Le Choc des races/18
CHAPITRE XVIII
Stupidité
Pour laisser reposer mon esprit, Jane se mit à me parler du mouvement féministe, sujet qui m’intéressait énormément.
— Le parti elviniste, me dit-elle, avait disparu de la scène nationale ainsi que de la neige exposée au feu. Extrêmement puissant la veille et si puissant qu’il avait battu son adversaire par un demi-million de voix, il se trouvait maintenant réduit à un membre unique : Miss Elvin.
Le temps passait et elle n’arrivait pas à se relever du coup formidable qu’elle avait reçu. Personne n’était venu au meeting qui devait se tenir chez elle le jour des élections et, effondrée dans un fauteuil de son salon désert, l’irréductible sabine était restée jusqu’à une heure avancée de la nuit, les yeux fixés sur l’appareil au moyen duquel elle avait radié la dernière proclamation du « Remember sabines ».
— La dernière ?
— Oui, la dernière ; le journal était mort d’un collapsus subit. Toutes les abonnées avaient coupé la communication et si Miss Elvin avait tenté de radier une seule parole, elle l’aurait vue se perdre, vierge d’oreilles pour l’entendre, parmi les espaces interplanétaires.
— Mais y avait-il quelque sincérité dans son attitude ?
— Une sincérité esthétique évidemment ; forme de sincérité aussi légitime que toute autre.
Je ne compris pas très bien. Jane disait souvent des choses qui me dépassaient un peu.
— Sa théorie ayant pris corps avait eu comme résultat très curieux de réunir toutes les femelles qui, pour un motif ou un autre, étaient en bisbilles avec leurs mâles (maris, fiancés ou amants) ; le parti elviniste était composé de ces éléments. Parti instable, d’autre part, et perpétuellement renouvelé. Quotidiennement des milliers d’adeptes s’y faisaient inscrire alors que d’autres milliers s’en séparaient. Celles qui se disputaient avec leurs hommes s’y affiliaient tandis que celles qui se réconciliaient en sortaient…
Malgré ces circonstances, Miss Elvin avait poussé très loin ses constructions, arrivant même, ainsi que je vous l’ai dit, à créer des sciences nouvelles adaptées à la mentalité des femmes.
L’université sabine faisait fureur. Elle n’avait aucun rapport avec les universités d’aujourd’hui, pas plus du reste que la majorité des établissements d’instruction de cette époque. Les leçons étaient transmises, par radio, directement aux domiciles des élèves. La science elviniste possédait deux méthodes qui ne ressemblaient pas à celles de la vieille science des hommes. En arithmétique, par exemple, la somme de 2 plus 2 n’était pas forcément égale à quatre. Elle égalait ce qui conviendrait au moment où on la ferait.
— Je constate, dis-je, que le « nihil novi » est toujours vrai… Combien y a-t-il de gens aujourd’hui pour qui la véritable mathématique est celle-là.
— Le principe directeur de la science sabine consistait à admettre la lubie comme base de tout ; or, comme la fantaisie est féminine et instable, aucune des sciences nouvelles, y compris les mathématiques, ne possédait de base fixe. Tout était ondoyant comme la mer d’où procédaient les sabines. Et, pour absurde que cette conception puisse nous paraître, à nous qui sommes élevés actuellement dans la rigidité de la vieille science des Aristote et des Bacon, les théories de Miss Elvin fournirent à l’esprit humain leur part de beauté. Ce fut le triomphe de la demi-teinte, de l’ondulation, du reflet fugitif du loīe-fullerisme opposés à la couleur franche, à la rigidité du cube, à la constance équationnelle des termes. Cette manière de concevoir les choses s’adaptait merveilleusement à l’agilité de la pensée féminine ; ce fut précisément le caractère séducteur, aimable et extrêmement libre de cette théorie qui créa l’enthousiasme avec lequel toutes les femmes se jetèrent dans la politique et opérèrent la scission blanche.
— Quelque chose comme le futurisme d’aujourd’hui, ne trouvez-vous pas ?
— À peu près. Théorie reposante, basée sur des subtilités acrobatiques de logique, elle rompait la monotonie de la vérité absolue, de la chose tenue et connue comme juste.
Miss Elvin au lieu d’être désolée de l’échec de son mouvement ne voyait que le côté personnel du désastre. Sa chute avait été par trop violente. Elle avait élevé son rêve merveilleux jusqu’au ciel et la sabine avait fini par être convaincue qu’elle était vraiment messianique. Comme elle était extrêmement impulsive, elle ne pouvait contenir sa fureur en constatant la désertion de ses amies, même les plus proches.
Elle était, néanmoins, absolument convaincue que lorsque le pays retrouverait son équilibre, le parti sabin resurgirait. La vague s’était retirée. Mais le propre de la vague n’est-il pas d’aller et de revenir ?
— « She is false as water », répéta-t-elle, elle aussi, en laissant divaguer son regard vers le futur.
Et il en fut ainsi. Quand le pays revint à sa paix intérieure, le « Remember sabines » reparut, et on assista à un « da capo » parfait de l’elvinisme ».
Jane fit une pose. Elle constatait que j’étais inquiet, que je paraissais lutter avec une idée. Et elle ne se trompait guère. Quelque chose me disait que le moment était venu de lui déclarer ma passion contenue. Le sang bouillait dans mes veines ; enfin le mot d’amour qui avait rompu les barrières me monta aux lèvres. Mais il se transforma en autre chose et ce dont j’accouchai ce fut une fille de ma timidité déguisée en curiosité.
— Et Miss Astor ?
— Elle était radieuse de contentement, comme si la reprise des relations amicales avec le gorille si diffamé correspondait à un secret désir de son cœur. Pendant la période aiguë du mouvement elviniste une rupture complète entre les membres des deux partis s’était opérée et Miss Astor en était arrivée même à se moquer de Kerlog pour qui elle nourrissait une sérieuse inclination sentimentale. Cependant, le résultat inattendu des élections avait fait tomber les barrières s’opposant à un rapprochement avec lui et ce fait la remplissait d’une espérance secrète.
Les autres elvinistes qui regrettaient déjà leur mâle traditionnel, avaient également profité de cet enseignement pour tenter une réconciliation, et il est permis de croire que jamais il n’y eut en Amérique pareille moisson de baisers.
Je me tortillais sur mon fauteuil. Tant de baisers là-bas et ici un pauvre être humain qui se mourait parce qu’il lui en manquait un seul.
— Cela peut vous faire comprendre, continua mon aveugle Jane, un phénomène étrange ; seules les ex-adeptes de Miss Elvin témoignaient d’une grande allégresse au moment où la nation vivait une des heures les plus tragiques de son histoire. Pendant que le pays tout entier se livrait à des réflexions pénibles, en proie aux angoisses du moment, les ex-sabines, elles, voguaient en pleine mer d’une douce lune de miel.
Cette crise amoureuse ne passa pas inaperçue au Ministre de la sélection artificielle :
— L’indice des naissances blanches va s’élever, dit-il à un de ses collègues avec qui il montait l’escalier de la Maison Blanche pour se rendre à un conseil des ministres. Je prévois qu’Eropolis va se trouver très congestionné…
Kerlog était déjà dans la Salle du Conseil, plus calme que la veille, bien que son front se plissât de profondes rides. Sa conférence avec Jim Roy l’avait démonté. Le nègre n’était pas l’ambitieux vulgaire qu’il avait d’abord pensé. Il voyait maintenant en lui une âme noble de patriote capable du suprême héroïsme de se sacrifier pour l’Amérique. Grâce à son concours, le gouvernement pouvait étudier dans le calme nécessaire la situation si grave où il se trouvait.
Dès que tout le monde fut réuni, le Ministre de la Paix prit le premier la parole ; c’était un ancien juge dont le respect pour la Charte constitutionnelle avait quelque chose de superstitieux :
— J’ai réfléchi cette nuit, dit-il. Ma conclusion est qu’il faut absolument nous montrer fidèles à la mémoire de ceux qui ont fait les institutions de la nation. La loi basique existe et notre devoir est de la faire respecter. Un citoyen américain a été élu, aussi éligible que le Président Kerlog ou que Miss Astor. Puisque nous sommes le gouvernement, la loi nous oblige à admettre ce fait en maintenant l’ordre et en mettant Jim en possession de sa charge quand le moment en sera venu.
— Pardon, intervint le Ministre de l’Équité. Je ne crois pas que le Président nous ait convoqués pour faire un examen formel du problème. Ce serait du reste inutile et même enfantin. Il dépasse la sphère politique et entre dans le domaine racial. À l’heure actuelle, nous ne sommes pas des Secrétaires d’État, mais des blancs défiés par des nègres. Au-dessus des lois politiques, je vois la loi suprême de la race.
La discussion fut brève. Contre le Ministre de la Paix, tous les autres appuyèrent le point de vue du Ministre de l’Équité. Kerlog leva la séance en disant ces mots :
— Nous possédons une délégation politique et nous pouvons résoudre un problème de race à l’aide des moyens qu’elle nous octroie. Mon idée est qu’il faut convoquer une Convention de la race blanche. De même qu’il existe des raisons d’État, il existe des raisons de race que nous devons écouter et satisfaire.
Cette idée fut unanimement approuvée.
— Ce que j’admire, commentai-je, c’est la concision et la fermeté de ces gens de la future Amérique. Si cela s’était passé chez nous, quel chahut, quelles parlottes à n’en plus finir !
— Vous avez raison, Monsieur Ayrton. Si un individu de notre temps assistait aux événements de 2228 aux États-Unis, rien ne le surprendrait autant que le degré de self control auquel atteignait l’homme de cette époque. Pas de tumulte, pas d’anarchie individualiste, de violences inutiles ni en paroles ni en actes. Les procédés sélectifs avaient débarrassé la société de tous les gens tarés, et même des rhétoriciens. Toutes les perturbations du monde proviennent de l’action anti-sociale de ces mauvais éléments. Jusqu’à la victoire pratique de l’eugénisme, le désordre humain, la désorganisation étaient le triomphe ; pouvait-il en être autrement du reste puisqu’un ivrogne, un beau parleur, ou un bureaucrate avaient la même liberté de remplir le monde de futurs pensionnaires de prisons, de maisons de prostitution et de chambres des députés, qu’un homme sain de le peupler silencieusement d’hommes de bien ?
Il ne venait pas à l’esprit que l’idée de la sélection de la semence, depuis longtemps victorieuse en agriculture et dans l’élevage du bétail, pût aussi s’appliquer à l’homme. Une vieille idéologie mystique venue du fond de l’Asie hébraïque et une fausse conception de la liberté née du 89 français, s’y opposaient tenacement. Quand Owen, en 2031, proposa la loi spartiate, la résistance fut encore extrêmement grande ; mais les énormes progrès qu’avait faits l’intelligence en Amérique lui donnèrent la victoire. Peu après, quand le même Owen formula la loi de stérilisation des gens tarés, bien que le nombre de ceux qu’elle devait atteindre fût colossal, la résistance se révéla un peu moindre et la loi fut votée à une écrasante majorité.
Il avait suffi d’un siècle d’application intelligente et systématique de ces lois bienfaisantes pour que le peuple américain se haussât à un degré d’élévation physique, mentale et morale que Owen lui-même n’aurait pu rêver. Les prisons se fermèrent et en même temps qu’elles, les hôpitaux, les hospices et les asiles de toute espèce. Et les sociologues de cette époque en vinrent à s’étonner prodigieusement de la stupidité de leurs ancêtres.
— Nous ?
— Qui passaient leur temps à lutter contre les produits du mal sans même avoir l’idée de les faire disparaître grâce à la suppression de la mauvaise semence.
La misère, même, ce chancre que les vieux philosophes considéraient comme une contingence humaine, s’éteignit graduellement, à mesure que le progrès sélectif produisait ses effets logiques. En même temps disparurent, automatiquement, la prostitution et toutes les formes basses de la criminalité.
Le droit de reproduction fut régi par le Code de la Race, le plus grand monument de la sagesse humaine. Seul, l’Homme qui satisfaisait à la série complète d’obligations exigées par l’Eugénisme, obligations destinées à assurer la parfaite qualité des produits, celui-là seul recevait du Ministre de la Sélection artificielle le brevet de père autorisé.
L’intervention sélective ne s’arrêtait pas là. Quand un père autorisé désirait se marier, il devait faire passer sa fiancée par les laboratoires eugénométriques qui évaluaient son indice eugénique et étudiaient les problèmes relatifs à la mise en harmonie somatique et psychique des fiancés. Au cas où l’un ou l’autre n’atteignait pas l’indice exigé, ils étaient autorisés à contracter mariage, mais à la seule condition qu’ils fussent inféconds.
— Comme cela était clair et intelligent. Quelle stupidité que la nôtre !
— Se reproduire devint un acte d’une très haute responsabilité puisqu’il était d’une importance capitale pour le progrès de l’espèce. L’idée d’exiger des autorisations officielles pour certains actes de la vie est une idée ancienne, mais exclut celui de donner la vie à une progéniture. L’État exige aujourd’hui des épreuves officielles et des brevets pour la presque totalité des actes humains, pour qu’un homme puisse travailler, construire une maison, guérir une colique…
— Rouler une pilule…
— Mais n’exige rien de celui qui prétend donner la vie à un nouvel être humain, chaînon initial, bien souvent, d’une chaîne infinie de malheureux ou de criminels.
— Stupidité, stupidité ! m’écriai-je, profondément révolté contre nos mœurs actuelles. Peut-il en être autrement, puisque l’opinion est guidée par des Sa ou des Pato quelconques ?
Une fois ma révolte un peu calmée, j’interrogeai Jane sur un point qui excitait ma curiosité :
— Et le mariage ? Vous m’en avez parlé souvent ; je serais curieux de savoir si ce mot avait la même signification en 2228 qu’aujourd’hui.
— Oui et non. Dans les mariages ayant la procréation pour fin, l’État intervenait avec son œil de lynx. Son objectif étant la création d’une descendance saine de corps et d’âme, vous comprenez qu’une extrême rigueur était nécessaire pour éviter toute faute pouvant être funeste à l’avenir de la race. Les créatures autorisées à procréer constituaient une espèce de noblesse. Le fait d’être père équivalait à un diplôme de supériorité mentale, morale et physique, conféré par la nature et confirmé par les pouvoirs publics.
Les mariages de cette époque ressemblaient aux nôtres par divers points, sauf en ce qui concerne la nécessité de ne pas perdre de vue les intérêts puissants de la progéniture. Mais, tout en étant dissoluble, il était rare que le mariage fût dissout ; l’accord harmonique prénuptial des laboratoires eugénométriques ne laissait presque pas de place aux erreurs.
Dans les autres cas, les conjoints se liaient et se déliaient avec la plus grande liberté et avec les plus grandes facilités. Le gouvernement n’avait rien à voir dans un contrat bilatéral où seule était valable la volonté d’un des contractants.
— Ce qui veut dire que le nombre des divorces augmenta dans des proportions formidables ?
— Au contraire, il diminua comme on ne l’eût jamais supposé. Et il diminua en raison de l’unique obligation que la loi imposait à ce genre de contrats : les vacances conjugales obligatoires.
— ????
— Parfaitement, les vacances. L’expérience psychologique avait démontré que tous les inconvénients du mariage proviennent davantage du dégoût réciproque des conjoints que de l’essence même de cette forme d’association sexuelle. On institua donc les vacances conjugales comme nous avons aujourd’hui celles des collégiens : en hiver, quinze jours, en été, trois mois. Et cette séparation périodique fut tellement efficace que les couples purent jouir de deux lunes de miel annuelles. Il fut rarement nécessaire de recourir au moyen violent du divorce, comme aujourd’hui. Le laxatif doux des vacances nettoyait les conjoints des toxines de la lassitude et leur amour renaissait au petit feu de leurs regrets.
— C’est l’œuf de Colomb tout simplement. Du reste, tout est œuf de Colomb dans la vie.
— C’est bien possible, mais cet œuf ne fut découvert qu’au 23e siècle, par Johnston Coolidge, auteur d’un livre fameux : « Les Toxines conjugales » conclut Jane.
Pour la première fois ce fut moi qui mis fin à un dimanche. J’avais hâte de revenir en ville pour prêcher l’eugénie dans la rue, dans les cafés, au bureau et insulter les gens stupides qui ne voient pas les choses les plus simples. En raison de mon excitation je ne m’endormis qu’au matin. Et, très agité, je rêvai. Je rêvai la ville si bien débarrassée de tous ses infirmes qu’elle ne contenait plus que deux créatures aux mains enlacées : Jane et moi.