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Le Choc des races/04

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean Duriau.
(Revue de L’Amérique Latine de 1928/1929, vol. 16, vol. 17p. 227-229).

CHAPITRE IV

Mademoiselle Jane

Dans la salle à manger j’eus une nouvelle surprise. Il y avait là pour nous accueillir la plus charmante créature que j’eusse encore jamais vue et qui nous reçut avec un délicieux sourire.

— « Ma fille Jane », me dit le professeur.

Comme je m’attendais à tout sauf à trouver là une femme, je m’embarrassai et me mis à balbutier, car je suis timide devant les jolies femmes, tandis qu’au contraire avec celles qui sont vieilles ou laides je me sens tout à fait à mon aise. Mais, des cheveux blonds, des yeux bleus, une élégance et une silhouette comme celles de Jane étaient des phénomènes trop forts pour que je ne perdisse pas l’équilibre de mes nerfs.

Le déjeuner se passa sans incident et je n’y vis rien de mystérieux.

Jane parla à son père de trois jeunes perroquets qu’elle avait trouvés au jardin dans un nid.

— « Aimez-vous les oiseaux ? » me demanda-t-elle avec un gracieux sourire.

— « Je les aime, Mademoiselle », répondis-je, bien qu’en fait d’oiseaux je n’eusse jamais connu qu’un pauvre canari qui souffrait mille morts entre les mains de la fille d’un de mes patrons.

— « Eh bien, ici, vous apprendrez à les adorer. Le sabia qui tous les soirs chante dans les orangers a certainement attiré déjà votre attention. Nous avons également divers petits amis qui ne sortent pas de ce jardin. »

— « Monsieur Ayrton va rester avec nous, intervint le professeur. Il a beaucoup à entendre et à apprendre. Je vais lui révéler les secrets de la nature et toi, Jane, tu lui en révèleras la poésie. Ces hommes des villes ont une vision très restreinte ; le monde, pour eux, se résume en une rue, en ses maisons et en un tourbillon humain, la poussière. »

— « Réellement, professeur, l’impression que j’ai ressentie aujourd’hui pendant ma promenade dans la campagne m’a ouvert l’âme. J’ai pu me rendre compte que le monde n’est pas seulement la ville et que le centre de l’univers n’est pas la firme Sa, Pato et Cie, ainsi que je l’avais toujours supposé. »

— « Le monde, mon cher Monsieur, est un immense livre de merveilles. La partie que l’homme a déjà lue s’appelle le passé ; le présent en est la page ouverte ; le futur, les pages qui ne sont pas encore coupées. C’est à un homme comme vous qui ne connaît même pas la page ouverte devant ses yeux que je vais révéler ce qui ne fut jamais encore révélé à personne : quelques pages du futur. »

Je regardai le professeur Benson d’un air abruti car tout ce qu’il me disait m’ahurissait toujours. Le professeur usait d’un langage neuf pour moi, j’en comprenais le sens formel, mais nullement le sens intime. Je me risquai cependant à poser une question :

— « Mlle Jane connaît certainement aussi ces pages futures ? »

— « Parfaitement, me répondit le professeur. Il n’y a que nous seuls au monde, depuis que le monde est monde, qui jouissions de ce privilège. Je suis devenu veuf de très bonne heure et ma seule famille aujourd’hui se résume en Jane. Elle est ma compagne d’études des coupes anatomiques du futur. »

Coupes anatomiques du futur….. Cette expression sonna pour moi comme jadis celle de M. Sa, quand pour la première fois, il me parla de comptabilité en partie double, chose qu’aujourd’hui je n’ignore plus mais qui, à ce moment, me faisait le même effet que les coupes anatomiques du futur.

À ce moment du déjeuner, une vibration lointaine se fit entendre qui venait de je ne sais où.

— « Tu as laissé le chronisateur ouvert, Jane ? »

— « Oui, papa, je l’ai laissé en marche vers 410 ans, localisé à 80° de latitude, par 40° de longitude. C’est une expérience au hasard, car je n’ai même pas vérifié où se trouve ce point. »

— « C’est le Groenland. L’expérience ne donnera rien, je pense. Je ne crois pas que dans 410 ans les conditions de la vie se soient suffisamment modifiées pour qu’il y ait là-bas autre chose que des Esquimaux et des phoques. »

— « En tous les cas, nous verrons bien, dit la jeune fille, nous avons eu tant de surprises, »

— « Ma fille, Monsieur Ayrton, possède plus le calme du savant que moi ; elle ne perd pas son temps à formuler des hypothèses quand elle a les moyens de les vérifier expérimentalement. »

Je me mis à sourire. Je trouve que la meilleure manière de faire bonne figure dans un cercle où on parle de choses qui nous dépassent est de sourire à son interlocuteur. Désireux pourtant de contribuer aussi à la conversation comme si j’avais compris ce qu’ils avaient dit, je me hasardais :

— « Oui, le Groenland, cette boutique à la foire où on montrait des phoques et des pingouins… »

Mais le professeur Benson coupa mon discours :

— « Avez-vous jamais réfléchi, cher ami Ayrton, à l’opportunité du silence ? Le silence est sage, c’est une des formes du savoir. C’est en ne disant rien que Jésus donna au « Qu’est-ce que la vérité ? » de Pilate l’unique réponse qui convenait. »

— « Papa, intervint Jane évidemment apitoyée par ma situation, voilà une expérience que nous devrions faire : une coupe de l’année 33 pour voir si nous réussirions à assister à cette scène historique. »

— « Réellement, c’est une idée, ma fille, et bien plus curieuse que l’examen du Groenland où, comme le dit notre ami, on montre des phoques et des pingouins. »