Le Choc des races/17
(Revue de L’Amérique Latine de 1928/1929, vol. 16, vol. 17, p. 516-522).
CHAPITRE XVII
L’Orgueil de la Race
Je passai une semaine très agitée, moins à cause des révélations au sujet de l’année 2228, que de l’impassibilité de Jane.
Je brûlais, positivement, et tous mes gestes, tous mes regards trahissaient mon amour ; mais l’énigmatique jeune fille ne paraissait nullement s’en apercevoir. Je l’avais prise d’abord pour un pur esprit, une Cassandre privée de nerfs et de sang. Puis, doutant de l’existence de tels purs esprits, je pensai qu’elle faisait la sourde oreille. Peut-être, me jugeant très inférieur à elle, n’avait-elle adopté une semblable attitude que pour garder plus facilement ses distances ? Mais, il m’était impossible de concilier cette opinion avec l’amitié qu’elle me témoignait et surtout avec cette manière de me considérer comme le seul être qui lui restât au monde depuis la mort de son père. Si, véritablement, elle m’avait jugé inférieur ou indigne d’elle, elle m’aurait certainement déjà éloigné du château. Il n’y avait aucun doute, Jane faisait la sourde oreille.
Je me persuadai de cette idée et conçus un plan d’attaque, une démonstration amoureuse qui la forcerait dans son impassibilité marmoréenne. Ou tout, ou rien ! Ou elle me donnerait son cœur ou elle me jetterait dehors.
Il ne restait qu’une chose à savoir, c’était si, au moment de la démonstration, ma timidité ne trahirait pas ma volonté…
Quand arriva le dimanche, je me levai plus tôt que de coutume et allai au marché aux fleurs. J’achetai les plus belles violettes que je pus trouver et, avec mon bouquet, partis pour Fribourg par le premier train. En y arrivant, je me dirigeai vers le cimetière où reposaient les restes du professeur Benson. C’était la seconde fois que je portais des fleurs au tombeau de l’auteur de la plus grande merveille du siècle : Jane.
Quand je poussai la porte du petit champ de repos mon cœur se mit à battre. Je voyais de loin une silhouette chérie qui répandait des roses sur la tombe du vieux savant. Je m’approchai, le cœur gonflé d’un pressentiment : sera-ce aujourd’hui ?
— Vous ici aussi, me dit Jane, quand elle m’aperçut, en me tendant sa petite main transie par la fraîcheur matinale.
Je crus que le moment était arrivé ; je m’armais de courage et commençai :
— Mademoiselle…
Mais je m’arrêtai. Elle avait les yeux fixés sur la tombe avec l’air de quelqu’un qui répète mentalement le « mourir, dormir, rêver, qui sait » de Shakespeare. Elle était vraiment par trop pur esprit !
Tous deux nous restâmes silencieux un instant. Puis, Jane se mit à parler comme si elle se répondait à elle-même, les yeux toujours fixés sur la tombe :
— Lui non plus, lui qui pénétrait le passé et le futur, il n’a pas réussi à faire faire un pas à l’énigme de la vie…
Du coup, je ravalais ma démonstration. Ce n’en était guère le moment. Mon joli Hamlet aux joues rosées, aux cheveux enfouis sous une toque de velours noir, habillé d’un tailleur parfait, planait bien loin de moi.
Malgré cela, je lui pris la main et la serrai doucement. Jane me regarda dans les yeux avec un regard empreint d’une de ces profondes mélancolies qui pénètrent très au fond des choses mais ne voient rien de ce qui se passe près d’elles.
De là, nous partîmes ensemble pour le château sans que le paysage ni l’air fin du matin pussent dissiper sa tristesse ni ma déception. Au château, nous ne parlâmes pendant une heure que du professeur Benson ; mais notre entretien fut entrecoupé de longs intervalles de silence pendant lesquels je déplorai la coexistence de purs esprits et de corps si troublants.
Après le déjeuner, le premier que je prenais en sa compagnie, cette brume de tristesse s’évanouit et nous reprîmes notre excursion à travers l’année 2228.
— Où en étions-nous donc ? commença-t-elle.
— À Kerlog qui se réveillait du cauchemar elviniste.
— Parfaitement. Les femmes s’étaient réunies à l’homme et, du coup, tout avait changé, comme il fallait s’y attendre. La race blanche formait de nouveau un bloc uni et pouvait organiser la résistance.
— Mais l’impression du coup de force de Jim, comment le pays la reçut-il ? demandai-je en soupirant.
— Avec une immense stupéfaction. Pour la première fois dans la vie d’un peuple se produisait un événement qui intéressait tous ses membres sans en excepter un seul. Et comme personne, sauf Jim Roy, n’avait prévu ce succès, il est facile de s’imaginer le degré de surprise qui s’empara de l’esprit public.
La stupéfaction des blancs déroutés n’était pas moindre que celle des nègres vainqueurs. Ceux-ci avaient agi comme des automates : ils avaient donné leurs voix à Jim comme ils les auraient données à Kerlog, à miss Astor, ou ne l’auraient donné à aucun des trois si tel avait été le mot d’ordre. Maintenant, ils se regardaient les uns les autres, affolés par une victoire à laquelle ils n’avaient jamais songé.
Quant aux conséquences possibles, personne, ni d’un côté ni de l’autre, ne pouvait les prévoir. Le phénomène était par trop énorme pour être envisagé par quiconque, et de plus, il était sans précédent dans l’histoire.
Cet accès de stupéfaction collective ne commença à diminuer d’intensité que le lendemain. Les cellules de l’immense organisme social émergèrent peu à peu de leur pénible état d’anesthésie pour entrer dans la phase inverse de l’exaltation. L’ancien mépris racial du blanc pour le nègre se transformait en colère, et la haine invétérée du nègre pour le blanc ébauchait, en montrant les dents, un monstrueux sourire de revanche. La masse nègre se réveillait lentement de sa longue léthargie soumise et la race triste qui n’avait jamais rêvé, à travers les siècles, rêve plus grand que celui de sa pauvre et mesquine liberté physique, commença de rêver le grand rêve blanc de la domination.
Pris de crainte devant l’immensité de ce réveil, Jim auscultait les frémissements de son peuple et évaluait le labeur formidable qui pesait sur ses épaules. S’il ne réussissait pas à contenir le monstre soumis à son commandement, la victoire momentanée allait se transformer en un horrible cataclysme. Jim aimait l’Amérique. Le ciment qui liait les piliers de l’édifice colossal avait été pétri de la sueur de ses ancêtres. L’Amérique avait surgi de l’effort manuel de l’un dirigé par l’effort mental de l’autre ; elle lui tenait donc au cœur autant qu’à celui du plus orgueilleux des descendants des pionniers blonds.
À chaque instant, il recevait de ses agents des communications qui le tenaient au courant de l’état d’esprit de la masse nègre. La panthère étirait ses muscles engourdis et ses yeux flamboyaient de lueurs sanguinaires.
Jim trembla ; il avait su jusqu’à présent contenir les nerfs du fauve, dompter tous ses élans instinctifs. Son prestige déjà énorme s’était accru de celui que lui conférait la Présidence, mais pourrait-il dominer le raz de marée africain ? Ne serait-il pas une digue impuissante contre l’ouragan qui se dessinait ?
Jim sentait dans les airs des ondes de fluide explosif et une odeur de poudre. Le sol frémissait de pulsations volcaniques.
Le nègre trembla devant son œuvre et, sans hésiter, s’en fut trouver Kerlog. Le moment imposait la conjugaison de sa force à celle du leader blanc.
Les deux chefs se dévisagèrent comme deux forces de la nature opposées dans leurs buts, ennemies par la voix du sang, mais fraternellement unies en ce moment par un noble objectif commun.
Kerlog apostropha le chef nègre :
— Vois ton œuvre, Jim. L’Amérique, transformée en volcan, est menacée de mort.
Le nègre fixa le leader blanc de ses yeux froids animés par moments d’une étrange lueur.
— Non pas mon œuvre, Président, ce n’est pas mon œuvre. C’est la vôtre, celle des vôtres, celle de Washington, celle de Lincoln. Vous, les blancs vous avez falsifié la loi basique ; ou bien vous avouerez que vous avez trahi, ou vous admettrez que la situation est parfaitement normale. Qu’est-il donc arrivé, Président ? Il y a eu un scrutin et les urnes libres ont donné la victoire à un citoyen éligible. Considérez-vous que le Pacte Constitutionnel ait été lésé en quoi que ce soit !
Dans ce corps à corps, Jim dominait le Président Kerlog.
— Il ne s’agit cependant pas de cela, continua-t-il. Le moment n’est pas aux récriminations ; vous savez du reste que sur un tel sujet, jamais un blanc ne vaincra un nègre… Le fait est consommé et il nous incombe à nous, chefs suprêmes des deux races, de nous occuper du salut commun. Si nous ne réussissons pas à contenir d’une main de fer, moi, le monstre de l’ébriété nègre, vous le monstre de l’orgueil blanc, le carnage sera effroyable.
— Personne mieux que moi ne le sait, rétorqua le Chef de la nation, l’incendie a déjà éclaté dans les États du Sud.
Le nègre bondit :
— Eh bien, moi, Jim, je l’éteindrai. Je maintiendrai enchaînée la panthère africaine.
L’assurance avec laquelle le grand nègre parlait était telle que l’attitude de supériorité du leader blanc se changea en admiration.
Kerlog se rendait compte qu’il avait devant lui non un aventurier politique ayant réussi, mais une de ces puissantes expressions raciales que nous appelons des conducteurs de peuples. Et, du fond de son cœur, il déplora que l’incompatibilité raciale le séparât d’une si grande figure.
Jim poursuivit :
— Mais, je ne le ferai que si le Président Kerlog apaise l’orgueil blanc. Moi, je domine par le regard et la parole ; vous, vous dominez par la force de l’État. La paix de l’Amérique est donc entre nos mains.
Le leader blanc baissa la tête ; il méditait :
— Eh bien, donc, sauvons l’Amérique, Jim, dit-il en se levant. Apaise ta panthère noire, moi je mettrai des gants de fer aux serres de l’aigle blonde.
Une poignée de main loyale scella ce pacte de géants.
— Mais que la panthère n’oublie pas la vengeance de l’aigle, conclut Kerlog lorsque leurs mains se furent séparées.
Jim Roy se raidit de tous ses muscles ainsi que le fauve qui se met en garde :
— Des menaces, comme toujours ? Nous menacer au moment où l’Amérique est dans cette alternative de déchirer la Charte en se noyant dans une mer de sang ou de consentir à se soumettre à mon commandement ?
Kerlog le regarda dans les yeux et murmura d’un ton coupant comme l’acier :
— Je ne menace pas ; je préviens loyalement. Je vois en toi une force trop puissante pour l’affronter avec des mots. Nous sommes face à face non pas deux hommes, mais deux âmes raciales engagées dans un duel décisif. Ce n’est pas le Président qui te parle en ce moment. C’est le blanc à la cruauté froide. Comme il y a des raisons d’État, il y a des raisons de race ; raisons surhumaines, froides comme la glace, cruelles comme le tigre, dures comme le diamant, implacables comme le feu. Le sang n’est pas comme les philosophes, il ne raisonne pas. Le sang foudroie comme l’éclair. Comme homme je t’admire, Jim. Je vois en toi le frère et je sens ton génie ; mais comme blanc, je ne vois en toi que l’ennemi qu’il faut broyer…
La large poitrine de Jim haletait. Le fauve ancestral, contenu en lui, transparut dans le frémissement de ses grosses narines.
— Et le blanc n’hésitera pas à broyer l’Amérique si cela est nécessaire pour broyer le nègre, rugit-il.
Kerlog rétorqua calmement comme si le Dieu de l’Orgueil parlait par sa bouche :
— Au-dessus de l’Amérique, il y a le Sang.
Jim baissa la tête. Il vit, béant devant lui, l’éternel abîme. Le dolicocéphale blond avait la dureté du diamant ; doué d’un cerveau puissant, il était descendu du fond de l’Asie pour la hasardeuse aventure conquérante ; il avait vaincu, toujours, et n’avait cédé jamais. Il avait forgé l’épée, dompté le gaz qui explose, violé la profondeur des eaux et l’infini des airs. Et de ce faisceau d’armes invincibles, il avait serti comme de baïonnettes, le diamant de son orgueil.
Tout cela, Jim le vit dans un éclair chez cet homme qui, serein, l’affrontait ; et ce qu’il y avait encore d’esclave dans le sang du nègre hésita. Mais il réagit instantanément. Il se redressa et, plus ferme que jamais, dit d’un ton de voix implacable :
— Soit. Puisqu’il en est ainsi, je vais tenter la dernière chance. L’Amérique est autant à vous qu’à moi ; je l’ai entre les mains ; je vais la diviser.
— La justice est avec toi, Jim ; la justice ordonne que l’Amérique soit divisée ; mais le Sang est au-dessus de la Justice. Le Sang a sa Justice à lui ; et pour la Justice du sang Aryen, diviser l’Amérique est un crime.
Jim baissa de nouveau la tête et se tut. Le Président Kerlog s’approcha de lui et posant les mains sur ses larges épaules, dit :
— Je te vois grand comme Lincoln, Jim ; c’est avec des larmes dans les yeux que je contemple ta figure immense mais inutile… Adieu. Prenons les mesures que le moment comporte, calmons nos races, mais que ne reste entre nous aucune ombre de mensonge. Ton idéal est très noble, mais à la solution de justice que tu rêves, nous ne pouvons répondre que par l’éternelle réponse de notre orgueil : Guerre.
Et les deux êtres humains qui subsistaient au-dessus des deux chefs de races s’étreignirent en pleurant…
Jane s’arrêta pour laisser passer mon émotion. Ce duel de géants m’impressionnait profondément. Il me semblait que jamais il n’y avait eu dans l’histoire situation plus poignante ni plus cruelle. Des points restés obscurs s’éclairaient pour moi dans la marche des caravanes qui, du fond des âges, venaient s’entretuer pour satisfaire à d’effroyables haines ; je vis alors s’estomper dans le ciel un songe d’Ariel : la Justice humaine est, sur la terre, omnipotente, la Justice du sang, foudre aveugle !
— Et ensuite ? Est-ce que la paix revint en Amérique ? demandai-je.
— Oui, me répondit Jane. Les deux chefs agirent avec promptitude ; l’action de l’un fut aussi rapide et sûre que celle de l’autre. La panthère noire rentra ses griffes et l’aigle blonde ganta ses serres.
Mais le belluaire nègre se sentait touché. Les mots que la race blanche avait mis dans la bouche de Kerlog s’étaient fixés dans son cœur ainsi que les sagaies de ses ancêtres dans le poitrail des lions roux africains, mortellement.