Le Château des désertes (RDDM)/Texte entier

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Le Château des désertes (RDDM)

LE CHÂTEAU DES DÉSERTES.




À. M. W. C. MACREADY.

Ce petit ouvrage essayant de remuer quelques idées sur l’art dramatique, je le mets sous la protection d’un grand

nom et d’une honorable amitié.

George Sand.

Nohant, 30 avril 1847.





I. — LA JEUNE MÈRE.


Avant d’arriver à l’époque de ma vie qui fait le sujet de ce récit, je dois dire en trois mots qui je suis.

Je suis le fils d’un pauvre ténor italien et d’une belle dame française. Mon père se nommait Tealdo Soavi ; je ne nommerai point ma mère. Je ne fus jamais avoué par elle, ce qui ne l’empêcha point d’être bonne et généreuse pour moi. Je dirai seulement que je fus élevé dans la maison de la marquise de…, à Turin et à Paris, sous un nom de fantaisie.

La marquise aimait les artistes sans aimer les arts. Elle n’y entendait rien et prenait un égal plaisir à entendre une valse de Strauss et une fugue de Bach. En peinture, elle avait un faible pour les étoffes vert et or, et elle ne pouvait souffrir une toile mal encadrée. Légère et charmante, elle dansait à quarante ans comme une sylphide et fumait des cigarettes de contrebande avec une grace que je n’ai vue qu’à elle. Elle n’avait aucun remords d’avoir cédé à quelques entraînemens de jeunesse et ne s’en cachait point trop, mais elle eût trouvé de mauvais goût de les afficher. Elle eut de son mari un fils que je ne nommai jamais mon frère, mais qui est toujours pour moi un bon camarade et un aimable ami.

Je fus élevé comme il plut à Dieu ; l’argent n’y fut pas épargné. La marquise était riche, et, pourvu qu’elle n’eût à prendre aucun souci de mes aptitudes et de mes progrès, elle se faisait un devoir de ne me refuser aucun moyen de développement. Si elle n’eût été en réalité que ma parente éloignée et ma bienfaitrice, comme elle l’était officiellement, j’aurais été le plus heureux et le plus reconnaissant des orphelins ; mais les femmes de chambre avaient eu trop de part à ma première éducation pour que j’ignorasse le secret de ma naissance. Dès que je pus sortir de leurs mains, je m’efforçai d’oublier la douleur et l’effroi que leur indiscrétion m’avaient causés. Ma mère me permit de voir le monde à ses côtés, et je reconnus, à la frivolité bienveillante de son caractère, au peu de soin mental qu’elle prenait de son fils légitime, que je n’avais aucun sujet de me plaindre. Je ne conservai donc point d’amertume contre elle, je n’en eus jamais le droit ; mais une sorte de mélancolie, jointe à beaucoup de patience, de tolérance extérieure et de résolution intime, se trouva être au fond de mon esprit de bonne heure et pour toujours.

J’éprouvais parfois un violent désir d’aimer et d’embrasser ma mère. Elle m’accordait un sourire en passant, une caresse à la dérobée. Elle me consultait sur le choix de ses bijoux et de ses chevaux ; elle me félicitait d’avoir du goût, donnait des éloges à mes instincts de savoir-vivre, et ne me gronda pas une seule fois en sa vie ; mais jamais aussi elle ne comprit mon besoin d’expansion avec elle. Le seul mot maternel qui lui échappa fut pour me demander, un jour qu’elle s’aperçut de ma tristesse, si j’étais jaloux de son fils, et si je ne me trouvas pas aussi bien traité que l’enfant de la maison. Or, comme, sauf le plaisir très creux d’avoir un nom et le bonheur très faux d’avoir dans le monde une position toute faite pour l’oisiveté, mon frère n’était effectivement pas mieux traité que moi, je compris une fois pour toutes, dans un âge encore assez tendre, que tout sentiment d’envie et de dépit serait de ma part ingratitude et lâcheté. Je reconnus que ma mère m’aimait autant qu’elle pouvait aimer, plus peut-être qu’elle n’aimait mon frère, car j’étais l’enfant de l’amour, et ma figure lui plaisait plus que la ressemblance de son héritier avec son mari.

Je m’attachai donc à lui complaire, en prenant mieux que lui les leçons qu’elle payait pour nous deux avec une égale libéralité, une égale insouciance. Un beau jour, elle s’aperçut que j’avais profité, et Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/601 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/602 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/603 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/604 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/605 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/606 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/607 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/608 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/609 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/610 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/611 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/612 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/613 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/614 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/615 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/616 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/617 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/618 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/619 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/620 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/621 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/622 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/623 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/624 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/625 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/626 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/627 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/628 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/629 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/630 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/631 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/632 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/633 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/634 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/635


LE CHÂTEAU


DES DÉSERTES.

DEUXIÈME PARTIE[1].

VI. — LA DUCHESSE.

À l’heure convenue, j’attendais Celio, mais je ne reçus qu’un billet ainsi conçu :

« Mon cher ami, je vous envoie de l’argent et des papiers pour que vous ayez à terminer demain l’affaire de M lle Boccaferri avec le théâtre. Rien n’est plus simple : il s’agit de verser la somme ci-jointe et de prendre un reçu que vous conserverez. Son engagement était à la veille d’expirer, et elle n’est passive que d’une amende ordinaire pour deux représentations auxquelles elle fait défaut. Elle trouve ailleurs un engagement plus avantageux. Moi, je pars, mon cher ami. Je serai parti quand vous recevrez cet adieu. Je ne puis supporter une heure de plus l’air du pays et les complimens de condoléance : je me fâcherais, je dirais ou ferais quelque sottise. Je vais ailleurs, je pousse plus loin. En avant, en avant !

« Vous aurez bientôt de mes nouvelles et d’autres qui vous intéressent davantage.

« À vous de cœur,
« Celio Floriani. »

Je retournai cette épître pour voir si elle était bien à mon adresse : Adorno Salentini, place… n°… Rien n’y manquait.

Je retombai anéanti, dévoré d’une affreuse inquiétude, en proie à de noirs soupçons, consterné d’avoir perdu la trace de Cecilia et de celui qui pouvait me la disputer ou m’aider à la rejoindre. Je me crus joué. Des jours, des semaines se passèrent, je n’entendis parler ni de Celio ni des Boccaferri. Personne n’avait fait attention à leur brusque départ, puisqu’il s’était effectué presque avec la clôture de la saison musicale. Je lisais avidement tous les journaux de musique et de théâtre qui me tombaient sous la main. Nulle part il n’était question d’un engagement pour Cecilia ou pour Celio. Je ne connaissais personne qui fût lié avec eux, excepté le vieux professeur de Mlle Boccaferri, qui ne savait rien ou ne voulait rien savoir. Je me disposai à quitter Vienne, où je commençais à prendre le spleen, et j’allai faire mes adieux à la duchesse, espérant qu’elle pourrait peut-être me dire quelque chose de Celio.

Toute cette aventure m’avait fait beaucoup de mal. Au moment de m’épanouir à l’amour par la confiance et l’estime, je me voyais rejeté dans le doute, et je sentais les atteintes empoisonnées du scepticisme et de l’ironie. Je ne pouvais plus travailler ; je cherchais l’ivresse, et ne la trouvais nulle part. Je fus plus méchant dans mon entretien avec la duchesse que Celio lui-même ne l’eût été à ma place. Ceci la passionna pour, je devrais dire contre moi : les coquettes sont ainsi faites.

L’inquiétude mal déguisée avec laquelle je l’interrogeais sur Celio lui fit croire que j’étais resté jaloux et amoureux d’elle. Elle me jura ne pas savoir ce qu’il était devenu depuis la malencontreuse soirée de son début ; mais, en me supposant épris d’elle et en voyant avec quelle assurance je le niais, elle se forma une grande idée de la force de mon caractère. Elle prit à cœur de le dompter, elle se piqua au jeu ; une lutte acharnée avec un homme qui ne lui montrait plus de faiblesse et qui l’abandonnait sur un simple soupçon lui parut digne de toute sa science.

Je quittai Vienne sans la revoir. J’arrivai à Turin ; au bout de deux jours, elle y était aussi ; elle se compromettait ouvertement, elle faisait pour moi ce qu’elle n’avait jamais fait pour personne. Cette femme qui m’avait tenu dans un plateau de la balance avec Celio dans l’autre, pesant froidement les chances de notre gloire en herbe pour choisir celui des deux qui flatterait le plus sa vanité, cette sage coquette qui nous ménageait tous les deux pour éconduire celui de nous qui serait brisé par le public, cette grande dame, jusque-là fort prudente et fort habile dans la conduite de ses intrigues galantes, se jetait à corps perdu dans un scandale, sans que j’eusse grandi d’une Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/856 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/857 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/858 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/859 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/860 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/861 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/862 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/863 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/864 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/865 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/866 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/867 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/868 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/869 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/870 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/871 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/872 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/873 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/874

— Et moi aussi, rentrons !

— Appelons nos garçons !

— Ah bien oui ! ils ont bien autre chose en tête, et ils se moqueront de nous comme à l’ordinaire.

— Il fait froid, allons-nous-en.

— Il fait peur, sauvons-nous !

Elles rentrèrent en rappelant la chienne. Tout se referma hermétiquement, et je n’entendis plus rien pendant un quart d’heure ; mais tout à coup les cris d’une personne qui semblait frappée d’épouvante retentirent. On parla haut, sans que je pusse distinguer ni les paroles ni l’accent. Il y eut encore un silence, puis des éclats de rire, puis plus rien, et je perdis patience, car j’étais transi de froid, et la maudite levrette pouvait me trahir encore, pour peu qu’on eût le caprice de venir poser de jolis petits bras nus sur la neige de la balustrade. Je regagnai la maison Volabù, certain qu’on ne m’avait pas tout-à-fait trompé, et qu’on travaillait dans le château à une œuvre inconnue et inqualifiable, mais un peu honteux de n’avoir rien découvert, sinon qu’on arrangeait le cimetière et qu’on se moquait des curieux.

La nuit était fort avancée quand je me retrouvai dans ma petite chambre. Je passai encore quelque temps à rallumer mon feu et à me réchauffer avant de pouvoir m’endormir, si bien que, lorsque Volabù vint pour m’éveiller avec le jour, il n’osa le faire, tant je m’acquittais en conscience de mon premier somme. Je me levai tard. Il avait eu le temps de me préparer mon déjeuner, qu’il fallut accepter sous peine de désespérer le brave homme et Mme Volabù, qui avait des prétentions assez fondées au talent de cuisinière. À midi, une affaire survint à mon hôte : il était prêt à y renoncer pour tenir sa parole envers moi ; mais moi, sans me vanter de mon escapade, j’avais un fiasco sur le cœur, et je me sentais beaucoup moins pressé que la veille d’arriver à Briançon. Je priai donc mon hôte de ne pas se gêner, et je remis notre départ au lendemain, à la condition qu’il me laisserait payer la dépense que je faisais chez lui, ce qui donna lieu à de grandes contestations, car cet homme était sincèrement libéral dans son hospitalité. Il eût discuté avec moi pour une misère durant le voyage, si j’eusse voulu marchander ; chez lui, il était prêt à mettre le feu à la maison pour me prouver son savoir-vivre.

George Sand.

(La troisième partie au prochain n°.)

LE CHÂTEAU


DES DÉSERTES.


———


DERNIÈRE PARTIE.[2]


———

XII. — l’héritière.


Je trouvai en effet mes hôtes fort effrayés de ma disparition. Le bon Volabù m’avait cherché dans la campagne et se disposait à y retourner. Je sentis que ces pauvres gens étaient déjà de vrais amis pour moi. Je leur dis que le hasard m’avait fait rencontrer un des habitans du château en qui j’avais retrouvé une ancienne connaissance. La mère Peirecote, apprenant que j’avais fait la veillée au château, m’accabla de questions, et me parut fort désappointée quand je lui répondis que je n’avais vu là rien d’extraordinaire.

Le lendemain, à neuf heures, je me rendis au château en prévenant mes hôtes que j’y passerais peut-être quelques jours et qu’ils n’eussent pas à s’inquiéter de moi. Celio venait à ma rencontre. — Tu as dormi ! me dit-il en me regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux.

— Je l’avoue, répondis-je, et c’est la première fois depuis longtemps. J’ai éprouvé un merveilleux bien-être, comme si j’étais arrivé au vrai but de mon existence, heureux ou misérable. Si je dois être heureux par vous tous qui êtes ici, ou souffrir de la part de plusieurs, il n’importe. Je me sens des forces nouvelles pour la joie comme pour la douleur.

— Ainsi, tu l’aimes ?

— Oui, Celio, et toi ?

— Eh bien ! moi, je ne puis répondre aussi nettement. Je crois l’aimer et je n’en suis pas assez certain pour le dire à une femme que je respecte par-dessus tout, que je crains même un peu. Ainsi je me vois supplanté d’avance ! La foi triomphe aisément de l’incertitude.

— Pour peu qu’elle soit femme, repris-je, ce sera peut-être le contraire. Une conquête assurée a moins d’attraits pour ce sexe qu’une conquête à faire. Donc, nous restons amis ?

— Croyez-vous ?

— Je vous le demande ? Mais il me semble que nos rôles sont assez naturellement indiqués. Si je vous trouvais véritablement épris et tant soit peu payé de retour, je me retirerais. Je ne sais ce que c’est que de se comporter comme un larron avec le premier venu de ses semblables, à plus forte raison avec un homme qui se confie à votre loyauté ; mais vus n’en êtes pas là, et la partie est égale pour nous deux.

— Que savez-vous si je n’ai pas de l’espérance ?

— Si vous étiez aimé d’une telle femme, Celio, je vous estime assez pour croire que vous ne me souffririez pas ici, et vous savez qu’il ne me faudrait qu’une pareille confidence de votre part pour m’en éloigner à jamais; mais, comme je vois fort bien que vous n’avez qu’une velléité, et que je crois Mlle Boccaferri trop fière pour s’en contenter, je reste.

— Restez donc, mais je vous avertis que je jouerai aussi serré que vous.

— Je ne comprends pas cette expression. Si vous aimez, vous n’avez qu’à le dire ainsi que moi, et elle choisira. Si vous n’aimez pas, je ne vois pas quel jeu vous pouvez jouer avec une femme que vous respectez.

— Tu as raison. Je suis un fou. J’ai même peur d’être un sot. Allons ! restons amis. Je t’aime, bien que je me sente un peu mortifié de trouver en toi mon égal pour la franchise et la résolution. Je ne suis guère habitué à cela. Dans le monde où j’ai vécu jusqu’ici, presque tous les hommes sont perfides, insolens ou couards sur le terrain de la galanterie. Fais donc la cour à Cecilia ; moi, je verrai venir. Nous ne nous engageons qu’à une chose : c’est à nous tenir l’un l’autre au courant du résultat de nos tentatives pour épargner à celui qui échouera un rôle ridicule. Puisque nous visons tous deux au mariage, à la chose la plus honnête et la plus officielle du monde, l’honneur de la dame n’exige pas que nous nous fassions mystère de son choix. Quant aux lâches petits moyens usités en pareil cas par les plus honnêtes gens, la délation, la calomnie, la raillerie, ou tout au moins la malveillance à l’égard d’un rival qu’on veut supplanter, je n’en fais pas mention dans notre traité. Ce serait nous faire une mutuelle injure.

Je souscrivis à tout ce que proposait Celio sans regarder en avant ni en arrière, et sans même prévoir que l’exécution d’un pareil contrat soulèverait peut-être de terribles difficultés.

— Maintenant, me dit-il en me faisant entrer dans la cour du château, qui était vaste et superbe, il faut que je commence par te conduire chez notre marquis... Puis il ajouta en riant : Car ce n’est pas sérieusement que tu as demandé, hier au soir, chez qui nous étions ici ?

— Si j’ai fait une sotte question, répondis-je, c’est de la meilleure foi du monde. J’étais trop bouleversé et trop enivré de me retrouver au milieu de vous pour m’inquiéter d’autre chose, et je ne me suis pas même tourmenté, en venant ici, de l’idée que je pourrais être indiscret ou mal venu à me présenter chez un personnage que je ne connais pas. A la vie que vous menez chez lui, je ne m’attendais même pas à le voir aujourd’hui. Sous quel titre et sous quel prétexte vas-tu donc me présenter ?

— Oh ! mais tu est fort amusant, répondit Celio en me faisant monter l’escalier en spirale et garni de tapis d’une grande tour. Voilà une mystification que nous pourrions prolonger long-temps, mais tu t’y jettes de trop bonne foi, et je ne veux pas en abuser. En parlant ainsi, il ouvrit la double porte d’une salle ronde qui servait de cabinet de travail au marquis , et il cria très haut : — Eh ! mon cher marquis de Balma, voici Adorno Salentini qui persiste à vous prendre pour un mythe, et qui ne veut être désabusé que par vous-même.

Le marquis, sortant du paravent qui enveloppait son bureau, vint à ma rencontre en me tendant les deux mains, et j’éclatai de rire en reconnaissant ma simplicité.

« Les enfans pensaient, dit-il, que c’était un jeu de votre part ; mais, moi, je voyais bien que vous ne pouviez croire à l’identité du vieux malheureux Boccaferri de Vienne et du facétieux Leporello de cette nuit avec le marquis de Balma. Cela s’explique en quatre mots : j’ai eu des écarts de jeunesse. Au lieu de les réparer et de me ramener ainsi à la raison, mon père m’a banni et déshérité. Mes prénoms sont Pierre-Anselme Boccadiferro. Ce nom de Bouche de fer est dans ma famille le partage de tous les cadets, comme celui de Crisostomo, Bouche d’or, est celui de tous les aînés. Je pris pour tout titre mon nom de baptême en le modifiant un peu, et je vécus, comme vous savez, errant et malheureux dans toutes mes entreprises. Ce n’était ni le courage ni l'intelligence qui me mannquaient pour me tirer, d’affaire; mais j’étais un homme à illusions, comme tous les hommes à idées. Je ne tenais pas assez compte des obstacles. Tout s’écroulait sur moi, au moment où, plein de génie et de fierté, j’apportais la clé de voûte à mon édifice. Alors, criblé de dettes, poursuivi, forcé de fuir, j’allais cacher ailleurs la honte et le désespoir de ma défaite; mais, comme je ne suis pas homme à me décourager, je cherchais dans le vin une force factice, et quand un certain temps consacré à l’ivresse, à l’ivrognerie, si vous voulez, m’avait réchauffé le cœur et l’esprit, j’entreprenais autre chose. On m’a donc qualifié très généreusement en mille endroits de canaille et à d'abruti, sans se douter le moins du monde que je fusse par goût l’homme le plus sobre qui existât. Pour tomber dans cette disgrâce de l’opinion, il suffit de trois choses : être pauvre, avoir du chagrin, et rencontrer un de ses créanciers le jour où l’on sort du cabaret.

« J’étais trop fier pour rien demander à mon frère aîné, après avoir essuyé son premier refus. Je fus assez généreux pour ne pas le faire rougir en reprenant mon nom et en parlant de lui et de son avarice. J’oubliai même avec un certain plaisir que j’étais un patricien pour m’affermir dans la vie d’artiste, pour laquelle j’étais né. Deux anges m’assistèrent sans cesse et me consolèrent de tout, la mère de Celio et ma fille. Honneur à ce sexe ! il vaut mieux que nous par le cœur. « J’étais à Vienne avec la Cecilia, il y a deux mois, lorsque je reçus une lettre qui me fit partir à l’heure même. J’avais conservé en secret des relations affectueuses avec un avocat de Briançon qui faisait les affaires de mon frère. Dans cette lettre, il me donnait avis de l’état désespéré où se trouvait mon aîné. Il savait qu’il n’existait pas de titre qui pût me déshériter. Il m’appelait chez lui, où il me donna l’hospitalité jusqu’à la mort du marquis, laquelle eut lieu deux jours après sans qu’une parole d’affection et de souvenir pour moi sortît de ses lèvres. Il n’avait qu’une idée fixe, la peur de la mort. Ce qui adviendrait après lui ne l’occupait point.

«Dès que je me vis en possession de mon titre et de mes biens, grace aux conseils de mon digne ami, l’avocat de Briançon, je me tins coi, je fis le mort; je ne révélai à personne ma nouvelle situation, et je restai enfermé, quasi caché dans mon château, sans faire savoir sous quel nom j’avais été connu ailleurs. Je continuerai à agir ainsi jusqu’à ce que j’aie payé toutes les dettes que j’ai contractées durant cinquante années de ma vie; alors en même temps qu’on dira : « Cette vieille brute de Boccaferri est devenu marquis et quatre fois millionnaire, » on pourra dire aussi : « Après tout, ce n’était pas un malhonnête homme, car il n’a fait banqueroute à personne, pas même à ses amis. » « J’avoue que je n’avais jamais perdu l'espoir de recouvrer ma liberté et mon honneur en m’acquittant de la sorte. Je ne comptais pas sur l’héritage de mon frère. Il me haïssait tant que j’aurais juré qu’il avait trouvé un moyen de me dépouiller après sa mort; mais moi, toujours artiste et toujours poète, je n’avais pas cessé de me flatter que le succès couronnerait enfin mes entreprises. Aussi je n’avais jamais fait une dette ni une banqueroute sans en consigner le chiffre et sans en conserver le détail et les circonstances. Dans les dernières années, comme j’étais de plus en plus malheureux, je buvais davantage et j’aurais bien pu perdre ou embrouiller toutes ces notes, si ma fille ne les eût rangées et tenues avec soin.

« Aussi maintenant sommes-nous à même de nous réhabiliter. Nous consacrons à ce travail, ma fille et moi, une heure tous les jours, avant le déjeuner. Tandis que notre avocat de Briançon vend une partie de nos immeubles et prépare la liquidation générale, nous tenons la correspondance au nom de Boccaferri, et, dans toutes les contrées où nous avons vécu, nous cherchons nos créanciers. Il y en a peu qui ne répondent à notre appel. Ceux qui m’ont obligé avec la pensée de le faire gratuitement sont remboursés aussi malgré eux. Dans un mois, je crois que nous aurons terminé ce fastidieux travail et que notre tâche sera accomplie. C’est alors seulement qu’on saura la vérité sur mon compte. Il nous restera encore une fortune très considérable et dont j’espère que nous ferons bon usage. Si j’écoutais mon penchant, je donnerais à pleines mains, sans trop savoir à qui; mais j’ai trop fréquenté les paresseux et les débauchés, j’ai eu trop affaire aux escrocs de toute espèce pour ne pas savoir un peu distinguer. Je dois mon aide aux mauvaises têtes, mais non aux mauvais cœurs.

« D’ailleurs, ma fille a pris la gouverne de ma fortune, et, pour ne plus faire de folies, je lui ai tout abandonné. Elle fera aussi des folies généreuses, mais elle n’en fera pas de sottes et de nuisibles. Tenez, ajouta-t-il en tirant deux ailes du paravent qui nous cachait la moitié de la table, voyez : voici la femme de cœur et de conscience entre toutes ! Rien ne la rebute, et cette ame d’artiste sait s’astreindre au métier de teneur de livres pour sauver l’honneur de son père ! » Nous vîmes la Cecilia penchée sur le bureau, écrivant, rangeant, cachetant et pliant avec rapidité, sans se laisser distraire par ce qu’elle entendait. Elle était pâle de fatigue, car cette double vie d’artiste et d’administrateur devait briser ce corps frêle et généreux; mais elle était calme et noble, comme une vraie châtelaine, dans sa robe de soie verte. Je m’aperçus qu’elle avait coupé tout de bon ses longs cheveux noirs. Elle avait fait gaiement ce sacrifice pour pouvoir jouer les rôles d’homme, et cette chevelure, bouclée sur le cou et autour du visage, lui donnait quelque chose d’un jeune apprenti artiste de la renaissance; elle avait trop de mélancolie dans l’habitude de la physionomie pour rappeler le page espiègle ou le seigneur enfant du manoir. L’intelligence et la fierté régnaient sur ce front pur, tandis que le regard modeste et doux semblait vouloir abdiquer tous les droits du génie et tous les rêves de la gloire.

Elle sourit à Celio, me tendit la main, et referma le paravent pour achever sa besogne.

— Vous voilà donc dans notre secret, reprit le marquis. Je ne puis le placer en de meilleures mains ; je n’ai pas voulu attendre un seul jour pour en faire part à Celio et aux autres enfans de la Floriani. J’ai dû tant à leur mère ! mais ce n’est pas avec de l’argent seulement que je puis m’acquitter envers celle qui ne m’a pas secouru seulement avec de l’argent ; elle m’a aidé et soutenu avec son cœur, et mon cœur appartient à ce qui survit d’elle, à ces nobles et beaux enfans qui sont désormais les miens. La Floriani n’avait laissé qu’une fortune aisée. Entre quatre enfans, ce n’était pas un grand développement d’existence pour chacun. Puisque la Providence m’en fournit les moyens, je veux qu’ils aient les coudées plus franches dans la vie, et je les ai tout de suite appelés à moi pour qu’ils ne me quittent que le jour où ils seront assez forts pour se lancer sur la grande scène de la vie comme artistes; car c’est la plus haute des destinées, et, quelle que soit la partie que chacun d’eux choisira, ils auront étudié la synthèse de l’art dans tous ses détails auprès de moi.

— Passez-moi cette vanité ; elle est innocente de la part d'un homme qui n’a réussi à rien et qui n’a pas échoué à demi dans ses tentatives personnelles. Je crois qu’à force de réflexions et d’expériences je suis arrivé à tenir dans mes mains la source du beau et du vrai. Je ne me fais point illusion; je ne suis bon que pour le conseil. Je ne suis pas cependant un professeur de profession. J’ai la certitude qu’on ne fait rien avec rien , et que l’enseignement n’est utile qu’aux êtres richement doués par la nature. J’ai le bonheur de n’avoir ici que des élèves de génie, qui pourraient fort bien se passer de moi ; mais je sais que je leur abrégerai des lenteurs, que je les préserverai de certains écarts, et que j’adoucirai les supplices que l’intelligence leur prépare. Je manie déjà lame de Stella, je tàte plus délicatement Salvator et Béatrice, et, quant à Celio, qu’il réponde si je ne lui ai pas fait découvrir en lui-même des ressources qu’il ignorait.

— Oui, c’est la vérité, dit Celio, tu m’as appris à me connaître. Tu m’as rendu l’orgueil en me guérissant de la vanité. Il me semble que, chaque jour, ta fille et toi vous faites de moi un autre homme. Je me croyais envieux, brutal, vindicatif, impitoyable : j’allais devenir méchant parce que j’aspirais à l’être ; mais vous m’avez guéri de cette dangereuse folie, vous m’avez fait mettre la main sur mon propre cœur. Je ne l’eusse pas fait en vue de la morale, je l’ai fait en vue de l’art, et j’ai découvert que c’est de là (et en parlant ainsi Celio frappa sa poitrine) que doit sortir le talent.

j’étais vivement ému ; j’écoutais Celio avec attendrissement ; je regardais le marquis de Balma avec admiration. C’était un autre homme que celui que j’avais connu ; ses traits mêmes étaient changés. Était-ce là ce vieux ivrogne trébuchant dans les escaliers de théâtre, accostant les gens pour les assommer de ses théories vagues et prolixes, assaisonnées d’une insupportable odeur de rhum et de tabac ? Je voyais en face de moi un homme bien conservé, droit, propre, d’une belle et noble figure, l’œil étincelant de génie, la barbe bien faite, la main blanche et soignée. Avec son linge magnifique et sa robe de chambre de velours doublée de martre, il me faisait l’effet d’un prince donnant audience à ses amis, ou, mieux que cela, de Voltaire à Ferney ; mais non, c’était mieux encore que Voltaire, car il avait le sourire paternel et le cœur plein de tendresse et de naïveté. Tant il est vrai que le bonheur est nécessaire à l’homme, que la misère dégrade l’artiste, et qu’il faut un miracle pour qu’il n’y perde pas la conscience de sa propre dignité !

— Maintenant, mes amis, nous dit le marquis de Balma, allez voir si les autres enfans sont prêts pour déjeuner ; j’ai encore une lettre à terminer avec ma fille, et nous irons vous rejoindre. Vous me promettez maintenant, monsieur Salentini, de passer au moins quelques jours chez moi ?

J’acceptai avec joie ; mais je ne fus pas plus tôt sorti de son cabinet que je fis un douloureux retour sur moi-même. — Je crois que je suis fou tout de bon, depuis que j’ai mis les pieds ici, dis-je à Celio en l’arrêtant dans une galerie ornée de portraits de famille. Tout le temps que le marquis me racontait son histoire et m’expliquait sa position, je ne songeais qu’à me réjouir de voir la fortune récompenser son mérite et celui de sa fille. Je ne pensais pas que ce changement dans leur existence me portait un coup terrible et sans remède.

— Comment cela ? dit Celio d’un air étonné.

— Tu me le demandes ? répondis-je. Tu ne vois pas que j’aimais la Boccaferri, cette pauvre cantatrice à 3 ou 4,000 francs d’appointemens par saison, et qu’il m’était bien permis, à moi qui gagne beaucoup plus, de songer à en faire ma femme, tandis que maintenant je ne pourrais aspirer à la main de Mlle de Balma, héritière de plusieurs millions, sans être ridicule en réalité et en apparence méprisable ?

— Je serais donc méprisable, moi, d’y aspirer aussi ? dit Celio en haussant les épaules. Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/60 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/61 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/62 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/63 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/64 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/65 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/66 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/67 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/68 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/69 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/70 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/71 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/72 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/73 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/74 Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 10.djvu/75

  1. Voyez la livraison du 15 février.
  2. Voyez les livraisons du 15 février et des 1er et 15 mars.