Le Chevalier de Saint-Georges/21

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H.-L. Delloye (1p. 101-119).
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XXI.

Le poison sous l’ongle.

Mon gentilhomme, me dit-il, votre souper est prêt ; venez, s’il vous plaît, vous mettre à table.
(Gil-Blas.)


D’après ce qui précède, il devient nécessaire de dire ici quelques mots de M. le prince de Rohan[1].

M. le prince de Rohan, qui devait recevoir plus tard les ordres définitifs du roi, concernant le rétablissement des milices à Saint-Domingue, opération militaire dont le mauvais effet détermina son rappel ainsi que celui de M. de Fauveau, commandait alors au Port-au-Prince la partie de l’ouest, comme M. de la Ferronais la partie du nord.

C’était un homme admirablement doué quant au visage et à l’extérieur, mais faible et violent à la fois comme le cabinet de France qu’il représentait. Le conseil de Versailles, qui espérait déjà se racheter par l’avarice et les prohibitions des pertes prochaines que causerait au commerce et à l’administration publique l’indolence coloniale, semblait prendre plaisir à charger alors ses préposés de multiplier dans l’île les fautes et les abus. Si l’on considère que la colonie la plus importante à la fortune et à la navigation françaises, la seule ressource peut-être de l’une et de l’autre, Saint-Domingue, l’objet unique de l’ambition des Anglais, pouvait devenir à la première guerre le point de mire sur lequel l’attention hostile de nos voisins se dirigerait, et qu’on ne faisait rien directement ni indirectement pour sa conservation et sa défense, on concevra qu’un état de choses semblable dût frapper le gouvernement français. Aussi parut-il s’en alarmer à plusieurs reprises, mais la mission de ses principaux agens, hérissée de difficultés, amena la fermentation par un mouvement trop vif, une ignorance absolue des localités, une présomption d’autorité qui devint funeste. Les exécutions militaires des Cayes et du Port-au-Prince, commandées par M. de Rohan, prouvèrent assez dans la suite que le ver rongeur qui attaquait Saint-Domingue existait plutôt dans l’anarchie imminente de sa législation que dans sa turbulence coloniale elle-même. La perfectibilité du gouvernement intérieur était le plus essentiel des moyens à employer, ce fut le seul qu’on omit.

La mollesse et l’incurie des délégués qui avaient précédé M. de Rohan l’engagèrent, il faut le croire, dans cette inflexibilité de caractère qu’il déploya. M. de Rohan, loin d’être un esprit nul, avait déjà voyagé avec fruit avant sa mission à Saint-Domingue. Rien ne lui paraissait mieux prouver l’influence d’un gouvernement sur une population que les établissemens des Anglais dans l’Amérique. N’avaient-ils pas fixé depuis le Canada jusqu’au Mississipi des peuples agriculteurs, navigateurs, commerçans ? Au lieu de s’affaiblir pour former ces colonies, la métropole n’était-elle pas devenue chez eux plus hardie et plus puissante, tandis que sur la côte méridionale l’Espagne épuisait sans fruit les générations de l’Europe et de l’Inde ? Les colonies anglaises étaient riches, celles de l’Espagne se mouraient. Les hommes, le blé, l’industrie, croissaient abondamment dans les premières, l’ignorance, l’or et les soldats ne servaient qu’à augmenter la misère des autres. Les Anglais avaient fondé des villes, formé des provinces, établi des manufactures, des cours de justice, des écoles publiques, des courses de chevaux, des concerts, des jeux ; les Espagnols, après avoir créé des tribunaux de conscience, des églises, des garnisons et des forts, en étaient encore à demander aux entrailles du sol un métal dont l’abondance détruisait chez eux la valeur. En homme à qui le roi avait confié une partie de ses pouvoirs, M. de Rohan avait étudié ces points de comparaison. La Cayenne n’était certes pas une terre infertile ; mais l’iniquité s’y étant propagée une fois, la colonie n’avait pas réussi. La richesse ou la pauvreté de Saint-Domingue dépendait-elle de la fertilité de son sol où de la nature de son gouvernement ? Cette question avait trouvé M. de Rohan très-fixé. Les mesures de ses prédécesseurs lui parurent mauvaises ; ce qu’elles avaient de pis, à ses yeux, c’était l’arbitraire ; plusieurs avaient dépassé leurs instructions. Il veilla à ce que les siennes fussent précises, afin que son attitude dans la colonie fût claire. Il ignorait que contre l’incertitude des lois, le règne des gens oisifs et des gens malhonnêtes, il n’y a pas de remède possible.

M. le prince de Rohan arrivait donc dans la colonie avec les intentions les plus fermes, il y fut obéi mais détesté. C’était une chose trop extraordinaire à coup sûr que cette sévérité résolue pour qu’elle n’excitât pas des murmures. M. de Rohan recevait depuis quelque temps des lettres sous le voile de l’anonyme, lettres qui n’étaient que des menaces. Il y était parlé à mots couverts de ligues sourdes, de pièges, d’empoisonnemens. Le prince méprisa ces lettres, déterminé qu’il était à faire son devoir et à ne pas donner prise contre lui aux courtisans. Il résidait, nous l’avons dit, dans la partie de l’ouest, composée de Léogane, de Saint-Marc et du Port-au-Prince. La plaine de l’Artibonite était de sa dépendance, et à ce titre la châtelaine par intérim de la Rose, la belle marquise de Langey, le recevait souvent comme son maître et seigneur.

La physionomie de M. de Rohan conservait le caractère distinctif des portraits de sa maison, de belles lignes nobles, un air impératif, une couleur pâle sillonnée de grandes veines bleues ; il avait de l’éclat dans le regard, les dents belles, les façons hautes. On le disait présomptueux et magnifique, deux choses qui, dit-on, plaisent aux femmes. Comme il fallait qu’il y eût une ombre au tableau, on l’accusait seulement de leur parler avec cette sorte de rudesse altière que les Rohan, qui ont toujours prétendu au rang des maisons souveraines, se croyaient peut-être en droit d’apporter dans leurs moindres faveurs.

À l’exemple de celle du prince Louis[2] le grand aumônier de France, la demeure de M. de Rohan était devenue bien vite une demeure princière : il ne s’était pas endetté de plus d’un million comme le cardinal à son ambassade de Vienne, mais ses dépenses faisaient déjà du bruit dans la colonie. Les femmes le recherchaient parce qu’il avait au suprême degré le talent de ne pas les compromettre, il était réservé à l’égal d’un confesseur.

Entre toutes les autres, Mme  de Langey espéra beaucoup de M. de Rohan ; n’avait-elle pas au cœur certaines craintes trop fondées pour qu’elle pût les assoupir ! ne savait-elle pas qu’elle courait elle-même de sombres dangers ? Cette nuit terrible, nuit implacable, menaçante, où elle avait entendu Tio-Blas, se dressait incessamment devant elle comme un fantôme. En se mettant sous la sauve-garde de M. de Rohan, elle éloignait d’elle toute alarme : en l’attirant chez elle, c’était son propre asile, sa propre fortune qu’elle entourait d’un bastion inattaquable. M. de Rohan aimait le faste, la marquise était loin de le haïr, on le sait ; il avait la réputation d’un homme discret et n’avait jamais dit hautement aucune femme. Ce manège artificieux convenait de tout point à Mme  de Langey. Comme elle avait passé sa vie à tâcher de ne pas aimer en dupe, elle alla au-devant des désirs secrets de M. de Rohan, trop décemment épris pour ne pas se taire, trop homme de cour pour ne pas l’attendre et la ménager. Ce furent, un mois durant, des airs de pruderie et de veuvage blessé qu’elle affecta ; elle évitait les parties de cheval que pouvait lui proposer M. de Rohan, près de l’Ester, la rivière aux plis d’argent, bords charmans, dont les fleurs liées de joncs verts se retrouvaient depuis quelque temps dans le bouquet jeté sur son lit par une main inconnue !… Quand on annonçait M. de Rohan, la marquise le recevait avec une froideur respectueuse ; elle avait l’air de se mettre au clavecin seulement à sa prière, il fallait qu’il lui contât toutes ses mesures de sévérité. La conversation prenait alors un tour de rigueur féodale qui semblait flatter la châtelaine au dernier point.

— Vous êtes sévère, marquise, disait ce soir-là M. de Rohan ; eh quoi ! vous ne trouvez pas la punition de ce nègre espagnol suffisante ! On m’a assuré cependant que ça avait été toute la nuit un rugissement de panthères autour de sa fosse ! Tous les noirs y venaient gémir et se rouler.

— Ce n’était pas assez pour un misérable Espagnol !

— Qu’est-ce, ma toute belle ? interrompit Mme  d’Esparbac, survenue à pas de chouette au milieu de ce tête-à-tête galant ; vous voilà le teint bien allumé de colère ? M. de Rohan ne vous parlait-il pas d’un nègre domingois enterré vif[3] pour avoir baisé à la promenade le mouchoir d’une créole ? Ce gouverneur de Santo-Domingo a du bon, n’est-ce pas, monsieur d’Esparbac ?

— C’est à la marquise de Vierra que le mouchoir appartenait, reprit M. d’Esparbac avec une oscillation de tête qui envoyait sa poudre dans les yeux des gens à qui il parlait. Ce nègre était de Porto-Piata : on croit que le drôle était amoureux de la marquise !… À la promenade des Ormes, la marquise de Vierra ayant laissé tomber son mouchoir, il l’a porté à ses lèvres avec une ardeur !… et en levant sur elle des yeux !… comme il en eût levé vers la vierge de sa cathédrale !… Pour cela, enterré vif. Nos voisins, vous le voyez, monsieur le prince, sont plus sévères que nous ! J’approuve l’exemple ; c’était une femme de qualité ! une grandesse de Madrid !

— Pour moi, reprit Mme  de Langey, je trouve que messieurs les Espagnols, nos voisins, ne devraient jamais avoir accès dans la partie française de Saint-Domingue. N’est-ce pas, monsieur le prince ? Vous savez qu’ils ne se font guère faute de nous apporter ici le produit de leurs pillages ? — Comment donc ! marquise, vous dites vrai ! Je viens, tenez, de recevoir de l’évêque don Fernando l’ordre d’arrêter un certain bandit du nom de Tio-Blas, qui a fait à plusieurs reprises des excursions de nos côtés… J’ai là son signalement dans ma poche, pour peu qu’il vous soit agréable de le parcourir…

Mme  de Langey, dont la pâleur serait devenue visible — si elle n’eût été alors, en raison de sa toilette et du souper qui se préparait, couverte d’un pied de rouge, — garda encore assez de force pour repousser le papier et dire gaiment à ses convives :

— Voulez-vous descendre à ma volière, messieurs ?

Cette cage délicieuse venait à peine d’être achevée le matin et méritait l’attention des hôtes de la marquise. Placée dans une des galeries de la Rose, elle était entourée de quatre jets d’eau lançant une gerbe d’étoiles ; au dôme de ce plafond, une famille d’oiseaux de toutes couleurs y gazouillait sous une dentelle de fleurs et de verdure. Accoudés contre le treillis doré de la volière, Maurice et Saint-Georges admiraient ces plumages diversifiés, plus radieux et plus riches encore au feu des bougies, pendant que Joseph Platon leur expliquait les mœurs de chacun de ces oiseaux avec une gravité magistrale de naturaliste. Un troisième personnage, en habit de velours, l’épée au côté et le chapeau sous le bras, s’embarrassait fort peu des phrases de M. Platon et parlait à Maurice en termes fort animés. Il parut déconcerté comme un renard pris au piège, lorsque Mme  de Langey souleva rapidement la tapisserie :

— Vous ici ! monsieur Printemps, lui dit la marquise en le tirant à l’écart avec un air d’étonnement sévère. Vous ici, et M. le prince attend !

— Je vous rends mon épée comme feu Vatel, madame la marquise, si M. le prince attend plus de cinq minutes. C’est une fantaisie de M. le marquis Maurice… il tient à manger ce soir du mulle-rouget[4] ; et comme il ne m’a fait prévenir que tout à l’heure… Mes gens n’en avaient pas dans leurs caziers, j’ai envoyé vers Saint-Marc ; mais, rassurez-vous, nous tenons le mulle-rouget ; nous le tenons, on l’apprête à la sauce noisette en cet instant même… Je vais aux cuisines, excusez-moi, madame la marquise… j’étais venu apprendre à M. le marquis qu’il était obéi…

Les belles manières de M. Printemps, son air d’assurance et de politesse à la fois ; plus encore que tout cela, sa soumission aveugle aux volontés du petit marquis, chassèrent le courroux du front de madame de Langey. Elle le vit partir sans se douter seulement, d’après son calme affecté, qu’il pût attendre encore ce plat si désiré de Maurice… Cela était vrai cependant, et M. Printemps, nouveau Vatel, se trouvait sur les épines. Son noir était, depuis le matin, en campagne pour chercher ce poisson, fort rare dans la rade du Cap, et dont celles de Saint-Marc et du Port-au-Prince sont plus approvisionnées…

Pendant ce court dialogue de M. Printemps avec la marquise, la volière, et surtout Maurice qui la regardait d’un air curieux, occupait l’attention de monsieur de Rohan. L’anniversaire de la naissance de Maurice devait être célébré à ce souper, c’était le moins que M. Printemps crevât deux noirs ou deux chevaux pour satisfaire l’une des plus chères fantaisies de l’enfant gâté. Revêtu d’une charmante étoffe de Perse à fleurs d’or, dont Mme  de Langey lui avait fait présent à l’occasion de ce beau jour où le marquis son fils comptait sept années révolues, Saint-Georges regardait encore la marquise dans un recueillement respectueux, quand tout d’un coup la porte de la volière fut poussée avec Violence, et M. Gachard, que l’on n’attendait pas, entra d’un air effaré.

Tous les oiseaux de la volière, épouvantés à leur tour de sa brusque apparition, battirent des ailes ; la perruque et les manchettes de M. Gachard se trouvant alors dans un si incroyable désordre qu’elles le faisaient ressembler à un épouvantail placé dans un champ de cerisiers…

— Asile ! s’écria le financier, asile, madame la marquise ! Écoutez plutôt ce qui vient de m’arriver, et dites si l’on peut vivre dans un pays comme celui-là !

— Que vous a-t-on fait, monsieur Gachard ? il vous manque, je crois, vos boutons de strass, observa avec anxiété Mme  l’intendante.

— Il me manque, pardieu, bien autre chose ! reprit-il d’un ton de voix lugubrement confidentiel, il me manque ma bourse et ma crapaudine de cinq cents louis, que vous admiriez tant, madame la marquise… J’ai rencontré un voleur…

— Un voleur ! s’écria Mme  de Langey.

— Un voleur ! affirma M. Gachard en roulant des yeux inquiets autour de lui.

— Allons, dit M. de Rohan en riant d’un air superbe sur le sopha, vous allez sans doute, monsieur Gachard, nous raconter une histoire à la façon de M. de Voltaire… En fait de contes de voleurs, vous ne pouvez avoir oublié le sien ? monsieur ! le financier : « Il était une fois un fermier général, etc. »

— Oui, je sais, je sais, répondit M. Gachard ; très-piqué de la citation… mais mon voleur, monsieur le prince, n’est point un conte… je l’ai vu en chair et en os… là… comme je vous vois…

— Merci !

— Et puisque vous êtes chargé de veiller ici la tranquillité de l’Ouest, poursuivit M. Gachard, je dois vous dire que ce gaillard-là, au rebours des brigands ordinaires, est peu grand de taille, le visage pâle, la chevelure et la barbe fort abondantes… Je le crois de la partie espagnole…

— C’est le signalement de mon homme, dit en se penchant vers la marquise M. de Rohan. Voyez plutôt…

— Madame la marquise est servie ! interrompit d’un air triomphant le maître d’hôtel, son chapeau bordé de plumes à la main.

Mme  de Langey, après avoir jeté un coup d’œil rapide sur le papier que lui présentait de nouveau M. de Rohan, le lui remit… Elle avait reconnu le nom de l’Espagnol, et la certitude des poursuites dirigées contre cet homme lui rendait quelque assurance.

La nuit était venue tout à fait, une de ces nuits sans lune, comme on en remarque aux Antilles. M. de Rohan avait offert la main, sous la basque de son habit, à Mme  de Langey ; des noirs les escortaient avec des candélabres à triples branches. La salle à manger de la Rose se trouvait assez distante de la volière ; en passant près de raisiniers épais, la marquise crut voir, à l’aide d’une raffale de lumière produite par les torches, deux hommes causer entre eux… L’un d’eux jeta à l’autre un poids sonore dans son tablier, puis il s’éloigna à pas pressés… Le signalement qu’elle venait de lire avait si fort troublé Mme  de Langey qu’elle ne tira aucune conséquence de ce fait matériel, assez bizarre toutefois à pareille heure pour éveiller l’attention.

Rêveuse encore et prêtant à peine l’oreille aux paroles empressées de M. de Rohan, la marquise entra dans la salle à manger, ornée dès le seuil de guirlandes odorifères. Les fenêtres en étaient ouvertes, une brise divine apportait à ce lieu le parfum des citronniers. La table était circulaire, décorée de la plus belle vaisselle armoriée qui se pût voir, six glaces à trumeau l’encadraient, répétant à l’envie l’étage enflammé des lustres en cristal de roche. Recouverts de cloches d’or magnifiquement ciselées, tous les mets, sans excepter les poissons et les crustacées, se trouvaient cachés à l’œil et à l’avidité des moustiques. À une petite table apportée près de la grande figuraient deux chaises, l’une élevée et l’autre plus basse, c’était la table du petit marquis et de Saint-Georges. On s’assit, et l’on vit bientôt sortir du tour de la salle à manger près duquel se tenaient M. Printemps les huîtres de mangles, servies sur de longs plateaux d’émail.

C’était l’instant solennel de silence qui précède tout premier service ; MM. d’Esparbac, de Vannes, Gachard et quelques autres enviaient le bonheur du prince de Rohan, placé près de la belle marquise.

De charmantes femmes de la colonie assistaient à ce banquet, mais la marquise les avait choisies de façon à ne pas être vaincue par elles. Debout près du tour, comme un empereur romain, M. Printemps, après avoir fait fermer les fenêtres, venait d’ordonner à ses laquais noirs de lever les cloches…

Cet ordre exécuté, une odeur infecte se répandit tout d’un coup dans cette salle, odorante et fraîche la minute d’avant ; le maître d’hôtel sentit un frisson mortel courir à ses veines…

— Qu’est ceci ? s’écria-t-il en se hâtant vers la table de Maurice.

L’odeur était devenue si intense, en effet, que tous les convives, par un mouvement naturel, s’étaient levés… Le poisson servi devant Maurice était primitivement d’une chair blanche et feuilletée ; à cette heure, ses raies d’un jaune d’or, comme celles du vivano étaient devenues noirâtres, une fétide évaporation s’en exhalait… La truelle à la main, Saint-Georges se disposait à le dépecer pour Maurice, quand Mme  de Langey, lui serrant le bras avec force fit tomber la truelle à terre. Transportée de fureur, la marquise demanda à M. Printemps si ce poisson était empoisonné.

Le maître d’hôtel examina le mulle-rouget : sur les bords du plat, orné de moulures d’argent, suintait alors un jus roussâtre, c’était le jus du manioc, auquel on ne connaît comme contre-poison dans les îles que le suc de raucou.

M. Printemps déclara avoir visité le poisson à son arrivée, il affirma que le manioc devait avoir été distillé sur le plat à l’instant même…

— Parleras-tu, misérable ? s’écria Mme  de Langey, hors d’elle-même, en secouant Saint-Georges stupéfait…, M. de Rohan avait pâli ainsi que les autres convives, ce poison lui rappelait les menaces anonymes qu’on lui avait adressées. Maurice semblait hébété, il avait encore la serviette nouée sous le menton, et ne comprenait guère tout ce tumulte… En voyant ces gentilshommes porter la main, par un mouvement machinal, à leur épée, le petit marquis avait voulu tirer la sienne pour se défendre, mais elle était rivée au fourreau par un clou, comme toutes les épées d’enfant.

— Par pitié, madame, répondit le mulâtre en se jetant aux pieds de la marquise, qui le terrifiait de son regard enflammé, par pitié ne me punissez pas, oh ! je ne suis point coupable ! Ce n’est pas moi qui ai passé le plat par la tour, j’étais ici… Ce n’est pas moi non plus que l’on a chargé de l’acheter, vous le savez bien !

— Qu’on le fouille, dit M. de Vannes, il a peut-être encore sur lui le poison.

Un valet fouilla Saint-Georges et fit tomber de sa poche de derrière deux pièces d’or,

— D’où te vient cet or ? continua la marquise avec le regard froid d’un procureur-général.

— Par ma mère, je n’en sais rien balbutia-t-il, étonné de plus en plus. Je ne porte jamais d’or sur moi !… Je n’en ai jamais touché !…

Et le pauvre jeune homme interrogeait d’un air terrifié ces fatales pièces qu’on lui montrait. L’air courroucé de cette femme qu’il aimait tant l’avait étourdi, il ne savait que répondre,

— C’est bien ? surveillez-le, et qu’on appelle le noir qui a servi le plat, dit M. Printemps Ce doit-être Ali.

Une tête crépue, horrible à voir, se fit jour à travers la foule, c’était celle d’Ali ; le malheureux était ivre de tafia, on le poussa plutôt qu’on ne l’amena dans la salle. M. de Rohan examinait Saint-Georges avec un sentiment de compassion, dont malgré son dédain habituel il ne pouvait se défendre.

— C’est vous, Ali, je vous ai chargé, moi votre chef, moi le maître d’hôtel de la Rose, d’aller chercher ce poisson à Saint-Marc.

— Oui, monsieur Printemps, répondit le nègre avec un grognement sourd. Mais ce n’est pas moi qui l’ai servi… reprit-il tout à coup en se voyant entouré de tous ces visages blancs de seigneurs émus et pâles, dont l’aspect dissipa chez lui les fumées de l’eau-de-vie.

— À qui donc l’as tu remis, caïman ? s’écria M. Printemps furieux… quarante mille coups de fouet, réponds, ou, si tu le préfères, l’on te jette pieds et poings liés dans l’Ester !

— Je l’ai remis au mulâtre Raphaël, murmura-t-il, il m’avait demandé de me remplacer… Il m’a payé à boire pour cela faites-le venir, vous verrez.

À l’arrivée de Raphaël, que deux grands valets amenaient, M. Gachard poussa un cri de surprise, il reconnaissait le no 142, l’homme qu’il avait fait battre de verges vingt jours avant !

Ce nouvel accusé promena en entrant un regard indifférent sur toute la salle. Il déclara qu’il ne savait rien, qu’il avait passé le plat afin d’avoir l’honneur d’entrevoir, disait-il, la compagnie. Du reste, on pouvait le fouiller, on ne trouverait point d’or dans ses poches comme dans celles du jeune mulâtre.

— Tu mens, vipère, tu mens ! s’écria tout d’un coup en bondissant près de Saint-Georges une femme cachée jusque-là par un flot de nègres et de domestiques accourus. Tu mens, car voici la bourse que M. Platon vient de trouver sous la natte de ta case. Comparez les pièces d’or, madame la marquise, et vous verrez si elles ne sont pas les mêmes. Le misérable les aura glissées dans la veste de mon fils…

Qu’est-ce que cela prouve ? reprit Mme  de Langey, si ce n’est qu’ils sont complices !

— J’atteste votre Dieu, madame, que Saint-Georges est innocent ! dit la négresse en couvrant son fils de ses deux mains… En même temps elle l’embrassait, elle cherchait à le rassurer par sa propre confiance. Le mulâtre ne disait rien, son œil nageait indécis sur ce monde qui l’entourait. Il se sentait foudroyé, anéanti !

— Attendez donc ! s’écria M. Gachard, c’est ma bourse, madame la marquise. D’où vient que ce misérable Raphaël possède ma bourse ? L’homme qui m’a attaqué près de votre maison Ce n’était pas Raphaël !

Raphaël poussa un éclat de rire guttural et regarda insolemment le financier.

Contemple-moi bien avec tes yeux blancs, monstre d’ébène ; te voilà pris au lacet pour deux crimes… deux crimes que tu vas avouer, toi et ton complice Saint-Georges, dit M. Gachard en se soulevant sur ses gros poings. Monsieur Platon, n’allez-vous pas faire étriller ces drôles-là ?

— Puisqu’ils font les délicats, dit M. de Vannes, nous aussi nous les traiterons, délicatement. Je pense, monsieur le gérant de la Rose, que vous feriez bien de leur faire goûter de ce poisson !

À cette proposition de M. de Vannes, prononcée avec le plus atroce sang-froid, Noëmi, sentant ses genoux fléchir, rassembla tout son courage. Adressant avec ardeur sa prière à ce Dieu qui avait sauvé déjà une fois son cher Saint-Georges, elle le supplia de lui donner à elle, pauvre mère, la force de convaincre ces hommes assez obstinés pour supposer un tel crime dans son enfant. Par une de ces illuminations soudaines que le ciel accorde aux mères comme une récompense et un bienfait, elle comprit qu’elle seule pouvait le sauver, et s’adressant à M. le prince de Rohan :

— Monseigneur, continua-t-elle comme étouffée par la joie et en se jetant à ses genoux, ordonnez au mulâtre Raphaël de tremper son ongle dans ce verre !

Et sa main tremblante d’émotion, plus encore que de colère contre cet homme, versait l’eau cristalline d’une carafe dans un verre pris sur la table…

Deux laquais forcèrent Raphaël à y tenir l’ongle de son index plongé… Cette eau pure, à l’égal d’un miroir, se ternit soudain ; décomposée dans l’intervalle d’une seconde, elle ne tarda pas à produire l’exhalaison infecte du poison…

— Que cet homme boive ce verre ! s’écria Mme  de Langey. Le misérable voulait empoisonner mon fils !

On porta le verre aux lèvres de Raphaël… Malgré sa résistance, il le but, tourna sur lui-même et tomba pesamment sur le parquet.

Le cercle d’un blanc mat où roulait son œil s’était déjà couvert de fibrilles vertes et livides…

— Merci, vieille zombie[5], merci !… tu avais deviné juste… hurlait-il en se roulant, le poison venait de moi… l’or, de cet homme… Noëmi, nous mettons le poison sous l’ongle, nous autres, tu le sais, on ne va pas nous le chercher là…

Puis en se tordant et en faisant craquer ses membres contre la table :

— Ton fils est innocent reprit-il, cet homme seul et moi…

— De quel homme parlez-vous ? dit M. de Vannes en lui faisant soulever la tête…

— D’un homme qui avait vu mon supplice… qui hait cet enfant, continua-t-il en montrant Maurice, cet homme… m’avait dit de me venger… c’est…

La marquise se leva comme pour lui imposer silence, mais elle n’avait rien à craindre, car Raphaël était mort.

  1. Le prince Camille de Rohan (Rochefort), grand bailli de l’ordre de Malte. Il était le frère du prince de Rochefort, le cousin germain du cardinal et l’oncle de la duchesse d’Enghien.
  2. Le cardinal, d’abord évéque de Strasbourg.
  3. « Des traits de barbarie passés en usage frappèrent souvent la vue du voyageur, partagé entre l’admiration que lui causait le spectacle d’une magnificence inouïe et l’horreur des traitemens dont il était quelquefois le témoin. »
    Réflexions sur la colonie de Saint-Domingue, par
    M. Barbé de Marbois, page 63.)
  4. On sait que ce poisson de grande marée est fort recherché aux Antilles
  5. Sorcière.