Le Cid/Édition Marty-Laveaux/À Madame de Combalet

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LE CID, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachetteÉdition Marty-Laveaux (p. 77-78).

ÉPÎTRE.




À MADAME DE COMBALET[1].


Madame,

Ce portrait vivant que je vous offre représente un héros assez reconnoissable aux lauriers dont il est couvert. Sa vie a été une suite continuelle de victoires ; son corps, porté dans son armée, a gagné des batailles après sa mort ; et son nom, au bout de six cents ans, vient encore de triompher en France[2]. Il y a trouvé une réception trop favorable pour se repentir d’être sorti de son pays, et d’avoir appris à parler une autre langue que la sienne. Ce succès a passé mes plus ambitieuses espérances, et m’a surpris d’abord ; mais il a cessé de m’étonner depuis que j’ai vu la satisfaction que vous avez témoignée quand il a paru devant vous. Alors j’ai osé me promettre de lui tout ce qui en est arrivé[3], et j’ai cru qu’après les éloges dont vous l’avez honoré, cet applaudissement universel ne lui pouvoit manquer. Et véritablement, Madame, on ne peut douter avec raison de ce que vaut une chose qui a le bonheur de vous plaire : le jugement que vous en faites est la marque assurée de son prix ; et comme vous donnez toujours libéralement aux véritables beautés l’estime qu’elles méritent, les fausses n’ont jamais le pouvoir de vous éblouir. Mais votre générosité ne s’arrête pas à des louanges stériles pour les ouvrages qui vous agréent ; elle prend plaisir à s’étendre utilement sur ceux qui les produisent, et ne dédaigne point d’employer en leur faveur ce grand crédit que votre qualité et vos vertus vous ont acquis. J’en ai ressenti des effets qui me sont trop avantageux pour m’en taire, et je ne vous dois pas moins de remercîments pour moi que pour le Cid. C’est une reconnoissance qui m’est glorieuse, puisqu’il m’est impossible de publier que je vous ai de grandes obligations, sans publier en même temps que vous m’avez assez estimé pour vouloir que je vous en eusse. Aussi, Madame, si je souhaite quelque durée pour cet heureux effort de ma plume, ce n’est point pour apprendre mon nom à la postérité, mais seulement pour laisser des marques éternelles de ce que je vous dois, et faire lire à ceux qui naîtront dans les autres siècles la protestation que je fais d’être toute ma vie,

madame,
Votre très-humble, très-obéissant et très-
obligé serviteur,
Corneille.
  1. L’épître dédicatoire est adressée : À madame la duchesse d’Aiguillon, dans les éditions de 1648-56. — Marie-Madeleine de Vignerot, nièce de Richelieu, avait épousé Antoine de Beauvoir, marquis du Roure, seigneur de Combalet, qui fut tué en 1621 devant Montauban. Le Cardinal la plaça près de la Reine, en qualité de dame d’honneur, et fit revivre pour elle en 1638 le duché d’Aiguillon. Toutefois ces mots : À Madame de Combalet, subsistèrent en tête de la présente dédicace, dans les éditions du Cid, jusqu’en 1644 inclusivement. On y substitua plus tard, comme nous venons de le dire : À Madame la duchesse d’Aiguillon, dans les recueils des Œuvres, jusqu’en 1660, époque à laquelle Corneille supprima les dédicaces et les avertissements. La duchesse mourut en 1675. Voyez ci-dessus, p. 18 et 19.
  2. Var. (édit. de 1654 et 56) : vient encore triompher.
  3. Ce membre de phrase manque dans l’édition de 1637 in-12, qui porte simplement : « alors j’ai cru qu’après les éloges, etc. »