieux on voit la jeune princesse intervenir pour faire mettre de côté tel objet ou tel meuble lui appartenant, surtout dans les pièces qui constituaient son appartement particulier. Le 17 avril 1517, elle épousa Louis de la Trémoïlle, vicomte de Thouars, prince de Talmont, veuf de Gabrielle de Bourbon. Son contrat de mariage est également conservé dans les Archives si riches du duc de la Trémoïlle. Louis fut tué à la bataille de Pavie. Demeurée veuve sans enfans, Loïse se remaria cinq années après, le. 3 février 1530, avec Philippe de Bourbon, seigneur de Busset, fils aîné de Pierre de Bourbon, bâtard de Liège, dont elle eut trois fils et une fille. De l’aîné de ses fils sortirent les comtes de Busset et les barons de Châlus.

La princesse Loïse semble avoir éprouvé pour sa mère, qu’elle n’avait jamais quittée, une tendresse profonde et conservé pour sa mémoire un culte religieux. Nous avons vu que, suivant les dernières volontés de Charlotte, son corps avait été transporté, pour y être enterré, au couvent de l’Annonciade de Bourges, dans l’église, devant le grand autel, mais que son cœur et ses entrailles avaient été conservés dans l’humble petite église de la Motte-Feuilly. C’est dans cette église qu’en 1521 Loïse fit élever un monument à la mémoire de sa mère, monument superbe dont les débris, affreusement mutilés, attirent encore en ce lieu retiré les amans des vieux souvenirs. Loïse avait chargé de ce soin Martin Claustre « tailleur d’images, de Grenoble, demeurant à Blois, paroisse Saint-Nicolas. » « C’était, dit M. Bonnaffé, un habile homme et l’artiste à la mode en ce moment. » En 1519, il avait exécuté sur la commande de Louis II, le premier mari de Loïse, trois tombeaux pour la chapelle de Thouars. C’est encore lui qui entreprit le tombeau du baron de Montmorency, père du connétable. Le marché qu’il passa le 2 avril 1521 au château de Thouars « après Pâques » avec haute et puissante dame Mme Loïse de la Trémoïlle, épouse de haut et puissant seigneur, monseigneur Loys seigneur de la Trémoïlle, marché également conservé au chartrier de Thouars, donne des détails très précis sur le monument destiné à contenir le cœur de la duchesse de Valentinois, sur la statue d’albâtre de Notre-Dame de Lorette, soutenant un modèle de la chapelle, qui devait être érigée à côté du tombeau, enfin sur la tombe en marbre blanc du Dauphiné avec l’effigie émaillée de la duchesse pour sa sépulture de Bourges. Le tombeau de la Motte-Feuilly devait avoir trois pieds de haut. Le soubassement serait de marbre noir, et les piliers à l’entour aussi de marbre noir, taillés à l’antique à candélabres. « À l’environ duquel tombeau sera mis les sept vertus, qui seront d’albâtre, dont il y en aura en chacun côté trois, et au bout du haut une, là où sera écrit une épitaphe telle que lui sera baillée. Sur chacune des dites vertus sera une coquille bien taillée à l’antique, et chacune des dites vertus aura son nom par écrit. Et par-dessus sera une tombe de marbre noir toute d’une pièce sur laquelle sera le personnage de la dite duchesse de Valentinois en façon de dame gisante, lequel personnage sera d’albâtre, et aux pieds deux petits chiens. Lequel tombeau et sépulture sera mis en la chapelle du château de la Motte de Feuilly, étant en l’église parrochiale du dit lieu. Lesquelles choses le dit Claustre a promis faire bien et dûment, de bon marbre et albâtre bien nets, sans veines ni taches et l’ouvrage taillé bien net. Le prix total pour les trois objets sera de cinq cents livres tournois payables en trois fois. »

La belle tombe de Bourges avec l’effigie de la duchesse émaillée de ciment noir, a disparu comme des milliers et des milliers d’autres dans la tourmente révolutionnaire. Mais le tombeau si précieux de la Motte-Feuilly et la statue attenante de la Vierge de Lorette existent encore, mais, hélas ! dans quel piteux état, brisés, mutilés eux aussi par les imbéciles destructeurs de 1793. Une pieuse restitution a récemment relevé ces tristes débris, sans pouvoir atténuer les mutilations qui les déparent. L’église du village, placée sous le vocable de Saint-Hilaire, est à quelque cent pas du château. Je m’y suis rendu par l’humble chemin couvert de grands ombrages que dut suivre si souvent la douloureuse silhouette de la triste Charlotte d’Albret. Le misérable petit édifice rayonnait aux feux du soleil couchant à travers les rameaux verts. J’ai vu peu de lieux d’une plus complète mélancolie. Le tombeau de Charlotte, placé dans une chapelle latérale, avait survécu intact jusqu’à la Révolution. Trois fanatiques, deux habitans de La Châtre et un du bourg tout voisin de Sainte-Sévère, dont on a conservé les noms, sont venus détruire ce beau monument de l’art français. Bien qu’on ait relevé le tombeau, son aspect demeure lamentable. Du beau soubassement à piliers « à l’antique » avec compartimens pour chacune des sept Vertus, il ne reste plus que des fragmens de pilastres chargés d’arabesques et les débris des charmantes figures de la Tempérance, de la Charité et de la Force dans leurs niches surmontées de leurs coquilles. Les quatre autres sont presque méconnaissables à force d’avoir été saccagées. La statue de Notre-Dame de Lorette est également fort mutilée. On aperçoit encore une main charmante qui supporte la chapelle votive. Quant à la statue gisante de Charlotte portant la couronne ducale sur ses cheveux tressés, richement vêtue, tenant le chapelet de ses mains jointes, elle était entièrement défigurée et brisée en trois morceaux lorsqu’on l’a replacée tant bien que mal sur la tombe de marbre noir. Le visage est broyé à coups de marteau. L’inscription très abîmée est ainsi conçue : « Cy gît le cœur de très haute et très puissante dame, Madame Charlotte d’Albret, en son vivant veuve de très haut et très puissant prince don César de Borgia, duc de Valentinois, comte de Diois, seigneur d’Issoudun et de la Motte de Feuilly, laquelle trépassa au dit lieu de la Motte de Feuilly, le onzième du Blois de mars de l’an de grâce mil cinq cent quatorze. »

M. de Maulde, dans sa Vie de Jeanne de Valois, dit qu’on montrait encore dans l’église un banc où la tradition raconte que Charlotte venait habituellement s’asseoir.

Sous la Restauration on avait déjà tenté une réfection du monument. La Duchesse de Berry et le Duc d’Angoulême s’étaient inscrits chacun pour une somme de douze cents francs. La restitution actuelle est due, à ce qui m’a été dit, au comte Ferdinand de Maussabré dont la famille a possédé le château de la Motte-Feuilly du Blois de septembre 1783 au Blois de septembre 1880. Le château fut vendu à cette époque à un habitant de La Châtre. Les tombeaux de Jean de Bourbon, fils de Loïse Borgia, et de son épouse Euchariste, fille de Jacques de la Brosse-Marlet, vice-roi d’Écosse (sic), sont également conservés dans la petite chapelle de l’église de la Motte-Feuilly.

Gustave Schlumberger.
  1. Mon savant confrère de l’Institut, M. A. Thomas, m’apprend que la vraie lecture est ici « brides à veaux, » sorte de pâtisserie faite de farine, de sucre, de sel, de jaunes d’œufs et de vin blanc.
  2. Vieux mot français pour « bourse. »
  3. Revers.
  4. Nous possédons de cette même entrée plusieurs autres récits, entre autres celui de l’ambassadeur vénitien dans les Diarii de Sanudo. Tous ces récifs offrent peu de différences. Celui de la Palatine de Florence dit que le cheval de César portait « sur la croupe un artichaut (carciofo) d’or, grand comme nature, la queue retenue par une cordelière d’or, de perles et de pierreries. »
  5. Histoire catholique des hommes et dames illustres par leur piété, Paris. 1625.
  6. Dans les Mémoires de Robert de la Marck, seigneur de Fleuranges, le rôle de César dans cette nuit mémorable semble beaucoup moins glorieux puisque, suivant cette source, il aurait été victime d’une cruelle plaisanterie : « Et pour vous conter les noces du dit duc de Valentinois, il demanda des pilules à l’apothicaire pour festoyer sa dame, là où eut de gros abus, car, au lieu de lui donner ce qu’il demandait, lui donna des pilules laxatives, tellement que toute la nuit, il ne cessa d’aller au retrait, comme en firent les dames le rapport au matin ! » Nous savons encore que, suivant la coutume du temps, César avait fait bénir le lit nuptial par un prêtre pour conjurer les maléfices.
  7. À cette époque, on mangeait encore avec le couteau ou la cuiller, surtout avec les doigts, en s’essuyant à tout moment à la serviette jetée sur l’épaule gauche.