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Le Choc des races/05

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean Duriau.
(Revue de L’Amérique Latine de 1928/1929, vol. 16, vol. 17p. 229-234).

CHAPITRE V

Tout éther qui vibre

Je sortis de ce déjeuner avec des idées bien plus désorientées qu’avant. Un nouvel élément avait contribué à augmenter ce trouble ; Jane, créature singulièrement troublante pour moi, car, outre qu’elle agissait sur mes nerfs comme toute jolie femme, elle me troublait aussi par sa mentalité de savant. De tout ce que m’avait dit la jeune fille, la seule chose qui me fut restée clairement dans l’esprit était l’histoire des petits oiseaux dans le verger. Jusque là, je n’avais vu en elle qu’une créature comme toutes les autres, mais après les « coupes anatomiques du futur », tout se compliqua et je me mis à la considérer comme une mystérieuse idole à double divinité, mélange d’Aphrodite et de Minerve.

Après le déjeuner, le professeur m’emmena voir les laboratoires. Je traversai de nombreuses salles et des galeries auxquelles je compris moins encore qu’au bureau. Tout cela était rempli de machines étranges, de tubes de cristal, d’ampoules, de piles électriques, de dynamos, de bobines ; extravagances de savant, pensai-je. Je connaissais des ateliers mécaniques mais jamais aucun ne m’avait affolé. Les tours, les machines à couper, à percer, les étaux, les marteaux automatiques, les laminoirs, tout cela je l’avais vu, et bien que ce fut compliqué, j’avais compris immédiatement, car l’usage de semblables appareils était évident au premier abord. Mais, ici Seigneur ! Quel chaos ! Je ne pus réussir à y comprendre quelque chose et même après que le vieux savant m’eut donné quelques explications, je dois avouer que je restai dans le même état d’incompréhension.

— « Voici, me dit-il, dans la première salle, des appareils électro-radio-chimiques dont la majorité a été créée ou adaptée par moi ; ils constituent le point de départ de ma découverte. Si, ami Ayrton, vous étiez un technicien, je vous les expliquerais un par un, mais il me serait très difficile de me faire comprendre par quelqu’un qui ne possède pas une base solide d’études scientifiques. Je me résumerai en disant que dans ce vieux laboratoire, j’ai consumé les trente années de ma jeunesse en recherches très approfondies qui ont abouti à la construction de cette antenne que vous apercevez là, en haut de cette tour. »

Je regardai et vis une série de fils entrecroisés formant un dessin géométrique.

— « On dirait une toile d’araignée », murmurai-je.

— « Et, de fait, c’est une toile d’araignée, dont je suis l’araignée ; c’est à l’aide de cette toile que j’intercepte la vibration atomique du moment. »

— « La vibration atomique du moment » répétai-je en faisant un furieux effort mental pour comprendre.

— « Oui. La vie sur terre est un mouvement de vibration de l’éther, de l’atome, de tout ce qui est un et primaire ; comprenez-vous ? »

— « Je comprends presque ; j’ai lu dans le journal un article où un savant prouvait qu’il n’y a que force et matière, mais que la matière c’est de la force, de telle manière que ces deux éléments ne font qu’un ainsi que les éléments de la Très Sainte Trinité, n’est-ce pas cela ? »

— « C’est à peu près cela, sauf que les mots ne font rien à notre affaire. Force, éther atome, dénominations arbitraires d’une chose une qui est le principe, le moyen et la fin de tout. Pour plus de commodité, j’appellerai éther cet élément primaire. Cet éther vibre, et, suivant le degré ou l’intensité de cette vibration, se révèle à nous sous de certaines formes : la vie, la pierre, la lumière, l’air, les arbres, votre personne, la firme Sa, Pato et Cie, ne sont que des modalités de la vibration de l’éther, Tout cela ne fut et ne sera que de l’éther. »

— « Mais, il n’y a pas seulement que de l’éther au monde. S’il n’y avait que de l’éther et que sa fonction soit de vibrer, cette vibration serait uniforme et rendrait impossibles les manifestations de la vie. Ce serait alors l’immobilité éternelle. »

— « Je comprends, un sifflement qui ne s’achèverait jamais ».

— « Parfaitement, vous commencez à saisir. La vibration de l’éther, donc, subit une interférence. Savez-vous ce que c’est qu’une interférence ? »

— « Une chose qui se met au milieu des autres. Mettre son grain de sel dans la conversation des vieilles personnes doit être ce qu’on appelle scientifiquement une interférence. »

— « Parfaitement, Elle subit l’interférence de ce que, dans le vocabulaire que j’ai créé avec ma fille, j’appelle l’interférent. Cette affaire de noms, ainsi que je vous l’ai déjà dit n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est l’idée. L’interférent, pour les autres, pourra s’appeler Dieu, par exemple, ou le Hasard. Que les philosophes qui passent leur temps à philosopher avec des mots, cherchent quel est le meilleur nom à donner à mon "interférent", comme si la parole avait jamais servi à rendre plus claire la moindre chose… »

— « Ça va tout à fait bien, professeur. Il y a l’éther qui vibre et l’interférent qui se met au milieu. »

— « C’est ça. Il interfère et provoque la variation vibratoire. Cette vibration crée des courants qui se choquent les uns contre les autres et donnent naissance à toutes les formes qui existent de la vie. La vie n’est donc pas autre chose qu’une vibration de l’éther, modifiée par l’action de… »

— « L’Interférent », conclus-je glorieusement.

Il me sembla que l’opinion du professeur à mon égard se modifiait. Il voyait que son disciple apprenait rapidement et retournant en arrière comme si cela valait la peine de l’instruire plus à fond, il commença à m’expliquer des dizaines de choses de son laboratoire avec l’intention de me confirmer dans les principes qui l’avaient conduit à poser la formule : « Ether plus interférence égale Vie ».

Ensuite, quand il me vit bien en possession de ses théories, il continua :

— « Et maintenant, faites bien attention, car ceci est le point capital : l’interférent n’interfère pas continuellement : il n’a interféré qu’une seule fois. »

Je m’arrêtai un peu étourdi :

— « Attendez un peu, Docteur. Donnez-moi le temps de classer mes idées. L’interférent vint, interféra et s’arrêta. Est-ce ça ?

— « Parfaitement. Il détruisit l’uniformité de la vibration, perturba l’unisson et depuis ce moment, le phénomène vie que nous pouvons également appeler Univers, se développe par lui-même automatiquement, par déterminisme. Les choses vont en se déterminant. »

— « L’une pousse l’autre. »

— « C’est ça. L’une détermine l’autre. C’est de là que les anciens philosophes ont tiré leur idée de la causalité : tout effet à une cause, toute cause produit un effet, etc. »

— « Aristote », risquai-je.

— « Laissez donc Aristote tranquille. Nous en sommes à la détermination universelle et la Vie, ou l’Univers est, pour nous, le moment conscient de cette détermination. »

— « Le moment conscient », répétai-je en faisant un effort cérébral.

— « Vous, par exemple, Monsieur Ayrton, vous êtes un moment conscient du déterminisme universel à 13 heures et 14 minutes du 3 janvier 1925 aux 22° 35′ de latitude et 35, 3 de longitude sur la superficie du globe terrestre ».

— « Admirable, m’exclamai-je avec enthousiasme et plein d’orgueil, car je comprenais enfin ma véritable signification scientifique dans ce monde. Mais, le futur, Docteur ? La vision de mon futur m’intéresse bien davantage que celle de ce que je suis. »

— « Pour y arriver, nous devons suivre ce chemin. Nous commençons à l’éther initial ; nous admettons l’interférence et nous en sommes au Déterminisme qui est ce que les philosophes appellent le Présent. Le futur est la Pré-détermination. »

Je fronçai les sourcils. Le mot était nouveau pour moi et l’idée bien davantage encore. Le professeur me l’exposa avec une lumineuse clarté. Il me démontra la beauté du déterminisme.

À un certain moment de son exposé, je me souvins de mon ami le courtier et de sa comparaison de 2 plus 2 qui font 4 ; je feignis que cette image était mienne et je la risquai :

— « Deux plus deux égalent quatre ! »

Le professeur s’arrêta, la figure radieuse, et me tendit la main :

— « Mes compliments. Je vois que vous êtes beaucoup plus intelligent que je ne l’avais cru tout d’abord. Toute ma philosophie tient en cette image. Deux plus deux, cela signifie le présent ; 4 signifie le futur. Mais, dès le moment où nous écrivons le présent 2 plus 2, le futur 4 est déjà prédéterminé avant que la main ne le transforme en présent en l’écrivant sur le papier. Dans ce cas, les éléments sont si simples que le cerveau humain, de lui-même, quand on écrit deux plus deux, voit instantanément le futur 4. Mais, si dans un cas plus compliqué où, au lieu de deux plus deux, nous avons par exemple, la Bastille, Louis XVI, Danton, Robespierre, Marat, le climat de la France, l’hérédité gauloise combinée avec l’hérédité romaine, la haine de l’Angleterre de l’autre côté de la Manche et le milliard de facteurs qui font en somme la France de 89, bien que tout ceci puisse prédéterminer 4, Napoléon, ce futur, n’aurait jamais pu être prévu par aucun cerveau en raison de la faiblesse de tout cerveau humain. Bien, mais moi, j’ai découvert le moyen de prédéterminer le futur et de le voir. »

— « Mais, c’est effrayant, professeur. C’est la plus formidable découverte de tous les temps, m’écriai-je, les yeux écarquillés. Cependant, permettez-moi un doute. Si ce futur n’existe pas encore, comment est-il possible de le voir ? »

— « Le 4 avant d’être écrit n’existe pas non plus, mais vous le voyez si nettement dans le présent 2 plus 2 que vous l’écrivez incontinent. »

L’argument me toucha à fond. Je fronçai fortement les sourcils.

— « Le futur n’existe pas, mais je possède le moyen de produire le moment futur que je désire. »

Ebranlé par le ton catégorique de cette affirmation, je n’osai plus douter et j’étais encore tout ébaubi de cette mirifique révélation quand Jane apparut, jolie comme un amour.

J’oubliai toute cette science très profonde qui déjà me donnait la migraine et je me régalai les yeux de cette image troublante.

Elle me salua d’un geste de la tête et dit au professeur :

— « Tu avais raison, père. La coupe est terminée et je n’y ai vu que les mêmes éternelles blancheurs. »

Et se tournant vers moi :

— « Avez-vous appris beaucoup, Monsieur Ayrton ? »

— « Plus qu’en ma vie entière, Mademoiselle Jane, et je bénis le hasard qui m’a rendu victime de mon accident. »

— « Et vous n’en êtes encore qu’au commencement, me dit-elle. Quand vous aurez pénétré dans le secret de tout et que vous pourrez voir directement une coupe, votre étonnement sera illimité. »

— « Je le prévois déjà, Mademoiselle. »

Et je me mis à balbutier. Jane me regardait dans les yeux ; je ne suis pas un individu à pouvoir supporter un pareil regard. J’en arrivai à rougir, je crois, ce qui augmenta encore mon trouble. Heureusement, Jane voyant que je me taisais se tourna vers le professeur Benson :

— « Mais, maintenant, trêve de révélations, père, le café est servi avec quelques gâteaux tentateurs que j’ai faits moi-même. Allons. Monsieur Ayrton. »