Le Choc des races/06
(Revue de L’Amérique Latine de 1928/1929, vol. 16, vol. 17, p. 234-240).
CHAPITRE VI
Le temps artificiel
Quand nous retournâmes au laboratoire, le professeur Benson poursuivit son explication interrompue :
— « Où en étions-nous donc Monsieur Ayrton ? »
— « À la prédétermination. »
— « Ah oui. C’est à ce moment-là que Jane nous a dérangés. Eh bien continuons : si tout est déterminé inexorablement par l’influence réciproque des vibrations, si ce fait est de la mécanique pure ou plutôt de la méta-mécanique inaccessible aux forces de l’intelligence humaine, il est logique que la prédétermination soit possible en théorie. »
— « Possible, mais comment expliquez-vous la lecture des lignes de la main ? La chiromancienne qui, à la Martinique, prédit à Joséphine, alors simple petite bourgeoise créole, qu’elle serait un jour Impératrice de France ? »
— « Ça, c’est un cas différent ainsi que celui de toutes les prophéties qui se réalisent. Il nous faut concevoir l’existence de certaines organisations possédant une faculté prédéterminante. Et il ne me coûte aucunement de l’admettre puisque j’ai déjà réalisé le prédéterminateur. »
— « Qu’est-ce que cela, professeur ? »
— « Passons dans le pavillon voisin ; vous me comprendrez mieux. »
Nous entrâmes dans la pièce suivante : c’était une grande salle toute vitrée ayant la forme d’un entonnoir dont le tube constituait une des tours de fer quadrillée.
— « Voici, mon ami, le nerf optique du futur. J’appelle cet ensemble le grand collecteur de l’onde Z. »
Je marchais d’étonnement en étonnement et, bien que je m’efforçasse d’avoir l’esprit aussi éveillé que possible, il me fallait m’arrêter fréquemment pour demander au professeur diverses explications.
— « L’onde Z ? Vous ne m’en aviez pas encore parlé. »
— « C’est que le moment n’était pas encore venu. La multiplication infinie des formes, c’est-à-dire des vibrations de l’éther, produit des tourbillons ou ondes que j’ai réussi à classer, une par une, et à capter au moyen de cet appareil récepteur qui les polarise… »
— « ??? »
— « Polariser veut dire concentrer au même point, au même pôle. »
— « Je comprends. »
— « Cet ensemble récepteur polarise les tourbillons et les transforme en une espèce de courant continu ou, pour user d’une image concrète, en une sorte de jet. Supposez des milliers de gouttes de pluie tombant dans un immense entonnoir et sortant par son extrémité sous forme d’un jet cristallin continu. Toutes les gouttes sont incluses dans ce jet, mais fondues et sous une forme différente. Mon collecteur est exactement la même chose. Il recueille le tourbillon des ondes et les polarise dans cet appareil. »
Je regardai l’appareil que le professeur me désignait du doigt et je n’y vis qu’un enchevêtrement de fils et de bobines de fil de fer, un beau fouillis pensai-je.
— « J’ai réussi, grâce à cet appareil, poursuivi le savant, à concentrer entre mes mains le présent, c’est-à-dire le moment actuel de la vie de l’univers, à la façon d’un immense paysage panoramique qui, réfléchi tout entier sur une plaque photographique, y demeure latent jusqu’à ce qu’on la trempe dans le bain révélateur. Ce qui veut dire que dans ce courant continu qui circule invisible comme le fluide électrique dans ce chaos apparent de fils, de sélénoïdes et de bobines, il y a tout ce qui constitue le moment universel. »
Malgré l’assurance du vieux savant et la solidité de ses déductions j’hésitais à le croire. Dans mon intelligence bornée je trouvais excessif que tout ce qui existe fût réduit à des proportions si homéopathiques et, qui plus est, impalpable et invisible. Le professeur Benson devina mon indécision et la démolit avec la même facilité qu’il aurait écrasé une puce :
— « Savez-vous ce que c’est que ça, me dit-il, en montrant une petite semence de dimensions minuscules. »
— « C’est une graine », lui répondis-je.
— « Et qu’est-ce donc qu’une graine ? une prédétermination ! Là-dedans, il y a, prédéterminé, un arbre aux dimensions colossales. Si vous admettez que, de cette graine, qui, analysée, ne révèle que la présence d’un peu d’amidon, de sels et de graisse, doive surgir, toujours et fatalement, un arbre majestueux, pourquoi hésitez-vous à admettre un phénomène semblable tel que la polarisation du moment universel en une graine qui, en l’espèce, est le fluide circulant dans mon appareil ? »
Cette similitude dissipa immédiatement toutes mes velléités de scepticisme ; à partir de ce moment je fus en tout semblable à un homme qui entendrait la voix d’un dieu et j’écoutai sans réserves tout ce que me dit le savant.
— « Continuez professeur ? »
Le professeur Benson poursuivit :
— « J’obtiens donc dans cet appareil un courant continu qui est le moment présent. Tout se trouve impressionné en lui. Les bancs de poissons qui, en cet instant même, agonisent au sein de l’Océan au moment de leur rencontre avec les eaux chaudes du Gulf-Stream ; le juge bolcheviste qui signe à Arkangel la condamnation d’un moujik ; le mot que, à Zorn, le Kronprinz adresse à l’ex-empereur d’Allemagne ; la fleur de pêcher qui, au pied du Fujiyama, reçoit la visite d’une abeille ; le leucocyte assaillant le microbe malfaisant entré dans le sang d’un fakir de l’Inde ; la goutte d’eau qui, projetée par le Niagara, tombe sur une mousse d’une pierre de sa rive ; la matrice de linotype qui, dans une imprimerie de Calcutta, vient de tomber dans son moule ; la petite fourmi écrasée dans la Pampa argentine par le fer du poulain qui galope ; le baiser que dans un studio de Los Angeles, Gloria Swanson commence à recevoir de Valentino… »
Sa physionomie rayonnait tant de lumière — la lumière de l’intelligence — que, seul un innocent de mon calibre pouvait la supporter. Je suis absolument convaincu que si un autre savant s’était trouvé en face de lui à ce moment, il aurait tressailli d’effroi, sidéré comme le prophète devant le buisson ardent au milieu duquel tonnait la voix de Jehovah. Mon ingénuité, mon innocence me sauvèrent. Aujourd’hui je frémis en pensant à tout cela, comme frémit Tartarin de Tarascon en apprenant que les abîmes qu’il avait côtoyés dans les Alpes avec un sourire si courageux étaient de vrais abîmes et non, ainsi que Bompart le lui avait fait croire, une simple mise en scène. Aujourd’hui qu’il n’y a plus rien du professeur Benson qu’une pierre dans un cimetière et que rien n’existe plus de son merveilleux laboratoire que des cendres, si je m’efforce d’analyser cette période de ma vie, j’ai la sensation d’avoir vécu avec un Dieu fait homme. Le professeur Benson parlait de ses inventions avec tant de simplicité et me traitait si familièrement que jamais, en sa présence, je ne me suis senti gauche comme je me sentais, par exemple, devant M. Pato, le commandeur associé de la maison. Chaque fois que je le rencontrais, je tremblais, tant cette formidable masse de graisse toujours vêtue d’un frac en imposait à ses subalternes par sa bague au monstrueux brillant qui étincelait à son doigt, par son épaisse chaîne de montre surchargée d’une infinité de breloques ; cet ensemble écrasait notre humilité sous le poids de son arrogance et de tout cet or massif. Devant le commandeur Pato, je tremblai et je balbutiai, mais devant le professeur Benson, un Dieu, j’avais la sensation d’être toujours en face d’un égal. Je comprends aujourd’hui ce phénomène et sais que la véritable supériorité chez un homme ne l’éloigne pas des « innocents » comme disait le professeur — c’est pour cela que Jésus appelait à lui les humbles. Jusque dans leur façon de s’habiller ces deux hommes étaient aux antipodes l’un de l’autre. Chez le commandeur, le frac était destiné à impressionner les imaginations, à établir des catégories, à terroriser les vestons par l’importance de sa queue à deux parties ; le professeur Benson, lui, avait un vêtement dont l’unique fonction était de protéger son corps des brusques variations atmosphériques.
Mais, revenons en arrière. En entendant dire par le professeur Benson que le moment universel se trouvait là tout entier, je regardai l’enchevêtrement de fils et de bobines avec un sentiment mixte d’orgueil et de pitié. Orgueil de savoir le TOUT réduit en esclavage devant moi, pitié car il y avait là une certaine humiliation pour le TOUT…
La voix calme du vieux savant m’arracha à mes réflexions :
— « Jusqu’à maintenant, nous sommes restés dans le présent. L’onde Z qui est captée ici ne concerne que le moment actuel ; si j’en étais resté à ce stade, ma découverte n’aurait eu aucune valeur. Mais j’ai été plus avant. J’ai découvert le moyen de faire vieillir ce courant à ma guise… »
— « Le faire vieillir ? », murmurai-je en faisant une grimace d’étonnement.
— « Oui, je le fais passer par l’appareil que j’ai dénommé chronisateur ; il est dans le pavillon voisin, allons le voir…
Le professeur passa devant moi et je le suivis avec une figure encore toute contractée. Au centre de ce pavillon se dressait un autre appareil aussi incompréhensible pour moi que tous les autres.
— « Voilà le chronisateur », me dit mon cicerone en désignant du doigt l’étrange appareil. Ce cadran qui rappelle celui des montres me permet de fixer dans le futur l’époque que je désire étudier. »
— « ??? »
— « Perdez donc l’habitude de vous effrayer tout le temps sans cela vous deviendrez cardiaque. Le courant pénètre par ce fil, subit un tourbillonnement et vieillit dans la mesure que je détermine au moyen de cette aiguille. C’est comme si je prenais la graine et que, par un coup de baguette magique, j’en fasse sortir l’arbre âgé de dix ans, de cinquante ans, de cent ans, à ma guise. Comprenez-vous ? »
— « Je comprends. »
— « Et, de cette manière, l’évolution que la vie de l’univers aura nécessairement au cours des temps, je la hâte ou la suspends au moment par moi choisi. Mon chronisateur est en somme un appareil qui produit le temps artificiel avec beaucoup plus de rapidité que le système ancien qui consistait simplement à attendre qu’il s’écoulât. J’obtiens un an en une minute de tourbillonnement ; je pénètre dans le futur, dans l’an 2000, par exemple, en 74 minutes. Pendant la chronisation, il se produit un bourdonnement qui est le bruit de la succession des années, son très analogue à l’harmonie des sphères des anciens Grecs. »
— « Je sais, c’est ce que j’ai entendu pendant le déjeuner. »
— « Parfaitement, Jane voulait « visualiser » le futur dans l’année 2336, soit 410 ans après celle où nous sommes. Pour cela elle a placé l’aiguille ici et tourné le commutateur. Le courant s’est mis à vieillir et s’est arrêté automatiquement au point marqué, soit à l’année 2336. »
Ma curiosité ne faisait qu’augmenter. Je comprenais que j’en étais arrivé au point culminant de la découverte du professeur Benson.
— « Et, ensuite », lui demandai-je anxieusement. « Pour voir ou, comme vous dites, pour « visualiser » ce futur, comment faut-il faire ? »
— « Piano, Piano ! J’ai réussi, comme je vous le disais, à faire vieillir le courant jusqu’au point désiré. Mais quand cela se produit l’évolution déterministe qui va s’effectuer rigoureusement dans l’univers au cours normal du temps, se réalise artificiellement dans l’intérieur de mon appareil. Et, arrivé au terme de chronisation que je vise, le courant tourbillonnant devient statique, il se congèle, pour ainsi dire. Je suis alors en possession d’un moment de la vie universelle future — qui est le 4 de notre première image de 2 plus 2. Il ne reste plus que la dernière partie de l’opération ; pour plus de commodité, je l’exécute dans mon bureau. N’y avez-vous pas remarqué la présence d’un globe de cristal ? »
— « Ce fut précisément la première chose qui m’ait frappé la vue dans ce château. »
— « Eh bien, c’est le « prévioscope », l’appareil qui prend la coupe anatomique du futur, comme le dit pittoresquement Jane, et la dédouble dans la multiplicité infinie des formes de vie future latentes. dans le courant congelé. »
— « Mais, pourquoi coupe anatomique ? », demandai-je pour ne laisser aucun point obscur en arrière.
— « Vous n’avez jamais été dans un laboratoire de microscopie ? Avec un rasoir très affilé l’anatomiste opère une coupe au bout de son doigt, par exemple. Il en retire une lame de chair, la plus fine possible et l’étudie au microscope. Jane qui est une petite fille très intelligente aime parler par images parfois extraordinairement pittoresques. »
L’évocation de Jane vint troubler la tension d’esprit avec laquelle je suivais les révélations de mon maître. Fatigué je m’arrêtai à ce gracieux oasis et ce fut avec une innocence infinie que je demandai :
— « Quel âge a-t-elle ? »
Mais, il est probable que le vieux savant ne m’entendit pas car il commença à me donner des explications sur la seconde fonction du chronisateur qui était d’invertir le courant, de le faire revenir en arrière, ce qui permettait des coupes anatomiques du passé.
— « Ceci n’est d’aucun intérêt, m’aventurai-je à dire à la légère sans réfléchir. Le passé est une chose que nous connaissons depuis longtemps. »
— « Quelle erreur ! Il nous est aussi inconnu que le futur et le présent. »
Cette fois, j’ouvris la bouche et, in petto, je me dis que le savant venait de proférer une ânerie. Mais je me rendis compte immédiatement que l’âne c’était moi.
— « Mais, ami Ayrton, que vous imaginez-vous donc connaître du présent ? Vous savez simplement que vous êtes en train de converser avec moi, et pas plus. Vous ignorez absolument si votre maison Sa, Pato et Cie n’est pas déclarée en faillite en ce moment. »
— « Impossible… Cette maison est solide comme une montagne ; elle ne vend qu’au comptant… »
— « Combien n’y a-t-il pas actuellement de plaines qui occupent l’espace autrefois recouvert par des montagnes… Du présent vous ne savez, c’est-à-dire vous n’avez conscience, que de ce qui affecte nos sens en ce moment même. »
— « C’est vrai, dis-je après un instant de réflexion. Même ma Ford, qui était tout pour moi, j’ignore où elle est… »
— « Donc, si nous ignorons le présent que dirons-nous du passé ? »
— « Mais l’histoire alors ? »
Le professeur Benson se mit à rire doucement.
— « L’histoire est le plus beau roman anecdotique que les hommes aient jamais composé depuis qu’ils ont commencé d’écrire. Et quel rapport y a-t-il entre le passé et l’histoire ? Elle y prend des faits, leurs acteurs et les stylise au gré de l’imagination artistique des historiens, pas autre chose. »
— « Mais les documents de l’époque, insistai-je. »
— « Une stylisation partielle faite par les intéressés tout simplement. Nous ne pouvons avoir que des sensations très vagues, mon cher, aussi bien du présent que du passé. Il y a une œuvre de Stendhal, la Chartreuse de Parme, dont le premier chapitre est remarquablement intéressant. Il traite de la bataille de Waterloo vue par soldat qui y prit part. Le pauvre homme erra à l’aveuglette à travers les champs de bataille, sans rien voir de ce qu’il faisait, ni rien comprendre à quoi que ce soit, tant il était entraîné au hasard par l’instinct de conservation. Ce ne fut que bien plus tard qu’il sut avoir pris part à une bataille baptisée du nom de Waterloo et que les historiographes décrivirent d’une manière très suggestive. Les pauvres êtres qui y prirent part inconsciemment comme acteurs, confinés dans un champ visuel extrêmement restreint, n’y virent rien et ne purent rien prévoir non plus de la toile héroïque que les scénographes de l’histoire allaient brosser sur ce thème. Voici ce qui concerne le présent… Allons maintenant dans mon bureau. C’est là que se passent les choses les plus intéressantes. »