Le Charbon au point de vue naval

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LE CHARBON
AU POINT DE VUE NAVAL

Le charbon est le nerf de la guerre navale. Au cours des hostilités, tout commandant d’un navire isolé, a fortiori tout chef d’escadre aura deux préoccupations dominantes : le ravitaillement en charbon et en munitions, en charbon d’abord. D’autant plus que les cuirassés actuels, véritables usines, en consomment des quantités énormes.

Par suite, un bâtiment de guerre ne possédera jamais trop de moyens de se procurer du charbon et de l’embarquer rapidement. Les Américains, les Espagnols et les Russes en ont fait l’expérience dans les deux dernières guerres.

Outre la production du charbon, nous nous proposons d’étudier ici l’installation des dépôts à entretenir dans les points d’appui, les modes de conservation et les procédés de ravitaillement dans les divers cas de la pratique. Ces opérations tendent à assurer, dans le plus bref délai possible, le renouvellement du rayon d’action, facteur stratégique de premier ordre, le seul des élémens du navire que l’on puisse reconstituer.

A tout seigneur, tout honneur. L’Angleterre occupe sans conteste le premier rang pour la production du charbon, surtout si l’on considère la qualité des produits. Voici du reste, les chiffres que donne la statistique :

En 1904, l’Angleterre, 236 millions de tonnes ; l’Allemagne, 169,5 ; l’Amérique du Nord, 324 ; la France, 34.

Remarquons, en passant, que notre production ne dépasse pas le 1/10 de celle des Etats-Unis, le 1/7 de celle de l’Angleterre et le 1/5 de celle de l’Allemagne. De plus, elle n’augmente que très lentement, de 1 p. 100 par année. Enfin, notre consommation dépasse, de 14 millions de tonnes, notre production.

Les mines du Royaume-Uni (Pays de Galles, Écosse, Irlande) emploient 833 629 ouvriers, dont la production moyenne varie, pour chacun, dans des limites assez étendues : de 341 tonnes en Écosse, elle descend à 263 dans le Pays de Galles.

On tire des houillères anglaises trois espèces principales de charbon, dont l’une, le smokeless (qui brûle sans dégager de fumée) est très précieuse pour les opérations de guerre. Le smokeless permet en effet de chauffer sans produire ces immenses panaches de fumée noire, qui décèlent la présence des navires à 20 ou 30 milles en mer, empêchant toute surprise de jour ou la nuit par clair de lune. L’Amirauté anglaise considère avec raison cette variété comme le meilleur type de charbon. M. Dawkins le désigne sous le nom significatif de « charbon de l’Amirauté. » L’Angleterre en a livré au Japon pendant la dernière guerre, mais les Russes se contentaient des qualités inférieures. Les gisemens du Pays de Galles, d’où l’on extrait ce précieux combustible, couvrent une superficie de 180 milles carrés ; la surface des terrains carbonifères de cette région atteignait elle-même à peu près 1 000 milles carrés.

On a beaucoup parlé l’année dernière de l’épuisement des mines anglaises et la marine de ce pays s’est demandé avec inquiétude la durée probable de l’exploitation des gisemens. C’était un point noir pour l’avenir de la puissance navale de l’Angleterre. En 1904, ses escadres ont consommé 8 à 9 p. 100 de la production totale des 24 mines (13 millions de tonnes, d’après la Coal Commission). Le reste passe à l’étranger. Les demandes de l’extérieur sont si actives, que parfois les commandes de l’Amirauté anglaise éprouvent du retard, souvent dans des momens critiques : à l’époque de l’incident de Fachoda, pour n’en citer qu’un. Ainsi, la réserve de charbon, peu importante, est promptement absorbée par les puissances étrangères.

D’autre part, en constituer d’énormes provisions est un mauvais calcul, à cause de la détérioration que ce combustible éprouve dans les dépôts. Que faire alors ? On conseillait à l’Amirauté de réserver un certain nombre de mines. Le prix d’un cuirassé ou de deux cuirassés, par an, suffirait pour assurer l’avenir.

Puis, la question s’est généralisée. Le gouvernement, effrayé par les polémiques des journaux et les prophéties pessimistes, chargea une commission d’évaluer les ressources de l’ensemble des gisemens carbonifères du royaume. Cette commission, présidée par M. Jackson, député et président du Great Northern, comptait comme membres les géologues, les ingénieurs des mines, les négocians et les gros consommateurs les plus connus. Il s’agissait d’étudier les points suivans : Effet de l’exportation du charbon sur la fourniture aux consommateurs du royaume ; évaluation du temps pendant lequel il serait possible de continuer cette fourniture (surtout pour les meilleures qualités) aux consommateurs nationaux, y compris la flotte de guerre, à un prix abordable ; possibilité de réduire ce prix, soit par l’adoption de procédés de transport plus économiques, par la diminution des gaspillages pendant l’extraction, ou par l’emploi de méthodes et d’appareils plus perfectionnés.

C’était reprendre l’œuvre de la commission de 1866, que présidait le duc d’Argyl.

Plus optimiste que sa devancière, la commission Jackson estime que les mines renferment 1/9 de charbon de plus ; et que la production durera encore deux ou trois siècles. Son rapport, très documenté, publié en 1905, indique que « dans les gisemens utilisables, une grande fraction du combustible se présente par strates épaisses de deux pieds. Actuelle mont, la production ne dépasse pas le vingtième de la masse totale des gisemens. On peut donc continuer l’exploitation longtemps encore, malgré les progrès de la production, depuis dix ou quinze ans.

L’usage des machines pour l’extraction se répand de plus en plus. On comptait 483 machines en 1902, contre 643 en 1903.

La consommation du charbon à l’usage de la marine de guerre a beaucoup augmenté dans les dix dernières années.

Enfin, jusqu’à présent, on n’a trouvé aucun charbon supérieur à celui du Pays de Galles. »

Ainsi, l’Angleterre possédera pendant longtemps de grandes richesses. Néanmoins, un de ses ingénieurs, M. Swinton, adjure ses compatriotes de ménager cette puissance industrielle, en tirant parti des chutes d’eau. D’après ses calculs, l’emploi des turbines hydrauliques économise annuellement 12 millions de tonnes de charbon. Ce chiffre considérable ne représente que 2 p. 100 de la production totale ; mais, nous ne sommes qu’au commencement de cette évolution industrielle.

De 1890 à 1900, l’exportation des charbons des Etats-Unis a quadruplé. Ces combustibles auraient pu conquérir les marchés de la Méditerranée, si les Américains avaient affecté à ces transports des cargo-boats de grand tonnage pour diminuer les frais généraux. Mais la concurrence allemande, qui grandit de jour en jour, éloigne les produits transatlantiques.

Les mines de Westphalie, qui ont envoyé récemment à Courrières leurs intrépides sauveteurs, fournissent, à elles seules, plus de la moitié des charbons allemands. Voici les chiffres de la production, en 1893 et en 1900 :


1893 1900
Production totale de l’Allemagne 73 millions de tonnes 110 millions de tonnes
Production des mines de Westphalie 39 — 60 —

Le syndicat de vente des charbons westphaliens exerce en Allemagne une influence considérable sur le marché des combustibles. Il rayonne un peu partout, jusque dans la Méditerranée, ainsi qu’en témoignent les dépôts qu’il a créés à Marseille, Gênes, Naples et Port-Saïd.

Quant à l’industrie houillère française, on compte, depuis peu, de nombreux puits nouveaux dans le Nord et le Pas-de-Calais. Mais, nos mines ne présentent ni la richesse, ni les facilités d’extraction des gisemens étrangers. De plus, nos charbonnages luttent sans cesse contre l’insuffisance de la main-d’œuvre. Le Nord fait appel à la Belgique ; mais il ne s’est résolu à cet expédient qu’après avoir essayé des mineurs du Gard. Tentative infructueuse : les mineurs méridionaux reprirent la route du Sud, en quittant au plus vite une région qu’ils considéraient comme un simple lieu d’exil.

Malgré ces conditions défavorables, la production française dépassait 30 millions de tonnes en 1897, et la courbe monte depuis cette époque, sauf un léger fléchissement en 1902, à cause des grèves. Le désastre sans précédent des mines de Courrières, survenu le 10 mars dernier, est encore présent à toutes les mémoires. Cet épouvantable accident, qui a fait 1100 victimes, a marqué le signal d’une grève à peu près générale dans nos bassins du Nord. D’où une hausse de 15 à 20 pour 100 sur le prix du charbon de Cardiff et de 3 à 4 francs sur ceux des bassins de Liège et de Charleroi[1].

L’Italie est, sous le rapport du charbon, dans une situation fort inférieure à la nôtre ; car, dépourvue de gisemens de houille, elle est obligée d’importer tout le charbon nécessaire à sa consommation. A l’époque de la guerre sud-africaine (1900), le gouvernement anglais frappa ce produit d’une taxe d’un shilling par tonne. Les Italiens payèrent de ce chef au Trésor anglais la somme annuelle de 6250 000 francs, surprise d’autant plus désagréable que sir Michael Hicks Beach amadouait l’opinion anglaise, en répétant : « N’oublions pas que ce seront les étrangers et en grande partie les flottes de guerre, qui paieront cet impôt. »

Les résultats n’ont pas été très favorables. De 1894 à 1900, l’exportation anglaise passait de 32 millions à 44 millions de tonnes. En 1901, elle rétrograda à 42 millions et, en 1905, elle n’atteignit que 47 1/2 millions de tonnes. Le ministère libéral actuel se propose de rayer cette ressource du budget.

En Italie, cette taxe nouvelle eut pour effet de mettre en vedette les projets de remplacement du charbon par le pétrole et la houille blanche.

On trouve aussi des gisemens en Australie, au Japon, au Tonkin et en Chine. Mais la plupart des produits de ces mines lointaines brûlent très vite, comme de la paille, en donnant une épaisse fumée noire qui les rend à peu près impropres aux usages militaires.

Les gisemens du Céleste-Empire ont une grande importance ; mais, jusqu’ici, le développement de ces ressources naturelles n’a pas pris beaucoup d’essor. Sur quelques points seulement, l’exploitation donne lieu à une certaine activité, dans le Tchili, par exemple, où une compagnie chinoise exploite les mines de Kaï-Ping. Ce nom générique englobe trois gisemens. Dans les limites des exploitations actuelles, 100 millions de tonnes sont disponibles et 225 millions de tonnes seraient assurées, jusqu’à la profondeur de 600 mètres.

La réorganisation de cette entreprise date de la dernière guerre sino-japonaise. Les mines occupont une longueur de 20 milles sur la ligne ferrée de Tien-Tsin à New-Tchouang.

Le charbon extrait de la mine, la marine marchande le distribue aux points de consommation. Dès le XVe siècle, on appelait déjà la houille « charbon de mer, » parce que les voiliers anglais en transportaient partout. Aujourd’hui, d’innombrables vapeurs, employés à ce trafic, portent ce produit sur tous les océans ; et, comme les Anglais ont perdu le monopole de ces transports, la concurrence amène des fluctuations considérables sur les prix du fret. En 1902, le fret de Cardiff à Gênes descendit à 5 shillings, ce qui n’était pas arrivé depuis 1895. À cette époque, le charbon américain payait : de New-York à Gênes, 9 shillings 1/2 la tonne ; de Philadelphie à Stettin, 10 shillings 1/2 ; de Philadelphie à Rotterdam et Hambourg, 7 1/2.

Ces cargaisons de combustible offrent de sérieux dangers pour les transporteurs. En 1874, sur 4485 navires chargés de charbon, 60 (1 sur 75) périrent par suite de combustion spontanée. L’humidité favorise ces accidens ; elle désagrège et fragmente les morceaux de houille ; d’où, surface plus considérable à l’absorption de l’oxygène. Ce gaz oxydant étant le grand coupable, il importe de connaître tout accroissement anormal de la température des soutes, et l’on a inventé à cet effet plusieurs appareils indicateurs.

Les bâtimens de guerre eux-mêmes ne sont pas à l’abri de ces dangers. En 1874, un cas de combustion spontanée se déclara à bord de l’Antilope, à Saigon. Un matin, comme d’habitude, on ouvrait les trous d’homme du pont, ajin d’aérer les soutes, quand il en sortit une épaisse fumée. Il fallut refermer en hâte, pour empêcher l’air de pénétrer. Le navire étant échoué dans le dock flottant, on dut dérouler une longue manche pour atteindre la rivière. Enfin, on noya l’incendie sous des flots d’eau. Quand on vida les soutes, on constata que la masse entière du combustible avait souffert ; de gros blocs, soudés ensemble, présentaient l’aspect métallique du coke. Le feu couvait donc depuis longtemps ; mais aucun indice n’avait permis de prévenir cet accident. Il faut user des plus grandes précautions et, autant que possible, éviter d’embarquer le charbon par temps de pluie ; enfin, surveiller les soutes d’une façon continue, sans défaillance

Il va sans dire que la nature des charbons exerce aussi son influence. Pour les bâtimens de guerre qui naviguent au loin, le choix du combustible a une importance véritable. Nos marchés prévoient un certain nombre d’épreuves relatives aux recettes dans les parcs de France : poids, densité, manière de brûler, composition et poids des résidus. Mais les commissions chargées de recevoir les combustibles en cours de campagne se contentaient jusqu’ici, en l’absence de tout moyen de contrôle, d’en examiner l’aspect extérieur ; examen superficiel qui amenait souvent des mécomptes. Aussi, tout récemment, le ministre a-t-il édicté des règles particulières. On fera dorénavant des épreuves de calcination dans un four électrique à installer sur les navires des stations lointaines. D’autre part, on réunira, dans les écoles de mécaniciens de Brest et de Toulon, des échantillons de tous les charbons que l’on rencontre à l’étranger. En outre, on créera dans ces établissemens des conférences spéciales sur les combustibles. Tout cela, au grand profit des officiers mécaniciens, qui, hors de France, choisiront les charbons en connaissance de cause.

L’état physique du charbon a, sur la chauffe, une influence considérable. A Santiago, pendant la guerre hispano-américaine, Cervera ne trouva que du charbon en poussière. Quand vint la sortie finale, cette poussière passa à travers les barreaux de grille, sans aucun profit pour la chauffe. D’où impossibilité d’atteindre une vitesse qui aurait pu sauver au moins une partie de l’escadre espagnole.

Autant que possible, il faut donc éviter d’embarquer du poussier. Sous ce rapport les manipulations fréquentes sont très défavorables. Un ingénieur allemand, M. Schwartz, peut-être un peu pessimiste, estime à 20 pour 100 la perte de pouvoir calorifique duc aux manipulations qu’on fait subir au charbon à bord des navires. Le modo de conservation à terre exerce aussi, sur ce produit, une influence considérable. Généralement, on l’empile dans des parcs, soit à l’air libre, soit sous des hangars ou toitures.

L’Angleterre fait, en ce moment, des essais comparatifs de conservation, à l’air et sous l’eau. Le service compétent a divisé 21 tonnes de charbon en 3 lots : 2 de 10 tonnes chacun et 4 d’une tonne seulement. Des deux premiers tas, l’un, divisé en cinq parties, a été recouvert de toiles ; l’autre, également divisé en cinq fractions, a été immergé dans un bassin. Le dernier tas d’un tonneau, brûlé avec soin, a donné des chiffres, aussi rigoureux que possible, sur ses propriétés calorifiques. A la fin de l’expérience, on opérera des combustions successives permettant d’obtenir des moyennes pour déterminer le meilleur mode de conservation.

La marine de guerre française n’emploie, en Europe, que des briquettes comprimées, d’une composition toujours égale, et plus faciles, théoriquement, à arrimer dans les soutes, à cause de leurs dimensions régulières.

Avant la guerre russo-Japonaise, toutes les puissances maritimes limitaient aux mers d’Europe l’action des cuirassés d’escadre. En France, on calculait ce rayon d’action en prenant pour base la distance (aller et retour), Toulon-Port-Saïd (1 485 milles), ou Cherbourg-Cronstadt. Il s’agissait de fournir aux cuirassés les moyens d’atteindre ces ports avec une quantité de charbon suffisante pour marcher pendant quelque temps à la vitesse de combat sans avoir à vider les soutes, qui constituent une bonne protection, en limitant considérablement les explosions d’obus. On arrivait ainsi à 5 000 milles comme rayon d’action d’un cuirassé. En supposant une vitesse moyenne de 10 nœuds :

Le Jauréguiberry, lancé en 1893, a un rayon d’action de 6 380 milles.

Le Bouvet, lancé en 1895 (qui marque un recul notable sur le précédent, à tous les points de vue), a un rayon d’action de 4 050 milles.

Les six cuirassés qui entreront prochainement en service (République, Démocratie, Patrie, Liberté, Justice, Vérité) auront, avec un approvisionnement de 1 825 tonnes, un rayon de 8 390 milles.

Enfin, les cuirassés de 18 000 tonnes en projet (vitesse maxima, 19 nœuds) prendront 2 010 tonnes et pourront parcourir 8 130 milles à 10 nœuds.

Nous sommes déjà loin du rayon d’action du Bouvet.

Ainsi l’on accroît de plus en plus le rayon d’action des grosses unités destinées à former le corps de bataille. Ces bâtimens peuvent en effet être entraînés à guerroyer hors des mers d’Europe.

Les croiseurs cuirassés, très discutés aujourd’hui, répondent à d’autres objectifs que les cuirassés. Il leur faut, pour battre les mers, un rayon d’action beaucoup plus étendu : le chiffre de 15 000 milles paraît un desideratum convenable. Mais nous n’y sommes pas encore.

Le croiseur Léon-Gambetta, lancé en 1901, prend 2 100 tonnes (99 tonnes de pétrole sont comprises dans ce chiffre) et peut parcourir 12 000 milles, ce qui représente 50 jours de chauffe, à 10 nœuds. Les nouveaux croiseurs Victor-Hugo, Michelet, Edgar-Quinet, Waldeck-Rousseau, Ernest-Renan, auront également un rayon de 12 000 milles. Nous enregistrons avec satisfaction ces données, qui marquent un pas sérieux dans la voie du progrès.

La marine italienne, devançant son époque, a adopté une solution remarquable du problème des grands bâtimens de combat. Elle construit des types qui tiennent à la fois du cuirassé pour l’armement et du croiseur pour la vitesse et le rayon d’action. Les quatre navires (en achèvement), type Napoli, prennent en effet 2800 tonnes de charbon et donneront, d’après les prévisions, une vitesse de 21m, 5 à 22 nœuds, pour un déplacement modéré, 12 600 tonneaux. Leur armement ne comprendra que de grosses pièces (305 et 203). Tout ceci avant la publication des fameux enseignemens de la guerre russo-japonaise.

Pour quelques-uns des croiseurs même, l’Italie nous dépasse notablement. Prenons le Dupleix (français) et le Garibaldi (italien), du même déplacement, 7 700 tonnes. Le rayon du premier ne dépasse pas 6 000 milles, tandis que l’autre peut en parcourir 9 300. La différence est sensible.

Cette question du rayon d’action, liée à celle des points d’appui, jouera, pendant une guerre maritime, un rôle prépondérant. « La grande difficulté des guerres futures, a dit avec raison le général Verdy du Vernois, sera d’assurer l’alimentation des masses armées. » Ce sera, pour la guerre navale, d’assurer le charbonnage des navires. On en pourrait citer de nombreux exemples. Pendant la guerre hispano-américaine, depuis le commencement jusqu’à la fin, le combustible est resté le souci le plus grave du gouvernement des Etats-Unis. On se demanda longtemps avec anxiété si l’Orégon pourrait embarquer assez de charbon pour prendre part au combat final, et s’il en aurait une quantité suffisante pour échapper à la poursuite éventuelle d’une force navale supérieure. La capture de ce navire isolé pouvait en effet tenter les Espagnols ; mais Cervera n’eut pas le loisir d’y songer. D’autre part, le maintien du blocus de Santiago dépendait de la réponse à cette question : les Américains pourront-ils fournir à leurs navires une quantité suffisante de charbon de bonne qualité ? Rodjestvensky, dans son périple lamentable de la Baltique à Tsou-Shima, se préoccupa surtout du ravitaillement de ses unités. Pour y pourvoir, il nolisa une soixantaine de vapeurs allemands, les échelonna par rendez-vous successifs, en se servant, sinon de nos points d’appui, tout au moins de nos eaux territoriales.

Des navires à courte haleine, comme les bâtimens actuels, ayant à servir une politique dont on agrandit sans cesse les limites, réclament un échelonnement de stations capables de leur fournir du charbon, des vivres et des munitions.

Aussi, les puissances maritimes s’efforcent-elles de créer sur les Océans, des relais sans lesquels il n’est pas de guerre possible.

L’Angleterre, que nous trouvons naturellement au premier rang, a espacé des points d’appui sur les principales routes du globe. L’Allemagne cherche à en créer un dans la Méditerranée ; elle serait aussi, dit-on, sur le point d’installer un dépôt dans l’île de Bornéo. Les États-Unis, instruits par l’expérience, consacrent des sommes importantes à la fortification des dépôts de combustible. En France, depuis de nombreuses années, on a mis cette question à l’ordre du jour, mais sans la traiter avec toute l’activité et la suite désirables. Les créateurs de notre empire colonial, cherchant des débouchés au commerce, nous ont donné des emplacemens propres à la constitution de solides points d’appui, nécessaires à notre action maritime. Voici les principaux, en dehors des cinq ports militaires métropolitains :

Méditerranée : Bizerte.
Océan Atlantique ; Martinique, Dakar.
Océan Indien : Diégo-Suarez (Madagascar), Djibouti ;
Océan Pacifique : Tahiti, Nouméa
Mer de Chine : Saigon, Port-Courbet.

Nota : La Martinique et Tahiti prendront une importance considérable à l’ouverture du Canal de Panama.

On n’est pas toujours libre de choisir les points d’appui de la flotte comme on le désirerait ; mais il est bien certain que plus ces relais seront rapprochés les uns des autres, mieux ils seront fortifiés, et plus le rayonnement de la flotte aura d’efficacité. C’est à la stratégie, qui est l’art de prévoir, que revient la charge d’organiser les points en question. Tous n’ont pas la même importance. La situation de la Martinique, dans le rayon des convoitises américaines, et très rapprochée des possessions anglaises, ne-peut être comparée à celle de Libreville, par exemple. Ces deux points qui, d’ailleurs, ne fournissent pas les mêmes ressources, ne sauraient exiger les mêmes travaux de défense. On doit donc distinguer : les points d’appui principaux et les points d’appui secondaires.

Les uns et les autres doivent, autant que possible, répondre aux conditions ci-après :

1° Ne pas être trop près de la mer, afin d’enlever à l’ennemi la possibilité de s’en emparer par un coup de main ;
2° Être pourvu d’un système fortifié suffisant pour pouvoir se défendre seul au besoin ;
3° Être relié à un réseau de chemin de fer, pour faciliter l’approvisionnement du parc à charbon ;
4° Posséder des moyens de conservation appropriés au climat ;
5° Être pourvu d’installations d’embarquement permettant de ravitailler, avec toute la rapidité désirable, plusieurs bâtimens à la fois ;
6° Avoir un stock de charbon considérable. Car, si le charbon est considéré connue contrebande de guerre, les puissances neutres ne pourront s’en réapprovisionner pendant les hostilités. Il faudrait adopter un roulement qui permît de consommer ce stock et de le renouveler dans un intervalle de temps convenable.

En 1901, le Parlement a voté 170 millions pour les ports et les points d’appui (dont 70 pour les points d’appui hors de la métropole). Mais il reste encore beaucoup de travaux à finir ou à entreprendre. Cette année même, M. Thomson a fait au Sénat l’aveu suivant : « L’augmentation du matériel flottant des arsenaux a été reconnu nécessaire ; on a inscrit au budget actuel un crédit de 1 million pour le matériel destiné à faciliter le ravitaillement. » C’est une goutte d’eau dans la mer. Comme le dit si bien M. Ch. Bos, en dix ans (1898-1908), la puissance de notre marine aura presque doublé ; et il se demande : les stocks de charbon prévus auront-ils suivi la même progression ?

En 1891, le ministre portait à 389 000 tonnes le stock de guerre nécessaire à nos escadres. Nous n’avons point à rechercher ici pourquoi ce chiffre ne fut pas réalisé. Constatons simplement que, le 1er janvier 1895, le stock ne dépassait pas 378 548 tonnes. En 1900, l’état-major général réclamait 550 000 tonnes, pour une puissance de 631 360 chevaux-vapeur. En tenant compte des unités entrées en service depuis cette époque, on calcule qu’il fallait accroître ce chiffre d’au moins 15 000 tonnes, et, à mesure que les navires du programme de 1900 entreront en service, il sera urgent de l’augmenter encore. Le 1er avril 1904, le stock atteignait 431 268 tonnes. M. Ch. Bos estime, avec beaucoup de raison, qu’il nous manque plusieurs centaines de mille tonnes.

Il faut surtout constituer à Bizerte et à Saigon des dépôts très considérables, à cause de la situation de ces deux points.

En février 1904, au moment de l’ouverture des hostilités en Extrême-Orient, le stock de Saigon était insignifiant. Le ministre affréta six vapeurs pour transporter des briquettes dans ce port. L’administration locale, de son côté, passa des marchés sur place, si bien que, quelques mois après, le 1er juin 1904, le stock de la colonie atteignait 40 000 tonnes. C’était insuffisant pour le temps de guerre.

Le projet de réorganisation, qui date de 1902, prévoit, dans ce point d’appui, un dépôt de 100 000 tonnes à maintenir toujours au complet. On a pensé un instant que le charbon des mines de Port-Courbet pourrait y suppléer en partie. Cette considération fournit même un argument en faveur de l’adoption de ce port comme point d’appui de la flotte. Mais le charbon tonkinois n’est guère utilisable que sous forme de briquettes. De plus, cette fabrication exige l’adjonction de brai et de charbon japonais.

La situation de Bizerte, au point de vue au dépôt de charbon, est plus mauvaise encore que celle de Saïgon. Le 1er avril 1904, il n’y avait à Bizerte que 17 000 tonnes, et il en faudrait 100 000 au moins. Ici, l’Etat pourrait se soustraire à l’obligation d’opérer lui-même, en employant le moyen que propose M. Chautemps, et qui d’ailleurs profiterait à la colonie tout entière. Doubler Bizerte d’un important port de commerce, qui lui permettrait de se ravitailler continuellement en charbon, c’est-à-dire, opérer à Bizerte comme nous l’avons fait à Alger. Mais ceci n’est exécutable qu’à la condition de fournir un fret de retour aux charbonniers. La plupart des navires qui portent du charbon à Malte, vont chercher partout, jusque dans la Mer-Noire, un chargement de retour. La Tunisie fournit assez de minerais et de phosphates pour assurer aux vapeurs d’abondantes cargaisons de retour.

Dès le principe, on a songé à créer à Bizerte un port de commerce à côté de l’arsenal maritime. Mais, à l’époque où l’on travaillait à rendre Bizerte accessible, on creusait le port et le canal de Tunis. De la sorte, le commerce de la Tunisie du Nord a continué à converger vers Tunis, tandis que Bizerte n’était guère fréquentée que par les paquebots-poste et les cargo-boats chargés de matériel pour le compte de la marine nationale.

Pourtant, Bizerte étant sur la route de Gibraltar à Port-Saïd, il passe annuellement, devant ce port, de 8 000 à 10 000 navires ; on était presque en droit d’espérer qu’avec le temps, quelques-uns d’entre eux viendraient y renouveler leur combustible. On fondait cette espérance en partie sur la transformation du port d’Alger, devenu grand pourvoyeur de charbon, au détriment de Gibraltar. Quelques-uns pensaient même, sans l’avouer ouvertement, que Bizerte supplanterait Alger. C’était de bonne guerre, puisque ces deux ports vivent sous un régime différent. Mais, pour avoir des chances de réussite, il aurait fallu ériger Bizerte en port franc, dès le principe. Or, on tua la poule aux œufs d’or, en établissant des taxes qui éloignèrent les vapeurs au lieu de les appeler.

Voici, à titre de curiosité, les quantités de charbon fournies à la navigation, à Gibraltar et à Alger, de 1885 à 1898 :


Gibraltar Alger Gibraltar Alger
1885 344 600 8 133 1892 296 300 113 691
1886 391 300 12 432 1893 295 200 189 200
1887 494 500 27 754 1894 278 000 221 175
1888 506 800 44 700 1895 272 200 244 200
1889 562 100 59 375 1896 262 300 276 800
1890 450 300 61 185 1897 283 000 317 000
1891 401 700 76 932 1898 308 000 315 000

Ainsi, la progression n’est pas régulièrement décroissante à Gibraltar, mais elle croît à Alger par bonds successifs. Quoi qu’il en soit, les vapeurs ne se ravitaillent pas à Bizerte, mais bien à Alger, situé à peu près à mi-distance entre Londres et Port-Saïd. C’est là en grande partie le secret de la force de notre port algérien.

Nous terminerons ce rapide examen des points d’appui par une réflexion tirée de la conférence patriotique faite récemment à Bordeaux par M. Lockroy. L’éloquent orateur s’exprimait ainsi : « Pour avoir une marine, il ne suffit pas d’avoir des vaisseaux, il faut avoir des points d’appui, des points où l’on puisse se ravitailler et se radouber avec sécurité. Trouverions-nous cela à Saïgon, à Bizerte ? Le trouverions-nous même à Dakar ? Hélas ! non. »

Le ravitaillement des bâtimens en charbon se présente sous deux formes, suivant que l’on pratique cette opération en rade ou à la mer. En rade, il faut des installations particulières et, sous ce rapport, Toulon peut servir de modèle, au moins pour les ports sans marée. Cet arsenal possède 8 parcs, contenant ensemble 200 000 tonnes. A lui seul, le parc de Castigneau, le plus vaste de tous, renferme 70 000 tonnes de briquettes (en comptant à 4 mètres la hauteur des piles à l’air libre, et à 5 mètres celle des piles sous hangar). Ce parc est desservi par une voie ferrée avec plaques tournantes, qui le met en rapport, d’une part, avec le réseau P.-L.-M. ; de l’autre, avec les appontemens de la rade, où viennent s’amarrer les navires à ravitailler. Ceux-ci peuvent embarquer leur charbon des deux côtés des appontemens à l’aide des wagons de la compagnie du chemin de fer, qui arrivent tout chargés.

L’arsenal possède aussi de nombreux chalands, pontés ou non, pour le service de la rade. On emploie les uns ou les autres, suivant la nature du temps et l’état de la mer.

Il faut, de toute nécessité, approfondir cette question pour les autres ports. Certes, l’absence de marée facilite beaucoup les choses à Toulon, mais il existe une installation remarquable à Liverpool. Donc, la question n’est point insoluble.

Les Anglais viennent d’installer à Portsmouth un vaste dépôt flottant ; c’est une grande coque en acier, qui porte 12 000 tonnes de charbon. Cuirassés et croiseurs se mettent le long du bord pour se ravitailler. Huit transbordeurs puissans réduisent au minimum le temps nécessaire à cette opération.

A Port-Saïd, où la main-d’œuvre n’est pas très chère, des nuées d’Arabes ravitaillent, en quelques heures, les plus grands paquebots. Il est vrai que les installations particulières permettent à ces vapeurs de recevoir à la fois d’importantes masses de charbon. De même à la Martinique, où le chargement s’opère par des négresses, qui semblent courir à l’incendie.

Les bâtimens de guerre anglais qui naviguent en escadres font très fréquemment des match pour accroître le record de l’embarquement du combustible. Ainsi, à Las Palmas, on a relevé les moyennes horaires suivantes :


Cæsar 147 tonnes. Implacable 96tonnes.
Cornwallis 138 — Endymion 74 —
Queen 131 — Prince George 68 —
London 127 — Jupiter 68 —
Mars 95 — Bedford 65 —
Victorious 77 —


Au mois de février 1905, le Victorious opérant contre le Magnificent a pratiquement établi le record : 255 tonnes à l’heure.

Dans les escadres françaises, les bâtimens rivalisent aussi de vitesse dans des exercices du même ordre. En 1902, pendant les manœuvres d’armée, un exercice de ravitaillement a donné, pour le cuirassé Bouvet, 340 tonnes en 1 heure et demie, soit 226 à l’heure.

Pour assurer un ravitaillement rapide, il faudrait outiller les bâtimens pour leur permettre d’absorber vite le combustible qui arrive à bord. Les nôtres ne sont point favorisés sous ce rapport. Si la cuirasse, que l’on étend de plus en plus dans les hauts, ne permet pas de découper de grands sabords, pourquoi ne pas imiter les Italiens et disposer une trentaine de manches à grand diamètre, mettant en communication directe le pont et les soutes ?

À ce propos, M. Schwartz, dont nous avons déjà parlé, voudrait abandonner les vieux erremens, et placer les soutes alimentaires, non plus sous le pont cuirassé, mais au-dessus de ce pont. Les soutes installées sous le pont serviraient de soutes de réserve. On aurait ainsi des vides plus vastes, plus faciles à remplir ; enfin, le chemin à parcourir comme hauteur de chute, par le combustible, au moment de l’embarquement, serait moins considérable.

Il est évident qu’en temps de guerre, une force navale ne restera pas toujours à portée d’un point d’appui. Dans leur lutte contre la Russie, les Japonais avaient leurs bases à proximité et ils en tirèrent de grands avantages ; mais c’est un cas très particulier. Il faut qu’une escadre puisse renouveler son approvisionnement en dehors des points d’appui et c’est là que le ravitaillement à la mer intervient. Cette opération exige le concours de navires charbonniers qui doivent remplir plusieurs conditions. Il faut leur donner une vitesse assez grande pour leur permettre de suivre le gros (18 nœuds) dans toutes les circonstances ; les munir d’un très grand nombre de sacs et d’appareils de chargement ; les armer enfin de pièces légères pour repousser au besoin les attaques de torpilleurs.

Notre escadre a fait souvent des expériences de ravitaillement à la mer. Un vapeur du commerce ayant à bord 1200 tonnes de briquettes, 4 000 sacs vides et 2 appareils Temperley, a pu ravitailler 3 cuirassés, par beau temps, filant 5 nœuds, bord à bord, au taux moyen de 40 tonnes à l’heure. Tout va bien par temps calme, à l’abri de la terre ; mais, dès que s’élève la plus petite houle, ce procédé devient très délicat et les frôlemens entre les deux navires peuvent amener des désastres.

L’Angleterre, les États-Unis, l’Italie, ont des transports de charbon. L’Allemagne va probablement en mettre sur les chantiers. On leur donnera, dit-on, de la rentrée, afin de réduire à une simple ligne la surface de friction entre bâtimens accostés bord à bord. Depuis la guerre d’Espagne, les Américains ont également senti la nécessité de construire des charbonniers. Ces auxiliaires auront 142 mètres de long, un déplacement de 12 500 tonnes, une vitesse de 16 nœuds, et ils porteront 6 000 tonnes de charbon.

Auparavant, les Américains n’avaient pas étudié sérieusement le problème si important du charbonnage à la mer. Il leur fallut d’abord chercher une base en pays ennemi pour opérer en eau calme ; puis affréter 18 vapeurs charbonniers. L’opération se pratiquait bord à bord, en interposant entre les deux navires des balles de coton, ou mieux, de grosses masses de broussailles vertes, qui agissaient comme des ressorts. Tout allait bien au mouillage ; mais, en marche, on n’obtenait pas de bons résultats. Règle générale : dès qu’il y a un peu de clapotis, il faut adopter le remorquage et le trolley, le ravitailleur et le ravitaillé séparés par une distance de 300 mètres.

Voici le principe du système à trolley. Le bâtiment à ravitailler remorque le charbonnier. Un fil d’acier passe du mât du remorqueur à celui du remorqué. Les sacs pleins de charbon prennent ce fil pour guide et sont mis en mouvement par des cordes que manœuvrent des treuils. Une installation particulière maintient le fil d’acier à une tension uniforme, malgré les variations de distance, inévitables entre les deux navires. Par mer modérée ou peu agitée, à la vitesse de 8 à 10 nœuds, on fait ainsi 35 à 40 tonnes à l’heure.

Un autre dispositif, dû à M. Cunningham Seaton, permet aux navires (le ravitailleur et le ravitaillé) de naviguer presque bord à bord, pendant l’opération. L’originalité du système consiste en un jet d’eau sous-marin lancé d’un navire à l’autre, perpendiculairement à l’axe, pour maintenir un écart constant entre les deux navires. On peut employer, pour cela, la pompe de circulation, par exemple. Les cordes qui mesurent la distance entre les deux bâtimens sont maintenues raides, en activant ou en modérant les jets d’eau. L’Allemagne, dépourvue de points d’appui, se préoccupe beaucoup de cette importante question ; elle emploie surtout l’appareil Spencer-Miller, de la famille des dispositifs à trolley. Les deux navires se remorquent à la distance de 300 mètres, réunis par un fil d’acier de 20 millimètres, que l’on maintient à une tension constante. En marche, à la vitesse de 5 à 8 nœuds, on fait 40 tonnes à l’heure. L’installation coûte 125 000 francs par navire.

En 1904, le transbordeur imaginé par M. Metcalf, officier mécanicien de la marine anglaise, a donné de bons résultats à Portsmouth. L’appareil est analogue au Spencer-Miller ; les sacs de charbon se décrochent automatiquement à l’arrivée.

Citons encore le transbordeur américain Lidgerwood-Miller, mû par l’électricité. L’arbre de l’enduit est monté sur l’axe du treuil et la vitesse de déroulement atteint 360 mètres par minute. Un dispositif de l’espèce fonctionnait sur le Retvisan ; on l’a installé aussi sur le cuirassé anglais Trafalgar. Par forte brise, le Trafalgar, remorquant le charbonnier à la vitesse de 11 nœuds, a pu faire, sans difficulté, 40 tonnes à l’heure. C’est là un précieux résultat.

Le problème du ravitaillement à la mer peut donc être considéré comme résolu.

Il nous resterait encore à examiner l’utilisation du charbon, ce qui nous conduirait à parler des chaudières et nous entraînerait hors des limites de ce travail, la question des chaudières étant une des plus controversées.

En temps de guerre, une puissance neutre ne saurait compléter l’approvisionnement de charbon d’un bâtiment belligérant sans fournir une sorte de secours au belligérant dont ce navire porte le pavillon. Dans ces conditions, on prend un moyen terme en lui délivrant seulement la quantité de charbon nécessaire pour gagner le port national le plus rapproché.

La France a déclaré le charbon libre en 4859 et 1870. Conformément à l’intérêt de son commerce, l’Angleterre fait la même déclaration, quand elle reste neutre dans un conflit. Mais, si elle est belligérante, elle tend à défendre le transport de cet article.

Il est très désirable qu’une entente se fasse sur la question générale de la contrebande de guerre, une des plus incertaines du droit international. Ainsi, pendant la dernière guerre, la Russie voulant considérer le riz et le charbon comme contrebande de guerre, lord Lansdowne réclama, disant que, jusqu’en 1884, la Russie n’avait pas considéra le charbon comme contrebande. Le gouvernement russe consentit à faire étudier cette question par une commission que présidait M. de Martens. Mais il refusa formellement de prendre une décision de principe. Il atténua pourtant ses prétentions en admettant une différence, selon que les objets étaient adressés au gouvernement ennemi ou à des particuliers.

Le Japon nous a fait un grief d’avoir laissé Rodjestvensky embarquer dans nos eaux territoriales (à Nossi-Bé et à Kam-Ranh), au moyen de ses vapeurs charbonniers, une quantité illimitée de charbon. À cette distance du théâtre de la guerre, disait-il, surtout à Kam-Ranh, toute fourniture de charbon à une force, navale en route, pour la bataille, constitue une infraction à la neutralité. Parfaitement ; mais quand le ravitaillement s’opère, non pas dans un port, mais dans les eaux territoriales, à 3 milles de terre, parfois même plus loin, est-il possible de contrôler la manœuvre et d’évaluer la quantité de charbon qui passe d’un navire sur l’autre, par transbordement ? On peut admettre, jusqu’à un certain point, la thèse du Japon. Mais alors, pourquoi cette puissance n’a-t-elle soulevé aucune objection contre la façon d’agir de l’Angleterre, qui livrait à Vladivostock 120 000 tonnes de charbon, en 1904 ?

Ayez donc le courage d’avouer que, lorsqu’il s’agit d’affaires, certains négocians oublient tout, même les devoirs des neutres. Les charbonniers sauvaient les apparences, en chargeant pour Delagoa-Bay, Mozambique, La Sude, au lieu de déclarer les ports japonais et russes. Cette petite supercherie dura longtemps, car on calcule que, pendant les hostilités, l’exportation des charbons anglais augmenta de 1 500 000 tonnes.

Devant les prix élevés du charbon, et aussi pour concentrer plus de combustible sous un même volume, on a essayé d’autres produits. L’Allemagne emploie l’osmon (tiré de la tourbe) en briquettes comprimées.

Mais c’est surtout le mazout qui est à l’ordre du jour. Brûlé avec le charbon, il constitue le chauffage mixte. A l’aide de becs appropriés, on lance du mazout pulvérisé sur le charbon incandescent des grilles.

Ce procédé n’est pas destiné à un usage fréquent. On l’emploiera en temps de guerre, pour passer d’une vitesse moyenne à la vitesse maxima ; par exemple, pour donner la chasse à l’ennemi.

Plusieurs avantages le recommandent d’une façon particulière. Il permet de pousser rapidement les feux, d’obtenir et de soutenir un accroissement de pression sans augmentation de travail pour le personnel. Enfin, il retarde le décrassage. En quelques minutes, par la manœuvre d’un simple robinet, les chaudières donnent toute leur pression et le bâtiment toute sa vitesse. Voilà, pourquoi ce procédé jouit d’une telle faveur. Le croiseur cuirassé neuf Léon-Gambetta a entrepris une série d’essais sur ce mode de chauffe. On a poussé la combustion du charbon à 90 kilogrammes par mètre carré-heure de grille, en injectant graduellement du pétrole, pour déterminer la pression maxima qui peut être atteinte dans ces conditions.

Les Anglais installent le chauffage mixte sur tous leurs navires.

Non seulement on a essayé d’autres combustibles, mais on a tenté de supprimer totalement le charbon, en employant la houille blanche.

Cette expression, qui n’est qu’une simple métaphore, désigne l’utilisation de la force vive des eaux courantes pour produire de l’énergie, par l’intermédiaire des turbines La question se lie à celle du transport de la force à distance et on peut rappeler à ce propos que Marcel Deprez réalisa pour la première fois, en 1883, un transport à distance par l’électricité, entre Vizille et Grenoble. Outre une économie réelle, la houille blanche présente des avantages particuliers que les Américains apprécient à leur juste valeur. La force motrice hydraulique est pratiquement inépuisable et toujours prête. Quoique le charbon ne coûte guère plus de 10 francs la tonne en Amérique, l’industrie de ce pays établit des transports de force, ayant pour origine des chutes d’eau, aux distances de plusieurs centaines de kilomètres.

On a calculé que la chute du Niagara pourrait fournir 7 millions de chevaux. Mais la palme reste encore au Zambèze, qui donnerait une somme d’énergie beaucoup plus considérable.

Nous en avons dit assez pour montrer l’extrême importance que prend, en temps de guerre, la rapidité du charbonnage, en rade et à la mer.

Nos installations laissent beaucoup à désirer et notre outillage est d’une notoire insuffisance. Et pourtant, on ne saurait trop le répéter : Jamais un navire n’aura trop de moyens de se procurer du charbon et de rembarquer rapidement.

Je ne conçois pas, pour ma part, que l’on ne mette pas sans retard à l’étude les questions suivantes :

1° Installations indispensables à bord de navires, pour charbonner rapidement ;
2° Installations nécessaires dans les ports et les points d’appui (quais, appontemens, chalands, chemins de fer, etc.) ;
3° Création de ravitailleurs pourvus d’apparaux puissans et nombreux.

Impossible, jusqu’ici, de démêler, au moins en France, une idée directrice à ce sujet. Chacun « navigue à la part, » comme disent les marins du commerce. Le choix des types, leur protection, leur armement, absorbent toute l’attention des Conseils, des ministres, du Parlement. Certes, le choix des types de bâtimens, la recherche continuelle des améliorations possibles, méritent des discussions approfondies. Mais ne convient-il pas aussi de s’occuper très activement des moyens d’alimenter les navires et de les ravitailler, de les rendre utilisables, enfin ? La prochaine guerre sérieuse en montrera non seulement l’utilité, mais la nécessité absolue, soyez-en sûrs. La marine ne s’improvise pas et le temps est passé où le « débrouillez-vous ! » tenait lieu de tout. L’art de la guerre s’est singulièrement compliqué. Il faut aujourd’hui prévoir le plus possible et ne laisser au hasard ou à l’inspiration du moment que les questions impossibles à trancher par avance.


COMMANDANT DAVIN.

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  1. A la fin d’avril 1906, au moment de la grève, nos compagnies houillères n’arrivaient pas à extraire la quantité nécessaire à l’alimentation de leurs propres chaudières, qui assurent le fonctionnement des cages et des ventilateurs.