Le Charles XII de Voltaire et le Charles XII de l’histoire

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Le Charles XII de Voltaire et le Charles XII de l’histoire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 84 (p. 360-390).
LE
CHARLES XII DE VOLTAIRE
ET LE
CHARLES XII DE L’HISTOIRE


I.

C’est un livre charmant et tout français que le Charles XII de Voltaire, modèle non-seulement de cette langue intelligente, claire, précise, que l’Europe nous a enviée et, autant qu’elle l’a pu, empruntée, mais aussi de quelques-unes des qualités essentielles à la composition historique. Savoir, en présence des informations complexes du passé qu’on veut faire revivre, distinguer le superflu, élaguer l’inutile, saisir tout le nécessaire, le grouper habilement, le résumer, le rendre par une exposition alerte et vive, ne laissant après soi rien que de lumineux, c’est un art difficile dont ce petit volume offre beaucoup d’exemples. Plusieurs des pages qui le composent sont des narrations parfaites, infiniment spirituelles dans leur brièveté savante; jamais, en aucune langue, nul historien n’a mieux conté. Tout le monde a lu l’intéressant récit de là campagne de Pultava, bien que, avec notre expérience de pareils désastres, nous eussions voulu trouver l’historien moins discret et plus ému sur cette première retraite de Russie. Le séjour en Turquie, l’affaire du Pruth, l’étrange siège soutenu par le roi de Suède et quelques-uns des siens, — cinquante ou soixante hommes, — contre une armée ottomane pourvue de douze canons, son retour non moins étrange à travers toute l’Allemagne, sont autant d’épisodes dramatiques dont Voltaire a tracé les plus attachans tableaux. Voltaire en outre a fait preuve ici de certains mérites peu ordinaires chez ses contemporains. Alors que nos écrivains se préoccupaient assez peu des mœurs et des circonstances étrangères, il a fait un très notable effort pour joindre au tableau des faits celui des institutions, des coutumes, des climats, et comme son sujet, riche d’aventures, se trouvait multiple et varié, il y a introduit d’intéressantes digressions qui retiennent l’esprit du lecteur par la diversité des scènes. Sa peinture des belles nuits d’été suédoises, sa description des grandes plaines de la Pologne, des solitudes et des marécages de l’Ukraine, mêlent utilement au souvenir des faits l’impression des lieux, et montrent un accord naturel entre le décor changeant et le capricieux héros.

On ne conteste rien de tout cela à l’étranger. De même qu’on répète ce vieux proverbe, que les Français sont le peuple le plus aimable de la terre, pour ajouter souvent quelque satire à ce compliment suranné et suspect, de même on continue de professer que le Charles XII figure encore assez bien comme livre d’école en Occident et en Orient, partout où l’on se pique d’apprendre la langue française; mais en réalité on le dédaigne à titre d’œuvre historique, on lui refuse tout crédit, on le traite d’agréable roman. Les écrivains suédois tout les premiers vont répétant cette formule. C’est faire preuve de quelque légèreté, croyons-nous, et d’ingratitude. Sans le livre de Voltaire, qui a été, pendant toute la seconde moitié du XVIIIe siècle et depuis, lu dans le monde entier, Charles XII, à vrai dire, n’aurait pas la moitié du renom qu’il a conquis : cet Achille a trouvé son Homère. D’ailleurs il est facile de démontrer qu’à l’examen ce petit volume résiste, et continue de revendiquer sa place aux premiers rangs de la littérature historique. Qu’on l’étudie, non plus seulement sous le rapport de la forme, mais pour l’intégrité du récit, la justesse du coup d’œil général, et on se convaincra qu’il est encore aujourd’hui, après tant de travaux en France, en Allemagne ou dans le Nord, le meilleur livre d’ensemble sur l’histoire de Charles XII.

Il y a eu en Suède, particulièrement dans les vingt ou trente dernières années, des études fort distinguées sur divers points de cette histoire. Voici une dissertation de M. Carlsson, aujourd’hui membre éminent du cabinet suédois, et l’un des chefs, après l’illustre Geijer, de la moderne école historique dans le Nord; l’auteur rend un compte très attentif et très nouveau des négociations qui remplissent les dernières années de Charles XII. Voici celle de M. Wahrenberg sur les trois premières années, si éclatantes, de son règne. Voici les remarques pénétrantes de M. C. G. Malmström, soit en tête de son Histoire de Suède de 1718 à 1772, soit, il y a quelques mois seulement, dans un recueil de critique littéraire. Le discours prononcé par le prince Oscar en décembre dernier à propos du cent cinquantième anniversaire de la mort de Charles XII est une étude fort habile, éloquente et patriotique, mais qui considère à peu près exclusivement son sujet par le côté militaire. M. Fryxell, dans la longue et précieuse série de ses Récits de l’histoire de Suède, n’a pas consacré moins de neuf volumes à l’histoire générale du règne; c’est là une enquête abondante, un peu touffue, mais de vrai mérite. M. le baron de Beskow, enlevé l’an dernier aux lettres suédoises après une carrière longue et honorée, a donné pour derniers travaux deux volumes sur Charles XII et un sur Görtz, son ministre : œuvres de panégyriste plutôt que d’historien... Nous avons lu tous ces livres avec l’attention qu’ils méritent, et, cette lecture faite, nous ne pensons pas qu’un seul de ces écrivains si estimables pense avoir substitué au livre de Voltaire pour les générations présentes et futures un livre où elles aillent désormais chercher la vivante physionomie du héros suédois. M. Fryxell, par ses patientes recherches, par ses informations multiples, intéresse vivement l’historien et le publiciste qui veulent connaître l’état intérieur de la Suède pendant cette mémorable période; il apporte sur le peu d’industrie et de commerce dont ce pays jouissait alors, sur ce qui restait de sciences et de lettres, sur la misère générale, sur les négociations extérieures, sur les guerres, un détail infini : c’est lui assurément qui approche le plus près du but; mais l’extrême division de son livre en chapitres et paragraphes le condamne à des répétitions fréquentes et nuit à l’impression générale. De plus sa conscience d’écrivain l’empêche de dissimuler combien il reste encore d’obscurité sur tant d’épisodes dispersés en des scènes lointaines et diverses; très impartial, il nous dit sur Charles XII, sans trop prendre parti, le mal comme le bien; il nous offre les moyens de former et d’asseoir notre jugement plutôt qu’il ne juge lui-même.

Si les récens écrivains de la Suède, mieux instruits à ce sujet que tous les autres, ne peuvent croire, pensons-nous, qu’ils aient rendu désormais inutile au renom de Charles XII le livre de Voltaire, ce n’est sans doute pas à quelqu’un des livres du XVIIIe siècle qu’ils accorderont ce privilège. Il peut avoir été fort honnête homme, le chapelain Nordberg, et fort digne d’être choisi par le roi de Suède, comme dit Voltaire, pour confesseur, sinon pour confident; mais son Histoire de Charles XII, en quatre volumes in-quarto, que vers le milieu de 1741 Warmholtz a pris la peine de traduire en français, n’en est pas moins parfaitement illisible. L’ouvrage d’Adlerberg n’est qu’un journal militaire; ceux de Limiers et de Grimaret n’ont pas plus d’ensemble ni de charme. Ce n’est pas seulement pour sa forme excellente que le livre de Voltaire doit subsister, c’est aussi parce qu’il rend plus exactement que tout autre la physionomie générale de Charles XII, c’est parce que, si l’on peut y signaler des lacunes et des erreurs, elles portent d’ordinaire sur des points encore aujourd’hui mal connus et discutés, et c’est encore parce qu’il est ce qu’on appelle un livre de première main, où les autres n’ont cessé d’y puiser sans se faire faute d’en médire.

Nous ne prétendons pas refaire en détail l’histoire de la publication du Charles XII de Voltaire. Cette histoire est faite soit dans les intéressantes études biographiques de M. Desnoiresterres, soit en tête de toutes les bonnes éditions d’un livre si souvent réimprimé. En 1727, Voltaire, déjà fort connu par son Œdipe et ses deux emprisonnemens, avide encore d’une plus grande réputation, que la Henriade et les Lettres philosophiques vont du reste lui conquérir, se rappelle ce qu’il a entendu de curieux récits, une dizaine d’années auparavant, chez le banquier Hogguers qui lui a fait connaître Görtz, ministre de Charles XII. Il a des souvenirs et peut-être des notes ; il pourra interroger un bon nombre des témoins de cette époque ; ce travail sera de nature à plaire à la jeune reine de France, à son père le roi de Pologne ; c’est de plus une tâche intéressante d’écrire l’histoire contemporaine et étrangère. Le sujet séduit Voltaire à la fois par un certain aspect romanesque et par ce qu’il entrevoit de graves conséquences politiques, bien qu’il ne les distingue pas toutes, à une lutte comme celle de Charles XII et de Pierre le Grand. Aussitôt il se met à l’œuvre ; son premier volume s’imprime à Paris à la fin de 1730 ; mais l’édition est saisie, parce que M. de Chauvelin, le garde des sceaux, ne croit pas convenable à sa charge d’autoriser par son privilège des vérités, bien connues d’ailleurs, sur Auguste II, le roi régnant de Pologne. Vite Voltaire réimprime à Rouen, chez Jore, fort en secret et avec la tolérance de M. le premier du parlement de Normandie. À peine ce danger passé viennent les attaques des rivaux et des critiques ; mais Voltaire leur tient tête hardiment, tout en promettant les corrections nécessaires et en corrigeant en effet beaucoup d’éditions successives ; ces remaniemens ne nous intéressent pas ici, et nous n’avons affaire qu’au texte définitif que donne l’édition de 1751.

Si Voltaire accueille certaines remarques, il en renvoie un bon nombre, chemin faisant, à ses critiques. Ceux qui ont eu le malheur de prendre avec lui de grands airs, il les drape à sa façon, et en vérité l’on applaudit à ces châtimens durables quand on voit de près leurs allures de pédans. Nordberg, par exemple, pouvait se contenter d’être diffus et ennuyeux ; mais il devient agaçant à contredire Voltaire presque à chaque page. « Tout cela est faux ; M. de Voltaire raisonne à sa manière ; M. de Voltaire mérite ici d’être relevé ; avant M. de Voltaire, personne ne s’est avisé de rien débiter de pareil : » telles sont ses perpétuelles formules. Pour un certain nombre de ses observations qui peuvent être fondées, beaucoup portent sur de puériles vétilles, ou bien il se scandalise de voir violer par Voltaire le premier devoir d’un écrivain... Et quel est ce devoir suprême? C’est de respecter les têtes couronnées! Comment Voltaire a-t-il montré son mépris? Il a osé croire que Charles XII ne fut plus si bon luthérien dans la seconde moitié de son règne qu’il l’avait été dans la première. « Heureusement chacun sait, reprend le chapelain en colère, ce dont l’imagination de cet écrivain est capable! » Ou bien Voltaire s’est permis d’écrire ces lignes : « Le jour même que le roi arriva à Stralsund, il envoya partout ses ordres pour recommencer une guerre plus vive que jamais contre tous ses ennemis. » Nordberg ne veut pas qu’on dise au lecteur la folie impitoyable de ce Charles XII qui abandonnait quinze ans sa capitale, qui épuisait son malheureux pays par des levées incessantes; il rappelle le respect dû aux têtes couronnées, et c’est, dit-il, décrier Charles XII que de lui prêter d’autres projets que ceux d’une attitude défensive. Voltaire tint compte, disions-nous, des remarques utiles; mais il réfuta souvent Nordberg dans ses notes, et, pour finir, il lui adressa ces lignes : « Un historien a bien des devoirs. Permettez-moi de vous en rappeler ici deux qui sont de quelque considération, celui de ne point calomnier et celui de ne point ennuyer. Je puis vous pardonner le premier, parce que votre ouvrage sera peu lu; mais je ne puis vous pardonner le second, parce que j’ai été obligé de vous lire. Je suis d’ailleurs, autant que je peux, votre très humble et très obéissant serviteur. » La postérité a contresigné ce billet, et le chapelain figure aujourd’hui dans ce lugubre martyrologe composé de ceux qu’on a appelés les ennemis de Voltaire, avec Fréron, Desfontaines, La Beaumelle et Nonnotte.

Si l’histoire de la publication du Charles XII et celle des polémiques auxquelles il a donné lieu sont choses fort connues, on n’en saurait dire autant pour l’histoire de la composition même d’un livre si discuté. On ne sait pas assez ce que Voltaire y a apporté de zèle et de soin. Les preuves s’en trouvent, irrécusables et inédites, au département des manuscrits de la Bibliothèque impériale, à Paris. Les curieux qui voudront prendre sur le fait et suivre le travail de l’historien pourront consulter dans ce dépôt un volume in-folio contenant les papiers dont Voltaire s’est servi[1]. Il y a là une grande quantité de documens : copies de dépêches, d’ordres, de conventions et de traités; il y a surtout, en original, de nombreuses lettres des correspondans de Voltaire répondant aux infinies questions que celui-ci leur adressait après avoir lu leurs premiers messages, leurs notes et leurs mémoires. Plusieurs listes de pareilles questions sont quelquefois de la main bien reconnaissable de Voltaire, et devraient figurer dans toutes les éditions comme témoignages de son étude attentive.


« Charles XII, en quittant la Saxe, vouloit-il aller à Moscou? et ne rabattit-il dans l’Ukraine que faute de provisions, et parce que le csar avoit tout désolé sur la route?

« Est-il vray qu’il refusa d’abord l’alliance des Cosaques parce qu’il les crut des sujets rebelles au csar?

« Fut-ce M. le comte de Poniatosky qui força le roy de Suède de se retirer, et qui le mit à cheval après Pultava?

« Avec quelle sultanne M. le comte de Poniatosky fut-il en commerce de lettres à Constantinople?

« Qui voulut empoisonner M. le comte de Poniatosky, et pourquoi?

« Les Tartares vouloient-ils en effet livrer le roy de Suède à ses ennemis quand il refusa de partir de Bender?

« Où, quand et pourquoi le roy de Suède menaça-t-il deux chiaoux de les faire tuer, s’ils osoient luy rien proposer de contraire à sa dignité?

« La sultanne Validé avoit-elle quelque crédit? et l’employoit-elle pour le roy de Suède?

« Qui donna au sultan le mémoire que M. de Poniatosky dressa contre le grand-visir-Chourlouly? »


Nous pourrions multiplier ces citations, en présence desquelles nul ne peut contester que Voltaire ait pris au sérieux la tâche qu’il s’était imposée. Il préludait ainsi fort bien à son Siècle de Louis XIV. On ne doit pas médire de Voltaire historien. Il a, comme tel, mérité assurément des reproches. Certes on ne rencontre pas chez lui le calme et l’impartialité austères de la grande histoire; il est clair qu’il ne faut pas lui demander de juger équitablement le moyen âge chrétien. L’adoration de son époque pour les souverains, dépositaires d’une force que l’esprit du temps voulait faire servir, il est vrai, à de secrets desseins, il l’a trop acceptée; même il y a certains traits de notre génie politique qu’il paraît avoir imparfaitement saisis ou trop laissés dans l’ombre. Son Histoire du Parlement est des plus faibles, et les chapitres sur ha fronde dans son Siècle de Louis XIV sont loin de rendre un compte exact d’un grave épisode de notre histoire constitutionnelle. Voltaire accorde peu d’attention à ce qu’il appelle une guerre de satires et de chansons ; le cardinal de Retz a un regard plus profond et plus sûr quand il dit au prince de Condé : « Dieu seul subsiste par lui-même. Il y avait autrefois entre la royauté et le peuple un milieu ; le renversement de ce milieu nous a jetés dans un chemin bordé de toutes parts de précipices. Mettez-vous à la tête des cours souveraines, et vous réformez l’état peut-être pour des siècles. » En quelques mots, voilà la formule précise où se résume tout ce que le parlement, sans peut-être en avoir conscience, avait hasardé de hardies réformes. À la place des états-généraux, c’est-à-dire de la représentation nationale, que nos rois laissaient dans l’oubli, le parlement réclamait des droits politiques. S’il avait réussi, la royauté rencontrait une barrière légale, la France obtenait un gouvernement constitutionnel, nos destinées étaient changées peut-être. Voltaire, qui regardait ailleurs, ne paraît pas avoir distingué nettement ces traits essentiels de notre histoire. À d’autres égards cependant quelle juste vue et quelle équitable appréciation des grandes choses ! Dépositaire de quelques-unes des traditions les plus hautes de l’esprit français au XVIIe siècle, comme il en a compris la majesté sans en adopter les préjugés ! Un des grands mérites de son Siècle de Louis XIV est précisément d’avoir ramené au juste point l’opinion qui déviait, et d’avoir revendiqué contre les illusions d’une trop courte perspective l’éclat solide d’un glorieux règne.

Une règle essentielle de la critique ordonne à l’historien de rechercher avant tout, sur un sujet donné, la tradition contemporaine et vivante. Voltaire n’a eu garde de la négliger, ni pour son Siècle de Louis XIV ni pour son Charles XII. On vient de voir comment il rechercha les informations écrites des officiers et agens qui avaient pris part aux guerres ou aux négociations de cette époque ; il faut y ajouter ses nombreux entretiens avec de hauts personnages qui devaient être fort éclairés et bien instruits, non pas seulement avec le roi Stanislas lui-même, partial peut-être dans sa propre cause, mais avec le maréchal de Saxe, ce célèbre fils du rival de Stanislas, Auguste II, avec lord Bolingbroke, la duchesse de Marlborough, le comte de Croissi et bien d’autres. Il suffit de feuilleter son livre pour s’assurer de la diversité de rapports qu’il a soigneusement réunis. Il est vrai que depuis lors de nouveaux documens contemporains se sont produits. Certaines correspondances diplomatiques, par exemple celle de Campredon, notre chargé d’affaires à Stockholm pendant le règne de Charles XII, ont été étudiées dans nos archives ; l’auteur de cette étude a lui-même publié jadis une série de lettres jusqu’alors inconnues, même en Suède, et que Charles XII avait adressées à sa sœur, Ulrique-Éléonore. Le roi de Suède s’y montre sous un aspect tout d’aménité, de sympathique douceur et presque de galanterie. Il a, en écrivant à la sœur de son cœur, comme il dit, des accens délicats et tendres, sauf à reprendre vivement possession de lui-même, si on le presse trop. « La sœur de mon cœur m’a écrit qu’elle avait entendu parler de mon prochain mariage; mais je veux me rappeler sans cesse que je suis marié à mon armée, dans les bons comme dans les mauvais jours, à la vie et à la mort... D’ailleurs il est défendu parmi nous de se marier. »

Avec tant de sources d’informations qui nous sont ouvertes aujourd’hui, lettres de Charles lui-même, correspondances empruntées à notre dépôt des affaires étrangères, récens travaux des savans suédois, ne pouvons-nous pas essayer d’émettre avec preuves un jugement à quelques égards définitif sur le Charles XII de Voltaire? Nous avons dit qu’il n’était pas équitable, à notre avis, de traiter ce livre avec dédain; il faut justifier ce que nous avons avancé. Nous avons reconnu qu’on pouvait y signaler des lacunes et des erreurs; quelles sont-elles, ou du moins de quel genre sont-elles? Voltaire a-t-il ignoré ou incomplètement rendu plusieurs traits importans du tableau qu’il voulait peindre? A-t-il mal jugé le caractère soumis à son étude, et la figure de son héros nous apparaît-elle aujourd’hui différente? Ce caractère et ce règne de Charles XII occupent une place fort importante dans l’histoire générale. Il s’agit du moment précis où d’étranges fautes politiques ont fait grandir subitement la puissance moscovite; il s’agit en même temps d’un saisissant exemple pour aider à juger s’ils sont de vrais grands hommes, ces conquérans batailleurs qui laissent après eux tant de ruines et tant de sang versé, tant de misères et de larmes. Le héros et son historien nous intéressent également, et nous les pourrons suivre tous les deux à la fois.


II.

Entre les mérites qui distinguent l’Histoire de Charles XII de Voltaire, celui qu’on remarque tout d’abord est évidemment la brièveté. Comme cette brièveté est précise, élégante, lumineuse et non pas rigide ni obscure, elle est par elle-même un des charmes du livre. C’est elle qui permet au lecteur de suivre aisément la marche bien ordonnée du récit et d’en recueillir l’impression dans sa vivante unité. Toutefois c’était pour l’auteur un péril, et peut-être ne faudra-t-il pas s’étonner si quelques parties semblent avoir comporté, sinon exigé, qu’il y insistât davantage. Par exemple dès le commencement, après une introduction sur le climat de la Suède et ses précédens rois, Voltaire a quelques pages seulement sur l’éducation et les premiers actes publics de son héros. Les historiens suédois au contraire abondent en détails, quelquefois inutiles sans doute, mais d’où se dégage, outre certains traits de réalité plus correcte, une forte impression, seulement ébauchée dans l’ouvrage français : nous voulons parler de la surprise douloureuse qui survient au lecteur moderne en voyant une grande nation, alors puissante et redoutée en Europe, se livrer, sans aucune sorte de constitution vraiment obéie, au caprice d’un enfant têtu et mal élevé, comme était tout d’abord Charles XII; nous voulons parler de l’infaillible prévision des maux destinés à la Suède sous un roi si profondément et si naïvement imbu des doctrines de l’absolutisme. On mesure une fois de plus par de tels récits quel fléau ce fut que cette superstition monarchique destinée à désoler l’Europe, soit à la fin du XVIIe siècle, quand elle était dominante, soit à la fin du XVIIIe siècle, quand elle succomba sous les coups d’une réaction terrible.

Héritier de Charles XI, qui, contemporain et disciple de Louis XIV, avait fait consacrer en 1680 par ses propres sujets la théorie de l’absolutisme royal, Charles XII était devenu roi en 1697, à quinze ans, avant d’avoir seulement achevé une éducation infatuée de toute-puissance. Il ne pouvait mieux montrer sa fidélité aux leçons paternelles qu’en mettant à néant les volontés mêmes et le testament de son père : c’était d’ailleurs imiter la France, où les dernières volontés de Henri IV, de Louis XIII, de Louis XIV, ne furent, comme on sait, nullement obéies. Le jeune roi ayant manifesté son désir d’être débarrassé d’une régence, ce changement s’accomplit, dit Voltaire, en trois jours; il aurait pu dire en quelques heures, et le détail d’un tel épisode eût montré quelle était dès ce moment la division des esprits et des intérêts en Suède, combien la royauté y avait détruit non-seulement toute institution, mais aussi tout patriotisme et toute indépendance. Le comte Piper, empressé à saisir cette occasion d’une brillante fortune, commença d’en parler à un ou deux des conseillers de régence nommés par Charles XI; ceux-ci, ambitieux et jaloux de leurs collègues, furent ravis de se donner le mérite d’un premier assentiment. On n’eut pas de peine à faire des recrues parmi le reste des nobles, jaloux eux-mêmes du conseil de régence. Les choses ainsi préparées, on jugea convenable de convoquer la diète, afin que l’ombre de la représentation nationale autorisât ce qu’on méditait. Les députés des quatre ordres se réunirent le à novembre, et une étrange comédie politique s’accomplit dans la journée du 8. La première scène se passa dans la chambre des nobles; quelques-uns des principaux membres commencèrent à parler entre eux de la convenance qu’il y aurait à ce que, malgré le testament de Charles XI, la majorité du jeune roi fût immédiatement déclarée. Un des précepteurs royaux ayant objecté que l’affaire était délicate et demandait réflexion, le comte Lewenhaupt lui imposa silence en le menaçant de le jeter par la fenêtre. Cette façon d’argumenter simplifia la délibération, et, le reste des nobles ayant été saisi du projet, tous ensemble, jetant leurs chapeaux en l’air, s’écrièrent : « Vive le roi Charles XII! » L’horloge de la ville sonnait dix heures du matin. A onze heures, une députation de la noblesse vint soumettre la proposition de majorité au sénat, lequel, bien entendu, n’eut d’autre préoccupation que de ne point paraître s’être laissé prévenir par la chambre des nobles. Pour qu’il n’y eût pas de temps perdu, Charles lui-même, avec le conseil de régence et la reine douairière tutrice, était venu comme par hasard. Le sénat lui fit immédiatement sa proposition; il répondit que le fardeau serait bien lourd, mais qu’il l’accepterait pour l’amour de ses peuples. Les députés nobles furent toutefois chargés d’obtenir l’assentiment des trois autres chambres de la diète. Ils convoquèrent donc pour trois heures de l’après-midi les députés des prêtres, des bourgeois et des paysans, et dans l’intervalle ils allèrent bien dîner, ce qui ne contribua pas peu à imprimer au vote définitif et à l’acclamation commune, quelques heures après, une retentissante unanimité. Quatre heures sonnaient au moment où les représentans des quatre ordres, tous les chapeaux jetés en l’air, s’écriaient : « Vive le roi Charles XII ! » Les régens apportaient leur démission, la reine douairière renonçait à toute résistance; les dernières dispositions de ce même Charles XI qui avait achevé en Suède l’édifice de l’absolutisme étaient mises à néant par un jeune roi qui allait substituer à toute loi sa seule volonté.

Aux termes de l’ancienne constitution et suivant l’usage traditionnel, tout avènement royal devait être accompagné de certaines cérémonies. En échange du serment prêté par les sujets au nouveau roi, celui-ci devait prononcer un serment solennel qu’on appelait l’assurance royale. Il devait ensuite recevoir la couronne et l’onction sainte des mains de l’archevêque d’Upsal, primat du royaume. Charles XII se refusa le premier à tant de conditions. Il reçut le serment de ses sujets, mais ne voulut pas donner l’assurance royale. Il accepta l’onction, afin que les prêtres pussent continuer à exiger au nom du ciel toute obéissance envers « l’oint du Seigneur; » mais il ne voulut recevoir d’aucune main la couronne. Dès le commencement de la cérémonie du sacre, montant à cheval pour se rendre au temple, il avait le sceptre en main et la couronne au front; elle lui tomba de la tête en ce moment, à son grand dépit et comme en châtiment de son orgueil : tout le peuple en fit la remarque. Au =temple, il ne quitta sceptre et couronne que pour recevoir l’huile sainte, et les reprit lui-même sur l’autel pendant que la voix des hérauts, les fanfares, le bruit du canon et les acclamations du peuple saluaient la nouvelle royauté. C’est ainsi que la scène est racontée par M. Fryxell, d’après les documens suédois, mais elle n’est pas telle dans Voltaire. Suivant lui, l’archevêque d’Upsal tenait déjà la couronne pour la mettre sur la tête de Charles XII quand celui-ci « la lui arracha des mains, dit-il, et se couronna lui-même en regardant fièrement le prélat. La multitude, à qui tout air de grandeur impose, applaudit à l’action du roi. » Il ne paraît pas que les choses se soient passées de la sorte, et le récit suédois ne laisse point place à ce coup de théâtre.

Les commencemens de Charles XII furent terribles. Il avait montré dès sa première enfance une incroyable opiniâtreté de caractère. Un jour il mit toute la famille royale en émoi parce que, après avoir déclaré que la couleur bleue était noire et que l’un de ses maîtres avait l’air d’un cuistre, malgré toutes les menaces et toutes les instances il n’en voulut jamais démordre. Ce fut, hélas ! la même opiniâtreté intraitable qui, grandissant chez le souverain absolu, le fit persister plus tard dans ses fautes sans remords ni pitié, à travers tous les désastres. Devenu roi, il prétendit gouverner seul, sans diète ni sénat. Il expédiait les affaires dans sa chambre à coucher avec un ou deux favoris, ou bien il restait des semaines sans en vouloir rien entendre : si les ministres se présentaient, il les jetait à la porte. Ces ministres avaient à peine connaissance des dépêches adressées par les agens extérieurs de la Suède; le roi envoyait des troupes, nommait les généraux, déclarait la guerre sans qu’ils en sussent rien. Ecoutait-il par hasard quelque objection à laquelle il eût dû se rendre, c’était pour répondre avec un grand sang-froid que sa volonté royale n’en était pas changée, et nul n’osait insister. On en vint à se convaincre que l’unique chance de l’entraîner vers un parti était de lui conseiller le parti contraire. Voltaire a dit ses caprices, ses emportemens, ses chasses à l’ours, ses rudes exercices, ses goûts militaires; il pouvait ajouter que tout cela fut porté à d’incroyables extrémités, tantôt comme par un enfant mal élevé, tantôt comme par une sorte de fou furieux. A table, ce roi de quinze ans lance des noyaux de cerise dans la figure de ses invités, des plus âgés et des plus respectables. Avec quelques trop joyeux compagnons, il brise chez lui fauteuils et candélabres, il casse le nez à tous les bustes de marbre dans le château, il rompt tous les bancs de la chapelle, pour qu’à la prière du soir toute la cour soit obligée de rester debout. Il a près de sa chambre un ours dompté, qu’il enivre et qui se tue en sautant d’une fenêtre. Il dépassa toutes bornes quand il eut auprès de lui en visite par deux fois son beau-frère, le jeune duc de Holstein. Alors recommencèrent, plus effrénées que jamais, les courses à cheval, à bride abattue, ou les courses à pied, en lutte avec les coureurs de la cour, ou les parties de traîneaux sur la glace entr’ ouverte, ou les luttes à la nage en plein hiver. Tous deux un jour et leurs gens se mettent à chasser un lièvre dans la salle même des états. En plein midi, ils entrent à cheval dans Stockholm, presque tous en chemise, l’épée à la main, et ils courent la ville avec de grands cris en brisant les vitres. Tous deux s’en vont avec leur suite à pied, pendant la nuit, jeter des pierres aux fenêtres des ministres. Charles s’avise une fois de monter un cerf qu’on venait de prendre; ce fut un prodige qu’il en revint. Le duc, dont il ne faut certes pas, comme a fait Voltaire, vanter la douceur, montra un jour un sabre avec lequel il se vantait d’avoir abattu d’un seul coup la tête d’un veau. Charles voulut en faire autant. On lui amena au château des moutons et des chèvres, et il s’exerçait dans sa chambre, qui ruisselait de sang, à les décapiter d’un seul coup; les têtes volaient par les fenêtres dans la rue, au grand scandale des passans ébahis.

Rien n’arrêtait cet opiniâtre, ni les prières et le chagrin de ses serviteurs les plus dévoués, ni les allusions publiques des prédicateurs, ni le mécontentement de l’opinion, ni la vue des maux particuliers que ses jeux sanglans entraînaient. Il y avait mort d’homme presque à chacun de violens exercices pour lesquels il voulait deux groupes opposés. Le duc de Holstein l’ayant une fois défié à franchir au saut du cheval un fossé dangereux, où la mort paraissait certaine, en vain supplia-t-on Charles d’y renoncer, en vain accusa-t-on devant lui le duc de trahir par de tels défis ses perfides desseins en vue de la succession royale, qu’il convoitait. Il fallut qu’un page du roi, quand il ne restait plus d’autre moyen pour arrêter celui-ci, obtînt de faire l’épreuve le premier : il y tua son cheval et se releva avec un bras cassé; à ce prix seulement, Charles céda.

Le seul adoucissement fut un changement de manie. Pendant le second séjour que fit le duc en Suède, Charles voulut tout à coup l’éclat des fêtes élégantes et parées. La cour suédoise redevint subitement ce qu’elle n’avait plus été depuis le règne de Christine. Dans les diverses résidences royales ou chez les principaux courtisans, ce fut une série non interrompue de bals et d’illuminations, de mascarades jusque dans les rues ; le pasteur même de la cour donna un souper qui fit scandale. Si le jeune roi ne s’enivrait pas, il dansait toute la nuit, jusqu’à dix heures du matin, en changeant trois ou quatre fois ses étranges costumes, et comme emporté par une sorte de fureur. Le comte de Tessin acquit ses bonnes grâces par l’habileté parfaite avec laquelle il disposait toutes ces fêtes; les splendeurs de Versailles allaient être dépassées. En novembre 1699, on engagea une troupe de comédiens français qui représentèrent, avec les chefs-d’œuvre de Molière et de Corneille, tout ce que notre scène avait consacré. Les représentations continuèrent sans interruption tout l’hiver, et Charles s’y montra obstinément assidu.

Ainsi quand l’absolutisme royal se traduisait en Occident par les débauches d’un Charles II d’Angleterre, par le cérémonial abêtissant d’un Philippe III et d’un Philippe IV d’Espagne, par le raffinement de Versailles, encore voisin d’une brutale grossièreté, — car on se rappelle, au milieu du luxe orgueilleux de notre cour, les sauces de Mme Panache, les princes et princesses recevant à leur garde-robe, et Louis XIV jetant à la renverse, par manière de plaisanterie, les fauteuils et les dames, — le nord nous imitait : il empruntait nos excès, sur lesquels il enchérissait encore avec son reste de barbarie. Auguste, le roi de Pologne, faisait montre de sa force herculéenne et cassait un fer à cheval avec ses mains; Pierre le Grand faisait mieux : il décapitait lui-même, de suite et sans s’arrêter, quatre-vingts strélitz, à la force du bras. Charles XII traduisait donc à sa manière tout un côté des mœurs de son temps quand il inaugurait son règne par la désobéissance aux ordres de son père et par de violens caprices ou des fêtes coûteuses. Par là surtout, c’est-à-dire comme signes généraux du siècle et comme annonces des malheurs qui allaient suivre, ses commencemens ont été, disions-nous, vraiment sinistres. Ce ne sont pas seulement ici jeux ordinaires de princes et erreurs de jeunesse, et il ne suffit pas de reconnaître, comme fait Voltaire, que « les premiers temps de son administration ne donnèrent point de lui des idées favorables. — Il parut, ajoute l’historien, qu’il avait été plus impatient que digne de régner. Il n’avait à la vérité aucune passion dangereuse, mais on ne voyait dans sa conduite que des emportemens de jeunesse et de l’opiniâtreté. » Ne faut-il pas répondre à Voltaire que c’était bien la passion dangereuse, cette volonté arbitraire et fantasque n’admettant ni scrupule, ni résistance, ni limites, et qui, après s’être manifestée sous diverses formes, loin de disparaître, subsista pendant tout le règne et en fit tous les désastres, étant devenue la passion de la guerre? Au démon de la guerre qui l’inspirait tout entier, Charles allait sacrifier, pour un peu de gloire éclatante au début, les intérêts les plus sacrés de son peuple, la sécurité de sa couronne, et finalement sa vie.

Ce ne fut pas lui toutefois qui chercha la guerre; elle s’offrit à lui. Dès son avènement, un vaste complot de ses voisins le menaçait. Le XVIIe siècle avait été pour la Suède, sous Gustave-Adolphe, Christine, Charles X et Charles XI, une époque d’incomparable puissance. La guerre de trente ans avait porté la gloire de cette nation à travers toute l’Europe; l’essor des sciences et des lettres et même le reflet des arts s’étaient ajoutés aux succès militaires. La paix de Stolbova en 1617, celle d’Oliva en 1660, avaient ajouté à la Finlande, depuis longtemps suédoise, la Carélie et l’Ingrie, prises aux Russes, l’Esthonie et la Livonie, enlevées aux Polonais; les traités de Brömsebro en 1645 et de Röskilde en 1658 avaient privé le Danemark des belles provinces qu’il possédait jusque-là dans la péninsule suédoise; la paix de Westphalie enfin avait fait de la Suède une puissance continentale en lui donnant, avec trois voix dans la diète germanique, la Poméranie supérieure, arrachée aux électeurs de Brandebourg, Rugen, Stettin, Brème et Werden. La jalousie et le ressentiment des puissances ainsi dépouillées n’osèrent pas se montrer jusqu’à l’avènement de Charles XII ; mais alors Frédéric IV de Danemark, Auguste II de Pologne et le tsar Pierre de Russie, encouragés par la jeunesse et le caractère apparent du jeune roi, conclurent entre eux une ligue secrète et attaquèrent tous trois en même temps, le premier en cherchant à surprendre le duc de Holstein, allié de la Suède, le second en assiégeant Riga en Livonie, et Pierre en assiégeant Narva. A peine le duc de Holstein eut-il invoqué le secours de Charles, que celui-ci se résolut à la guerre; il prit cette résolution tout seul, sans consulter personne que son favori le comte Piper. A partir de ce moment, ce fut un autre homme; il ne vécut que pour son armée. Le soir du 13 avril 1700, ses principaux ordres militaires étant donnés, il prit congé de la reine son aïeule et de ses sœurs pour une absence de quelques jours, disait-il; mais pendant la nuit il quitta secrètement sa capitale, où il ne devait jamais revenir, et se dirigea vers le midi de la Suède afin d’engager immédiatement la campagne. Tel est le récit des historiens du nord : il est plus conforme au caractère de Charles XII, ennemi de toute scène d’apparat, que celui de Voltaire, suivant qui « une foule innombrable de peuple l’accompagna jusqu’au port de Carlscrona en faisant des vœux pour lui, en versant des larmes et en l’admirant. »

La narration des premières campagnes n’offre dans Voltaire aucune sérieuse inexactitude. Devant Copenhague, il est vrai, c’est seulement à l’exemple du major de sa garde et de ses grenadiers de l’aile gauche que Charles XII, de l’aile droite, saute lui-même à l’eau, l’épée à la main, pour arriver plus vite à l’ennemi, posté sur le rivage. Ce n’est pas le lendemain de ce débarquement que put arriver un renfort de Suède, car ce jour-là le temps sur mer fut horrible, et la petite armée suédoise resta en grand danger sur la côte danoise jusqu’au surlendemain. La paix de Traventhal ayant été signée le 8 août 1700, et le roi de Suède ayant mis à la voile de Carlscrona le 24 juillet pour le commencement de l’expédition, celle-ci avait duré quinze jours et non pas six semaines. — Qu’importe tout cela? dira-t-on que ce soient des erreurs sérieuses et portant quelque atteinte aux vrais mérites de l’historien?

De la légende de Charles XII, Narva forme la seconde page. On a raconté bien souvent, et les Suédois, malgré le contraste des temps, sont fiers de rappeler encore la mémorable scène du 21 novembre 1700, lendemain de la bataille, alors que 10 ou 12,000 Russes défilèrent devant 6,000 Suédois en mettant bas les armes et en déposant aux pieds de Charles XII leurs drapeaux et enseignes. Ces malheureux vaincus étaient tellement terrifiés, bien que les vainqueurs, outre leur petit nombre, n’eussent plus ni pain ni munitions, qu’à peine leurs armes jetées à terre ils s’enfuyaient à toutes jambes, se pressant comme un troupeau sur un pont où aboutissait le chemin; le pont céda, et ils se noyèrent en grand nombre. C’est là une de ces journées qui, restées dans le souvenir des peuples, expliquent la reconnaissance de la Suède envers Charles XII.

Le 25 juillet 1700, Charles avait traversé le Sund pour aller mettre fin en quelques jours à la guerre de Danemark; en octobre de la même année, il avait traversé la Baltique, et le 20 novembre battu les Russes à Narva; le 9 juillet de l’année suivante, il remportait au passage de la Dwina une autre victoire sur les troupes du roi de Pologne, et le forçait à renoncer au siège de Riga. Onze ou douze mois lui avaient suffi pour triompher de ses trois adversaires. Alors commence son plus grand éclat; il semble qu’il ne lui reste plus de ses primitifs excès d’activité, de vigueur physique et d’énergie que de quoi mériter l’admiration des hommes. Aux vertus militaires il en joint d’autres encore : on exalte dans toute l’Europe sa sobriété exemplaire, sa sévérité pour lui-même en même temps que pour ses soldats, sa piété, son mépris des plaisirs, son respect de la parole jurée, sa haine du mensonge. Rarement il prendra ses quartiers d’hiver dans les villes, dont il redoutait les jouissances pour ses soldats; non-seulement les heures des prières et des offices sont rigoureusement observées dans son camp, mais une parole impie et tout acte d’indiscipline y sont sévèrement punis. Il semble que le roi de dix-huit ans, austère et intrépide, ait dépouillé tout souvenir du prince de quinze ans, qu’on avait vu indisciplinable et fantasque. Nous ne devons pas toutefois nous y laisser tromper : par ces vertus mêmes, le génie de la guerre le possède et va l’entraîner.

De la fin de 1700 à l’automne de 1707, Charles XII ne fut occupé qu’à poursuivre son troisième ennemi, le roi de Pologne, électeur de Saxe, qu’il ne se contentait pas d’avoir forcé de renoncer au siège de Riga, mais qu’il voulait à tout prix faire détrôner par les Polonais eux-mêmes, pour le remplacer par Stanislas Leczinski. Voltaire n’a pas dit que le roi Auguste, effrayé de la double victoire de Copenhague et de Narva, peu confiant dans ses alliés les Russes, avait offert de traiter avant d’éprouver quelles intrigues en Pologne même s’agiteraient pour son vainqueur, et avant de recourir à l’inutile intervention d’Aurore Königsmark. Voltaire n’a pas marqué combien ce moment fut décisif dans l’histoire de Charles XII ou même dans l’histoire de l’Europe en face des progrès envahissans de la Russie. Si Charles XII, au lendemain de Narva, eût accepté la paix avec le roi de Pologne, l’armée suédoise, au lieu de se diviser pour essayer vainement d’un côté de tenir en respect le tsar Piette, et de l’autre pour achever la ruine d’Auguste II, aurait pu réunir toutes ses forces contre la Russie et l’empêcher de faire ce premier pas en avant, cette première conquête d’un rivage sur la Baltique, qui fut le point de départ de sa future grandeur. Les motifs de cette résolution funeste que prit Charles XII de faire déposer le roi Auguste, résolution dans laquelle il persista opiniâtrement toute sa vie, furent sans nul doute l’entraînement de ses premiers et étonnans succès, l’ivresse du pouvoir absolu, la rigidité d’une volonté intraitable. Il paraît bien qu’il faut y ajouter, ce que Voltaire n’a pas marqué non plus, une réelle indignation contre la mauvaise foi et les mœurs légères du roi Auguste. Au moment même où celui-ci concluait son alliance contre la Suède avec le Danemark et la Russie, il conviait le représentant suédois accrédité auprès de lui à des entrevues secrètes et nocturnes, comme pour négocier un traité avec Charles à l’insu de la Russie. Or Charles XII se disait et se croyait l’instrument de la justice divine pour châtier les violateurs de la parole donnée. Il écrivait à Louis XIV, en lui exposant la conduite de son adversaire, qu’une telle bassesse devait nécessairement attirer la vengeance céleste. En vain Louis XIV le détourna-t-il de cette guerre, sauf à l’y exciter ensuite, lorsqu’il dut craindre que la ligue formée contre la France n’invoquât son secours; en vain, de concert avec ses meilleurs conseillers, d’autres cours le pressèrent-elles de conclure la paix avec le roi de Pologne : il n’eut pas de repos qu’Auguste n’eût été détrôné par ses propres sujets.

Son séjour dans le château d’Alt-Ranstadt, en Saxe, fut ainsi le vrai moment de son plus éclatant triomphe, contenant en germe ses malheurs futurs. Ses volontés, quoique excessives, avaient été accomplies; tout avait cédé à ses armes. C’était pour les soldats et le peuple un spectacle émouvant que le contraste de sa rude simplicité avec le luxueux appareil des diplomates ou des princes qui venaient à son audience : il émerveillait les témoins quand avec son costume traditionnel, grosses bottes de peau de buffle, tunique de drap bleu à boutons de cuivre, tête nue par tous les temps, il entraînait à sa suite le roi de Pologne détrôné, redevenu simple électeur de Saxe, et qui n’en portait pas moins des habits brodés couverts d’or, de perles et de pierreries. Il apparaissait en Allemagne comme un autre Gustave-Adolphe, lorsqu’il allait visiter le champ de bataille de Lutzen, et souhaitait, après avoir vécu comme Gustave, de rencontrer une mort semblable à la sienne, ou bien lorsqu’il se rendait à Wittenberg et s’agenouillait au tombeau de Luther. Pour qu’il eût alors tous les genres de triomphe, la belle Aurore Königsmark renouvela auprès de lui sa tentative en faveur d’Auguste II et échoua de nouveau. Dix princes, trente envoyés des cours étrangères, visitèrent son camp. Les Hongrois révoltés l’invoquaient contre l’Autriche. De plusieurs parties de l’Allemagne, on le pressait de reprendre l’œuvre de Gustave-Adolphe et de protéger le corps germanique contre les envahissemens de la France. La grande voix de Leibniz elle-même en exprimait l’espoir. D’un autre côté, la France, elle aussi, essayait de l’attirer vers elle en s’autorisant du souvenir d’anciennes et intimes relations; Louis XIV, malheureux dans sa guerre de la succession d’Espagne, lui demandait de venir joindre à Nuremberg le maréchal de Villars, afin d’assurer comme autrefois la domination de l’Allemagne aux forces réunies de la Suède et de la France. On représentait à Charles XII que l’Autriche avait secouru le roi Auguste contre lui, que de plus elle maltraitait les protestans de Silésie sans respect pour les dispositions de la paix de Munster, dont la Suède était garante. Il fut même question, vers la fin de 1706, d’un projet suivant lequel, pour répondre à ces griefs, Charles exigerait que la couronne impériale appartînt alternativement à un prince catholique et à un prince protestant; ceux qui répandaient ce bruit y ajoutaient, bien entendu, la perspective d’un Charles XII empereur d’Allemagne. S’il eût alors, de concert avec la France, déclaré la guerre à l’Autriche, la marche des événemens changeait pour l’Occident et le centre de l’Europe.

Ce qui prouve bien quel était l’intérêt de cette question aux yeux des cours, ce fut, en avril 1707, la venue du duc de Marlborough lui-même au camp d’Alt-Ranstadt avec une lettre autographe de la reine Anne et de grosses sommes d’argent pour obtenir de Charles XII et de ses conseillers l’abandon de tout projet hostile à l’Autriche et de tout concert avec la France. Marlborough s’aperçut tout d’abord que sa mission était inutile et sa cause gagnée d’avance, Charles ne songeant en réalité qu’à une chose, c’est-à-dire à châtier le tsar comme il avait châtié le roi de Danemark et le roi de Pologne. Deux mois après, en juin 1707, Louis XIV, accablé par les revers, et voyant Toulon menacé par les alliés, tenta un nouvel effort auprès de Charles XII : celui-ci avait promis d’observer la neutralité; toutefois, mal disposé envers l’Autriche, il fit dire secrètement au duc de Savoie, Victor-Amédée, l’un des principaux alliés, que, s’il contribuait pour sa part à la prise de Toulon, Charles prendrait ses dispositions pour le priver de tous les avantages que la récente campagne venait de lui assurer. Le message produisit son effet, et le duc, sans qu’on s’en aperçût autour de lui, sut faire manquer les opérations du siège, au grand détriment de ses confédérés. — Louis XIV avait jadis, au temps de la paix de Nimègue, fait frapper une médaille qui représentait la Suède protégée par l’ombre des ailes du coq gaulois. Charles XII à ce moment y opposa une médaille représentant le coq et les lis protégés par le lion couronné qui figure encore aujourd’hui comme symbole de la couronne de Suède.

Les résultats de sa principale faute n’en commençaient pas moins à se développer. Pendant qu’il ravageait pendant six années la malheureuse Pologne, son ardent rival Pierre Ier ne restait pas inactif. Les garnisons commises à la garde des provinces suédoises au sud-est de la Baltique étaient braves, mais clair-semées et trop peu nombreuses. Dès l’automne de 1702, Pierre s’empara de la petite ville de Nöteborg, qui commandait la Neva à la sortie du lac Ladoga. Au mois de mars 1703, pendant que les glaces empêchaient qu’on la secourût par la Baltique, il prit l’autre ville suédoise de Nyen, située à l’embouchure du fleuve. Ce fut pour défendre cette place que, peu de semaines après, la marine russe commença de paraître sur la Baltique. Pierre ajouta pendant la même année à ces premiers succès la conquête de l’Ingrie, jadis enlevée par Gustave-Adolphe aux Russes. Il disait de cette province comme il est dit dans le livre des Macchabées : « Nous n’avons point usurpé le pays d’un autre, et nous ne retenons point le bien d’autrui; nous avons repris l’héritage de nos pères, que nos ennemis avaient injustement possédé pour quelque temps. » Telle était la devise inscrite sur une carte de l’Ingrie déployée aux yeux de tous lors de son entrée triomphale à Moscou. Nyen avait été conquise le à mai 1703; le 17 fut posée tout près de là, sur les îles mêmes que forme l’embouchure de la Neva, la première pierre de Saint-Pétersbourg. On a comparé avec raison Pierre le Grand au grand Condé, qui jeta, dit-on, son bâton de commandement au plus épais des rangs ennemis pour l’y aller reprendre avec la victoire. De même Pierre Ier jeta les fondemens de sa capitale en plein territoire suédois, sûr qu’il était de savoir l’y maintenir et l’y défendre. Le sol même était à conquérir sur les inondations et les marais; 100,000 hommes y furent amenés de gré eu de force; à la fin de l’été, un fort bien construit y était entouré d’un groupe de maisons particulières. En novembre, le premier vaisseau marchand venu de l’étranger entrait dans le nouveau port, Pierre lui-même servant de pilote. La nouvelle de cet établissement fut diversement accueillie à Stockholm. Les uns remarquèrent qu’une des îles sur lesquelles était assise la future capitale s’appelait Har-ön, l’île aux lièvres, et un poète de cour proposa qu’on appelât cette ville non pas Petropolis, mais Leporopolis, la ville des animaux lâches et peureux. Charles XII lui-même accueillit cette nouvelle en disant : «Laissons le tsar s’amuser à bâtir des villes; gardons pour nous l’honneur de les lui enlever. » Pourtant il y eut des esprits prévoyans qui dès lors s’alarmèrent pour l’avenir. La campagne de 1704, qui vit une flotte suédoise-défaite dans ces mêmes eaux par la marine naissante des Russes, ne justifia que trop leurs prévisions et leurs craintes.

Ainsi la même période des sept premières années de campagne a montré en même temps l’éclat incomparable de Charles XII, ses talens et ses vertus militaires, son ascendant et son crédit d’un moment en Europe, et les excès déplorables de son génie, causes immédiates de la faute qui pèse sur sa mémoire. De cette période principale, Voltaire a-t-il trop abrégé le récit ou bien ignoré certains traits? Loin de là : il y a telle scène pour laquelle il a été instruit de première main. C’est, par exemple, la duchesse de Marlborough qui lui a raconté les détails de l’entrevue entre le célèbre général anglais et le roi de Suède, et ces détails sont entièrement conformes à ce que nous donnent les dépêches du duc lui-même, qu’on peut lire dans sa correspondance publiée par sir George Murray à Londres en 1845. C’est grâce à des informations si directes que Voltaire a fait de cette curieuse scène une courte, mais vive peinture que les écrivains modernes ont ensuite copiée.

Les épisodes qui suivent dans la carrière de Charles XII ne sont que les funestes conséquences de son obstination à détrôner Auguste II et à rester en Pologne. Le premier de ces épisodes est la fatale expédition que devait terminer la sanglante défaite de Pultava. Après avoir frayé sa route vers le centre de la Russie par le même chemin au nord que suivit plus tard notre grande armée, il opéra sa sinistre retraite par le midi; la marche, commencée pendant le terrible hiver de 1708-1709, s’acheva pendant le mois de juillet, sous une chaude latitude, de sorte qu’il parut avoir conjuré contre lui tous les fléaux d’un climat diversement extrême. On sait comment lui manqua le secours qu’il attendait de son lieutenant Lewenhaupt, battu par les Russes pendant qu’il s’efforçait de le joindre, et comment lui manqua aussi son allié Mazeppa, l’hetman des Cosaques, également surpris par les armées du tsar. La journée de Pultava fut une terrible déroute. Des milliers de Suédois, faits prisonniers, « défilèrent tous en présence du prince Menzikof, raconte Voltaire, mettant les armes à ses pieds, comme 30,000 Moscovites avaient fait neuf ans auparavant devant le roi de Suède à Narva. »

Un examen des divers récits sur l’expédition de Charles XII dans les provinces russes ne découvrirait rien d’important, sinon la nouvelle preuve du talent de Voltaire et de sa supériorité d’écrivain sur ses prédécesseurs et ses rivaux. Il semble en revanche que, dans la série des bizarres circonstances qui suivent, il se soit laissé aller au plaisir de raconter sans donner des explications suffisantes. Avait-il absolument perdu le sens, comme on l’en soupçonna, cet étrange roi de Suède, ou bien avait-il quelques motifs de sérieuse politique, lorsque, après la fatale journée de Pultava, au lieu de retourner dans son royaume menacé de toutes parts, il séjournait en Turquie cinq longues années? Qu’il y restât d’abord pour exciter de là entre les Turcs et les Russes une guerre de nature à lui rendre à l’égard de ces derniers une situation favorable, cela se comprenait, et l’affaire du Pruth, en 1711, où Pierre le Grand courut grand risque, se chargea de le justifier; mais que pouvait-il espérer ensuite? Voici les raisons qu’on croit démêler, et dont il faut tenir compte pour juger entièrement sa conduite. Il croyait pouvoir, avec une armée d’Ottomans et de Polonais, se rendre en Pologne, y rejoindre une armée partie de Suède, puis, avec ce secours, satisfaire son idée fixe, détrôner Auguste, qui avait recouvré sa couronne, et rétablir Stanislas Leczinski sur le trône. De plus, il paraissait enfin avoir préparé la formation d’une ligue entre plusieurs princes protestans d’Allemagne dont il se serait servi contre le catholique Auguste II. Peut-être aussi revenait-il au projet de créer une opposition protestante en vue des élections pour l’empire, et d’obtenir que la couronne d’Allemagne fût réservée alternativement à des candidats de l’une et l’autre religion. S’il eût été lui-même élevé à cette suprême dignité par le corps germanique, c’eût été sans doute de quoi contre-balancer les nouveaux succès de la Russie. Toutefois le moment n’était-il pas bien mal choisi, au lendemain de Pultava, pour accueillir de tels rêves d’ambition?

En réalité, ce n’est plus à un politique ni à un chef d’état, c’est à un vrai héros de roman que nous avons désormais affaire. On désigne dans tout le Nord et en Orient par le mot kalabalik, qui signifie en turc le combat du lion, la singulière journée du 12 février 1713, alors que Charles XII, s’obstinant à rester depuis près de quatre années en Turquie malgré les efforts du sultan pour le faire sortir sans violence de son empire, soutint, dans la demeure qu’il s’était construite à Varnitza, un siège en règle contre l’armée ottomane. Il avait avec lui 300 soldats suédois, qui furent faits prisonniers presque sans coup férir dès l’attaque des retranchemens. Il se défendit alors dans son unique maison avec une soixantaine d’hommes contre 1,200 Turcs et 12 canons. Le combat dura neuf ou dix heures ; on se battit corps à corps ; Charles tua de sa main une dizaine d’ennemis. Quant à son propre danger, il ne fut réel, bien qu’il ait été blessé, que trois ou quatre fois, quand tout près de lui des janissaires, voyant tomber leurs camarades, cédaient au sentiment de la vengeance. On avait recommandé à ces vieux soldats de l’épargner et de le prendre vivant, si cela était possible. Ils avaient pour lui d’ailleurs une sorte de respect superstitieux. Aussi leurs canons tiraient-ils en l’air, et ce ne fut un vrai combat que de la part des Suédois et de Charles lui-même, qui y apportaient une sorte de fureur. L’étrangeté de la scène, la bizarre obstination du héros, sa réputation de courage et de vertu militaire, enfin le remords d’avoir à violer à l’égard d’un tel étranger les lois de l’hospitalité, tout cela contribuait à contenir l’ardeur des janissaires, qui craignaient d’atteindre ce singulier ennemi. Le souvenir de cette journée est encore aujourd’hui vivant chez les Turcs, bien que la légende l’ait transformé. A la place où était son camp, on voit de nos jours une sorte de tertre recouvert de gazon. Le paysan turc raconte à sa manière l’histoire de Charles le Suédois, Schwetzky Koroll. Sous le tertre, dans une voûte remplie de ses trésors, vit la fille de Charles; elle garde tout cet or, et elle attend son fiancé; quand il viendra, ils s’en iront tous deux, avec ces énormes richesses, rejoindre le roi, qui continue de vivre en Suède et de régner sur ses braves Suédois.

On comprend que le courage déployé par Charles XII pendant le kalabalik n’avait fait que doubler l’admiration des Turcs envers lui. Aussi lorsque, pendant l’année qu’il passa encore chez eux, il s’obstina à rester dix mois au lit, pour éviter de laisser paraître l’extrême dénûment où il était réduit, beaucoup des principaux habitans sollicitèrent et obtinrent des officiers qui l’entouraient de venir le contempler à travers un paravent dont il s’enfermait. On dit que le sultan lui-même, dont il ne voulait pas d’audience, eut recours à ce moyen. On sait comment il quitta enfin la Turquie et traversa l’Allemagne avec un seul compagnon, tantôt sur un cheval boiteux et rétif, tantôt à pied, tantôt dans la paille sur une charrette, en plein mois de novembre 1714, à travers lèvent, la neige et la pluie. Quand il arriva aux portes de sa forteresse de Stralsund, en Poméranie, « il y avait seize jours qu’il ne s’était couché : il fallut couper ses bottes sur les jambes, qui s’étaient enflées par l’extrême fatigue. Il n’avait ni linge ni habits : on lui fît une garde-robe en hâte de ce qu’on put trouver de plus convenable dans la ville. Quand il eut dormi quelques heures, il ne se leva que pour aller faire la revue de ses troupes et visiter les fortifications. Le jour même, il envoya partout ses ordres pour recommencer une guerre plus vive que jamais contre tous ses ennemis. »

À ces parties narratives de son sujet, Voltaire, bien entendu, excelle; mais, — nous touchons ici à notre objection la plus grave, — ne passe-t-il pas trop entièrement sous silence ce que Charles XII lui-même oubliait trop : la situation intérieure de la monarchie suédoise, c’est-à-dire la ruine progressive et lente de l’édifice élevé par Gustave-Adolphe et Charles X, surtout l’incroyable misère, les souffrances de toute sorte, l’anarchie et le désespoir qui affligeaient ses peuples? Sur toute cette histoire lamentable. Voltaire n’a que quelques lignes çà et là. Dira-t-on, sur la foi de son titre, qu’il s’est proposé seulement d’écrire l’histoire de Charles XII et non l’histoire du règne? Mais alors pourquoi ces digressions sur l’état général de l’Europe, sur l’histoire des siècles précédens, sur le climat et les mœurs de la Suède, sur la constitution de la Pologne et les causes de son anarchie, sur la barbarie des Russes et les premiers efforts de Pierre le Grand? Il est tout simplement probable qu’il n’a pu se procurer des informations suffisantes sur le triste état de ce pays abandonné. Les écrivains du Nord n’ont eux-mêmes reconstruit de nos jours cette histoire intérieure qu’à l’aide des procès-verbaux peu complets que rédigeaient encore soit le sénat, soit les administrations diverses. Qui niera cependant que cette page de plus ne soit d’importance pour aider à comprendre le caractère de Charles XII, et pour aider à juger, en même temps que lui, les rois conquérans et absolus, ses pareils? Une telle étude, faite en détail par M. Fryxell, est d’une haute et sérieuse moralité.

Quand Charles XII, en 1700, quitta sa capitale pour n’y plus jamais revenir, ce fut le sénat qui dut servir d’organe à l’autorité royale, et à qui fut confiée presque toute l’administration. Toutefois Charles se promettait de ne lui laisser aucune initiative. Tandis que Charles XI, que la révolution légale de 1680 dispensait de consulter ce corps, avait cependant continué cette salutaire pratique, son fils se contenta de recevoir les avis du sénat et de les transmettre à son favori et seul vrai ministre, le comte Piper, qui le plus souvent prenait seul ou dictait au roi la résolution. La représentation nationale, c’est-à-dire la diète, composée des députés des quatre ordres, fut entièrement mise en oubli; seulement, pour se donner sans doute une apparence de légalité, on investit quelques-uns de ses fondés de pouvoirs, non pas d’un droit de vote, mais d’une surveillance et d’une direction au sujet des impôts extraordinaires et des subsides. Qu’importait du reste toute théorie administrative en face d’un entier absolutisme qu’une seule personne exerçait? Charles avait quitté son royaume à l’âge de dix-huit ans, quand il ne connaissait encore ni les hommes ni les choses; étaient-ce quatorze années de campagnes en Pologne et en Russie qui, à cet égard, devaient l’instruire? Piper lui-même, malgré une ferme intelligence et une singulière énergie, pouvait-il bien juger, du camp, tant de contestations diverses? Dans les premières années, il fallait plusieurs semaines, et bientôt, Charles s’éloignant, il fallut des mois pour qu’une affaire expédiée par le sénat vînt au roi et s’en retournât en Suède. Que de dommages pendant de si longs délais! Les dossiers s’accumulaient dans la tente du roi ou du comte sans qu’on y touchât. En 1706, on ne trouve que sept dépêches de Charles XII au sénat, cinq en 1707. Les lettres royales et ordonnances concernant le commerce, l’industrie, l’administration civile, atteignaient sous Charles XI et dans les premières années de Charles XII le chiffre de cinquante environ par an ; mais en 1702 on n’en trouve plus que cinq, trois en 1705, une en 1708, pas une en 1709, au moins jusqu’à Pultava. Notez que Charles XII, très jaloux de son autorité, ne permettait, en dehors de la sienne, aucune initiative, et que, par exemple, si quelque point de la péninsule suédoise était menacé par l’ennemi, c’était à peine si de Stockholm on osait envoyer des troupes, de peur de contrecarrer quelqu’une de ses mesures militaires et d’être ensuite sévèrement blâmé par lui. Le ministre de France, Campredon, écrit en mai 1704 et en avril 1705 : « Je n’ai rien à mander ; mes pourvoyeurs de nouvelles n’ont rien à m’apprendre, par la bonne raison que les sénateurs eux-mêmes ne savent rien. » L’administration intérieure continua cependant à peu près sa marche régulière durant les premières années, grâce à la ferme impulsion que lui avait donnée le règne précédent, et grâce aux victoires des armées suédoises, qui permettaient à Charles XII de se nourrir et de se recruter en pays ennemi; mais bientôt l’absence prolongée du roi, puis les revers, changèrent entièrement la face des choses. Le sénat, au milieu d’embarras multiples, après avoir obéi à l’ascendant de quelques-uns de ses membres, se divisa soit à propos des questions intérieures, soit en se laissant grigner à l’influence des puissances étrangères; il y eut dans son sein un parti français avec l’énergique sénateur Fabian Wrede, et un parti anglo-hollandais avec le vieux comte Oxenstiern, ministre des deux précédens règnes. C’étaient les premiers germes de futures et fatales dissensions. A mesure que Charles XII s’enfonçait davantage en Allemagne, en Pologne, en Russie, ses demandes d’hommes et d’argent arrivaient plus fréquentes. Comme cependant les provinces suédoises étaient sans cesse menacées par des diversions ennemies, il devenait très important de garder des troupes suffisantes pour protéger les frontières, et très difficile d’obéir aux ordres du roi, qui ne se préoccupait que de détrôner le roi de Pologne. L’interruption du commerce par la guerre et la piraterie, le chômage de la culture par le manque de bras, le délabrement des finances, rendaient presque impraticables les expédiens que le sénat essayait d’ajouter aux impôts extraordinaires, aux contributions volontaires ou forcées. L’épuisement de la population devint tel que les dernières levées ordonnées par Charles XII ne purent se faire sans des émeutes quelquefois sanglantes, et n’ajoutèrent aux régimens suédois que des hommes trop vieux ou trop jeunes, des malfaiteurs qu’on tira des prisons, ou même des Danois et des Russes, naguère fait prisonniers, et qu’on trouvait dur d’être obligé de nourrir inactifs en Suède. Le sénat, malgré son zèle, malgré ses efforts pour instruire Charles XII de la misère de ses peuples, pour le ramener en Suède et le faire renoncer à ses projets insensés, devenait impopulaire et même odieux par l’exécution des mesures qui lui étaient imposées. A tant de causes de ruine s’ajoutèrent les fléaux naturels. L’hiver de 1708-1709, si cruel dans toute l’Europe, fut suivi, en 1710, d’une peste, causée apparemment par les massacres et la misère que la guerre de la succession d’Espagne et les guerres de Charles XII avaient partout propagés. Partie de la Galicie et du sud de la Pologne, cette peste envahit toute la Suède occidentale; à Stockholm, pendant les mois d’été et d’automne, le ciel ne cessa d’être voilé par un brouillard immobile et tiède, sans un seul rayon de soleil, sans pluie et sans gelée. La fumée, au lieu de se perdre dans l’atmosphère, s’enroulait et se traînait sur le sol, que couvrait une imperceptible vermine. Les oiseaux avaient fui, le bétail périssait. Le fléau s’accrut en novembre et décembre, jusqu’à ce qu’enfin, pendant la nuit précédant le jour de Noël, la première gelée de la saison se produisit; le lendemain, à onze heures du matin, le cruel brouillard se dissipa presque subitement; le soleil, qu’on n’avait pas aperçu depuis six mois, brilla de tout son éclat, et au bruit des cloches, au retentissement des chants religieux dans tous les temples, la population en deuil accueillit l’espoir d’une délivrance. La Suède, déjà dépeuplée par tant de maux, avait perdu par la peste pendant ces quelques mois plus de 100,000 âmes. Stockholm et les principales villes avaient eu le triste spectacle des désordres de tout genre qu’entraînent après eux la démoralisation et le désespoir. On avait vu sévir le crime effréné, la débauche sceptique, la colère impie, l’abattement et l’inertie stupides.

C’est au milieu de cet abîme que venait retentir subitement un nouvel ordre de Charles XII, qui exigeait 10,000 hommes et 300,000 thalers; il lui fallait une diversion du côté de la Suède pour faire cause commune avec l’armée ottomane attaquant les frontières de Russie. Le sénat admira une fois de plus la parfaite indifférence et l’obstination de ce despote, qui taxait d’exagération et de mauvais vouloir tous les rapports sur l’état de la Suède. Cependant il était souverain absolu, jaloux de son autorité, opiniâtre à se faire obéir; le sénat, dépouillé par lui de toute action réelle et de toute force propre, avait, soit parmi les ambitieux, soit dans la population souffrante, de nombreux ennemis. Effrayé de sa responsabilité et désireux de la faire partager au pays lui-même, il convoqua pendant cette même année 1710 une diète qui, tout en respectant l’autorité royale, essaya de prendre en mains les affaires, de remettre un peu d’ordre dans les finances, de rappeler le roi et de lui faire accepter la paix.

Ce n’étaient là que les préludes des graves mesures qui furent tentées à Stockholm en 1713 et en 1714, quand Charles XII, s’obstinant depuis près de quinze années à ne pas rentrer dans son royaume, eut amené la Suède au dernier degré de misère, et lassé la patience du peuple le plus résigné et le plus dévoué. Voltaire n’a que très imparfaitement, il faut le dire, connu ces graves épisodes qui montrent tout un côté du caractère de Charles XII ; il en a trop peu parlé, et il a commis, quand il en parlait, certaines erreurs; il y a donc plusieurs motifs d’y insister.

Charles XII avait appris avec irritation que la diète s’était assemblée sans son ordre en 1710; les levées d’hommes et d’argent par lui prescrites n’avaient pas été faites, et la diversion promise aux Turcs ne s’était pas effectuée. Aussi envoya-t-il à Stockholm, avec une interdiction formelle de convoquer jamais sans lui les représentans de la nation, des lettres impérieuses où il accusait les sénateurs de tout le mal qui s’était fait, et parlait du jour prochain où il leur en demanderait un compte sévère. Cependant il prolongeait son séjour chez les infidèles; il faisait le kalabalik, il restait dix mois au lit, et, quand ces rapports étranges arrivaient en Suède, le peuple des campagnes n’y voulait pas croire; il accueillait bien plutôt ceux qui disaient que le roi était mort ou bien qu’il était fou, et que le sénat, pour conserver son autorité, cachait la vérité. En même temps les Russes achevaient, ville par ville, la conquête des principales provinces baltiques, et l’on craignait tellement de les voir débarquer dans l’archipel situé en avant de Stockholm, que déjà l’on se préparait à transporter dans une ville de l’intérieur la riche bibliothèque d’Upsal. D’autre part, les Danois menaçaient, et on croyait les voir arriver en Scanie, pour reprendre cette province, une des plus fertiles de la péninsule Scandinave. Si l’on redoutait moins leur invasion par la Norvège, c’était par cette raison que les provinces suédoises de ce côté étaient devenues, pendant ces dernières années, et par l’effet de la misère générale, presque absolument incultes; les armées ennemies n’auraient pu s’y nourrir. Dans le complet désarroi du gouvernement et des esprits, la convocation des états-généraux était évidemment la seule ressource : au pays lui-même incombaient le droit et le devoir d’aviser à son propre salut au moment d’être précipité dans l’abîme. Ce fut dès lors l’opinion publique qui réclama de tous côtés et la convocation d’une diète et la constitution d’un pouvoir exécutif plus élevé et plus indépendant d’action que ne pouvait être le sénat.

La sœur du roi, Ulrique-Eléonore, fut ainsi associée, presque malgré elle, au pouvoir suprême. Il fut convenu qu’elle aurait deux voix dans le sénat; elle prendrait place à droite du trône; elle contresignerait toutes les résolutions publiques, comme les sénateurs eux-mêmes. Le 2 novembre 1713, au retentissement des salves d’artillerie, au milieu des espérances générales qui accueillaient ce changement comme si c’eût été le terme désiré de tant de souffrances, elle assista pour la première fois à la séance du sénat, et autorisa de son double vote la convocation de la diète pour le 14 décembre.

Le budget présenté à cette diète donnait pour chiffre des revenus 4,500, 000 thalers, tandis que le chiffre des dépenses s’élevait à 11,700,000 thalers. Dans cette dernière somme figurait l’entretien du roi Stanislas de Pologne aux frais de la Suède, 100,000 thalers, — celui des innombrables Suédois prisonniers en Russie, 150,000 thalers, — celui des prisonniers étrangers qu’il fallait nourrir en Suède, 50,000 thalers; puis venaient les bons à payer du roi à la suite de ses énormes dépenses en Turquie, non pas certes pour son propre entretien, qui était des plus simples, mais pour ce renom de générosité qu’il soutenait par des présens considérables. C’était aux malheureux Suédois de payer tout cela. — Le premier objet de la diète devait être de pourvoir sans trop d’oppression, s’il était possible, aux dettes et aux dépenses les plus criantes, ainsi qu’à l’état des armées; mais le pays ne pouvait pas supporter de nouvel impôt, et dans le triste état des affaires, quand le lendemain n’était pas même assuré, il n’y avait pas à compter sur des emprunts, ni à l’intérieur ni au dehors. On ne pouvait songer qu’aux expédiens. On proposa d’aliéner quelques portions du territoire, de vendre ce qui restait des diamans et bijoux de la couronne, et même les drapeaux et canons pris sur l’ennemi. Ces cas nous furent du moins fondus, et on en battit monnaie.

L’expédient le plus énergique et le plus grave fut de mettre à néant la dernière ordonnance du roi comme excessive et inexécutable. La paix le plus tôt possible et à tout prix, tel était l’impérieux besoin et le vœu hautement exprimé de la nation. On savait que le roi ne consentirait jamais à la paix tant que son projet de renverser le roi de Pologne, Auguste II, ne serait pas satisfait. Les membres des états proposèrent donc que la princesse Ulrique fût nommée régente, afin que les cours étrangères pussent traiter avec elle. Certes, en s’engageant sur une pente si dangereuse, les représentans de la nation n’avaient aucun factieux dessein; nul système politique ne les dirigeait, ils obéissaient à la seule pensée de sauver le pays. Autour d’eux cependant, de graves intrigues s’agitaient. Un certain parti opposait à la princesse Ulrique, en vue de la succession, le fils de sa sœur aînée, le jeune duc de Holstein. Ce parti eut le tort d’être servi par des ambitieux, comme le baron de Görtz, destiné à jouer un grand rôle dans les dernières années du règne de Charles XII. Görtz conçut l’espoir d’élever son jeune maître à la couronne de Suède en le mariant à la princesse Anne, fille de Pierre le Grand, et en faisant entrevoir au tsar non-seulement cette couronne pour son gendre, mais les riches dépouilles de la Suède pour lui-même. Des lettres et des missions secrètes furent échangées à ce sujet entre le tsar et la petite cour de Holstein, à qui se joignait cette fois la cour de Danemark, désireuse de pêcher en eau trouble et de se faire donner tout au moins le Holstein en cas de succès. Pierre le Grand paraît avoir été fort alléché; il aurait dépassé même, et de beaucoup, les espérances qu’on lui suggérait, s’il est vrai, comme le rapportent les dépêches du ministre de France[2], qu’il offrit d’abord aux Suédois de traiter directement avec eux après qu’ils auraient déposé Charles XII, et s’il alla même jusqu’à songer à divorcer avec Catherine pour épouser l’héritière de Suède Ulrique-Éléonore. — Tel était l’excès du péril qui menaçait jusqu’à l’existence même de la Suède lorsque, vers la fin de 1714, le bruit se répandit que Charles XII était enfin de retour en Poméranie. Au milieu de la détresse générale, son nom rallia encore les Suédois, et ranima ce qui pouvait rester d’espérances.

Ou nous nous trompons fort, ou ce tableau d’un roi follement insensible aux souffrances de son peuple, à la ruine de sa monarchie, aux dangers de sa couronne, devait faire partie de son histoire. Voltaire n’a sur l’état intérieur de la Suède pendant toute cette période que quelques lignes, qui deviennent énergiques, il est vrai, quand il les résume ainsi : « l’espèce d’hommes manquait sensiblement; » mais des rapports de Charles XII avec le sénat, de la conduite de ce corps et des vues qui le divisaient, il ne dit rien; il parle à tort d’un conseil de régence, il ignore absolument et la diète de 1710 et même celle de 1713, de sorte qu’il ne nous donne pas une juste mesure de la démence de son héros et de ce que cette démence entraînait de malheurs après elle.

Que dire enfin des vingt pages où l’auteur entreprend de faire connaître les intrigues de ce baron de Görtz, qui devint, pendant les deux dernières années du règne et de la vie de Charles XII, son unique confident et son ministre absolu? Voltaire, dans son Histoire de Russie, se prétend très bien informé de ces intrigues, pour avoir connu dans sa jeunesse Görtz lui-même, qui avait voulu l’emmener à Stockholm, et pour avoir été de la sorte, assure-t-il, un des premiers témoins d’une grande partie de ces menées. Cependant Lémontey, qui a eu communication de tant de pièces diplomatiques, affirme que Voltaire n’a rien su de toute cette politique. Les deux assertions paraissent excessives, et sans doute aussi il est fort difficile d’arriver à une exacte connaissance d’intrigues si confuses.

Ce qui est indubitable, c’est que le baron de Görtz fut moins un homme d’état qu’un de ces intrigans politiques dont l’activité et l’esprit de ressources, mais aussi l’audace peu scrupuleuse, ont tant agité le XVIIIe siècle. Né en Franconie d’une assez bonne famille, il étudie à Iéna, devient page chez le duc de Holstein, beau-frère de Charles XII, et travaille d’abord à s’établir dans cette petite cour. Il évince le principal ministre, qu’il arrive à remplacer quand la mort du souverain a donné lieu à une régence. Effronté, sceptique, lâche, joueur et débauché, il devient maître absolu à la cour ducale; mais son ambition ne restera pas enfermée dans de si étroites limites. Les affaires du duc de Holstein l’avaient mis en rapport avec Charles XII, à qui il avait plu dès le séjour à Bender. Les prétentions de son maître à la succession suédoise lui avaient ensuite offert une occasion d’intervenir dans les intrigues tramées de plusieurs côtés à ce sujet. Après avoir cruellement desservi Charles XII alors que ce prince paraissait enseveli à tout jamais chez les Turcs, il se présenta de nouveau à lui après son retour dans ses états, afin de prévenir son mécontentement, s’il apprenait ses intrigues auprès du tsar, afin de le séduire et de grandir par lui. Il y parvint en flattant sa passion de guerre et en promettant de lui procurer de nouvelles ressources en hommes et en argent. Seul puissant à la cour de Suède par l’exclusive confiance du roi dès le commencement de 1716, sans aucune nomination officielle, sans avoir été naturalisé Suédois, sans avoir prêté aucun serment, Görtz fut-il touché de l’objet proposé à son ambition? Prit-il en pitié le misérable état du pays qu’on lui livrait? Voulut-il procurer à la Suède quelques nouvelles ressources pour rendre possible une paix qui ne fût pas sa ruine? C’est ici qu’il est difficile de décider, tant les documens sont nombreux et confus, tant les intrigues se mêlent et se dispersent dans toute l’Europe. Comme Voltaire l’a remarqué, Görtz paraît avoir voulu profiter de l’inquiète jalousie causée aux puissances par le dessein évident de la Russie de prendre pied en Allemagne et du mécontentement causé à la Russie par leur mauvais vouloir. Il paraît avoir obtenu de Pierre le Grand la promesse d’une paix particulière qui aurait, en échange des provinces baltiques, fait entrevoir la réunion de la Norvège à la Suède avec le rétablissement du roi Stanislas de Pologne, puisque Charles XII y tenait jusqu’à la fin. Que faut-il penser ensuite de ces obscures ententes de Görtz avec Alberoni, et de ces prétendus projets d’expédition suédoise pour rétablir le prétendant en Angleterre? Charles XII et le tsar y étaient-ils pour quelque chose? Il s’en faut que Voltaire soit net sur tout cela. Il nous dit, tantôt, dans son Histoire de Russie, que Görtz en Hollande ne vit point le tsar, tantôt, dans son Charles XII, qu’il fut reçu deux fois par lui; il nous assure, pour ce qui regarde le complot en faveur du prétendant, que Charles XII ne désavoua pas Görtz, tandis que Lémontey prétend avoir lu l’original même de ce désaveu. La vérité est sans doute que Görtz, en quête d’argent pour la Suède épuisée, avait mis à profit les espérances des jacobites en leur promettant un secours qu’ils payèrent à l’avance. Peut-être ne fut-ce pas sa faute si Charles XII, qui ne voulait pas consentir à céder un pouce de terrain, retarda sans cesse l’acceptation d’une paix que son délié ministre avait préparée de concert avec la Russie.

La mort de Charles fit tourner au détriment de Görtz toutes les fautes commises, celles mêmes du roi, auxquelles il avait peut-être voulu apporter un terme et un remède. Tous ses efforts, quels qu’en aient été la pensée et le sens, lui devinrent funestes. Peut-être, en même temps qu’il traitait avec Pierre le Grand, s’était-il vu obligé, pour conserver la confiance du roi de Suède, de prolonger en même temps la guerre; cela fut cause que l’opinion publique n’attribua qu’à lui seul tous les maux de ces dernières années. A l’intérieur, chargé de toute l’administration, il avait hasardé quelques mesures financières analogues à celles que l’Écossais Law tentait parmi nous vers la même époque ; mais Charles XII, toujours à court d’expédiens, déjouait toutes ses combinaisons en violant les règles que Görtz aurait sans doute observées. La ruine du royaume, déjà si avancée, ne faisait que se précipiter encore; Görtz, une fois Charles disparu, tomba victime, non pas seulement, comme on l’a dit, de la vengeance d’Ulrique-Éléonore et de son mari le prince de Hesse, frappant en lui le partisan d’un rival, mais bien plutôt de tous les ressentimens qu’avait laissés dans ce malheureux pays le règne de son maître. L’héroïsme de Charles XII détournait de lui la haine publique malgré ses déplorables fautes : elle retomba tout entière sur celui qu’il avait si singulièrement choisi pour favori et pour ministre. Le procès de Görtz et sa mort sur l’échafaud furent iniques sans doute, mais il avait lui-même commis jadis, au profit de son ambition, des iniquités. L’histoire lui devrait-elle tenir compte de quelque sincère dévoûment dans ses dernières années aux intérêts de la Suède et de son roi? a-t-il démenti de la sorte sa précédente conduite? Cela est fort incertain, et nous ne voyons pas que jusqu’à présent les livres même les plus nouveaux, français ou suédois, répondent clairement sur ce sujet.

Si Voltaire nous a paru imparfaitement instruit sur des problèmes difficiles, que les écrivains plus modernes n’ont pas élucidés, nous le retrouvons très bien informé sur le genre de mort de Charles XII ; c’est à grand tort qu’on s’est éloigné souvent de son récit, auquel il faut revenir aujourd’hui. Charles n’est pas mort assassiné : on a vainement accusé de ce prétendu crime et des Suédois et des Français. Voltaire, témoin du chagrin que causait à un de ses compatriotes, Siquier, cette accusation dirigée contre lui, fit son enquête, et affirma que le roi de Suède avait été frappé à la tête par un biscaïen venu de la forteresse ennemie. C’est là en effet la vérité. Le 31 août 1859, en présence du roi Charles XV et de son frère le prince Oscar, la sépulture de Charles XII a été ouverte, et l’examen du crâne n’a laissé dans l’esprit des hommes de science nulle incertitude à ce sujet.

En résumé, quelles critiques avons-nous pu adresser au Charles XII de Voltaire après une patiente étude sur les documens qu’il n’a pu connaître? Fallait-il parler des menues différences dans le récit? mais l’impartiale et complète enquête que nous a offerte sur ce sujet la littérature suédoise témoigne qu’il est impossible d’arriver à la certitude sur cent points de détail, tels que les chiffres des armées ou des blessés et des morts à la suite des batailles. Quant aux lacunes, elles ne sont de réelles fautes que lorsqu’elles ont pour effet d’altérer ou d’amoindrir l’impression générale. À ce double titre, nous en avons noté quelques-unes. Quelques détails de plus sur les premières années eussent initié le lecteur dès le commencement à certains traits du caractère de Charles XII et à certain aspect de son règne que l’histoire a jusqu’à présent trop laissés dans l’ombre; des notions plus complètes, disons même plus justes sur les souffrances de la Suède pendant les dernières années eussent répondu avec une logique parfaite à ces tristes préludes. Pour ce qui est des projets de Görtz et de ses vastes entreprises, que celui-là reproche à Voltaire les incertitudes de son dernier chapitre qui se croira lui-même en état de voir très clair dans ces intrigues où s’engagent obscurément presque toutes les cours de l’Europe.

Quoi que nous ayons pu dire et quelques remarques de détail qu’on puisse ajouter, Voltaire n’a-t-il pas tracé un vivant portrait? Charles XII ne revit, à vrai dire, que dans son livre ; nul autre récit ne rend à la postérité cette physionomie que la gloire militaire et quelques remarquables vertus ont rendue héroïque. La gloire militaire, voilà le rayon qui fait trop oublier les fautes de Charles XII. C’est à cause d’elle que son historien et son peuple lui ont beaucoup pardonné. Cet étrange roi, pendant dix-huit années, a fait profondément souffrir ses sujets; il a précipité son pays dans la ruine, il a déchaîné sur l’Europe l’ambition de la Russie; il a été imprudent, impolitique, despote...; mais c’est de bravoure surtout qu’il était fou, et c’est la Russie qu’il a détestée, combattue, poursuivie sans relâche. Il a flatté ainsi deux passions du peuple suédois, peuple très militaire et très ennemi des Russes. Toutes les fois que le voisinage moscovite redevient menaçant dans le Nord, c’est le souvenir de Charles XII que le sentiment national évoque. Récemment encore, à propos de son cent cinquantième anniversaire, une statue lui a été élevée sur une place publique de Stockholm, en avant de l’archipel qui sert de défense du côté de la Baltique. L’une des deux mains tient l’épée nue, l’autre s’étend et montre la Russie. Les peuples sont très confians et très indulgens pour les souverains qui partagent les passions nationales, et longtemps encore ils se laisseront duper par l’abus de la gloire militaire jusqu’à y sacrifier leurs intérêts politiques et la sûreté de leur avenir, jusqu’à préférer cet éclat extérieur, bien souvent funeste, à la gloire plus solide des réformes et des institutions fécondes.


A. GEFFROY.

  1. Titre au dos : Recueil. Suède, Pologne et Turquie. — FR. 9722. — C’est l’ancien carton 1309,6 B de la Bibliothèque royale.
  2. 9 février 1714.