Le Chariot de terre cuite (trad. Regnaud)/Acte II

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Traduction par Paul Regnaud.
(tome 1p. 63-105).


ACTE II

SAMVÂHAKA[1], LE JOUEUR


Une esclave, arrivant sur la scène. — Je suis envoyée chez Madame (2) avec un message dont sa mère (3) m’a chargée… Rendons-nous auprès d’elle. (Elle s’avance et regarde.) Elle pense à quelqu’un de toute son âme (4)… Je m’approche.

Vasantasenâ, assise et rêveuse ; Madanikâ est auprès d’elle. — Eh bien (5) ! Madanikâ ! Ensuite, ensuite… (6).

Madanikâ. — Mais, Madame, nous n’avons pas encore causé ; pourquoi me dites-vous ensuite ?

Vasantasenâ. — Que viens-je donc de te dire (7) ?

Madanikâ. — « Ensuite, ensuite… »

Vasantasenâ, avec un mouvement de surprise. — Ah ! vraiment (8) ?

L’esclave, qui s’est approchée d’abord (9). — Madame, votre mère vous fait dire (10) de vaquer à vos ablutions et d’aller ensuite rendre (11) vos devoirs aux divinités.

Vasantasenâ. — Réponds-lui de ma part que je ne prendrai pas de bain aujourd’hui ; qu’on charge donc un brahmane de rendre les devoirs aux dieux.

L’esclave. — Je rapporterai vos paroles, Madame. (Elle sort.)

Madanikâ. — Madame, l’amitié que j’ai pour vous, et non pas la malveillance (12), m’oblige à vous demander ce que vous avez.

Vasantasenâ. — Quelle mine ai-je donc, Madanikâ ?

Madanikâ. — Je m’aperçois, à vous voir aussi distraite, que vous avez le cœur épris de quelqu’un après qui vous soupirez.

Vasantasenâ. — Bien deviné ! On voit que tu sais comprendre ce qui se passe dans le cœur des autres.

Madanikâ. — Tant mieux, tant mieux ! Bien venu soit l’Amour, ce dieu auquel la jeunesse doit ses fêtes (13) ! Mais dites-moi si c’est au roi ou à un courtisan que s’adressent vos hommages.

Vasantasenâ. — Madanikâ, il s’agit d’amour et non pas d’hommages (14).

Madanikâ. — Vous aimez donc quelque jeune brâhmane dont un savoir rare orne l’esprit ?

Vasantasenâ. — Les brâhmanes, on doit les vénérer… (15).

Madanikâ. — Alors votre tendresse a-t-elle pour objet un jeune marchand qui s’est acquis de grandes richesses en parcourant différentes villes pour exercer son négoce ?

Vasantasenâ. — Un marchand abandonne (16) sa bien-aimée, quelle que soit la passion qu’elle éprouve pour lui, pour s’en aller dans d’autres contrées ; et cette séparation cause à celle-ci un chagrin cruel.

Madanikâ. — Mais, ma princesse (17), si celui que vous aimez n’est ni le roi, ni un courtisan, ni un brâhmane, ni un marchand, qui est-il donc ?

Vasantasenâ. — N’es-tu pas venue avec moi dans le jardin du temple de Kâmadeva ?

Madanikâ. — Oui, Madame !

Vasantasenâ. — Eh bien ! pourquoi m’interroges-tu comme si tu ne savais rien ?

Madanikâ. — Ah ! j’y suis. N’est-ce pas celui sous la protection duquel vous vous êtes placée et qui vous a si bien accueillie (18) ?

Vasantesenâ. — Comment s’appelle t-il ?

Madanikâ. — Il demeure sur la place des Corporations (19).

Vasantasenâ. — Mais c’est son nom que je te demande !

Madanikâ. — Celui qu’il porte est de bon augure ; il s’appelle Chârudatta (agréablement doué).

Vasantasenâ, avec joie. — Bravo, bravo ! Madanikâ ; tu es bien informée.

Madanikâ, à part. — Vraiment ! (Haut.) Madame, on dit qu’il est pauvre.

Vasantasenâ. — C’est précisément pourquoi je l’aime ; quoiqu’il soit rarement question dans le monde (20) d’une courtisane dont le cœur s’éprenne d’un homme tombé dans la misère.

Madanikâ. — Est-ce que les abeilles font leur cour à l’arbre mango une fois que les fleurs en sont flétries ?

Vasantasenâ. — C’est pour cela même qu’on les appelle abeilles (volages, coureuses) (21).

Madanikâ. — Si vous l’aimez (22), Madame, pourquoi ne pas faire des efforts pour vous rencontrer avec lui (23) ?

Vasantasenâ. — J’en ai fait, mais il était difficile d’en obtenir la récompense. Cependant j’espère qu’à l’avenir j’éprouverai moins d’obstacles à le voir.

Madanikâ. — N’est-ce pas dans cette intention que vous avez déposé votre parure entre ses mains ?

Vasantasenâ. — Tu as deviné juste.

Une voix dans la coulisse (24). — Holà ! (25) seigneur. Voilà un joueur (26) qui se sauve sans payer dix suvarnas (27) qu’il a perdus (28)… Arrêtez-le ! arrêtez-le ! (29)… Je t’aperçois d’ici (30)


Le masseur, arrivant brusquement et tout effrayé (31) sur la scène. — Quel malheur d’avoir la passion du jeu ! Chose étonnante !

« Me voilà atteint d’un coup de l’ânesse pareil à celui qu’en décocherait une à laquelle on vient de donner la clé des champs ; me voilà percé par la lance comme Ghatothaca le fut jadis par celle que Karna dirigea contre lui (32)… Quand j’ai vu le maître du tripot bien occupé avec son greffier, je me suis prestement esquivé ; mais maintenant que me voilà au milieu de la rue, où me réfugier ?… (33). »

Pendant que le maître du jeu, accompagné d’un joueur, est à ma recherche d’un autre côté, il faut décamper d’ici en marchant à reculons (34) et entrer dans ce temple (35) désert (ou privé d’idole) où je pourrai jouer le rôle du dieu (36). (Après s’être livré à une mimique variée, il entre dans le temple et prend la position d’une idole ; Mâthura et un joueur apparaissent ensuite sur la scène (37).

Mâthura. — Holà ! seigneur, voilà un joueur qui se sauve sans payer dix suvarnas qu’il a perdus (38)… Arrêtez-le ! arrêtez-le !… Je t’aperçois de loin !…

Le joueur (39). — « Tu peux descendre en enfer ou monter auprès d’Indra pour chercher un refuge ; Rudra lui-même ne saurait te sauver des mains d’un maître de tripot. »

Mâthura (40). — « Où t’es-tu sauvé, filou ! qui viens de tromper (41) un habile directeur de maisons de jeu et qui trembles de peur ; car tu trébuches en marchant, on le voit à l’irrégularité des empreintes de tes pas, ô toi qui souilles (42) ta réputation et le nom de ta famille ? »

Le joueur, examinant l’empreinte des pas du masseur (43). — Il est venu jusqu’ici, mais sa trace se perd (44).

Mâthura, examinant avec attention. — Ah ! ah ! Des empreintes qui indiquent qu’il a marché à reculons… un temple qui ne contient pas de statue de dieu… (45) (Après avoir réfléchi.) Le fourbe (46) y est entré le dos le premier (47).

Le joueur. — Allons l’y chercher (48) !

Mâthura. — D’accord ! (Ils entrent tous les deux dans le temple et se font mutuellement signe qu’ils ont aperçu le masseur figurant une idole.) (49).

Le joueur. — Tiens ! cette statue est de bois.

Mâthura. — Pas du tout, pas du tout ! Elle est de pierre. (Ils secouent le joueur en se faisant signe que c’est bien lui.) (50). Eh bien (51) ! si tu veux, nous allons jouer. (Ils se mettent à jouer.)

Le masseur, à part, en s’efforçant de réprimer les émotions (52) que le désir de jouer fait naître en lui. — « L’homme qui entend le bruit des dés sans avoir d’argent (53) dans sa poche éprouve un ravissement semblable à celui d’un roi déchu de son trône qui entend le son du tambour. Non, je ne jouerai plus, j’y suis bien décidé (54), car autant vaut se précipiter du sommet du Meru (55) que d’empoigner les dés... Et pourtant le bruit qu’il font est aussi charmant à entendre que le chant du kokila (56). »

Le joueur. — À moi de jouer, à moi de jouer (57) !

Mâthura. — Non, non ; c’est à moi !

Le masseur, quittant la position qu’il occupait et s’approchant précipitamment (58). — À moi ! oui.

Le joueur. — Le gaillard est pris (59) !

Mâthura, le saisissant. — Ah ! gibier de bourreau, tu es pris ! Donne les dix suvarnas !

Le masseur. — Seigneur, je les donnerai.

Mâthura. — Donne-les de suite !

Le masseur. — Je vous les donnerai, mais ne soyez pas aussi brusque.

Mâthura. — Allons, allons ! Il faut s’exécuter sur-le-champ !

Le masseur. — Ah ! la tête me tourne (60). (Il tombe en syncope ; Mâthura et le joueur le frappent à coups de pied et à coups de poing (61).)

Mâthura, traçant autour de lui le cercle du joueur (62). — Eh bien ! te voilà enfermé dans le cercle du joueur.

Le masseur, qui s’est relevé et s’abandonne au désespoir. — Quoi ! je suis enfermé dans le cercle du joueur ? Hélas ! cela nous impose, à nous autres joueurs, des obligations auxquelles il est impossible d’échapper. Où prendre pour payer ce que je dois ?

Mâthura. — Donne caution (63).

Le masseur. — Eh bien ! j’y consens (64). (S’approchant du joueur.) (65). Je vous donnerai la moitié de ce que je dois si Mâthura me tient quitte du reste (66).

Le joueur. — Soit.

Le masseur, s’approchant du maître de la maison de jeu. — Je vous donne caution pour la moitié de ma dette, tenez-moi quitte du reste (67).

Mâthura. — D’accord ; je n’y vois pas d’inconvénient.

Le masseur, haut à Mâthura. — Seigneur, vous, m’avez fait remise de la moitié ?

Mâthura. — Oui.

Le masseur, au joueur. — Et vous, vous m’avez fait remise également de la moitié ?

Le joueur. — J’en conviens.

Le masseur. — Eh bien ! maintenant je m’en vais (68).

Mâthura. — Donne les dix suvarnas !... Où vas-tu ?

Le masseur. — Voyez, voyez, Messieurs ! (69). J’ai donné (ou promis) caution à l’un pour la moitié de ma dette et l’autre m’a fait remise de la seconde moitié (70) ; qu’a-t-on encore à me réclamer maintenant ?

Mâthura, mettant la main sur lui. — Je suis Mâthura, l’habile joueur et je n’entends pas me laisser jouer ainsi (71). Pendard ! tu vas donner tout ce que tu dois et de suite !

Le masseur. — Où voulez-vous que je le prenne ?

Mâthura. — Vends ton père et paie moi !

Le masseur. — Est-il là mon père ?

Mâthura. — Eh bien ! vends ta mère et paie moi !

Le masseur. — Est-elle là ma mère ?

Mâthura. — Alors vends-toi et paie !

Le masseur. — Je veux bien, mais accordez-moi un peu de répit et conduisez-moi sur la route royale.

Mâthura. — Marche ! en ce cas, marche (72) !

Le masseur. — Allons ! (Il se met en marche.) Seigneurs, achetez-moi dix suvarnas à ce maître de tripot ! (On entend une voix dans l’espace.) (73). On me demande ce que je ferai (74) ?… Je ferai ce qu’il y a à faire chez vous… Quoi ! il s’en va sans daigner me répondre (75) ? Soit ! je m’adresserai à un autre (76). (Il répète, « seigneurs, achetez-moi, etc. ») Hélas ! celui-là passe aussi son chemin sans s’occuper de moi. Ah (77) ! depuis que le seigneur Chârudatta a perdu ses biens, mon infortune ne fait que de s’accroître (78)) !…

Mâthura. — Eh bien ! t’exécutes-tu ?

Le masseur. — Comment voulez-vous que je fasse ? (Il tombe à terre après avoir prononcé ces paroles (79) et Mâthura l’accable de coups.) Au secours ! au secours !

Darduraka, (80) arrivant sur la scène. — Vraiment ! le jeu est pour l’homme une royauté à laquelle il ne manque qu’un trône (81).

« Le joueur, en effet, ne présume jamais une défaite ; les recettes lui arrivent de tous côtés et il puise sans cesse dans un trésor toujours rempli ; il a, comme un prince, des revenus à discrétion (82) en perspective et voit autour de lui comme une cour de gens opulents (83). »

« Par le jeu, on acquiert des richesses, par le jeu on obtient des épouses et des amis, par le jeu on trouve le moyen de donner et de jouir, mais par le jeu aussi on perd tout. »

« Le trois (84) (au jeu de dé) m’a tout enlevé mon avoir ; la sortie du deux (85) m’a mis sur le gril ; l’as m’a montré la porte (86) et je reviens totalement ruiné par le kata (87). » (Il jette les yeux devant lui.) Tiens ! voici une ancienne connaissance, Mâthura, le maître de tripot (88). Il n’y a pas moyen de battre en retraite (89)… Cachons-nous (90) ! (Il s’arrête après avoir fait différents gestes, puis il reprend en considérant son manteau) :

« Ce manteau est usé jusqu’à la corde ; ce manteau a des centaines de trous pour toute parure ; ce manteau ne peut plus servir de vêtement ; ce manteau n’est bon qu’à mettre en paquet (91). »

Au fait, qu’aurais-je à craindre (92) de ce misérable Mâthura (93),

« Moi qui (94) me tiens un pied suspendu en l’air et l’autre appuyé sur terre tant que le soleil est sur l’horizon (95) ? »

Mâthura. — Allons ! trouve quelqu’un qui paie pour toi !

Le masseur. — Comment faire ? (Mâthura le frappe.)

Darduraka. — Ah (96) ! Que vois-je ?

Une voix dans l’espace. — Que demandez-vous ?… Ce joueur est maltraité (97) par un maître de maison de jeu et personne ne va à son secours (98).

Darduraka. — N’irai-je pas le délivrer ? (Il s’approche.) (99). Place, place (100) ! (Il regarde la scène qu’il a devant les yeux.) Ah ! c’est ce coquin de Mâthura ; voilà aussi le malheureux (101) masseur.

« Est-il possible (102) que ce grand efflanqué soit atteint de la passion du jeu (103), lui qui se tient toute la journée immobile et la tête penchée comme un pendu (104), lui dont le dos est constamment calleux et couvert de stigmates résultant des coups qu’il reçoit (105) et dont le gras des mollets est déchiré sans cesse par les chiens (106). »

Il faut cependant essayer d’apaiser Mâthura. (Il s’avance.) Bonjour ! Mâthura.

Mâthura. — Bonjour !

Darduraka. — Eh bien ! Qu’y-a-t-il donc ?

Mâthura. — Ce drôle ne veut pas me remettre dix suvarnas qu’il me doit.

Darduraka. — Bast (107) ! C’est une bagatelle !

Mâthura, tirant le manteau que Darduraka tient enroulé (108) sous son aisselle. — Voyez, voyez ! Messieurs (109), le beau manteau que porte l’homme pour qui dix suvarnas sont une bagatelle !

Darduraka. — Fou que tu es ! ne m’as-tu jamais vu payer dix suvarnas quand je les ai perdus sur un coup de dé (110) ? Du reste (111), quand on a de l’argent, est-ce qu’on ne le cache pas dans son giron (112) au lieu de s’amuser à le faire voir ? Eh quoi !

« Est-ce une raison pour te croire ruiné (113), perdu et pour tuer un homme en possession de ses cinq sens parce qu’il te doit dix suvarnas ? »

Mâthura. — Si dix suvarnas sont une bagatelle pour vous, mon seigneur (114), pour moi, c’est une fortune.

Darduraka. — Eh bien ! si tu le prends ainsi, écoute : donne-lui dix autres suvarnas et qu’il (115) recommence de jouer.

Mâthura. — Expliquez-vous !

Darduraka. — S’il gagne, il te paiera.

Mâthura. — Et s’il perd ?

Darduraka. — Ah ! dans ce cas, il ne te paiera pas.

Mâthura. — Il ne vous convient guère de babiller de la sorte (116) ! Vous qui donnez de si bons conseils, coquin, mettez-les vous-même en pratique. Je m’appelle Mâthura, le malin ; je sais tricher et je ne crains pas les tricheries d’autrui — les vôtres, par exemple, fourbe que vous êtes (117) !

Darduraka. — Hein ! qui est-ce qui est fourbe ?

Mâthura. — Vous !

Darduraka. — Tu veux parler de ton père. (Il fait signe au masseur de s’esquiver.)

Mâthura. — Enfant de g… ! Est-ce que vous ne cultivez pas le jeu, vous aussi (118) ?

Darduraka. — Moi, cultiver le jeu !

Mâthura. — Allons ! masseur, les dix suvarnas !

Le masseur. — Seigneur, je vous les donnerai, attendez un peu. (Mâthura le frappe de nouveau.)

Darduraka. — Quand je ne suis pas là, c’est possible, mais en ma présence tu ne le maltraiteras pas, fou que tu es ! (Mâthura qui a saisi le masseur lui donne des coups de poing sur le nez (119) ; le masseur couvert de saug tombe évanoui. Darduraka s’approche pour s’interposer (120) et un échange de coups a lieu entre lui et Mâthura.)

Mâthura. — Ah ! canaille, enfant de g… ! Tu récolteras ce que tu mérites.

Darduraka. — Ah ! sot animal ! Voilà comme tu trappes un passant ! Tu verras demain devant le tribunal du roi, si tu oses recommencer.

Mâthura. — Oui, oui, je verrai !

Darduraka. — Comment le verras-tu ?

Mâthura, ouvrant de grands yeux. — Comme ça ! (Darduraka jette une poignée de poussière dans les yeux de Mâthura et fait signe au masseur de s’enfuir ; Mâthura, dont les yeux sont tout clignotants, trébuche et se jette à terre. Le masseur se sauve.)

Darduraka, à part. — Je me suis fait un ennemi de Mâthura, et comme c’est un maître de maison de jeu de premier ordre, il n’est pas prudent de rester ici. Mon ami Çarvilaka (121) m’a raconté comme quoi un devin a prédit au fils d’un bouvier nommé Aryaka qu’il deviendra roi. Tous les pareils de Çarvilaka (122) se rassemblent autour de lui. Pourquoi ne pas les imiter et aller le rejoindre (123) ? (Il s’en va.)


Le masseur, qui s’avance tout tremblant en regardant autour de lui (124). — Tiens ! voilà une maison dont la porte latérale est ouverte ; quel qu’en soit le maître, entrons-y. (Il entre et aperçoit Vasantasenâ.) Madame, je viens me placer sous votre protection.

Vasantasenâ. — Ma protection est acquise à quiconque vient l’implorer. (S’adressant à une servante) (125). Va fermer la porte latérale.

La servante, revenant après avoir exécuté l’ordre qui lui a été donné. — Madame, c’est fait.

Vasantasenâ. — Quoi ?

La servante. — Ce que vous m’aviez ordonné.

Vasantasenâ, au masseur. — D’où vient votre effroi ?

Le masseur. — D’un créancier. Madame.

Vasantasenâ, à la servante. — Ferme bien la porte maintenant (126).

Le masseur, à part. — Ah ! elle sait ce que c’est que de redouter un créancier (127) ? C’est îl bon droit qu’on dit :

« L’homme qui sait ce qu’il peut et qui se charge d’un fardeau proportionne (128) à ses forces ne trébuche jamais et ne succombe pas même dans un passage difficile. »

Ma situation est comprise.


Mâthura, se frottant les yeux en s’adressant au joueur qu’il prend pour le masseur. — Allons ! paie, paie !

Le joueur. — Pendant que nous nous querellions avec Darduraka, notre homme (129) s’est enfui.

Mâthura. — Je lui ai écrasé le nez à coups de poing. Viens ! nous suivrons les traces du sang qu’il a répandu.

Le joueur, après qu’ils ont suivi les traces de sang. — Seigneur, il est entré chez Vasantasenâ.

Mâthura. — Adieu les suvarnas (130) !

Le joueur. — Allons porter plainte au tribunal du roi.

Mâthura. — Le coquin sortira de là (131) pour s’en aller ailleurs ; en faisant bonne garde à cette porte, nous finirons par le prendre.


(Vasantasenâ fait un signe à Madanikâ) (132).

Madanikâ. — Seigneur, voudriez-vous me dire d’où vous êtes, qui vous êtes, le nom de votre père, votre métier et la cause de votre effroi ?

Le masseur. — Que Madame m’écoute alors. Le lieu de ma naissance est Pâtaliputra (133) ; je suis le fils d’un maître de maison (134) ; je vis du métier de masseur (133).

Vasantasenâ. — Vous avez appris là un art bien délicat.

Le masseur. — Cet art, Madame, que j’ai appris, me sert maintenant à gagner ma vie.

Madanikâ. — Très-bien répondu (136) ! Continuez.

Le masseur. — Chez mon père, j’eus l’occasion d’entendre les récits d’Ahindakas (137) et, poussé par la curiosité de visiter ces contrées inconnues pour moi, je quittai mon pays. Arrivé à Ujjayinî, j’entrai au service d’un homme de qualité, beau de visage, agréable dans ses discours, taisant les services qu’il rend (138) et oubliant les offenses qui lui sont faites ; bref, croyant dans sa générosité qu’il se doit à autrui (139) et rempli de bonté pour ceux qui implorent sa protection.

Madaikâ. — Quel peut être cet homme qui est l’ornement d’Ujjayinî et qui semble avoir ravi les vertus du bien-aimé de ma maîtresse ?

Vasantasenâ. — Bravo, bravo ! Madanikâ. Mon cœur me suggérait une semblable remarque.

Madanikâ. — Continuez, seigneur.

Le masseur. — Je continue. À l’heure qu’il est, par suite des libéralités auxquelles l’a porté son âme compatissante...

Vasantasenâ. — Il est devenu pauvre, n’est-ce pas ?

Le masseur. — Comment pouvez-vous le savoir, Madame, avant que je ne vous l’aie dit ?

Vasantasenâ. — Il n’y a rien là que chacun ne puisse savoir (140). Les vertus accompagnent rarement la richesse et ce sont les lacs les plus profonds dont les eaux sont le moins potables.

Madanikâ. — Comment s’appelle-t-il donc ?

Le masseur. — Qui ne connait le nom de cette lune dont la terre est éclairée ? Il habite sur la place des Corporations et porte le nom glorieux de Chârudatta.

Vasantasenâ, quittant joyeusement son siège. — Seigneur, ma maison est à vous (141) ! Madanikâ, offre-lui un siège et munis-toi d’un éventail ! Notre hôte meurt de fatigue.

(Madanikâ accomplit les ordres qui lui ont été donnés.)

Le masseur, à part (142). — Peste ! Quel accueil me vaut la simple mention du nom de Chârudatta ! Bravo ! Chârudatta ! bravo ! Vous êtes le seul homme sur terre dont on puisse dire qu’il vit, le reste ne fait que respirer. ({{di|Il tombe à genoux.) Je vous laisse faire, madame, mais de grâce, veuillez vous rasseoir.

Vasantasenâ, se rasseyant. — D’où vient ce créancier dont vous parliez ?

Le masseur. — « L’honnête homme est toujours riche en œuvres de bienfaisance. Quel est au reste celui dont les richesses ne sont pas passagères ? Qui sait rendre hommage au mérite sait aussi le distinguer (143). »

Vasantasenâ. — Reprenez votre récit.

Le masseur. — Le seigneur Chârudatta me prit donc à son service pour exercer mon métier (144) chez lui ; mais, dans l’état où se trouve réduit son train de maison (145), j’ai dû le quitter et demander au jeu des moyens d’existence. Malheureusement l’inconstance de la fortune vient de me faire perdre dix suvarnas…

Mâthura. — Je suis perdu (146) ! je suis volé !

Le masseur. — Et l’un des joueurs avec le maître du tripot que vous entendez se sont mis à ma poursuite. Vous savez tout maintenant, madame, et vous êtes l’arbitre de mon sort.

Vasantasenâ. — Madanikâ, les oiseaux eux-mêmes changent fréquemment de place quand les arbres qui leur servent d’abri sont agités (147). Va trouver le joueur et le maître du tripot et dis-leur que le masseur leur donne (148) ce bracelet que tu leur remettras. (Elle ôte son bracelet et le remet à Madanikâ.)

Madanikâ, après l’avoir pris. — J’obéis, madame. (Elle sort.)


Mâthura. — Je suis perdu (149) ! je suis volé !

Madanikâ. — À voir ces deux hommes qui lèvent les regards au ciel, poussent de profonds soupirs, délibèrent ensemble et tirent des plans (150) sans quitter la porte des yeux, je présume que ce sont ceux auprès desquels je suis envoyée. (Elle s’avance vers eux.) Seigneurs, je vous salue !

Mâthura. — Bonjour, mademoiselle !

Madanikâ. — Lequel de vous deux, seigneurs, est le maître d’une maison de jeu ?

Mâthura. — « Jeune fille aux regards mutins, vous ignorez à qui vous murmurez ces paroles aimables (151) avec vos lèvres malignes (ou pincées) (152) qu’ont blessées les morsures amoureuses ; » je ne suis pas riche ; adressez-vous ailleurs.

Madanikâ. — Vous ne seriez pas un joueur si vous ne teniez pas ce langage. Mais l’un de vous n’a-t-il pas un débiteur ?

Mâthura. — Si fait ; un individu me doit dix suvarnas. Avez-vous quelque chose à me dire sur lui ?

Madanikâ. — Ma maîtresse vous envoie ce bracelet pour le libérer. Mais non, mais non, je me trompe… c’est lui-même qui vous l’envoie.

Mâthura, saisissant le bracelet avec joie. — Ah ! dites bien à cet honnête garçon (153) que je le tiens pour cautionné et qu’il peut revenir goûter le plaisir du jeu. ( s’en va avec le joueur.)


Madanikâ, qui est revenue auprès de Vasantasenâ. — Madame, le maître du tripot et le joueur sont partis contents (154).

Vasantasenâ, au masseur. — Seigneur, vous pouvez aller tranquilliser votre famille.

Le masseur. — Madame, puisqu’il en est ainsi, permettez-moi d’exercer mon art (155) à votre service.

Vasantasenâ. — Mon ami, il ne vous faut servir que le maître pour lequel vous l’avez appris et aux ordres de qui vous étiez autrefois.

Le masseur, à part. — C’est une façon adroite de me tenir quitte. Comment pourrai-je donc lui témoigner ma reconnaissance ? (Haut.) Madame, le mépris qui s’attache au métier de joueur (156) me décide à me faire religieux buddhiste (157). Rappelez-vous donc, je vous prie, que le masseur adonné au jeu s’est voué à cette pieuse profession.

Vasantasenâ. — N’y mettez pas trop de précipitation.

Le masseur. — Madame, ma résolution est prise. (Il parcourt la scène.)

« Le jeu m’a fait prendre l’humanité en aversion (158) ; désormais (159) je passerai mon temps à suivre les grands chemins tête nue. »

(On entend du bruit dans la coulisse ; il prête l’oreille.) Tiens ! Qu’entend-on ?

Une voix dans l’espace. — Que dites-vous ? Un éléphant furieux servant aux amusements (160) de Vasantasenâ et nommé Stambhabhanjaka (161) vient de s’échapper.

Le masseur. — Il faut aller voir (162) ce redoutable animal (163). Mais à quoi bon ?… Mieux vaut mettre à exécution la résolution que j’ai prise. (Il s’en va.) (164).

Karnapûraka, (165), arrivant précipitamment sur la scène d’un air audacieux et fier. — Où est Madame ? où est-elle ?

Madanikâ. — Hé bien ! mauvais sujet, d’où vient ce si grand émoi que tu ne vois pas notre maîtresse assise là devant toi ?

Karnapûraka, apercevant Vasantasenâ. — Madame, je vous salue.

Vasantasenâ. — Ta figure est bien joyeuse, Karnapûraka. Qu’y a-t-il donc ?

Karnapûraka, orgueilleusement. — Madame, vous avez beaucoup perdu de ne pas être témoin de l’exploit que Karnapûraka vient d’accomplir.

Vasantasenâ. — Qu’est-ce donc, qu’est-ce donc, Karnapûraka ?

Karnapûraka. — Veuillez m’écouter, Madame, et vous le saurez. Votre méchant éléphant Stambhabhanjaka a brisé son poteau, tué son cornac (166) et descendu sur la grande route en causant un tumulte effroyable. Oh s’est mis alors à crier (167) :

« Emmenez vite les enfants ! Montez sur les arbres et sur les murs ! Ne voyez-vous pas cet éléphant furieux qui vient sur nous ? »

« Les nûpuras (colliers des pieds) se détachent, les ceintures ornées de perles se brisent (168) ainsi que les bracelets magnifiques sur lesquels les pointes des diamants enchâssés forment un réseau étincelant. »

Ensuite, en se précipitant à travers la ville d’Ujjayinî, qu’il avait bouleversée avec sa trompe, ses pieds et ses défenses comme un étang couvert de lotus épanouis où il se serait baigné, cet éléphant indomptable s’est trouvé en face d’un religieux mendiant (169). Il l’arrose d’une ondée sortie de sa trompe et le prend sur ses défenses après lui avoir cassé son bâton, sa cruche et son écuelle. Les témoins de cette scène se mettent à crier de nouveau : « Le religieux mendiant est mort ! »

Vasantasenâ, toute émue. — Ciel ! quel événement imprévu !

Karnapûraka. — Ne vous effrayez pas, Madame, et écoutez la suite de mon récit. L’apercevant qui traînait en l’agitant sa chaîne brisée (170) et qui portait entre ses défenses ce religieux mendiant, j’ai, moi Karnapûraka... je m’exprime mal, j’ai, moi l’esclave que vous nourrissez de pain de riz (171), fait un détour, hélé un greffier (172), apporté en toute hâte une barre de fer du marché et mis à mal le terrible éléphant.

Vasantasenâ. — Poursuis.

Karnapûraka. — « Ayant frappé impétueusement cet animal dont la taille égale celle d’un des pics du Vindhya (173), j’ai délivré le religieux mendiant qu’il portait sur ses défenses. »

Vasantasenâ. — Tu t’es admirablement conduit. Ensuite.

Karnapûraka. — Ensuite, Madame ? La population toute entière de la ville (car Ujjayinî ressemblait à un vaisseau inégalement chargé et dont un côté est sur le point de faire eau, s’est mise à crier : « Bravo ! Karnapûraka, bravo ! » Ensuite, Madame ? Un des spectateurs, après avoir vainement tâté sur lui aux endroits où se portent les bijoux, leva les yeux au ciel, poussa un profond soupir et me jeta ce manteau (174).

Vasantasenâ. — Assure-toi, Karnapûraka, s’il n’est pas parfumé de jasmin.

Karnapûraka. — L’odeur de la liqueur que distillaient les tempes de l’éléphant m’empêche de sentir autre chose en ce moment.

Vasantasenâ. — Regarde s’il ne porte pas un nom.

Karnapûraka. — En voilà un, en effet ; vous pouvez le lire (175), madame. (Il lui tend le manteau.)

Vasantasenâ, lisant. — Chârudatta ! (Elle revêt le manteau avec des transports d’allégresse.)

Madanikâ. — Ne trouves-tu pas, Karnapûraka, que ce manteau va bien à notre maîtresse ?

Karnapûraka. — Oui (176), assez bien.

Vasantasenâ. — Karnapûraka, voilà pour ta récompense. (177). (Elle lui donne un bijou.)

Karnapûraka, s’inclinant après l’avoir pris. — Maintenant le manteau de notre maîtresse va tout à fait bien (178) !

Vasantasenâ. — Où Chârudatta se trouve-t-il en ce moment ?

Karnapûraka. — Il retourne chez lui (179) en suivant cette rue.

Vasantasenâ. — Allons, Madanikâ ! montons sur la haute terrasse du palais (180) pour voir passer Chârudatta. (Tous les personnages quittent la scène.) Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/131 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/132 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/133 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/134 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/135 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/136 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/137 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/138 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/139 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/140 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/141 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/142 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/143 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/144 Page:Regnaud - Le Chariot de terre cuite, v1.djvu/145

  1. Le masseur.