Aller au contenu

Le Chat maigre/12

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 277-281).

XII


Pendant que madame Lourmel s’installait avec sa fille dans une petite maison de pierre grise et de chaume sur une plage peu fréquentée, à quelques kilomètres d’Avranches, Remi, joyeux et trempé d’air salé, s’en allait à une foire voisine avec sa boîte de couleurs. Il ne lui restait que 14 fr. 70, mais il avait des souliers. Des files de charrettes s’alignaient aux abords de la place. Et c’était sous le quinconce une grande confusion de faces rougeaudes à colliers de barbe blonde, d’échines de veaux sur lesquelles s’écaillait la bouse, de cornes, de groins, de croupes luisantes et de coiffes blanches. Les cris des cochons qu’on tirait des charrettes dominaient la vague rumeur des bêtes et des gens. Tandis que les femmes, une chaîne d’or au cou, sur le fichu de coton, se tenaient roides dans leurs jupes plates près des charrettes et veillaient âprement, les hommes, en blouse bleue à plis bouffants, traitaient leurs affaires en buvant du cidre dans le cabaret plein de mouches.

Remi passa sous la branche de houx et s’installa avec son papier et ses crayons à une des tables du cabaret. Il fit un portrait, puis un autre, puis un autre, puis celui de tous les paysans qui le regardaient. Il demandait vingt sous de chaque portrait. Mais les bourses ne se déliaient pas.

— Allez chercher vos amoureuses, dit l’artiste. Je vais les croquer.

Il y eut une rumeur dans la foule et une grosse fille fut poussée devant Remi par trois ou quatre compères d’une extrême jovialité. Elle était pourpre, presque violette et riait d’une oreille à l’autre. Remi fit un croquis où la fille était reconnaissable à sa coiffe et à sa croix. Un des joyeux compères chercha dans un bas de laine une pièce blanche pour le peintre et mit sous sa blaude le dessin proprement plié en quatre.

L’opinion fut que le Parisien tirait bien les ressemblances, et Remi s’en retourna avec quelques pièces blanches dans ses poches.

Il coucha dans l’auberge la plus rustique du village où madame Lourmel s’était établie et parut le lendemain sur la plage blonde où des cabines bariolées étaient rangées en ligne.

La mer, bleue à l’horizon, montait lentement et déferlait sur le sable en lames huileuses et verdâtres, frangées d’écume. Un ciel humide et doux, un de ces ciels perfides qui caressent et brûlent la peau tendre des citadins, fermait l’horizon circulaire. Le vent modéré qui soufflait du large taquinait les toilettes des Parisiennes. Des femmes grêles, en costume de bain et la chevelure prise dans un bonnet de toile gommée, couraient au-devant de la lame. Il aperçut mademoiselle Lourmel dont le voile violet flottait librement.

Il eut envie de lui sauter au cou, mais il vit déboucher, à l’angle d’un petit chemin qui mourait sur la grève, M. Sarriette, avec ses mêmes favoris blancs et son même parapluie.

— Bonjour, monsieur Sarriette, dit-il au vieillard surpris.

Au bout d’un quart d’heure, ils étaient bons amis.

— J’aime beaucoup les vieux monuments, dit M. Sarriette. Et, tel que vous me voyez, j’ai passé trois semaines à mesurer tous les murs de l’abbaye du mont Saint-Michel. Par une habitude qui m’est particulière, je me suis servi de mon parapluie pour prendre ces mesures. Ainsi les remparts ont une hauteur moyenne de soixante-douze parapluies, et, dans l’église, les colonnes de la nef ne mesurent pas moins de trente-sept parapluies, trois becs et deux bouts ferrés.

M. Sarriette fut enchanté d’apprendre que Remi était peintre. Ils convinrent d’exploiter ensemble tout l’Avranchais. M. Sarriette mesurerait les monuments historiques et Remi en prendrait des croquis.

— Présentez-moi à madame Lourmel, dit Remi.

Et sur ces mots du bonhomme : « M. Remi Sainte-Lucie, fils de M. Sainte-Lucie, ancien ministre à Haïti, » Remi s’inclina devant madame Lourmel muette de surprise, et devant la jeune fille, qui ouvrait démesurément ses yeux de violette, tandis que sa bouche s’épanouissait.


Le soir de ce jour, madame Lourmel et sa fille, accoudées à la fenêtre, respiraient l’air chargé de sel et regardaient la lune levée sur la mer scintillante.

— Mais, mon enfant, disait madame Lourmel, nous ne savons rien ni de sa famille, ni de sa fortune, ni de sa conduite.

— Mais, maman, je l’aime, s’écria la jeune fille avec l’audace de l’innocence.

— Que dis-tu là, Jeanne ? reprit la mère. Tu ne le connais même pas.

Et Jeanne, dont les beaux yeux brillaient d’une tendresse un peu mutine, répartit :

— Maman, je ne le connais pas, mais je le reconnais.