Le Christianisme dévoilé/Préface

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Préface.


Lettre de l’auteur
A
Monsieur, *****

Je reçois, Monſieur, avec reconnoiſſance les obſervations que vous m’envoyez ſur mon ouvrage. Si je ſuis ſenſible aux éloges que vous daignez en faire, j’aime trop la vérité, pour me choquer de la franchiſe avec laquelle vous me propoſez vos objections ; je les trouve aſſez graves, pour mériter toute mon attention. Ce ſeroit être bien peu philoſophe, que de n’avoir point le courage d’entendre contredire ſes opinions. Nous ne ſommes point des théologiens ; nos démêlés ſont de nature à ſe terminer à l’amiable ; ils ne doivent reſſembler en rien à ceux des apôtres de la ſuperſtition, qui ne cherchent qu’à ſe ſurprendre mutuellement par des argumens captieux, & qui, aux dépens de la bonne foi, ne combattent jamais que pour défendre la cauſe de leur vanité & de leur propre entêtement. Nous deſirons tous deux le bien du genre humain ; nous cherchons la vérité ; nous ne pouvons, cela poſé, manquer d’être d’accord.

Vous commencez par admettre la néceſſité d’examiner la religion & de ſoumettre ſes opinions au tribunal de la raiſon ; vous convenez que le Chriſtianiſme ne peut ſoutenir cet examen, & qu’aux yeux du bon ſens il ne paroîtra jamais qu’un tiſſu d’abſurdités, de fables découſues, de dogmes inſenſés, de cérémonies puériles, de notions empruntées des Chaldéens, des Egyptiens, des Phéniciens, des Grecs & des Romains. En un mot, vous avouez que ce ſyſtème religieux n’eſt que le produit informe de preſque toutes les anciennes ſuperſtitions, enfantées par le fanatiſme oriental, & diverſement modifiées par les circonſtances, les tems, les intérêts, les caprices, les préjugés de ceux qui ſe ſont depuis donnés pour des inſpirés, pour des envoyés de Dieu, pour des interprêtes de ſes volontés nouvelles.

Vous frémiſſez des horreurs que l’eſprit intolérant des Chrétiens leur a fait commettre, toutes les fois qu’ils en ont eu le pouvoir ; vous ſentez qu’une religion, fondée ſur un Dieu ſanguinaire, ne peut être qu’une religion de ſang ; vous gémiſſez de cette phrénéſie, qui s’empare dès l’enfance de l’eſprit des Princes & des peuples, & les rend également eſclaves de la ſuperſtition & de ſes Prêtres, les empêche de connoître leurs véritables intérêts, les rend ſourds à la raiſon, les détourne des grands objets qui devroient les occuper. Vous reconnoiſſez qu’une religion, fondée ſur l’enthouſiaſme, ou ſur l’impoſture, ne peut avoir de principes aſſurés, doit être une ſource éternelle de diſputes, doit toujours finir par cauſer des troubles, des perſécutions & des ravages, ſur-tout lorſque la puiſſance politique ſe croira indiſpenſablement obligée d’entrer dans ſes querelles. Enfin, vous allez juſqu’à convenir qu’un bon Chrétien, qui ſuit littéralement la conduite que l’Evangile lui preſcrit, comme la plus parfaite, ne connoît en ce monde aucun des rapports ſur leſquels la vraie morale eſt fondée, & ne peut être qu’un miſanthrope inutile, s’il manque d’énergie, & n’eſt qu’un fanatique turbulent, s’il a l’ame échauffée.

Après ces aveux, comment peut-il ſe faire que vous jugiez que mon ouvrage eſt dangereux ? Vous me dites que le ſage doit penſer pour lui ſeul ; qu’il faut une religion, bonne, ou mauvaiſe, au peuple ; qu’elle eſt un frein néceſſaire aux eſprits ſimples & groſſiers, qui ſans elle n’auroient plus de motifs pour s’abſtenir du crime & du vice. Vous regardez la réforme des préjugés religieux comme impoſſible ; vous jugez que les Princes, qui peuvent ſeuls l’opérer, ſont trop intéreſſés à maintenir leurs ſujets dans un aveuglement dont ils profitent. Voilà, ſi je ne me trompe, les objections les plus fortes que vous m’ayez faites, je vais tâcher de les lever.

D’abord je ne crois pas qu’un livre puiſſe être dangereux pour le peuple. Le peuple ne lit pas plus qu’il ne raiſonne ; il n’en a, ni le loiſir, ni la capacité : d’un autre côté, ce n’eſt pas la religion, c’eſt la loi qui contient les gens du peuple, & quand un inſenſé leur diroit de voler ou d’aſſaſſiner, le gibet les avertiroit de n’en rien faire. Au ſurplus, ſi par hazard il ſe trouvoit parmi le peuple un homme en état de lire un ouvrage philoſophique, il eſt certain que cet homme ne ſeroit pas communément un ſcélérat à craindre.

Les livres ne ſont faits que pour la partie d’une nation, que ſes circonſtances, ſon éducation, ſes ſentimens, mettent au-deſſus du crime. Cette portion éclairée de la ſociété, qui gouverne l’autre, lit & juge les ouvrages ; s’ils contiennent des maximes fauſſes, ou nuiſibles, ils ſont bientôt, ou condamnés à l’oubli, ou dévoués à l’exécration publique : s’ils contiennent des vérités, ils n’ont aucun danger à courir. Ce ſont des fanatiques, des prêtres & des ignorans, qui font les revolutions ; les perſonnes éclairées, déſintéreſſées & ſenſées, ſont toujours amies du repos.

Vous n’êtes point, Monſieur, du nombre de ces penſeurs puſillanimes, qui croyent que la vérité ſoit capable de nuire : elle ne nuit qu’à ceux qui trompent les hommes, & elle ſera toujours utile au reſte du genre humain. Tout a dû vous convaincre depuis long-tems, que tous les maux, dont notre eſpéce eſt affligée, ne viennent que de nos erreurs, de nos intérêts mal entendus, de nos préjugés, des idées fauſſes que nous attachons aux objets.

En effet, pour peu que l’on ait de ſuite dans l’eſprit, il eſt aiſé de voir que ce ſont en particulier les préjugés religieux qui ont corrompu la politique & la morale. Ne ſont-ce pas des idées religieuſes & ſurnaturelles qui firent regarder les Souverains comme des Dieux ? C’eſt donc la religion qui fit éclore les deſpotes & les tyrans ; ceux-ci firent de mauvaiſes loix[1] ; leur exemple corrompit les grands ; les grands corrompirent les peuples ; les peuples viciés devinrent des eſclaves malheureux, occupés à ſe nuire, pour plaire à la grandeur, & pour ſe tirer de la miſere. Les Rois furent appellés les images de Dieu ; ils furent abſolus comme lui ; ils créerent le juſte & l’injuſte ; leurs volontés ſanctifierent ſouvent l’oppreſſion, la violence, la rapine ; & ce fut par la baſſeſſe, par le vice & le crime, que l’on obtint la faveur. C’eſt ainſi que les nations ſe ſont remplies de citoyens pervers, qui, ſous des chefs corrompus par des notions religieuſes, ſe firent continuellement une guerre ouverte, ou clandeſtine, & n’eurent aucuns motifs pour pratiquer la vertu.

Dans des ſociétés ainſi conſtituées, que peut faire la religion ? Ses terreurs éloignées, ou ſes promeſſes ineffables, ont-elles jamais empêché les hommes de ſe livrer à leurs paſſions, ou de chercher leur bonheur par les voies les plus faciles ? Cette religion a-t-elle influé ſur les mœurs des Souverains, qui lui doivent leur pouvoir divin ? Ne voyons-nous pas des Princes, remplis de foi, entreprendre à chaque inſtant les guerres les plus injuſtes ; prodiguer inutilement le ſang & les biens de leurs ſujets ; arracher le pain des mains du pauvre, pour augmenter les tréſors du riche inſatiable ; permettre & même ordonner le vol, les concuſſions, les injuſtices ? Cette religion, que tant de Souverains regardent comme l’appui de leur trône, les rend-elle donc plus humains, plus réglés, plus tempérans, plus chaſtes, plus fidéles à leurs ſermens ? Hélas ! Pour peu que nous conſultions l’hiſtoire, nous y verrons des Souverains orthodoxes, zélés & religieux juſqu’au ſcrupule, être en même tems des parjures, des uſurpateurs, des adulteres, des voleurs, des aſſaſſins, des hommes enfin qui agiſſent comme s’ils ne craignoient point ce Dieu qu’ils honorent de bouche. Parmi ces courtiſans qui les entourent, nous verrons un alliage continuel de chriſtianiſme & de crime, de dévotion & d’iniquité, de foi & de vexations, de religion & de trahiſons. Parmi ces Prêtres d’un Dieu pauvre & crucifié, qui fondent leur exiſtence ſur ſa religion, qui prétendent que ſans elle il ne peut y avoir de morale, ne voyons-nous pas régner l’orgueil, l’avarice, la lubricité, l’eſprit de domination & de vengeance[2] ? Leurs prédications continuelles, & réitérées depuis tant de ſiécles, ont-elles véritablement influé ſur les mœurs des nations ? Les converſions, que leurs diſcours opérent, ſont-elles vraiment utiles ? Changent-elles les cœurs des peuples qui les écoutent ? De l’aveu même de ces docteurs, ces converſions ſont très-rares, ils vivent toujours dans la lie des ſiécles ; la perverſité humaine augmente chaque jour, & chaque jour ils déclament contre des vices & des crimes, que la coutume autoriſe, que le gouvernement encourage, que l’opinion favoriſe, que le pouvoir récompenſe, & que chacun ſe trouve intéreſſé à commettre, ſous peine d’être malheureux.

Ainſi, de l’aveu même de ſes Miniſtres, la religion, dont les préceptes ont été inculqués dès l’enfance & ſe répétent ſans relâche, ne peut rien contre la dépravation des mœurs. Les hommes mettent toujours la religion de côté, dès qu’elle s’oppoſe à leurs deſirs ; ils ne l’écoutent que lorſqu’elle favoriſe leurs paſſions, lorſqu’elle s’accorde avec leur tempérament, & avec les idées qu’ils ſe font du bonheur. Le libertin s’en mocque, lorſqu’elle condamne ſes débauches ; l’ambitieux la mépriſe, lorſqu’elle met des bornes à ſes vœux ; l’avare ne l’écoute point, lorſqu’elle lui dit de répandre des bienfaits ; le courtiſan rit de ſa ſimplicité, quand elle lui ordonne d’être franc & ſincere. D’un autre côté, le Souverain eſt docile à ſes leçons, lorſqu’elle lui dit qu’il eſt l’image de la Divinité ; qu’il doit être abſolu comme elle ; qu’il eſt le maître de la vie & des biens de ſes ſujets ; qu’il doit les exterminer, quand ils ne penſent point comme lui. Le bilieux écoute avidement les préceptes de ſon prêtre, quand il lui ordonne de haïr ; le vindicatif lui obéit, quand il lui permet de ſe venger lui-même, ſous prétexte de venger ſon Dieu. En un mot, la religion ne change rien aux paſſions des hommes, ils ne l’écoutent, que lorſqu’elle parle à l’uniſſon de leurs deſirs ; elle ne les change qu’au lit de la mort : alors leur changement eſt inutile au monde, & le pardon du ciel, que l’on promet au repentir infructueux des mourans, encourage les vivans à perſiſter dans le déſordre juſqu’au dernier inſtant.

En vain la religion prêcheroit-elle la vertu, lorſque cette vertu devient contraire aux intérêts des hommes, ou ne les mene à rien. On ne peut donner des mœurs à une nation dont le Souverain eſt lui-même ſans mœurs & ſans vertu ; où les Grands regardent cette vertu, comme une foibleſſe ; où les prêtres la dégradent par leur conduite ; où l’homme du peuple, malgré les belles harangues de ſes prédicateurs, ſent bien que, pour ſe tirer de la miſere, il faut ſe prêter aux vices de ceux qui ſont plus puiſſans que lui. Dans des ſociétés ainſi conſtituées, la morale ne peut être qu’une ſpéculation ſtérile, propre à exercer l’eſprit, ſans influer ſur la conduite de perſonne, ſinon d’un petit nombre d’hommes, que leur tempérament a rendus modérés & contens de leur ſort. Tous ceux qui voudront courir à la fortune, ou rendre leur ſort plus doux, ſe laiſſeront entraîner par le torrent général, qui les forcera de franchir les obſtacles que la conſcience leur oppoſe.

Ce n’eſt donc point le Prêtre, c’eſt le Souverain, qui peut établir les mœurs dans un État. Il doit prêcher par ſon exemple ; il doit effrayer le crime par des châtimens ; il doit inviter à la vertu par des récompenſes ; il doit ſur-tout veiller à l’éducation publique, afin que l’on ne ſeme dans les cœurs de ſes ſujets, que des paſſions utiles à la ſociété.

Parmi nous, l’éducation n’occupe preſque point la politique ; celle-ci montre l’indifférence la plus profonde ſur l’objet le plus eſſentiel au bonheur des états. Chez preſque tous les peuples modernes, l’éducation publique ſe borne à enſeigner des langues inutiles à la plûpart de ceux qui les apprennent ; au lieu de la morale, on inculque aux Chrétiens, les fables merveilleuſes & les dogmes inconcevables d’une religion très-oppoſée à la droite raiſon : dès le premier pas que le jeune homme fait dans ſes études, on lui apprend qu’il doit renoncer au témoignage de ſes ſens, ſoumettre ſa raiſon, qu’on lui décrie comme un guide infidéle, & s’en rapporter aveuglément à l’autorité de ſes maîtres. Mais quels ſont ces maîtres ? Ce ſont des prêtres, intéreſſés à maintenir l’univers dans des opinions dont ſeuls ils recueillent les fruits. Ces pédagogues mercénaires, pleins d’ignorance & de préjugés, ſont rarement eux-mêmes au ton de la ſociété. Leurs ames abjectes & rétrécies ſont-elles bien capables d’inſtruire leurs éléves de ce qu’elles ignorent elles-mêmes ? Des pédans, avilis aux yeux mêmes de ceux qui leur confient leurs enfans, ſont-ils bien en état d’inſpirer à leurs éléves le deſir de la gloire, une noble émulation, les ſentimens généreux, qui ſont la ſource de toutes les qualités utiles à la république ? Leur apprendront-ils à aimer le bien public, à ſervir la patrie, à connoître les devoirs de l’homme & du citoyen, du pere de famille & des enfans, des maîtres & des ſerviteurs ? Non ſans doute ; l’on ne voit ſortir des mains de ces guides ineptes & mépriſables, que des ignorans ſuperſtitieux, qui, s’ils ont profité des leçons qu’ils ont reçues, ne ſavent rien des choſes néceſſaires à la ſociété, dont ils vont devenir des membres inutiles.

De quelque côté que nous portions nos regards, nous verrons l’étude des objets les plus importans pour l’homme, totalement négligée. La morale, ſous laquelle je comprens auſſi la politique, n’eſt preſque comptée pour rien dans l’éducation européenne ; la ſeule morale qu’on apprenne aux chrétiens, c’eſt cette morale enthouſiaſte, impraticable, contradictoire, incertaine, que nous voyons contenue dans l’évangile ; elle n’eſt propre, comme je crois l’avoir prouvé, qu’à dégrader l’eſprit, qu’à rendre la vertu haïſſable, qu’à former des eſclaves abjects, qu’à briſer le reſſort de l’ame ; ou bien, ſi elle eſt ſemée dans des eſprits échauffés, elle n’en fait que des fanatiques turbulens, capables d’ébranler les fondemens des ſociétés.

Malgré l’inutilité & la perverſité de la morale que le chriſtianiſme enſeigne aux hommes, ſes partiſans oſent nous dire que ſans religion l’on ne peut avoir des mœurs. Mais qu’eſt-ce qu’avoir des mœurs, dans le langage des chrétiens ? C’eſt prier ſans relâche, c’eſt fréquenter les temples, c’eſt faire pénitence, c’eſt s’abſtenir des plaiſirs, c’eſt vivre dans le recueillement & la retraite. Quel bien réſulte-t’il pour la ſociété de ces pratiques, que l’on peut obſerver, ſans avoir l’ombre de la vertu ? Si des mœurs de cette eſpéce conduiſent au ciel, elles ſont très inutiles à la terre. Si ce ſont là des vertus, il faut convenir que ſans religion l’on n’a point de vertus. Mais, d’un autre côté, on peut obſerver fidélement tout ce que le chriſtianiſme recommande, ſans avoir aucune des vertus que la raiſon nous montre comme néceſſaires au ſoutien des ſociétés politiques.

Il faut donc bien diſtinguer la morale religieuſe de la morale politique : la premiere fait des ſaints, l’autre des citoyens ; l’une fait des hommes inutiles ou même nuiſibles au monde, l’autre doit avoir pour objet de former à la ſociété des membres utiles, actifs, capables de la ſervir, qui rempliſſent les devoirs d’époux, de peres, d’amis, d’aſſociés, quelques ſoient d’ailleurs leurs opinions métaphiſiques, qui, quoiqu’en diſe la théologie, ſont bien moins sûres que les regles invariables du bon ſens.

En effet, il eſt certain que l’homme eſt un être ſociable, qui cherche en tout ſon bonheur ; qu’il fait le bien, lorſqu’il y trouve ſon intérêt ; qu’il n’eſt ſi communément méchant, que parce que ſans celà il ſeroit obligé de renoncer au bien être. Cela poſé, que l’éducation enſeigne aux hommes à connoître les rapports qui ſubſiſtent entr’eux, & les devoirs qui découlent de ces rapports ; que le gouvernement, à l’aide des loix, des récompenſes & des peines, confirme les leçons que l’éducation aura données ; que le bonheur accompagne les actions utiles & vertueuſes ; que la honte, le mépris, le châtiment, puniſſent le crime & le vice, alors les hommes auront une morale humaine, fondée ſur leur propre nature, ſur les beſoins des nations, ſur l’intérêt des peuples & de ceux qui les gouvernent. Cette morale, indépendante des notions ſublimes de la théologie, n’aura peut-être rien de commun avec la morale religieuſe ; mais la ſociété n’aura rien à perdre avec cette derniere morale, qui, comme on l’a prouvé, s’oppoſe à chaque inſtant au bonheur des Etats, au repos des familles, à l’union des citoyens.

Un Souverain, à qui la ſociété a confié l’autorité ſuprême, tient dans ſes mains les grands mobiles qui agiſſent ſur les hommes ; il a plus de pouvoir que les Dieux, pour établir & réformer les mœurs. Sa préſence, ſes récompenſes, ſes menaces, que dis-je ? Un ſeul de ſes regards, peuvent bien plus que tous les ſermons des Prêtres. Les honneurs de ce monde, les dignités, les richeſſes, agiſſent bien plus fortement ſur les hommes les plus religieux, que toutes les eſpérances pompeuſes de la religion. Le courtiſan le plus dévot craint plus ſon Roi que ſon Dieu.

C’eſt donc, je le répéte, le Souverain qui doit prêcher ; c’eſt à lui qu’il appartient de réformer les mœurs ; elles ſeront bonnes, lorſque le Prince ſera bon & vertueux lui-même, lorſque les citoyens recevront une éducation honnête, qui, en leur inſpirant de bonne heure des principes vertueux, les habituera à honorer la vertu, à déteſter le crime, à mépriſer le vice, à craindre l’infamie. Cette éducation ne ſera point infructueuſe, lorſque des exemples continuels prouveront aux citoyens que c’eſt par des talens & des vertus que l’on parvient aux honneurs, au bien être, aux diſtinctions, à la conſidération, à la faveur, & que le vice ne conduit qu’au mépris & à l’ignominie. C’eſt à la tête d’une nation nourrie dans ces principes, qu’un Prince éclairé ſera réellement grand, puiſſant & reſpecté. Ses prédications ſeront plus efficaces que celles de ces Prêtres, qui, depuis tant de ſiécles, déclament inutilement contre la corruption publique[3].

Si les Prêtres ont uſurpé ſur la puiſſance ſouveraine le droit d’inſtruire les peuples, que celle-ci reprenne ſes droits, ou du moins qu’elle ne ſouffre point qu’ils jouiſſent excluſivement de la liberté de régler les mœurs des nations & de leur parler de la morale ; que le Monarque réprime ces Prêtres eux-mêmes, quand ils enſeigneront des maximes viſiblement nuiſibles au bien de la ſociété. Qu’ils enſeignent, s’il leur plaît, que leur Dieu ſe change en pain, mais qu’ils n’enſeignent jamais que l’on doit haïr, ou détruire ceux qui refuſent de croire ce myſtere ineffable. Que dans la ſociété nul inſpiré n’ait la faculté de ſoulever les ſujets contre l’autorité, de ſemer la diſcorde, de briſer les liens qui uniſſent les citoyens entr’eux, de troubler la paix publique pour des opinions. Le Souverain, quand il voudra, pourra contenir le ſacerdoce lui-même. Le fanatiſme eſt honteux quand il ſe voit privé d’appui ; les Prêtres eux-mêmes attendent du Prince les objets de leurs deſirs, & la plûpart d’entr’eux ſont toujours diſpoſés à lui ſacrifier les intérêts prétendus de la religion & de la conſcience, quand ils jugent ce ſacrifice néceſſaire à leur fortune.

Si l’on me dit que les Princes ſe croiront toujours intéreſſés à maintenir la religion & à ménager ſes Miniſtres, au moins par politique, lors même qu’ils en ſeront détrompés intérieurement ; je réponds qu’il eſt aiſé de convaincre les Souverains par une foule d’exemples, que la religion Chrétienne fut cent fois nuiſible à leurs pareils ; que le ſacerdoce fut & ſera toujours le rival de la Royauté ; que les Prêtres chrétiens ſont par leur eſſence les ſujets les moins ſoumis : je réponds, qu’il eſt facile de faire ſentir à tout Prince éclairé, que ſon intérêt véritable eſt de commander à des peuples heureux ; que c’eſt du bien être qu’il leur procure, que dépendra ſa propre sûreté & ſa propre grandeur ; en un mot, que ſon bonheur eſt lié à celui de ſon peuple, & qu’à la tête d’une nation, compoſée de citoyens honnêtes & vertueux, il ſera bien plus fort, qu’à la tête d’une troupe d’eſclaves ignorans & corrompus, qu’il eſt forcé de tromper, pour pouvoir les contenir, & d’abreuver d’impoſtures, pour en venir à bout.

Ainſi, ne déſeſpérons point que quelque jour la vérité ne perce juſqu’au trône. Si les lumieres de la raiſon & de la ſcience ont tant de peines à parvenir juſqu’aux Princes, c’eſt que des Prêtres intéreſſés, et des courtiſans faméliques, cherchent à les retenir dans une enfance perpétuelle, leur montrent le pouvoir & la grandeur dans des chiméres, & les détournent des objets néceſſaires à leur vrai bonheur. Tout Souverain, qui aura le courage de penſer par lui-même, ſentira que ſa puiſſance ſera toujours chancelante & précaire, tant qu’elle n’aura d’appui que dans les phantômes de ſa religion, les erreurs des peuples, les caprices du ſacerdoce. Il ſentira les inconvéniens réſultans d’une adminiſtration fanatique, qui juſqu’ici n’a formé que des ignorans préſomptueux, des chrétiens opiniâtres & ſouvent turbulens, des citoyens incapables de ſervir l’Etat, des peuples imbécilles, prêts à recevoir les impreſſions des guides qui les égarent ; il ſentira les reſſources immenſes que mettroient dans ſes mains les biens ſi long-tems uſurpés ſur la nation par des hommes inutiles, qui, ſous prétexte de l’inſtruire, la trompent & la dévorent[4]. A ces fondations religieuſes, dont le bon ſens rougit, qui n’ont ſervi qu’à récompenſer la pareſſe, qu’à entretenir l’inſolence & le luxe, qu’à favoriſer l’orgueil ſacerdotal, un Prince ferme & ſage ſubſtituera des établiſsemens utiles à l’Etat, propres à faire germer les talens, à former la jeuneſſe, à récompenſer les ſervices & les vertus, à ſoulager des peuples, à faire éclore des citoyens.

Je me flatte, Monſieur, que ces réfléxions me diſculperont à vos yeux. Je ne prétens point aux ſuffrages de ceux qui ſe croyent intéreſſés aux maux de leurs concitoyens ; ce n’eſt point eux que je cherche à convaincre ; on ne peut rien prouver à des hommes vicieux & déraiſonnables. J’oſe donc eſpérer que vous ceſſerez de regarder mon livre comme dangereux & mes eſpérances comme totalement chimériques. Beaucoup d’hommes ſans mœurs ont attaqué la religion, parce qu’elle contrarioit leurs penchans ; beaucoup de ſages l’ont mépriſée, parce qu’elle leur paroiſſoit ridicule ; beaucoup de perſonnes l’ont regardée comme indifférente, parce qu’elles n’en ont point ſenti les vrais inconvéniens : comme citoyen, je l’attaque, parce qu’elle me paroît nuiſible au bonheur de l’Etat, ennemie des progrès de l’eſprit humain, oppoſée à la ſaine morale, dont les intérêts de la politique ne peuvent jamais ſe ſéparer. Il me reſte à vous dire avec un Poëte ennemi, comme moi, de la ſuperſtition :

Si tibi vera videtur,
Dede manus, & ſi falſa, accingere contra.

Je ſuis, &c…

Paris le 4 mai 1758.
  1. J’ai mis cette vérité dans tout ſon jour dans mes Recherches ſur l’origine du Deſpotiſme oriental.
  2. Quand nous nous plaignons des désordres des Prêtres, on nous ferme la bouche, en disant : qu’il faut faire ce qu’ils disent & ne point faire ce qu’ils font. Quelle confiance pouvons-nous prendre en des médecins, qui, lorsqu’ils ont les mêmes maux que nous, ne veulent jamais se servir des mêmes remédes qu’ils prescrivent ?
  3. Quintilien dit, Quidquid Pincipes faciunt, pracipere videntur. Les Princes ſemblent ordonner de faire tout ce qu’ils font eux-mêmes.
  4. Quelques perſonnes ont cru que le Clergé pouvoit ſervir quelquefois de barriere au deſpotiſme ; mais l’expérience ſuffit pour prouver que jamais ce corps n’a ſtipulé que pour lui-même. Ainſi l’intérêt des nations, & celui des bons Souverains, trouve que ce corps n’eſt abſolument bon à rien.