Le Chancellor/Chapitre XXVIII

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Hetzel (p. 90-91).

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Suite du 6 décembre. — Cependant, le Chancellor n’est plus maintenu en équilibre au milieu des couches d’eau. Il est probable que sa coque se disloque, et l’on sent qu’il s’enfonce peu à peu.

Heureusement, le radeau va être achevé dans la soirée, et on pourra s’y installer, à moins que Robert Kurtis ne préfère s’embarquer que le lendemain, dès que le jour sera venu. Le bâtis a été solidement établi. Les espars qui le forment ont été liés entre eux avec de fortes cordes, et, comme ces pièces s’entrecroisent les unes au-dessus des autres, l’ensemble s’élève de deux pieds environ au-dessus du niveau de la mer.

Quant à la plate-forme, elle est construite avec les planches des pavois que les lames ont arrachées et qu’on a utilisées soigneusement. Dans l’après-midi, on commence à y charger tout ce qui a été sauvé en fait de vivres, de voiles, d’instruments, d’outils. Il faut se hâter, car, en ce moment, la grand’hune n’est plus qu’à dix pieds au-dessus de la mer, et il ne reste du beaupré que l’extrémité de son bout-dehors qui se dresse obliquement.

Je serai bien surpris si demain n’est pas le dernier jour du Chancellor !

Et maintenant, dans quel état moral sommes-nous les uns et les autres ? Je cherche à déterminer ce qui se passe en moi. Il me semble que ce que j’éprouve est plutôt une indifférence inconsciente qu’un sentiment de résignation. M. Letourneur vit tout entier dans son fils, qui, lui-même, ne songe qu’à son père. André montre une résignation courageuse, chrétienne, que je ne puis mieux comparer qu’à la résignation de miss Herbey. Falsten est toujours Falsten, et, Dieu me pardonne, cet ingénieur chiffre encore sur son carnet ! Mrs. Kear se meurt, malgré les soins de la jeune fille, malgré les miens.

Quant aux matelots, deux ou trois sont calmes, mais les autres sont bien près de perdre la tête. Quelques-uns, poussés par leur grossière nature, paraissent disposés à se porter à des excès. Ils seront difficiles à contenir, ces gens qui subissent la mauvaise influence d’Owen et de Jynxtrop, lorsque nous allons vivre avec eux sur un étroit radeau !

Le lieutenant Walter est très-affaibli ; malgré son courage, il devra renoncer à faire son service. Robert Kurtis et le bosseman, énergiques, inébranlables, sont des hommes que la nature a « forgés de tout leur dur », expression empruntée à la langue de l’industrie métallurgique, qui les peint bien.

Vers cinq heures du soir, une de nos compagnes d’infortune a cessé de souffrir. Mrs. Kear est morte, après une douloureuse agonie, peut-être sans avoir eu conscience de sa situation. Elle a poussé quelques soupirs, et tout a été fini. Jusqu’au dernier moment, miss Herbey lui a prodigué ses soins avec un dévouement qui nous a profondément touchés !

La nuit s’est passée sans incident. Le matin, au point du jour, j’ai pris la main de la morte, qui était froide et dont les membres étaient déjà raidis. Son corps ne peut demeurer plus longtemps dans la hune. Miss Herbey et moi, nous l’enveloppons dans ses vêtements ; puis, quelques prières sont dites pour l’âme de la malheureuse femme, et la première victime de tant de misères est précipitée dans les flots.

À ce moment, un des hommes qui se trouvent dans les haubans fait entendre ces épouvantables paroles :

« Voilà un cadavre que nous regretterons ! »

Je me retourne. C’est Owen qui a parlé ainsi.

Puis, la pensée me vient que les vivres, en effet, nous manqueront peut-être un jour !