Le Chat maigre/07

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Calmann-Lévy (p. 235-241).

VII


Après le second échec, M. Godet-Laterrasse, très occupé des affaires publiques, négligea beaucoup son élève. Remi, qui se consolait de ne plus revoir son précepteur, alla dessiner dans l’atelier de Labanne. L’incomparable sculpteur, ayant découvert sur un parapet du quai Malaquais les poésies de Colardeau, fut pénétré d’admiration.

— Colardeau est le plus grand des poètes français, disait-il.

Tandis qu’une lourde chaleur pesait sur la ville de pierre et de bitume, le moraliste Branchut avait pour vêtement un épais pardessus à long poil qui le faisait ressembler, disaient ses amis, à un scythe couvert de peaux de bête. La pensée de la femme ne quittait pas son esprit et jamais son humeur n’avait été si féroce. Il n’avait plus cet ancien appétit avec lequel il mangeait chaque jour un pain d’un sou. Mais il était brûlé, sous son épaisse toison, d’une soif inextinguible. Un jour que Remi copiait, pour la centième fois, sous la direction de Labanne, le pot à eau qu’on mettait l’hiver sur le poêle de l’atelier, le moraliste Branchut s’empara du vase modèle, pour aller le remplir à la pompe. Quand Branchut reparut, le nez humide et la barbe ruisselante, le jeune créole lui jeta un regard en coulisse qui promettait quelque chose. Branchut appelait la foudre et désirait l’aquilon. Il arrachait des feuillets aux plus beaux livres de Labanne pour y écrire des pensées obscures et terribles. Un orage rafraîchit la ville et détendit les nerfs du moraliste.

Le temps coula ; le temps ramena les cerfs-volants dans le ciel agité de septembre, la brume dans les horizons d’octobre, les poêles de marrons rôtis aux portes des marchands de vin, les oranges dans les voitures à bras, la lanterne magique au dos du savoyard et, sous les toits blancs de neige, dans les salles à manger chaudes, le fumet des oies rôties, aux jours de Noël, du nouvel an et des rois. Mais le temps ne changea pas le cœur de Branchut.

Le jour des Rois, vers quatre heures, Remi, passant avec le poète Dion sur la place Saint-Sulpice, regarda les coulées de glace qui recouvraient à demi les quatre évêques de pierre et l’eau gelée sous leurs pieds, dans la fontaine. Il se frotta les mains et dit avec un gros rire :

— Il ne fera pas chaud sur cette place à minuit.

Puis ils s’entretinrent, Remi avec une grosse joie, Dion avec une satisfaction raffinée, d’une lettre qu’ils venaient d’envoyer par un commissionnaire et dont ils ne se lassaient pas de réciter le début : « Vous êtes brun et je suis blonde ; vous êtes fort et je suis faible. Je vous comprends et je vous aime. » Ils avaient tramé assurément quelque détestable mystification dont ils étaient contents et fiers.

Ce soir-là, Branchut dînait au Chat Maigre avec Mercier, qui vieillissait et dont la figure diminuée disparaissait sous ses lunettes, avec Labanne, très occupé depuis huit jours d’un livre sur la politesse au XVIIe siècle, avec le poète Dion et Sainte-Lucie. Virginie servit une soupe aux choux d’un parfum robuste. Le philosophe Branchut repoussa l’assiette fumante que Labanne lui tendit. Cette épaisse nourriture était pour l’étouffer, disait-il. Labanne n’avait donc point la moindre idée du système d’alimentation propre aux natures d’élite.

Un commissionnaire entra, demanda monsieur Branchut et lui remit une lettre qui sentait l’iris et dont l’enveloppe, d’un gris tendre, était frappée d’un chiffre bleu. À mesure que le philosophe lisait, des frissons tumultueux parcouraient son nez mobile. Enfin, il mit la lettre dans la poche de son habit (c’était un habit à queue, que Labanne lui avait donné) et il promena autour de lui un regard plein de mystère. Tout son sang âcre et pauvre animait sa face couperosée. Il était transfiguré. Son nez semblait éclairé par une flamme intérieure. Dion contemplait le liteau de sa serviette. Remi faisait avec son couteau, dans le sel de la salière, des montagnes et des vallons et semblait perdu dans la contemplation des paysages polaires en miniature qu’il créait et bouleversait avec la toute-puissance capricieuse d’un Jéhovah lapon. La conversation interrompue par le commissionnaire reprit mollement. Labanne seul eut quelque verve. Très préoccupé de la politesse au XVIIe siècle, il regrettait Louis XIV.

— Le roi soleil ne valait pas César Borgia, disait-il. Mais il était bien préférable aux droits de l’homme et aux immortels principes.

Branchut glissait parfois la main dans la poche de son habit et serrait quelque chose contre son cœur. Perdu dans un rêve profond, il laissait échapper, par intervalles, de ses lèvres bouffies et gercées, de suaves paroles sur la régénération de l’homme par l’amour. Dès onze heures, il se leva pour sortir ; du revers de sa manche, il frotta son gilet, ce qui était de sa part un raffinement extraordinaire et un culte immodéré de la personne extérieure.

— À demain ! lui dit Labanne.

Mais le philosophe murmura quelques paroles mystérieuses sur sa disparition possible et coula si doucement dehors qu’il semblait s’être volatilisé. Un moment après Dion et Labanne sortirent du Chat-Maigre.

À minuit le moraliste faisait en habit de bal le tour de la Fontaine des quatre évêques. Quelques passants attardés traversaient vivement la place. L’eau qui s’était échappée de la vasque était gelée sur le bitume et le moraliste glissait à chaque pas. Un vent âpre agitait les pans de son habit. Mais, comme un cheval aveugle qui tourne la meule, le moraliste suivait le bord sans fin de la vasque de pierre. Sur la place déserte, une jeune ouvrière, attardée sans doute par quelque aventure, coupait le vent avec la vive allure et le pas ferme des vraies parisiennes. Une heure sonnait à l’horloge de la mairie et le moraliste tournait encore. Les talons sonores de deux gardiens de la paix troublaient seuls d’un bruit monotone le silence de la nuit. À une heure et demie le philosophe s’éloigna pour relire sous un réverbère le billet parfumé.

« Vous êtes brun et je suis blonde, vous êtes fort et je suis faible. Je vous comprends et je vous aime. Soyez ce soir, à minuit, sur la place Saint-Sulpice, autour du bassin. »

Le rendez-vous était formel. Le philosophe reprit son poste tournant. Le givre le couvrait d’une poussière diamantée. Les pans de son habit, alourdis par l’humidité, pendaient. La place était déserte. Il tourna longtemps encore. Puis trompé, accablé, désespéré, il se laissa tomber sur un banc et resta immobile la tête entre les mains. Quand il se releva, il crut apercevoir Dion et Sainte-Lucie qui s’enfonçaient en courant dans l’ombre de la rue Honoré-Chevalier. Une lumière se fit dans sa tête endolorie, et son nez tressaillit d’indignation.

Le lendemain, drapé dans sa couverture de cheval, il déclara à Labanne qu’il voulait tuer Sainte-Lucie.

— Je ne tiens pas beaucoup à ma vie, dit-il, mais je tiens encore bien moins à la sienne.

Labanne essaya vainement de le calmer.

Pendant ce temps Remi, tranquille et sans rancune, savourait la douce chaleur de son édredon et songeait :

— Il faudra pourtant que j’aille voir un de ces jours le général Télémaque.