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Le Choc des races/23

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean Duriau.
(Revue de L’Amérique Latine de 1928/1929, vol. 16, vol. 17p. 125-129).

CHAPITRE XXIII

Crépuscule

La transmission des pouvoirs au 88e Président devait avoir lieu le lendemain de cette nuit tragique. James Roy-Wilde, connu sous le nom de Jim Roy, nègre de race pure, né à Sonora en avril 2188, docteur ès sciences de l’École technique de la Direction sociale, dépigmenté en 2201, omégadé vingt jours après sa victoire, était le leader incontesté de la race nègre pour laquelle il rêvait un destin splendide ; il jouissait, de la part des blancs, d’un respect semblable à celui que, dans l’ancienne Rome, le patriciat conférait aux affranchis de valeur exceptionnelle. Jim était un affranchi du pigment.

Le choc des races avait été évité et ce fait avait été considéré comme une nouvelle victoire de l’eugénisme. La société purifiée de ses membres tarés, n’avait pas été, au moment du conflit possible, encombrée des perturbateurs beaux parleurs et fanatiques dont les discours excitaient autrefois les foules et les poussaient aux pires crimes collectifs. L’exaspération blanche du premier moment n’avait été que de courte durée. Le bons sens avait triomphé et l’aryen avait pu considérer les événements avec un calme philosophique. Pour l’opinion courante, la victoire nègre n’était pas autre chose qu’un incident curieux dans la vie américaine. Causée par la scission sexuelle du groupe aryen, elle avait été frappée de mort, le jour même de sa naissance, du fait du retour des sabines à l’homme. Les prochaines élections rétabliraient le rythme troublé et il ne resterait rien de l’incident dans l’avenir, sauf un peu de pittoresque dans l’histoire américaine, quelque chose à peu près comme, dans la série des papes, l’histoire de la papesse Jeanne.

La sérénité des blancs était renforcée par la confiance que tous ils avaient déposée en leurs chefs réunis en Convention. Et, bien qu’on ignorât complètement ce que les chefs nés avaient décidé dans ce concile secret, personne ne pouvait admettre que ce ne fût leur idée, victorieuse maintenant, qui était la plus efficace et la plus juste, du point de vue racial.

D’autre part, les nègres, une fois passée la crise d’enthousiasme du premier moment et, étant donnée la foi qu’ils avaient en Jim Roy, s’étaient livrés, en toute tranquillité, aux délices de l’oméguisme au lieu de s’enchanter d’une victoire politique évidemment précaire. Aussi, la surprise la plus inattendue de la vie américaine ne causa-t-elle aucune des calamités publiques qui se seraient produites inévitablement au temps où le mépris pour la sélection humaine laissait la société se ganglionner de bubons infectieux très périlleux.

La veille de la transmission des pouvoirs à Jim, Kerlog, d’accord avec Abbott, avait fait radier la nouvelle de la découverte d’un nouveau jouet inventé par cet enchanteur des enfants. Il s’agissait d’une petite poupée qui savait danser les danses à la mode avec une perfection qui émerveillerait les grandes personnes et ferait s’extasier les babies blonds.

L’enfant avait une importance capitale dans l’Amérique de 2228. Toute la vie du pays tournait autour de lui. Car l’enfant était non seulement l’enchantement du présent, mais encore le futur, malléable comme la cire. Les plus grands génies de la race se consacraient à son étude afin de pouvoir sculpter, dans une matière si ductile, la seule œuvre qui passionnât l’Américain : le lendemain. Et la Puériesthétique, l’art sublime défini par John Leland, était arrivée à un tel point de perfectionnement qu’une imagination d’aujourd’hui, de cette époque où l’homme absorbé par les horreurs de la lutte pour son pain quotidien ignore presque son existence, ne pourrait, même de loin, comprendre ce que signifiait en 2228 la royauté de l’enfant. Une royauté comme dans la vieille France, celle des derniers Louis divinisés. Au lieu que toute la vie de la nation tournât autour d’un Louis XIV, elle tournait autour de l’Aurore. Sa Majesté, le bébé, était le Louis XIV de ce siècle.

C’était à cause de cela que Kerlog, d’accord avec Abbott, avait lancé la nouvelle de l’invention de cette poupée, la veille précisément de la transmission des pouvoirs à Jim ; il considérait, en effet, que c’était là le meilleur moyen de prévenir l’explosion de quelque résidu anti-social qui eût pu encore exister dans l’âme américaine. Et, de cette manière, le jour de la transmission des pouvoirs arriva sans qu’on eût lieu de craindre le moindre trouble.

Subitement, cependant, aux premières heures du jour, une information sensationnelle fut transmise radiographiquement par toute l’Amérique : Jim Roy avait été trouvé mort le matin même dans son cabinet de travail.

L’émotion fut extrêmement violente, car cette mort se produisait justement le jour où Jim devait prendre le pouvoir. Les nègres considérèrent cet événement comme un coup de force des blancs. Quant à ceux-ci, ils hésitèrent entre deux hypothèses : ou bien cet accident était un acte de violence délibérée, résolu par la Convention, ou bien une de ces nombreuses surprises dont le hasard est si prodigue. Les nègres manifestèrent un mouvement instinctif de révolte. La conviction qu’il y avait eu là un crime s’implanta dans leur cerveau et l’antique sauvagerie raciale stria de sang les yeux de la panthère. Mais, cet élan ne fut que passager. Cette fatigue vitale que Roy avait constatée en lui avait également gagné la masse nègre. Le fatalisme ancestral se superposa immédiatement à la rage et l’immense corps décapité, dans un recul instinctif, reprit la place humble d’où la victoire de Jim l’avait sorti.

La grenouille à qui le vivisecteur extrait le cerveau, continue à vivre d’une vie musculaire, dont les mouvements sont uniquement réflexes. De même la population nègre américaine, à qui la mort de Jim avait arraché le cerveau. Elle remuait encore, elle vivait, mais elle avait perdu l’organe qui coordonnait ses mouvements pour atteindre des buts définis.

Le secret, quant à l’action stérilisatrice des rayons Omega, était toujours absolu. En dehors des Ministres, des techniciens de l’État, de John Dudley et de Miss Astor, maintenant femme de Kerlog, personne ne le connaissait. Parmi les nègres, un seul en avait eu la révélation, Jim Roy, mais il l’avait emporté avec lui dans le four crématoire.

On procéda à de nouvelles élections ; Kerlog fut réélu par cent millions de voix. La vie en Amérique reprit une allure normale. Sa Majesté le bébé, qui avait été un peu délaissé à cause du choc des races, redevint le centre de toutes les attentions.

Cependant, on commença à noter un fait étrange. Quelques mois après l’apparition des rayons Omega, l’indice de la natalité nègre se mit à baisser prodigieusement. Mars, le neuvième mois précisément à partir de l’ouverture des postes de décrépèlement, accusait une chute de 30 %. Ce pourcentage, double en avril, atteignit 97 % en mai. En juin, les statistiques n’enregistraient plus la naissance que de 122 négrillons.

Au mois d’août, on fermait les postes, et la Dudley Uncurling distribuait 6 millions de dollars de dividende.

Il devint impossible de dissimuler plus longtemps le secret de l’État ; du reste, il n’y avait plus aucune raison pour le faire. La chose tomba dans le domaine public, à la suite d’un message radié par le Président Kerlog ; ce document à jamais mémorable disait :

« Le Gouvernement américain vient rendre compte à l’Amérique du coup de force auquel il a été obligé, en exécution de la délibération suprême des chefs de la race blanche, réunis au Palais, le 7 mai 2228. Cette assemblée a approuvé la motion Leland, dont la teneur peut se résumer ainsi :

« La convention de la race blanche décide de modifier la loi Owen, de manière à inclure au nombre des tares impliquant la stérilisation, le pigment nègre camouflé. La race blanche autorise le gouvernement américain à utiliser tous les moyens qu’il jugera convenables, pour exécuter cette sentence suprême et sans appel. »

« Muni de cette autorisation, le gouvernement chercha la façon d’agir, de manière à éviter toutes perturbations dans la vie nationale ; il était en train d’étudier ce problème, quand John Dudley lui apporta la révélation de l’effet double des rayons Omega. Une fois ce procédé merveilleux adopté, la stérilisation des hommes pigmentés s’opéra, grâce à l’unique moyen qui fût peut-être capable de ne pas mener le pays à une catastrophe. Le problème nègre de l’Amérique, est donc résolu de la meilleure manière pour la race supérieure détentrice du sceptre suprême de la royauté humaine. »

Ni la nouvelle de la victoire électorale de Jim Roy, ni la révélation des rayons Omega, ni la nouvelle de la mort du leader nègre, ne causèrent impression plus profonde que le froid message du Président réélu.

Blancs et noirs le reçurent avec un égal étonnement, suivi immédiatement après d’une sensation de soulagement pour les premiers, et, pour les seconds, d’une sensation neuve sur la terre.

C’était la première fois, que dans la vie d’un peuple, se réalisait une opération chirurgicale de pareille envergure. Le froid bistouri d’un groupe humain avait opéré l’ablation du futur chez un autre groupe de cent huit millions d’hommes, sans que le patient se fût aperçu de rien. La race blanche habituée à la guerre, comme « ultima ratio » de sa Majesté, avait changé ses procédés et mis doucement le point final ethnique au groupe qui l’avait aidé à créer l’Amérique, mais avec lequel elle ne voulait plus vivre. Elle le considérait comme un obstacle à son idéal de super-civilisation aryenne, qui commençait à s’épanouir sur son territoire ; par conséquent, il n’y avait pas lieu de se laisser affaiblir par des sentiments nocifs, pour la splendide floraison de l’homme blond.

La race blessée dans sa source vitale, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, ainsi que la plante à qui le jardinier étrangle la circulation de la sève. Elle allait disparaître. Stérile comme la pierre, elle se verrait s’éteindre dans un crépuscule indolore mais d’une tragique mélancolie.

Et elle passa !

Quelque dizaines d’années plus tard, dans le merveilleux jardin américain, où seuls s’entr’ouvraient des camélias blonds aux pétales légèrement bronzés par la force mystérieuse de la géo-ambiance, s’élevait au sommet du monument de reconnaissance, érigé par l’associé blanc, en hommage à l’associé nègre, le buste du petit vieux magicien qui avait guéri, en 2228, la migraine historique du 87e président.