Le Chemin de fer du Haut-Madeira et le trafic de l’Amazone

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Le Chemin de fer du Haut-Madeira et le trafic de l’Amazone
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 80-98).
LE
CHEMIN DE FER DU HAUT-MADEIRA
ET LE TRAFIC DE L’AMAZONE

Vom Amazonas und Madeira, Skizzen und Bestchreibungen aus dem Tagebuche einer Explorationsreise, nebst der Zugslinie der projectirten Eisenbahn, par M. Franz Keller-Leuzinger, Stuttgart 1874.

On a publié bien des pages savantes ou pittoresques sur le Brésil, et si cette vaste partie australe du Nouveau-Monde a encore des secrets pour nous, ce n’est pas faute d’avoir attiré la curieuse investigation des voyageurs et des hommes d’étude. On nous a dévoilé les splendeurs mystérieuses, du mato-virgem ; on nous a décrit l’immensité majestueuse des campos, le curieux train de vie des fazendas et des haciendas, les miroitemens dorés des sables de l’Eldorado. On nous a aussi fait toucher du doigt les misères sociales et politiques de ce pays tout frais émancipé, qui, après avoir essayé d’asseoir sur l’esclavage une prospérité factice, cherche aujourd’hui dans le travail libre une verdeur nouvelle et plus saine. Tout cela pourtant n’est qu’une vue du Brésil à vol d’oiseau ; cet empire, qui embrasse dans son gigantesque triangle toute une moitié, en partie inexplorée, du continent de l’Amérique du Sud, se compose de régions si diverses et si disparates que l’œil, déçu par la variété des aspects, perd l’ensemble de la perception, et flotte comme au travers d’une vague féerie. La poésie s’accommode volontiers de cet ondoiement d’objets et de couleurs ; mais l’esprit de civilisation, qui prend la science pour point de départ et pour auxiliaire, va tout d’abord au détail, s’avance à pas comptés, examinant les choses par le menu, et n’établit la base de son travail que sur d’exactes et précises notions. C’est une œuvre spéciale de cette nature, accomplie dans une vue d’intérêt pratique et défini, qu’on se propose ici d’étudier.


I

On sait que le grand système fluvial du Brésil est formé par l’Amazone et ses affluens. L’Amazone est parfaitement navigable ; il n’en est pas de même du Madeira par exemple, dont le cours présente de nombreux accidens et des obstacles infranchissables à la descente comme à la montée. Ce dernier fleuve a cependant une importance capitale : il est la voie la plus naturelle et la plus courte pour faire communiquer, au moyen du port brésilien de Para, le Bas-Pérou et la Bolivie avec l’Amérique du Nord Qu’Europe. Aussi, dès la fin du siècle dernier, le gouvernement portugais avait-il envoyé sur le Madeira des astronomes et des géomètres avec mission de dresser la topographie de cette immense vallée latérale. Pour une raison ou pour une autre, cette exploration n’eut point l’effet qu’on en attendait. Quelques autres voyages d’étude, entrepris après la proclamation de l’indépendance, demeurèrent aussi non avenus par l’insuffisance des levées de plans et des détails hydrographiques. Plus récemment, la guerre contre le Paraguay une fois terminée, la question fut reprise par le gouvernement de Rio-de-Janeiro, qui conclut avec la Bolivie un traité de commerce et de délimitation de frontières, où était mentionnée l’ouverture d’un chemin de communication par là vallée du Madeira. L’établissement d’un premier service tel quel de bateaux à vapeur sur le cours inférieur du même fleuve et la mesure qui avait ouvert la libre navigation de l’Amazone aux navires de toute nationalité contribuèrent encore à fixer l’attention sur cette partie écartée de l’empire brésilien. On reconnut dès lors la nécessité d’une nouvelle exploration scientifique du Madeira, et en juin 1867 M. l’ingénieur Franz Keller-Leuzinger fut chargé officiellement par le ministre des travaux publics du Brésil de remonter cette magnifique rivière, encore mal connue, et de faire sur les rives toutes les études préparatoires pour l’amélioration des passes difficiles ou l’établissement d’un chemin de fer.

On peut dire que la civilisation d’une contrée est en raison du nombre et de l’état de ses voies de communication. À ce point de vue, le Brésil a devant lui un long avenir de labeurs. Il n’existe point encore, dans l’intérieur de ce pays, de routes régulières et carrossables ; aujourd’hui comme il y a trois cents ans, la bête de somme ou le grinçant charriot à bœufs, avec ses classiques roues de bois pleines, est l’unique véhicule du voyageur. Il est vrai que cette façon d’aller est souvent la seule possible en ces régions montueuses et cahotiques, par des sentiers défoncés ou à pic qu’interceptent à chaque instant des éboulis de roches, et où il faut toute la circonspection du tropeiro et le sûr jarret de ses mules pour ne point rester en détresse. Ces difficultés et cette lenteur de locomotion mettent le transport des denrées à si haut prix que les produits les plus précieux, tels que le café, couvrent à peine les frais d’expédition dès qu’ils ont à franchir une distance de plus d’une centaine de lieues. Il en résulte que les régions du centre demeurent en quelque façon dans un état de blocus continu qui y paralyse tout développement agricole ou industriel. Les côtes même, avant l’emploi de la navigation à vapeur, n’étaient pas moins isolées les unes des autres. Il fallait un mois en moyenne pour qu’un ordre du gouvernement parvînt aux deux extrémités opposées du littoral, Para et Rio-grande-do-Sul ; il s’écoulait un mois et demi encore avant que ce message, porté par les barques poussives de l’Amazone, atteignît la ville de Manaos, capitale de la province d’Amazonas, et le même laps de temps était nécessaire pour qu’il remontât par le Rio de la Plata et le Paraguay jusqu’au cœur de Matto-Grosso ; aussi, à l’époque où la colonie s’affranchit dû joug de sa métropole, s’en fallut-il de peu que les provinces du nord, Para en tête, demeurassent portugaises quand la révolution était depuis longtemps maîtresse de la capitale et de tout le sud.

Ces conditions sont déjà bien changées. Les chemins de fer du sud-est, tels que celui de dom Pedro II, qui deviendra de plus en plus par ses ramifications une importante artère de commerce entre Rio et les provinces environnantes, le railway de Cantagallo, la route modèle de la compagnie Uniâo e industria, qui se peut rattacher au service fluvial du Rio das Belhas, toutes ces voies et d’autres encore sont appelées à répandre une vie nouvelle dans cette partie féconde de l’empire. Il existe aussi, en dehors des paquebots transatlantiques qui relient à l’Europe les grands ports de la Mer de lait, Mar de leite, tels que Rio, Bahia et Pernambuco, une entreprise de steamers brésiliens qui met en communication les principaux points des côtes, qui correspond au midi avec la compagnie de la Plata et du Paraguay, et au nord avec les vapeurs de l’Amazone. Ceux-ci vous transportent en sept jours de Para à Manaos, capitale de la province d’Amazonas ; en sept autres jours, vous êtes, si vous le voulez, aux frontières du Pérou.

C’est à Manaos, petite ville de 3,000 âmes environ, située un peu au-dessus de l’embouchure du Madeira, que commençait véritablement le voyage d’exploration de M. Keller-Leuzinger. Il ne lui fallut pas moins de sept embarcations montées par 80 rameurs, tous Indiens moxos de la Bolivie, pour entreprendre avec succès la pénible remonte de l’affluent. Rien de fatigant et de monotone tout à la fois comme ces interminables étapes à l’aviron sur le cours inférieur du Madeira, c’est-à-dire sur une étendue de 800 kilomètres ; la contrée offre partout l’aspect de grandiose uniformité qui est propre à ces immenses vallées plates où la rive est faite d’alluvion. Pas la moindre colline ne rompt la ligne découpée à l’horizon par la sombre muraille de la forêt vierge ; pas un bruit, sur terre ou sur l’eau, ne trouble le silence obstiné de la nature. Le premier endroit habité que l’on rencontre, à 25 lieues en amont, c’est Borba, jadis Santo-Antonio de Araretama. Malgré son titre pompeux de « villa, » ce n’est autre chose qu’un assemblage d’une douzaine de huttes misérables autour d’une chapelle primitive et inachevée. Fondé par les jésuites vers le milieu du siècle dernier, cet établissement fut un centre de mission parmi les Indiens Barès et Toras ; il eut beaucoup à souffrir dans les premiers temps des attaques des sauvages Araras. Viennent ensuite Sapucaia-Oroca et Crato ; à partir de là jusqu’à Exaltacion, en Bolivie, et jusqu’à Forte-do-Principe-da-Beira, dans Matto-Grosso, on ne trouve pas une localité qui mérite ce nom, ce qui n’empêche pas certaines cartes anciennes ou modernes de multiplier magiquement les centres de population dans ces contrées solitaires. La vallée du Bas-Madeira, vu l’accès plus facile des rivages, est, il est vrai, un peu plus peuplée que la région supérieure, visitée seulement par quelques hordes d’Indiens sauvages ; encore fait-on souvent sur l’énorme rivière plusieurs journées de marche sans même apercevoir une hutte aérienne de seringueiro perdue parmi les bouquets de siphonias.

La navigabilité du fleuve, dans cette première partie de son cours, n’offre pas une aisance parfaite ; il y a au-dessous même de la vaste zone des cataractes et des rapides un certain nombre de petits obstacles ; il suffira toutefois de faire sauter quelques roches et de creuser un peu le canal pour rectifier complètement la route. Au-delà d’une longue île de sable où des milliers de tortues viennent chaque année déposer leurs œufs, se montrent, par le 8° 50’ de latitude méridionale, les premiers récifs du Haut-Madeira, ceux qui donnent naissance au rapide de Santo-Antonio. De chaque côté d’un vaste banc qui partage la rivière en deux bras inégaux se dressent d’immenses blocs de roches métamorphiques, d’une espèce de gneiss ; à voir ces stratifications verticales, qui présentent toute sorte de dentelures bizarres, on dirait d’une mer dont les vagues se sont tout à coup immobilisées et raidies. En cet endroit, qui est à 901 kilomètres du confluent, s’impose pour la première fois le débardage des embarcations. Celles-ci doivent filer à vide dans l’étroit canal qui longe la rive droite, tandis que le chargement est transporté par terre, sur la rive gauche, jusqu’en amont de l’obstacle. La différence de niveau entre le sommet et la base du rapide est, à hauteur moyenne de l’eau, de 1m,20 ; dans le chenal de gauche, elle se répartit sur 50 mètres de longueur, dans celui de droite sur une étendue six fois plus grande. C’est à Santo-Antonio que sera établie la tête de ligne inférieure du chemin de fer du Madeira, qui, d’après le plan officiel, devra suivre presque sur tout son parcours la rive droite de la rivière. De la mission de jésuites, qui fut fondée là en 1737, et qui fut plus tard transférée à Trocano et à Borba, il ne reste absolument aucune trace, et l’horizon, de quelque côté qu’on l’interroge, ne trahit pas le moindre vestige humain ; on ne voit que la verdure des hautes futaies tropicales et le fleuve mugissant entre deux remparts de rocs noirâtres.

Après un second rapide peu important, on arrive à la grande chute de Theotonio, dont on aperçoit de fort loin en aval les rejaillissemens de poussière liquide. Ce n’est plus seulement la cargaison, ce sont les canots eux-mêmes qu’il faut, à l’aide de cylindres, transporter sur un sol abrupt et rocailleux jusqu’à une distance de près d’un kilomètre. Ce labeur ne consume pas moins de trois jours entiers. La chute, d’un aspect extraordinairement majestueux, développe ses brisures et ses saccades impétueuses sur toute la largeur du fleuve, qui est de 700 mètres ; la cascade principale, qui précipite son tourbillon près de la rive droite, présente une hauteur de 10 mètres ; un tronc gigantesque des forêts vierges sautille comme un roseau sur ces vagues puissantes. Sur la crête des rochers qui bordent la rive droite, on discerne dans un bouquet de petits palmiers et de cactiers épineux les restes d’un mur de fondation, élevé en 1735 par Theotonio Gusmão, en vue d’un poste militaire qui fut ensuite abandonné. Le Madeira en effet, qui était jadis la route par laquelle le gouvernement portugais communiquait avec la province de Matto-Grosso, a toujours eu grand besoin d’être surveillé par ces sortes de stations permanentes qu’on appelait destacamentos, et qui avaient pour but soit de servir d’entrepôts de vivres, soit d’assister, au passage périlleux des rapides, les équipages des embarcations, soit de défendre les voyageurs contre les attaques des Indiens sauvages.

Au-dessus du rapide suivant, celui de Morrinhos, que les embarcations, une fois déchargées, peuvent aisément franchir au halage, le fleuve acquiert une largeur moyenne de 1,200 à 1, 400 mètres, et demeure parfaitement navigable sur une étendue de 13 lieues et demie, c’est-à-dire jusqu’à l’endroit qui porte le nom sinistre de Caldeirão de Inferno (Gouffre d’Enfer). C’est un des passages les plus mauvais de toute la ligne, — non pas que la hauteur de la chute soit excessive : la différence totale de niveau n’est que de 6 mètres répartis sur une étendue de plus d’un kilomètre, et les canots vides gagnent par eau le sommet du rapide ; mais la présence de sept grandes îles, à la pointe supérieure desquelles se trouve le principal escarpement de la masse liquide, augmente singulièrement la force des courans. Le Gouffre d’Enfer a déjà une sombre légende de catastrophes et de naufrages que racontent volontiers les matelots des embarcations boliviennes. La chute principale le plus rapprochée de celle-ci, c’est le Salto de Girao, qui offre une pente de 8 mètres. La rivière n’y a plus qu’une largeur de 700 mètres. Les canots ne peuvent, même à vide, franchir cet obstacle ; il faut se remettre à pousser les cylindres sur un espace de 900 mètres à travers le menu fouillis du mato-virgem, formé en partie de bouquets de cacaotiers, et où quelques rares éclaircies laissent à peine apercevoir les sombres profondeurs de la forêt.

En continuant la remonte du fleuve, bordé à droite d’une petite chaîne de collines, on rencontre le rapide des Trois-Frères (Tres-Irmaos), ainsi nommé d’une colline couronnée d’un triple pic. En cet endroit, le Madeira change de direction, et s’infléchit brusquement à l’ouest. Dans ce même détour serpentin se trouvent deux autres accidens formés par des récifs de granit et franchissables aux embarcations déchargées ; puis la rivière redevient unie et navigable sur tout le reste du méandre, c’est-à-dire jusqu’à l’embouchure de l’Abumá, petit affluent de gauche, où elle recommence à couler du nord au sud. Toute chaîne de collines disparaît ici aux regards. Ce ne sont plus de chaque côté, aussi loin que porte la vue, que des plaines basses fortement boisées où nul homme blanc n’a mis le pied. La largeur du cours d’eau est de 1,000 mètres environ, la profondeur de 5 ou 6 mètres, la pente n’atteint pas un trente-millième de mètre. De grands bâtimens à voiles et à vapeur peuvent donc naviguer sans encombre sur un espace de près de 15 lieues, jusqu’à la montée d’Araras. Ce nouveau rapide n’a qu’une inclinaison insignifiante de 1m,40 ; aussi est-il gravi à la toue par tes canots tout chargés. Il en est de même du petit rapide suivant, celui de Periquitos. À la hauteur de ce dernier, le tracé de la voie ferrée, qui à partir des Trois-Frères s’est écarté du Madeira pour couper directement à la base la presqu’île dessinée par l’inflexion occidentale de la rivière, recommence à serrer de près la rive droite, qu’il ne doit plus guère quitter jusqu’à la station finale.

L’obstacle le plus rapproché en amont est celui du Ribeirao (ruisseau), qui est long de 6 kilomètres, avec une pente totale de 4 mètres. Le lit du fleuve, large de 2,000 mètres, y est déchiré par une quantité d’écueils et d’îles rocheuses garnies de puissantes futaies ; l’ensemble représente comme une série mugissante de chutes et de rapides. Non-seulement un complet débardage est de rigueur, mais les embarcations elles-mêmes doivent accomplir par terre un circuit pénible, et, comme la végétation riveraine est d’une exubérance prodigieuse, il faut que chaque caravane de passage éclaircisse de nouveau à coups de hache l’étroit sentier pratiqué dans la lisière de la forêt vierge à travers les lianes épineuses, les drus bouquets de cacaotiers, les strélitzias aux larges frondes et les palmiers flabelliformes à double éventail. Une lieue plus loin gronde le Courant de la Miséricorde (Correnteza da Misericordia). Ce défilé sinueux est fort redouté, à l’époque de la crue, des Boliviens qui naviguent sur le Madeira ; au temps de l’étiage, on peut toutefois le remonter sans trop de peine. Au-delà de cet étranglement, la rivière, qui s’était rétrécie de moitié, reprend sa largeur normale de 700 et 800 mètres, pour se développer bientôt derechef sur une étendue de 2,000 mètres au rapide de Madeira. Là deux îles la divisent en un double bras dont le courant n’est surmontable qu’à des embarcations absolument vides.

En amont de la cataracte, du côté gauche, se trouve l’embouchure du Béni, qui a une largeur de 1,000 mètres et une profondeur moyenne de 15 mètres. La masse d’eau que charrie ce dernier fleuve (4,344 mètres cubes, niveau moyen, par seconde) dépasse, d’après les plus récens calculs, celle du Mamoré et du Guaporé réunis, et par suite il devrait être considéré par les géographes comme le tronc principal du Haut-Madeira, dont le volume liquide au-dessus de ce confluent est effectivement réduit de moitié sur une largeur sensiblement diminuée. Les roches situées à l’embouchure du Béni sont couvertes de plusieurs centaines d’énormes troncs de cèdres, qui, entraînés d’amont par la crue, y viennent périodiquement s’échouer à l’époque du retrait des eaux et y demeurent stationnaires jusqu’à ce que le prochain mascaret fluvial les remette en mouvement. C’est sans doute cet amoncellement de bois flottans, dont les migrations se continuent jusqu’à l’Amazone, qui a fait changer par les Portugais l’ancien nom indien du fleuve, Caiary, en celui de Madeira, qui signifie bois. Cette embouchure du Béni se trouve à 10° 20′ de latitude sud et à 22° 12′ 20″ de longitude ouest de Rio-de-Janeiro. Aux termes du dernier traité conclu avec la Bolivie pour la fixation des frontières, elle marque le point exact où celles-ci rencontrent les rivages du Madeira. La ligne du chemin de fer laisse à l’ouest le Béni et continue de ranger la rive droite du Madeira jusqu’à l’embranchement du Mamoré et du Guaporé. Le premier rapide sur cette section nouvelle de la rivière est la Cachoeira das Lages, c’est-à-dire des plateaux rocheux, il s’étend avec une pente de 2m,50 sur une longueur de 750 mètres ; très difficile à franchir quand les eaux sont grosses, il n’offre que peu d’obstacle au mois d’août, c’est-à-dire dans la saison relativement froide, qui est en même temps la saison sèche en ces latitudes. De petites collines qui s’avancent jusqu’à la rive annoncent à l’est le voisinage de la Serra da Paca Nova, dont le prolongement forme la ligne de partage des eaux des deux vastes bassins de l’Amazone et de la Plata. Parmi les rapides suivans, le plus important est celui de Bananeiras, dont la chute principale n’a pas moins de 6 mètres de hauteur. Le lit du fleuve y est divisé par un chaos de récifs en une infinité de bras étroits et peu profonds où les vagues se poussent et se bousculent avec d’effroyables bouillonnemens ; la cargaison et les canots sont obligés encore une fois de se frayer un chemin, sur une longueur de plus de 500 mètres, par le fourré de la forêt vierge. Ici du moins une pensée console et rafraîchit le voyageur exténué, c’est que ce dur labeur n’aura plus besoin d’être renouvelé : Bananeiras est la dernière grande cataracte du Madeira. Il ne reste plus en amont que deux petits rapides que l’on peut franchir aisément, le premier en débardant, le second, canots chargés, au halage. C’est au-dessus de ces deux obstacles que se trouve le point désigné pour la tête de ligne supérieure du chemin de fer. À partir de cet endroit, le fleuve recommence à couler paisible et uni comme un lac. Avec une largeur de 250 à 300 mètres, une profondeur de 1 mètre 1/2 et une vitesse qui n’est que de 30 à 40 centimètres par seconde, il est merveilleusement propre à porter des bateaux à vapeur dont le tirant n’excède pas 1 mètre. Une quarantaine de lieues plus loin se trouve l’embouchure du Mamoré, dont le cours ne présente qu’un petit rapide insignifiant, causé par un banc transversal de pedra canga poreuse, et qui se peut remonter même à la voile ; si l’on pousse encore à 200 ou 300 kilomètres plus avant vers le sud, on arrive aux anciennes missions des jésuites, les pueblos de San-Joachim sur le Machupo, d’Exaltacion et de Trinidad sur le Mamoré. La végétation, quand on a quitté la région des cataractes pour se rapprocher des campos de la Bolivie, perd singulièrement de sa splendeur ; aux gigantesques forêts d’aval succède une herbe drue mélangée d’arbrisseaux et de broussailles ; à peine si çà et là quelques palmiers reflètent dans l’eau leur tige élancée. C’est le domaine inexploré des Indiens sauvages, le champ de course infini des émas (autruches d’Amérique) et des grands cerfs, le rendez-vous des plus riches troupeaux de bêtes à cornes qu’il y ait au monde.

En résumé, de l’embouchure du Madeira à Trinidad sur le Mamoré, il y a près de 500 lieues. Les altitudes au-dessus du niveau de la mer varient assez sensiblement : Serpa, sur l’Amazone, est à 18 mètres, le rapide de Santo-Antonio à 61 mètres, la chute de Theotonio à 83 ; on monte de 39 mètres encore jusqu’au confluent du Béni et de 28 jusqu’à celui du Mamoré, qui est à 132 mètres au-dessus de Serpa, le point de départ. La hauteur totale des rapides, représentée par dix-huit grandes chutes et vingt-huit petites, atteint 70 mètres, répartis sur une longueur de 20 kilomètres. La hauteur des eaux, pour le Madeira, varie suivant les places et les saisons entre 1 et 37 mètres, la largeur entre 400 et 2,000 mètres, le volume d’eau entre 1,500 et 39,000 mètres cubes par seconde. Le volume du Rhin, pour prendre un terme de comparaison en Europe, varie à Mannheim par exemple entre 555 et 5,550 mètres cubes. Les travaux à faire pour assurer la facilité des communications avec l’Amazone offriraient d’énormes difficultés, si l’on entreprenait de rectifier toutes les passes du fleuve par une canalisation régulière avec écluses ; les frais les plus indispensables ne se monteraient pas à moins de 21 millions de milreis ou 54 millions de francs. Se borner d’autre part à établir aux plus grands rapides, pour le hissage des embarcations, des plans inclinés comme il en existe sur quelques rivières des États-Unis d’Amérique, ce serait faire une œuvre insignifiante, absolument naine et sans proportion avec les développemens probables et désirés du futur trafic. Il n’y a que la construction du chemin de fer latéral qui puisse répondre aux nécessités mercantiles de l’avenir et satisfaire les légitimes impatiences qui piaffent déjà aux deux bouts de la route. Cette voie ferrée, d’une longueur abrégée de 300 kilomètres environ, ne coûtera pas plus de 8,500,000 milreis, soit 22,100,000 francs, et ce devis total serait infiniment moindre, n’était la nécessité d’importer de fort loin dans ces parages extrêmes et faiblement peuplés tous les objets nécessaires au travail et aux travailleurs, le bois seul excepté. Tel est l’effort de labeur par lequel on pourra relier au port de Para le vaste bassin occidental du Brésil ; tel est le levier de l’entreprise dont nous venons d’indiquer le dessin ; il reste à voir si à ce levier correspondra un point d’appui suffisant.


II

A industria do Amazonas é quasi toda extractiva, disent les Brésiliens, ce qui signifie que cette industrie repose presque exclusivement sur une espèce de spoliation du pays ; l’œuvre de l’homme n’y a qu’une très faible part, tout vient de l’apport exubérant de la nature, qui ne se lasse pas de fournir ses trésors sans cesse renouvelés. Encore cette fécondité merveilleuse n’a-t-elle pas trouvé jusqu’ici l’écoulement normal dont elle aurait besoin ; la région presque vierge que doivent bientôt parcourir les locomotives n’a jamais connu de trafic suivi et régulier. Avant que la vapeur n’eût sillonné les vagues jaunâtres de l’Amazone, c’est à peine si quelques regatoes, véritables marchands d’hommes, et un petit nombre d’employés des maisons de commerce de Para, alléchés par des gains énormes, osaient braver les fatigues d’une navigation toute primitive, qui durait de quatre à six mois, pour aller chercher en amont le caoutchouc, le cacao, les noix dites de Para, les résines et les viandes sèches. Aujourd’hui encore le plus clair du négoce sur le Madeira se fait par les embarcations boliviennes qui descendent et remontent périodiquement le fleuve ; le pays lui-même, immense vallée d’alluvion qui pourrait nourrir des millions d’hommes, compte tout au plus quelques milliers d’habitans. Parmi ceux-ci, les plus curieux sont à coup sûr les seringueiros ou exploiteurs d’arbres à caoutchouc. C’est à la hauteur de Borba qu’apparaissent les premières maisonnettes de ces industriels semi-amphibies. Ce sont d’humbles toits de palmier qui, pour rester habitables au temps de la crue, sont bâtis sur piliers, à 2 mètres au-dessus du sol ; tout alentour se trouve une petite plantation de pacova (bananier indigène), et à l’arrière-plan se dressent les seringaes ou bouquets d’arbres à suc. Les travailleurs employés à la double besogne de la cueillette et de la fumigation sont généralement des Moxos de Bolivie, qui, se trouvant soumis dans leur pays à une condition malheureuse et presque servile, affluent par migrations régulières dans les riches plaines de l’empire voisin. Fort différens de l’apathique tapuyo de l’Amazone, ces Indiens déploient dans tous les travaux de leur compétence une activité et une énergie bien conformes aux promesses de leur vigoureuse prestance.

Depuis 1865, malgré le manque de débouchés et de moyens de transport, l’exportation du caoutchouc amazonien accuse une progression constante, et dépasse par an 400,000 arrobes. Ajoutons que le tout provient des seringas naturels, car ces arbres si utiles n’ont pas encore été l’objet du moindre essai de culture. Ce genre d’exploitation inintelligent est d’ailleurs général dans ces régions encore primitives, où il semble qu’on ne verra point le terme des libéralités toutes volontaires de la nature. Le même gaspillage a lieu au Brésil pour la manipulation du caféier. Tous les vingt-cinq ou trente ans, on abandonne purement et simplement les plantations dont on a exprimé la sève, et au lieu de chercher, par quelque système artificiel d’engraissement, à prolonger la fécondité des arbustes, on préfère défricher sans cesse des étendues nouvelles de forêt, où l’on retrouve ce sol tout neuf que ne présente plus la clairière. L’œuvre de déboisement va ainsi un train effrayant ; mais qu’importe ? Le planteur échappe au pénible souci de modifier du tout au tout ses procédés d’économie rurale ; la routine demeure sauve et la paresse indigène triomphe. Ainsi travaillent de leur côté les seinngueiros ; leurs arbres épuisés meurent prématurément, et l’on se voit sans cesse obligé d’aller chercher plus avant, loin des voies actuelles ou futures de communication, de nouveaux sujets à exploiter. Il en résulte dans le prix de la résine élastique un accroissement exagéré qui pourrait ruiner ce genre d’industrie, si quelque jour le génie inventif des fabricans de l’Europe ou de l’Amérique du Nord s’avisait de découvrir un succédané satisfaisant.

À la vérité, quelques centaines de colons européens, échelonnés sur les bords du Madeira, auraient bientôt fait d’imprimer un essor puissant à la production du caoutchouc. Un exemple entre autres le prouverait. Il y a parmi les seringueiros de la région des rapides un Holsteinois qui, après avoir émigré en 1852 et s’être battu contre Rosas, vit à présent dans ces contrées solitaires à la façon d’un Robinson. C’est certainement le travailleur le plus diligent de la vallée. Dans les trois ou quatre mois que dure la récolte, lui et sa compagne, qui est une Indienne, s’en font plus de 100 arrobes (3,200 livres), c’est-à-dire le double environ de la quotité moyenne de chacun de leurs confrères. Qu’on ouvre à présent la grande voie de communication du Madeira, il s’établira vite sur l’Amazone des factoreries européennes qui auront de toutes parts l’œil au guet ; il existera un trait d’union direct et permanent entre le consommateur et le producteur, et ce dernier aura dès lors tout intérêt à modifier son système de travail. À l’heure qu’il est, le trafic du caoutchouc est encore en partie aux mains de quelques personnages influens qui le stérilisent dans sa source et causent le plus grave dommage aux petits seringueiros, privés de tout débouché commercial avec Para. Ceux-ci sont en butte à toute sorte de tracasseries et de vexations de la part de ces monopoleurs, qui occupent généralement de hauts grades dans la garde nationale, et, en leur qualité de recruteurs, règnent en maîtres sur le pays. Ils se voient contraints de plier sous le bon plaisir de ces tyranneaux et de leur abandonner le fruit de leur travail à un prix moindre de moitié que celui qu’ils en obtiendraient à Para ; encore cette rémunération dérisoire leur est-elle versée non pas en espèces, mais en marchandises et en provisions de bouche, comptées au triple de leur valeur. Aussi le pauvre extracteur de suc, métis ou mulâtre, tout en exploitant une véritable mine d’or, demeure-t-il presque constamment écrasé sous le poids des dettes, et l’on conçoit sans peine que cet état de dépendance lui ôte tout courage et accroisse encore la dose d’insouciance que la nature lui a si libéralement départie.

La production du cacao, de la canne à sucre, du tabac, du manioc, se trouve à peu près dans le même cas que celle du caoutchouc. Par suite des ressources fort limitées du travail, de l’indolence des ouvriers et du manque absolu de routes, la quantité de ces denrées qui arrive actuellement dans le commerce n’est que peu de chose, si l’on considère l’immensité de la région propre à la culture. Les noix de Para, que fournit le bertholletia excelsa, l’urucu, principe colorant qu’on tire du Bixa Orellana, l’huile de copahu, constituent aussi, dans l’état de choses présent, un triple article d’exportation qui n’est nullement en rapport avec la source d’où il émane. Les immenses forêts inexplorées de l’intérieur renferment une infinité de noix et de graines oléagineuses, bonnes aux usages les plus variés, de précieuses résines susceptibles de servir à la fabrication de fins vernis, des matières tinctoriales aux nuances les plus brillantes, trente espèces différentes de plantes, dont la fibre s’utiliserait pour la confection de textiles, de balais, brosses, chapeaux, corbeilles, lacets et cordages, et dont l’écorce, d’une blancheur éclatante, pourrait se transformer en un papier excellent, sans compter une quarantaine de plantes officinales qui sont douées des propriétés les plus efficaces. Le jour où la vapeur aura sifflé dans ces parages, l’industrie européenne saura bien s’emparer de ces richesses oisives et les travailler de mille façons. Que de services ne rendent pas déjà, même à l’état brut, diverses lianes connues sous le nom de cipos aux habitans à demi sauvages de ces contrées ! Ni clous ni ferrures ne sont nécessaires à la construction des huttes : boiseries de toute sorte, architraves, chevrons, et jusqu’à l’appareil entier de la toiture, tout se soude et se rive ingénieusement à l’aide de nerveuses plantes grimpantes à peu près grosses comme un crayon ; la même forêt complaisante qui fournit la charpente de la maisonnette tient aussi tout prêts les crampons et les membres d’attache. D’après un récit qui, s’il n’est pas vrai, est du moins bien imaginé, les jésuites, dans les premiers temps qui suivirent la colonisation, auraient adressé au gouvernement portugais la requête insidieuse que voici : « accordez-nous, en récompense de la peine que nous nous donnons pour propager la foi catholique, la propriété de tous les districts où se trouvera le clou usuel du pays. » La concession, prise à la lettre, eût mis tout simplement entre les mains des bons pères le pays entier de l’Atlantique à la Cordillère.

À la hauteur de Crato apparaissent sur la rive gauche du Madeira d’immenses prairies naturelles ou campos, dont le centre n’a pas encore été exploré, et qui s’étendent probablement en-deçà du Pur rus jusqu’à celles de la Bolivie. Là prospèrent en une prodigieuse abondance des grands troupeaux de bêtes à cornes, tels qu’on en élève également dans les vastes estancias des provinces méridionales de l’empire, dans Rio-Grande, Parana, Santa-Catharina et Santo-Paulo. Ce sera un jour une immense ressource pour les habitans du Haut-Amazone, dont le nombre ne cessera de s’accroître par un courant d’immigration européenne. Jusqu’ici ces populations ont été réduites à vivre de poissons et de tortues, et, il n’y a pas bien des années ; une peau de bœuf séchée était à leurs yeux une merveille ; elles s’imaginaient en la palpant toucher la dépouille de quelque animal quasi fabuleux. Aujourd’hui encore le peu de gros bétail que les bateaux à vapeur importent dans ces parages des régions du Bas-Amazone ou des campos naturels de l’île Marajo et de Santarem fournit à peine à la consommation des petites villes telles que Manaos. Il va sans dire que cette branche d’économie rurale n’a pas non plus, à beaucoup près, atteint au Brésil le degré de développement dont elle serait susceptible ; non-seulement le travail d’élève y est encore sans nul raffinement, mais on a encore bien à faire pour s’approprier tous les procédés de transformation des diverses parties de la bête, où excellent quelques pays espagnols voisins.

À partir de Crato, sur tout le reste du Madeira, on ne rencontre plus ni bœufs, ni vaches, ni chevaux, ni mulets, ni représentans de la race ovine ; le porc même y est une rareté autour des huttes de palmier. Un troupeau de poules qui gloussent sur le sol amolli de la forêt parmi les tas de feuilles putréfiées et l’inextricable réseau des racines, où elles trouvent sans peine une nourriture abondante, quelques canards dits de Turquie, qui descendent probablement des sauvages espèces du pays, tels sont les commensaux les plus ordinaires des basses-cours du seringueiro. Quant aux hôtes des forêts circonvoisines, perroquets, singes, toucans, il en existe toute une ménagerie dans la plupart des habitations. Les plus grosses bêtes fauves de l’Amérique du Sud, sans en excepter l’once et le tapir, s’apprivoisent du reste assez facilement, et il y a même un serpent de taille gigantesque, le giboia, que l’on tient à demeure dans plus d’une hutte, à titre de jerimbabo ou animal domestique, pour détruire les rats, les souris, les blattes, les cloportes venimeux et autres vermines qui se multiplient à foison. L’abondance du gibier sauvage qui hante les rives du Madeira, la quantité prodigieuse de poisson que renferment l’immense rivière et ses infinies ramifications latérales, suffisent donc à expliquer la prédilection que montrent pour la chasse et plus encore pour la pêche, moins pénible et moins dispendieuse, les Indiens et les métis de ces contrées. Dès sa tendre enfance, le petit Tapuyo accompagne son père soit dans la noble guerre contre les fauves, soit, plus volontiers, dans le léger canot d’écorce ou de palmier à travers les plaines inondées par la crue du fleuve : ravissant voyage sous le dôme ombreux des futaies, parmi les sveltes jacitaras à la couronne verdoyante et les grands troncs entrelacés de lianes qui se mirent dans le sombre miroir des eaux. L’enfant suit aussi l’ancien en plein fleuve ; il le regarde des heures entières, immobile, le lourd harpon à la main, épier le pirarucu gigantesque et le lamantin ou poisson-bœuf ; il le voit jeter le perfide covo le long des bancs de sable du bord, ou construire avec des bambous entre les récifs d’un rapide d’ingénieux culs-de-sac où doivent s’égarer et se prendre à la descente les nombreux essaims de poissons qui ont remonté la rivière à l’époque du frai.

Le trafic de la route du Madeira ne sera pas seulement alimenté par les productions immédiates du vaste plateau qu’elle doit traverser ; la flore des lointaines régions de l’Ande, y compris le versant occidental, lui réserve aussi d’opulens apports. Un des principaux lui sera fourni par les arbres à quinquina, qui croissent dans les Cordillères, et surtout aux sources du gigantesque Béni. Quel fiévreux a jamais réfléchi au chemin que ce précieux spécifique doit parcourir actuellement avant d’arriver à nos laboratoires de chimie ? Il faut d’abord que les cascarilheiros, comme on les appelle, — ce sont généralement des Indiens ou des métis à demi sauvages, — s’en aillent à plusieurs milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer chercher les calysaias au feuillage roussâtre et luisant. Traversant d’immenses vallées que baignent des vapeurs d’azur, ils escaladent les pentes abruptes, franchissent les torrens furieux, trouent le fourré du mato-virgem. Pendant des mois, exposés à toute sorte de fatigues et de dangers, ils peinent sous le poids de leur charge liée en faisceau, puis ils reviennent au hameau le plus proche livrer à l’homme leur butin. Il va sans dire que dans ce commerce ils ne sont pas exploités d’une manière moins scandaleuse que les malheureux seringueiros ; on les oblige à se de faire de leur marchandise à moitié prix, on leur compte au double et au triple la poudre, le plomb et les quelques provisions de bouche qu’on leur avance : ce qui n’empêche point, tant est puissant parfois l’attrait du labeur nomade le plus ingrat, qu’à peine munis du peu dont ils ont besoin, les cascarilheiros recommencent le cycle de leur vie sauvage à travers les cols et les forêts de la Cordillère.

L’écorce de quinquina ou cascarille, ainsi dérobée aux solitudes les plus effrayantes de la nature, est emballée par les trafiquans dans de grands sacs de peau de bœuf non corroyée et transportée à dos de bêtes de somme jusqu’à la Paz, ville principale de la région ; de là, on l’embarque au port péruvien d’Arica, pour l’expédier par le cap Horn à destination de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Que de circuits et de transbordemens, que de temps et de peines perdus ! Le vrai et le plus court itinéraire de cette denrée, comme de tant d’autres produits qui se recueillent aux flancs, de l’immense sierra, serait évidemment de suivre le cours des grands fleuves voisins, de passer du Béni dans le Madeira, de celui-ci dans l’Amazone, et de ne prendre la voie de mer qu’à Para. Malheureusement on a reculé jusqu’ici et devant la crainte qu’inspirent les hordes sauvages des contrées intermédiaires, et devant les difficultés de navigation que présente le Haut-Madeira. Comment affronter habituellement avec une cargaison précieuse, en compagnie d’une douzaine d’Indiens et de métis assez peu sûrs, les périls et les aventures de ce voyage transcontinental ? Cet essai de révolution commerciale a cependant été tenté et avec succès dans ces derniers temps par un habitant de la Paz. Il s’agissait, dit M. Keller-Leuzinger, d’un approvisionnement de cascarille de la valeur de quelques centaines de mille francs récolté dans la sierra d’Apolobamba. Sans descendre directement le Béni jusqu’au confluent, la marchandise alla sur de légers radeaux de flottage jusqu’à la mission de Reyes ; de là, sur des chariots à bœufs, elle franchit les campos au point de partage des eaux du Béni et du Mamoré, gagna ainsi le Jacuma, un affluent de ce dernier fleuve, puis, à l’ancienne mission de Santa-Anna, on la chargea sur des canots qui la transportèrent par le Mamoré, le Madeira et l’Amazone jusqu’au port de Pará. Les frais d’expédition ne se montèrent qu’à la moitié de ceux qu’il aurait fallu payer par la voie d’Arica. Il est donc hors de doute que, dès que le chemin de fer du Madeira sera construit, toute la cascarille ira en Europe par la vallée de l’Amazone et non plus par l’interminable et dangereux circuit du cap Horn. Les produits apportés d’Europe suivront la même voie sans qu’il soit besoin de les émietter, comme l’on fait aujourd’hui sur les rares canots qui se hasardent par les rapides, en une multitude de petits colis d’un poids moyen. Que d’avaries seront ainsi évitées ! Et quel bénéfice pour le Brésil, qui cessera de voir une partie de son trafic passer par le port d’Arica, et n’aura plus à payer maints droits énormes au gouvernement péruvien ! La Bolivie n’y gagnera pas moins de son côté. Seulement, pour en revenir au quinquina, comme l’ouverture de la nouvelle voie en accroîtra sensiblement l’exportation, les calysaias surmenés de la Cordillère se trouveront dans la même situation que les seringaes du Madeira : il faudra que les Boliviens se hâtent de parer par une culture et un aménagement bien entendus au dépérissement de l’essence précieuse. Quant aux rives mêmes du Béni, elles doivent être d’une extraordinaire fécondité, si l’on en juge par les quantités de troncs gigantesques que cette rivière charrie au temps de la crue. Ces bois flottans seront pour toute la région inférieure la source d’un riche trafic et l’aliment d’innombrables scieries de plus en plus assurées d’un débit continu tout le long du Madeira et de l’Amazone jusqu’à l’estuaire de Pará, Il suffira aux époques favorables de tenir quelques semaines durant sur la rivière deux embarcations amarrées à terre pour recueillir des blocs magnifiques et fournir à un moulin de quoi travailler toute une année.

Dans les premiers temps qui suivirent la découverte du Brésil, c’était surtout la richesse métallique du pays qui tentait les immigrans. Les premières notions relatives aux districts de l’intérieur furent dues aux hardies expéditions des chercheurs d’or, et particulièrement aux colons de l’ancienne capitainerie de Saint-Vincent (aujourd’hui Santo-Paulo) ; une des principales provinces, Minas Geraes (mines générales), a même gardé le nom significatif qui lui fut donné. Ce genre de richesse n’a plus à présent la même importance qu’autrefois ; on a reconnu que le plus sûr moyen de développer la prospérité du Brésil, c’est d’y créer une bonne économie rurale qui assure une large base au trafic d’exportation, et de rompre par tous les moyens l’espèce de paralysie native qui pèse sur les membres les plus robustes de ce grand corps. À vrai dire, comme tout s’enchaîne dans cette voie de rénovation, le rendement des mines d’or et de diamans se trouvera du même coup vivifié ; pour ne parler que des riches filons qui sont aux sources du Guaporé, et où l’extrême difficulté de communications, plus encore que les fièvres, a fait interrompre l’exploitation, l’ouverture de nouveaux chemins, sillonnés par des véhicules de toute sorte, aura pour effet certain de leur rendre leur fécondité et leur attraction ; mais ce n’est pas là le côté urgent du problème qui s’impose à l’économiste et à l’homme d’état. Si de longtemps peut-être, par suite du haut prix de la main-d’œuvre, le Brésil ne pourra lui-même tailler les diamans qui sortent de ses laveries, il trouvera toujours des bras pour fouiller ses eldorados. Les forces travailleuses dont il a besoin doivent s’appliquer à de tout autres besognes. Depuis quatre années déjà le gouvernement de Rio-de-Janeiro a tranché dans le sens d’une émancipation graduelle ce terrible problème de l’esclavage, dont la solution tardive avait coûté tant de sang à la grande confédération de l’Amérique du Nord. On sait que, d’après la loi nouvelle, tous les enfans nés à partir de 1872 de femmes esclaves (c’est la condition de la mère qui détermine celle de l’enfant) deviendront libres en atteignant leur vingtième année. Cette mesure de justice et d’humanité, sans produire une révolution radicale, n’en a pas moins placé le pays en face d’une crise momentanée. Il s’agit de créer pour l’avenir une classe intelligente et laborieuse d’ouvriers ruraux. La population nègre émancipée sera loin de suffire à la tâche ; elle est d’ailleurs en plein dépérissement, le nombre des naissances n’égale pas à beaucoup près celui des décès, et depuis vingt ans, grâce à la surveillance des croisières anglaises, il n’est pas arrivé d’Afrique une seule cargaison nouvelle de « bois d’ébène. » Antérieurement à l’abolition de l’esclavage, le gouvernement de Rio avait essayé déjà d’introduire au Brésil comme auxiliaires du travail d’abord des coulies chinois, puis, après la guerre de sécession aux États-Unis, une émigration des vaincus, les planteurs du sud ; mais cette double tentative, d’un caractère tout factice, avait échoué complètement ; à une grande œuvre nationale il faut des coadjuteurs nationaux.

Les races aborigènes pures, depuis le féroce Coroado des campos jusqu’au paisible Muhdrucu de l’Amazonas, sont également dans une période constante de décroissance, et l’on peut calculer le moment où elles auront à peu près disparu. Il ne reste donc en réalité pour contribuer au travail général de civilisation que la population blanche et les métis. Cette population augmente du reste très rapidement. D’après le recensement du mois d’août 1872, le nombre total des habitans du Brésil serait de 10 millions environ, dont un peu plus de 8 millions de blancs de toute nuance, 1, 700,000 esclaves et 200,000 Indiens. En 1819, sur un chiffre de 3,617,000 âmes, on ne comptait que 843,000 blancs et 628,000 métis contre 1,800,000 noirs et 260,000 Peaux-Rouges ; encore est-il vraisemblable que pour ces derniers, alors moins bien connus qu’aujourd’hui, l’évaluation était demeurée fort au-dessous de la réalité.

Bien que dominante, la race blanche, au vrai sens du mot, ne forme pourtant qu’une faible partie de la population, et dans l’intérieur surtout il y a peu de familles brésiliennes pures qui se puissent glorifier de descendre des premiers émigrans portugais. Elles offrent d’ailleurs à première vue un caractère physique assez distinct : la peau chez elles est plus foncée, la stature moins haute, les allures plus fines et plus souples. Les habitans des provinces méridionales, telles que Minas, Santo-Paulo et Rio-grande-do-Sul, sont en général d’une prestance plus belle, montrent plus d’activité, et se rapprochent mieux du type européen que ceux du nord, chez lesquels l’élément indien est plus visible. Au demeurant, le type caucasien paraît devoir à la longue absorber tous les autres types par le retour graduel du métis à la race blanche. L’essentiel est donc de dresser l’Indien semi-civilisé et le métis au travail sédentaire et aux habitudes régulières de la vie agricole et industrielle ; il faut combattre leur indolence taciturne et leur amour du far niente en leur créant des besoins qu’ignore leur nature enfantine et plus que frugale. Le meilleur moyen d’y parvenir, c’est de transformer le monde autour d’eux par la multiplication des débouchés, le morcellement successif des propriétés, les mille bruits et les mille mouvemens d’une civilisation fiévreuse et complexe. À quoi bon le travail en effet sans les moyens d’en écouler les produits ? Aussi aujourd’hui tous les objets ouvrés, depuis la robe de soie et le piano jusqu’au simple palito ou cure-dent, sont-ils importés d’Europe ou des États-Unis, et en dépit des droits de douane et des frais énormes de traversée ils reviennent encore à meilleur marché que si on les fabriquait dans le pays même. Ajoutons que, dans le climat du monde le plus fertile, la plupart des objets d’alimentation sont hors de prix, parce que les grands domaines négligent la culture de ces denrées, qui leur donnent bien moins de profit que celle des marchandises d’exportation telles que le café et le coton.

L’établissement de communications suivies entre les rivages de la mer et les hauts plateaux de l’intérieur changera seul cet état de choses, et déjà un grand pas aura été fait par la construction de la voie ferrée du Madeira et tous les travaux supplémentaires qui s’y rattachent. La concession de ce chemin de fer a, paraît-il, été accordée à un Américain du nord, qui a longtemps habité le Brésil et qui a trouvé en Angleterre tous les capitaux nécessaires à l’entreprise. Celle-ci, on l’a vu, n’a du reste rien de cyclopéen. Ce ne sont pas les inondations qui contrarieront les travaux ; les grandes crues extraordinaires qui arrivent tous les vingt ou vingt-cinq ans submergent bien la rive d’alluvion, qui ne s’élève généralement que de 7 ou 8 mètres au-dessus de l’étiage ; mais à peu de distance du bord le terrain offre un premier étage, un « plan, » comme l’on dirait dans les Alpes, où le railway se peut établir en sécurité. Les fièvres de la région ne sont pas non plus trop à redouter. Si au mois de novembre, avec l’arrivée de la première crue du Béni, il court un souffle de malaria par la vallée, le péril demeure circonscrit sur quelques points intermédiaires. À Manaos et à Crato, comme sur le Mamoré, et près des campos qui avoisinent la Bolivie, l’air n’est jamais empesté, et l’on a remarqué d’ailleurs que, même dans les districts soumis aux plus fortes inondations, l’influence des miasmes délétères s’affaiblit très sensiblement dès qu’on pratique vers une direction donnée des éclaircies au sein des forêts. Seraient-ce les Indiens féroces et anthropophages des environs du Madeira qui feraient échec à la coalition conquérante des locomotives et des bateaux à vapeur ? Les flèches de ces sauvages, si meurtrières qu’elles soient, ne peuvent rien contre les colons qui s’arment résolument des mille engins de la moderne civilisation. Ces hordes errantes peuvent encore, comme on l’a vu dans ces derniers temps, assaillir un seringueiro isolé et le mettre à la broche sur un banc de sable du vaste fleuve, elles peuvent attaquer traîtreusement au passage de quelque rapide un équipage bolivien disséminé dans son travail de transbordement, il leur est même arrivé en 1869 de surprendre et de tuer en route un personnage de marque, un consul du Brésil qui se rendait à Santa-Cruz de la Sierra en Bolivie ; mais il suffira de quelques démonstrations énergiques pour refouler au fond des forêts ces désagréables routiers. Les deux tribus de Caripunas, qui sont aujourd’hui installées en amont du Salto de Girao et d’Araras, céderont forcément la place aux pionniers qui la viendront prendre. Ce n’est que l’impunité à peu près complète dont ils ont joui jusqu’à présent qui a inspiré à ces cannibales l’audace de pousser leurs incursions sur le Guaporé jusque dans le voisinage de la vieille citadelle à demi ruinée de Forte-do-Principe-da-Beira, et sur le Mamoré jusqu’aux abords de l’ancienne mission d’Exaltacion. La plus féroce de ces tribus, les Parentintins, est aussi celle qu’il faudra combattre avec le plus de vigueur. Elle rôde volontiers par les vastes forêts inconnues d’arbres à caoutchouc qui occupent les petites vallées latérales en amont de Crato, et elle a, paraît-il, attaqué tout récemment les équipes de travailleurs anglais et moxos qui étaient en train de construire à Santo-Antonio la voie ferrée du Madeira ; ce coup de main n’a pas eu d’ailleurs le moindre succès, et dans l’Amazonas comme partout les races sauvages, aussi bien que les animaux nuisibles, finiront par se replier devant l’homme blanc et son outillage civilisateur.

Il n’y a pas du reste que le Brésil qui s’occupe de dégager vers la mer la respiration du vaste bassin de l’Amazone. Un chemin de fer partant de Buenos-Ayres et déjà ouvert jusqu’à Cordova doit relier le sud de la Bolivie avec l’embouchure de la Plata, et l’on parle même d’établir par le Pilcomayo, qui n’est navigable que pendant la saison des pluies, une route semblable vers Assomption, où la magnifique rivière du Paraguay offre une excellente artère de jonction avec les plaines fécondes de l’Amazonas. Au nord enfin, sur le versant de l’Océan-Pacifique, un troisième railway doit partir du port d’Islay (Pérou), passer par Arequipa, gagner Puno, sur le lac Titicaca, et aboutir sur le territoire de la Bolivie en un point diamétralement opposé au chemin de fer du Madeira ; mais la construction de cette voie de montagne, à travers une région très sauvage et très tourmentée, sera une œuvre de longue haleine qui exigera des travaux immenses en tunnels, viaducs et tranchées, et lorsque les locomotives péruviennes pourront franchir les hauteurs glacées de la Cordillère, le railway économique du Madeira portera déjà tous ses fruits, et aura fécondé les hauts plateaux qu’il a mission de livrer au commerce et à la civilisation.


Jules Gourdault.