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Le Choc des races/19

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean Duriau.
(Revue de L’Amérique Latine de 1928/1929, vol. 16, vol. 17p. 34-38).

CHAPITRE XIX

La Convention Blanche

Cette fois, je n’eus pas la patience d’attendre au prochain dimanche. Comme il y avait un jour férié dans la semaine, j’en profitai pour voler au château avant le déjeuner. Quel délicieux déjeuner ! Je m’imaginai être déjà le mari de cette charmante hôtesse et seigneur du château. Au travers des vitres, je couvai d’un regard de maître toutes ces terres si bonnes pour la culture. Mais ma rêverie ne fut que momentanée. Au fond de mon âme, je ne désirai qu’une chose : devenir le maître du petit cœur qui palpitait dans le sein de la châtelaine.

Nous allâmes prendre le café sous la vérandah et Jane continua sa narration :

— L’indice eugénico-mental du peuple américain, dans l’année du choc des races, était déjà extrêmement élevé et la façon dont agit la convention blanche le prouva une fois de plus. Parler de convention, c’est rappeler la Convention française, ce tumulte utopique, qui fit couler des tonnes de rhétorique et coupa des têtes par monceaux, comme si la production de phrases et la réduction de vies humaines avaient jamais pu pallier au déficit du blé dans les greniers, cause réelle de la plupart des maux de la France.

La convention de 2228 ne rappelait donc aucunement le tourbillon autoparleur de 1789.

D’abord, ce corps représentatif ne fut pas composé comme autrefois. Les conventionnels n’y furent pas appelés par le hasard électoral, mais par un procédé tout nouveau de délégation. Toutes les branches de l’activité américaine avaient, à leur tête, portés naturellement à ce poste par leur qualité prouvée d’efficience mentale, des hommes qui mériteraient aujourd’hui le nom de chefs naturels ou de leaders nés. De même qu’aujourd’hui Henry Ford est le chef né de l’industrie yankee en raison de l’excellence universellement reconnue de ses idées et de ses réalisations, de même, à cette époque, chaque branche de l’activité possédait un chef normal appelé à cette fonction par le consentement universel. Ces leaders avaient comme attributions d’être des organes spécialisés, sommets, cimes, stations centrales, bulbes rachidiens de la classe. Personne ne discutait ni leurs idées ni leurs décisions qui revêtaient toujours la plus grande sagesse possible ; le chef qui émettait des idées sujettes à discussion était immédiatement et automatiquement dépossédé de sa fonction.

Il fut donc extrêmement facile de convoquer la convention blanche. Outre qu’ils se trouvaient déjà naturellement désignés, les conventionnels n’étaient que six individus en tout, chefs, respectivement de l’industrie, du commerce, des finances, des arts, des sciences et des lettres. C’étaient : Georges Abbott, habitant de Détroit, et chef de l’industrie des poupées parlantes, suprême joie des « babies » américains ; John Perkins, habitant de l’Hudson où il avait un petit commerce de peaux de loutres blanches ; Harmsworth, directeur de la banque universelle ; John Leland, créateur de la puériesthétique ; John Dudley, père de la couleur numéro 8 et auteur de 72 inventions ; enfin Dorian Davis, l’auteur d’un unique sonnet au sujet duquel l’Amérique était divisée en deux groupes immenses : l’un trouvait le quatrième vers défectueux et l’autre considérait ce même vers comme une forme de beauté qui ne pourrait être comprise que dans l’avenir.

Le Président Kerlog n’éprouva donc aucune difficulté pour réunir la Convention. Il radia un message succinct par lequel il demandait à chaque classe sociale de désigner son représentant pour l’examen de la situation créée par la victoire des nègres. Une heure plus tard l’appareil récepteur du Capitole enregistrait les six noms prévus ; par exemple, il n’y avait pas eu unanimité en ce qui concernait la désignation du représentant des lettres. Ceux qui considéraient comme défectueux le quatrième vers de Dorian ayant préféré voter blanc.

Deux jours plus tard, les six exposants suprêmes de la race se réunissaient à la Maison Blanche sous la présidence de M. Kerlog.

Ils s’assirent et écoutèrent le bref exposé des motifs fait par le Chef de l’État. Il déclara qu’il n’occupait qu’un poste politique et se trouvait dans une émergence raciale. Il n’avait rien fait et ne ferait rien avant que la délégation suprême de la race lui ait défini rigoureusement le cas et indiqué la route à suivre. En tant que gouvernement, il exécuterait ensuite le verdict. Il demandait donc aux personnalités présentes de lui donner les raisons de la race.

Les conventionnels l’écoutèrent avec une attention déférente et se mirent à converser de divers sujets comme s’ils se trouvaient à une garden-party :

— Ma dernière poupée, dit Georges Abbott à John Perkins, non seulement parle, mais encore coud, balaie et lave le linge à la perfection. J’ai une petite fille de six ans qui en est positivement enchantée.

À côté de lui, Harmsworth avouait à Dorian Davis qu’il n’avait pas encore lu son merveilleux sonnet :

— Vous n’avez guère de temps pour lire ? lui demanda Davis.

— Non, ce n’est pas cela ; mais il y a chez moi une parfaite harmonie en ce qui concerne ce cas et je craindrais de la troubler en adoptant un point de vue qui ne serait pas le même que celui des miens.

Pendant ce temps John Leland discutait avec Dudley la possibilité de la couleur numéro 9 et proposait un joli nom pour cette possible fille future du spectre solaire.

Il aurait pu paraître étrange à nos figurants d’aujourd’hui que des hommes d’une telle envergure, en un moment si angoissant, pussent s’amuser si puérilement dans un congrès présidé par le chef de la nation. C’est que nos bonshommes à nous, intoxiqués par la rhétorique et le besoin de paraître, ne peuvent pas atteindre à certaines formes de la beauté supérieure ni ne peuvent comprendre certains secrets de ce que nous appellerions l’ultra-psychologie.

Et, précisément, parce que la décision qu’ils devaient prendre était d’une extrême gravité et, en réalité, décisive pour les destins du genre humain, ils cherchaient à garder la sérénité de leurs esprits en échangeant des idées banales et aimables pendant que, dans les profondeurs de leurs subconscients, s’élaborait le verdict suprême.

Au bout de quinze minutes de cette récréation spirituelle, John Leland se leva et dit d’une voix très calme, après avoir écrit sur un papier une demi-douzaine de mots :

— Monsieur le Président, mon idée est arrêtée et je dépose cette motion que j’ai l’honneur de soumettre à vos votes. Je vais la lire.

Il se fit un auguste silence. S’il y avait encore eu les mouches en 2228, on eût pu les entendre voler dans la salle. Tous sentaient que la race blanche allait prononcer la parole définitive du plus puissant tribunal qui se fut jamais assemblé au monde.

Leland lut sa motion, succincte et nette, comme il fallait s’y attendre. Sa voix résonna comme un glas. Malgré la fermeté des membres de la convention, on sentait qu’ils avaient tous l’âme tendue comme une corde de violon sur le point de se rompre. Ils étaient pâles comme si le sang avait fui leur face ; même Kerlog, qui d’ordinaire, avait le teint coloré, paraissait avoir une figure de cire.

Quand le dernier écho de la motion Leland se fût évanoui dans cette ambiance sépulcrale, toutes les têtes se penchèrent sur les poitrines et tous les yeux se fermèrent. La race blanche élaborait son vote décisif.

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi. Puis le Président Kerlog murmura :

— Je mets aux voix la motion Leland.

Le premier qui se leva fut Dudley :

— Je vote pour elle, dit-il, et il se rassit.

Harmsworth se leva ensuite et dit :

— Moi aussi.

Le troisième fut Abbott qui murmura sans se lever de son siège :

— Idem.

Les autres se bornèrent à voter de la même manière d’un simple mouvement de la tête.

La sentence du point final du nègre en Amérique était prononcée. Sans plus de paroles, sans dépense inutile de rhétorique, sans citations de gros bonnets de l’ethnologie ni de la sociologie, la suprême convention de la Race Blanche avait posé le diagnostic exact et trouvé le remède certain.

Le Président Kerlog prononça encore une demi-douzaine de paroles et ce fut tout.

J’avoue que je fus très désappointé. Quand Jane avait abordé ce sujet, je m’étais préparé à entendre des choses effroyables. Une convention, et la convention de la race blanche ! Jamais ne s’était réuni au monde congrès plus important pour des buts plus terribles.

— C’est tout, Mademoiselle ! m’écriai-je en faisant une tête de spectateur lésé.

— Pas plus, me répondit-elle, très amusée de ma déception. Qu’auriez-vous donc voulu de plus ?

Mon âme de latin ne pouvait se contenter de ce manque d’apparat.

— J’aurais voulu une tempête avec des coups de tonnerre et des éclairs, ou, du moins un peu d’éloquence, que diable !

— Peut-il y avoir plus grande éloquence que la précision absolue ?

Je n’en étais guère convaincu. Mon sang chaud voulait du bruit, des cris, des clameurs….. Je me résignai cependant et ma curiosité reprit le dessus :

— Mais, en fin de compte, que disait la motion Leland ?

— Je l’ignore, me répondit Jane. La décision fut tenue secrète. Seuls le Président, les six conventionnels, puis ensuite les techniciens de l’État eurent connaissance de ses termes.

Jane souriait. Elle me cachait certainement quelque chose pour me surprendre à la fin. Je n’insistai pas et, résigné lui dis :

— Continuez, s’il vous plaît !