Le Ciel empoisonné/Chapitre IV

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Pierre Laffite (p. 133-162).



CHAPITRE IV


JOURNAL D’UN MOURANT.


Combien ils semblent étranges ces mots hâtivement écrits au sommet de la page blanche ! Mais combien plus étrange encore le fait que je viens de les écrire, moi, Édouard Malone, parti de mon logement de Streatham il n’y a que douze heures, sans le moindre soupçon des événements fantastiques qui se préparaient pour la journée ! Je renoue la chaîne des incidents : mon entrevue avec Mc Ardle, la publication par le Times de la lettre de Challenger donnant la première note alarmante, l’absurde voyage dans le train, l’agréable déjeuner, la catastrophe ; le tout, aboutissant à ceci que, présentement, nous restons seuls à nous attarder sur cette planète vide ! Notre compte est si bien réglé que je puis considérer ces lignes, tracées mécaniquement, par habitude professionnelle, et destinées à ne jamais tomber sous des yeux humains, comme le testament d’un homme déjà mort, tellement il se sent proche de la sombre frontière qu’à l’exception d’un petit groupe d’amis le monde entier a déjà franchie. Je sens à quel point Challenger avait raison quand il disait que, le vrai drame, ce serait de survivre à tout ce qu’il y a eu de noble, de bon et de beau sur la terre. Mais de cela nous ne devons avoir nulle crainte. Déjà notre second tube d’oxygène s’épuise. Nous pouvons évaluer à une minute près notre durée finale.

Challenger vient de nous offrir une conférence d’un bon quart d’heure. Dans son excitation, il mugissait et soufflait comme il eût fait au Queen’s Hall devant un amphithéâtre de vieux savants sceptiques. Singulier auditoire que le sien : sa femme, tout à fait ignorante du sujet traité, et d’avance convaincue ; Summerlee, tapi dans l’ombre, grognon et critique, mais intéressé ; lord John, dans un coin, nonchalant et quelque peu ennuyé de cette séance ; moi, près de la fenêtre, observant la scène avec une espèce de détachement attentif, comme si tout se passait dans un rêve ou qu’il s’agît d’une chose qui ne me concernât pas personnellement. Challenger occupait une chaise devant la table, au centre de la pièce ; et sous le microscope qu’il était allé chercher dans son cabinet de toilette, la lampe électrique illuminait la lamelle de verre. Le petit rond de lumière blanche projetée par le miroir éclairait vivement une partie de son visage inégal et barbu, laissant dans le noir l’autre moitié. Il avait dû étudier de longue date les formes inférieures de la vie : pour l’instant, il était très excité, parce que, dans la lamelle microscopique préparée la veille, il trouvait l’amibe encore vivante.

« Vous pouvez le constater par vous-mêmes, ne cessait-il de répéter, tout hors de lui. Summerlee, voulez-vous venir vous rendre compte ? Aurez-vous l’obligeance de vérifier ce que je dis, Malone ? Ces petites choses en forme de fuseau, au centre, ce sont des diatomées ; et nous n’avons pas à en tenir compte, puisqu’elles sont probablement de nature plutôt végétale qu’animale. Mais, à droite, vous verrez, à n’en pas douter, une amibe se mouvoir paresseusement dans le champ. La vis d’en haut est pour la mise au point. Regardez vous-mêmes. »

Summerlee regarda et acquiesça. M’approchant à mon tour, je vis un être minuscule, qui semblait fait en verre pilé, glisser, dans une sorte de coulée visqueuse, à travers le rond de lumière. Lord John, lui, acceptait tout de confiance.

« Peu me chaut que votre animal soit mort ou vif, dit-il. Lui et moi ne nous connaissons même pas de vue. Pourquoi m’en soucierais-je ? Je ne suppose pas qu’il s’inquiète de notre santé ».

Je partis de rire ; sur quoi, Challenger me lança un coup d’œil si méprisant qu’il me glaça.

« La légèreté de l’homme à demi éduqué, dit-il, est pour la science un pire obstacle que l’ignorance obtuse. Si lord John Roxton voulait se donner la peine…

— Un peu de modération, mon cher George, fit Mrs. Challenger, en passant sa main dans la noire crinière penchée sur le microscope. Qu’est-ce que cela peut faire que cette amibe vive ou ne vive pas ?

— Cela peut faire beaucoup, répliqua, d’un ton pincé, Challenger.

— Soit, nous vous écoutons ! fit lord John, qui sourit, sans rancune. Autant parler de cela que d’autre chose. Si vous pensez que j’ai traité votre animal trop cavalièrement ou que je l’ai blessé en quoi que ce soit, je lui fais mes excuses.

— Pour ma part, intervint Summerlee de sa voix grinçante et chicanière, je ne comprends pas l’importance que vous attachez à ce que votre amibe vive. Elle habite la même atmosphère que nous, d’où s’ensuit naturellement que le poison n’agit pas sur elle. Hors de cette chambre, elle périrait, comme toute autre vie animale.

— Vos observations, mon bon Summerlee, dit Challenger, énorme d’indulgence, (ah ! que ne puis-je peindre cette tête hautaine, sous l’éclatant reflet circulaire que lui envoyait le miroir du microscope !) vos observations montrent que vous appréciez mal la situation. Ce spécimen a été monté hier, et il est hermétiquement clos. Il ne reçoit rien de notre oxygène. Mais, bien entendu, notre éther a pénétré jusqu’à lui, comme jusqu’à tout autre point de l’univers. Il a donc survécu au poison. Vous pouvez en conclure que toutes les amibes qui sont hors de cette chambre, au lieu d’être mortes, selon votre affirmation erronée, survivent à la catastrophe.

— Eh bien, même à présent, je ne me sens pas l’envie de hurler de joie. En quoi la chose a-t-elle une importance ?

— Simplement en ceci : que le monde continue à vivre. Si vous aviez l’imagination scientifique, vous projetteriez votre esprit au delà du fait actuel ; vous verriez, d’ici à quelques millions d’années – simple période transitoire dans l’immense série des âges – fourmiller de plus belle, sur toute la terre, la vie animale et la vie humaine, issues de cet imperceptible germe. Vous avez rencontré de ces prairies où l’incendie, effaçant toute trace de gazon et de plantes, n’a laissé qu’une étendue noirâtre. Vous les croiriez vouées à n’être éternellement qu’un désert. Mais, dans le sol, les racines restent ; repassez par là quelques années plus tard, vous ne reconnaîtrez pas les places ravagées. L’infime créature que voici porte en elle les racines de la vie animale ; et par les puissances de développement qu’elle renferme, par son évolution, elle ne peut manquer, avec le temps, de supprimer jusqu’à la dernière trace de la crise sans pareille où nous sommes englobés.

— Diablement intéressant ! dit lord John, qui, sans en avoir l’air, s’était tout de même rapproché du microscope. Le drôle de petit personnage, à cataloguer numéro i parmi les portraits d’ancêtres ! Il a sur lui comme un gros bouton de chemise.

— Cet objet sombre est son nucléus, énonça Challenger, à la façon d’une gouvernante qui montre l’alphabet à un gamin.

— Ainsi, maintenant, poursuivit lord John en riant, nous n’allons plus nous sentir seuls, il y a un autre vivant que nous sur la terre.

— Vous semblez tenir pour acquis, dit Summerlee, que le monde, de par sa création, a pour unique objet de produire et d’entretenir la vie humaine ?

— Mais, monsieur, quel objet différent lui supposeriez-vous ? demanda Challenger, qui se gendarmait à la moindre contradiction.

— Je trouve monstrueuse, quand j’y réfléchis, la prétention de l’homme se figurant que le monde est un théâtre bâti pour qu’il s’y pavane.

— Sans dogmatiser là-dessus, sans y rien mettre non plus de ce que vous appelez, bien témérairement, une monstrueuse prétention, nous pouvons à coup sûr affirmer que nous occupons le rang le plus élevé dans la nature.

— Le plus élevé à notre connaissance.

— Cela, monsieur, va sans dire.

— Pensez aux millions, et, peut-être, aux billions d’années pendant lesquelles la terre roula toute vide dans l’espace, ou, sinon toute vide, du moins sans aucune idée ni aucun signe annonciateur de l’espèce humaine. Imaginez-la baignée par la pluie, grillée par le soleil, fouettée par le vent, durant ces innombrables siècles. L’homme ne date que d’hier dans l’ordre des temps géologiques. Pourquoi décréter que cette formidable préparation se faisait à son bénéfice ?

— Au bénéfice de qui, alors, ou de quoi ? »

Summerlee haussa les épaules.

« Comment le dire ? C’est peut-être ce que nous ne saurions même concevoir, car peut-être l’homme n’est-il qu’un simple accident, un sous-produit qui se sera dégagé au cours des choses : ainsi l’écume de l’océan imaginerait que l’océan fut créé pour la produire et l’entretenir, ou une souris de cathédrale que l’édifice fut construit et aménagé pour sa résidence. »

J’ai noté les termes mêmes de la discussion ; mais voici qu’elle dégénère en une bruyante dispute, où s’entre-croisent les mots polysyllabes du jargon scientifique. C’est sans contredit un privilège que d’écouter deux hommes de cette intelligence débattre les plus hautes questions ; mais leur perpétuel discord fait que des profanes comme lord John et moi n’en tirent pas grand’chose de positif. Ils se neutralisent l’un l’autre, et nous restons Gros-Jean comme devant. À présent, tout ce beau vacarme a cessé ; Summerlee s’est rassis sur sa chaise, pendant que Challenger, manœuvrant encore les vis de son microscope, fait entendre, sans répit un grondement sourd, profond, inarticulé, comme la mer après la tempête. Lord John me rejoint à la fenêtre, et nous regardons la nuit au dehors.

Une lune nouvelle, la dernière que doivent contempler des prunelles humaines, luit d’un pâle éclat. Mais les étoiles ont une vivacité singulière. Même dans l’air transparent du plateau sud-américain, je ne les vis jamais plus brillantes. Est-ce que la modification de l’éther affecterait la lumière ? Le bûcher funéraire de Brighton flambe toujours, et une grande tache rouge dans le ciel, vers l’ouest, dénonce quelque sinistre à Arundel, Chichester ou Portsmouth. Je me rassieds, je médite, de temps en temps je prends une note. Il flotte dans l’air une mélancolique douceur. Jeunesse, beauté, amour, vertus chevaleresques, tout cela est-il fini ? Sous les rayons des astres, cette terre semble le pays du rêve et de la paix. Que nous voilà loin d’un Golgotha de la race humaine, terrible et couvert de cadavres ! Je me surprends soudain à rire.

« Holà ! jeune homme, qu’y a-t-il ? fait lord John, me dévisageant, très étonné. Un bon sujet de gaieté a son prix en des temps si rudes.

— Je pensais, dis-je, à toutes les grandes questions qui restent sans solution après ce qu’elles nous ont coûté de soins et de peine. La question de la rivalité anglo-allemande, par exemple, ou celle du Golfe Persique, qui passionnait mon directeur. Aurions-nous jamais prévu, quand elles nous donnaient tant de tintouin, la façon dont elles devaient se résoudre ? »

Nous retombons dans le silence. Sans doute chacun de nous songe aux amis déjà partis. Mrs. Challenger sanglote, et son mari, à voix basse, la console. Je revois toutes sortes de gens ; je me les représente couchés, rigides et blêmes, comme le pauvre Austin dans la cour. Mc Ardle entre autres : je sais, par le bruit de sa chute, sa position exacte, le visage sur son bureau, la main sur son téléphone. Et Beaumont, notre directeur : vraisemblablement, il s’allonge sur le tapis de Turquie bleu et rouge qui orne son sanctuaire. Et les camarades, dans la salle des reporters, Macdonna, Murrey, Bond : ils sont certainement morts à l’œuvre, ayant en mains leurs carnets bourrés d’impressions vivantes et de faits prodigieux. Je les imagine, celui-ci dépêché auprès des docteurs, cet autre à Wesminster, ce troisième à Saint-Paul. De quelles fulgurantes « manchettes » ils auront eu la vision suprême, qui jamais ne devait se matérialiser en encre d’imprimerie ! Je vois Macdonna chez les docteurs. « On espère à Harley Street. Interview de Mr. Soley Wilson. Le grand spécialiste dit : Ne perdons pas courage. » « Notre correspondant particulier a trouvé l’éminent savant juché sur son toit, où l’avait forcé de se réfugier la foule de clients épouvantés qui avaient envahi sa demeure. Sans dissimuler qu’il mesurât l’immense gravité de la situation, le célèbre médecin a refusé d’admettre que toutes les avenues de l’espoir fussent closes. » Ainsi débuterait Mac. Puis il y avait Bond. Sans doute avait-il « fait » Saint-Paul. Il soignait son style. Ma parole, quel thème pour lui ! « Tandis que, de la petite galerie sous le dôme, je plongeais le regard dans toute cette humanité grouillante, prosternée par le désespoir aux pieds d’une puissance qu’elle avait si obstinément ignorée, par-dessus les remous de la foule montait jusqu’à mes oreilles un tel murmure de terreur et de prière, une si frémissante adjuration vers l’inconnu, que… » Ainsi de suite.

Oui, ç’avait été une belle fin pour un reporter, bien qu’il fût mort, comme je vais mourir, en possession de trésors inemployés. Que ne donnerait Bond, le pauvre garçon, pour voir ses initiales J.-H. B. au bas des lignes que je crois lire !

Mais voilà bien du radotage. Manière de passer le temps. Mrs. Challenger s’est retirée dans le cabinet de toilette ; elle dort, nous dit le professeur. Lui, cependant, prend des notes et consulte des bouquins à la table centrale, aussi calme que s’il avait en perspective des années de labeur paisible. Sa plume d’oie mène grand bruit sur le papier, comme pour crier son mépris des opinions adverses.

Summerlee, ployé de côté sur sa chaise, émet de temps à autre un ronflement qui m’exaspère ; lord John repose, enfoncé dans la sienne, les yeux clos. Comment les gens peuvent dormir dans de telles conditions, c’est inconcevable.

Trois heures du matin. Je m’éveille en sursaut. Il était onze heures cinq quand j’ai tracé ma dernière ligne. Je me souviens d’avoir remonté ma montre et noté l’heure. J’ai donc – qui l’eût jamais cru ? – gaspillé cinq heures sur le bref délai dont nous disposions. Mais je me sens renouvelé, prêt à ce qui m’attend. Du moins, je me le persuade. Et pourtant, plus un homme est en bon état, plus la vie afflue en lui, et plus il doit avoir horreur de la mort. Que de sagesse et de miséricorde dans cette sollicitude de la nature qui veut que notre ancre terrestre se détache par une infinité d’imperceptibles secousses, jusqu’à ce que, du port intenable où nous enchaînait le monde, notre conscience dérive dans la grande mer au delà !

Mrs. Challenger dort toujours dans le cabinet de toilette. Challenger s’est endormi sur son siège. Quel tableau ! Son énorme membrure penche en arrière, ses grosses mains velues s’agrafent à son gilet, sa tête se dérobe, à tel point que je n’aperçois, par-dessus son col, que le hérissement touffu et luxuriant de sa barbe. Il ronfle, en vibrant de tout son corps, et le ténor aigu de Summerlee répond par intervalles à sa basse sonore. Lord John sommeille aussi, sa longue personne pliée de travers dans un fauteuil d’osier. Déjà l’aube glisse un peu de sa froide clarté dans la chambre. Tout est gris et morne.

Je regarde se lever le soleil, le fatal soleil qui va éclairer un monde dépeuplé. Un jour a suffi pour éteindre la race humaine ; mais les planètes continuent leur ronde, les marées s’élèvent et s’abaissent, le vent soupire ; la nature poursuit ses voies, jusque, semble-t-il, dans l’amibe même, et pas un signe ne manifeste que celui qui s’intitulait le roi de la création ait jamais réjoui ou désolé l’univers par sa présence. En bas, dans la cour, Austin s’étale de tous ses membres, livide sous la clarté du petit jour, et brandissant encore de sa main morte la lance d’arrosage. L’humanité se personnifie dans cet homme ainsi couché, à demi grotesque, à demi pathétique, et totalement déchu de sa puissance, près de la machine qu’il gouvernait…

Ici s’arrêtent mes notes. Depuis, les événements se sont trop précipités, et avec trop de violence, pour me permettre d’écrire : Mais la mémoire m’en restitue fidèlement chaque détail. Une impression de suffocation, d’étranglement, me fit regarder les cylindres, et je frémis. Les sabliers de nos vies s’épuisaient. Challenger, dans le cours de la nuit, avait porté du troisième cylindre au quatrième le conduit extérieur de l’oxygène ; évidemment, le quatrième arrivait, lui aussi, au bout de son contenu. Ma gorge se contractait de plus en plus sous l’horrible étreinte. Je courus dévisser le conduit, je l’adaptai à notre dernier cylindre. Je sentais qu’il y avait urgence et que, si ma main avait tant soit peu tardé, tous mes compagnons auraient succombé dans leur sommeil. Je fus d’ailleurs rassuré à cet égard par la voix de Mrs. Challenger criant, du cabinet de toilette :

« George ! George ! j’étouffe !

— N’ayez pas peur, Mrs. Challenger, répondis-je, cependant que, d’un bond, les autres se mettaient sur pied ; je viens d’ouvrir un nouveau cylindre. »

Même à une pareille minute, je ne pus m’empêcher de sourire en voyant Challenger, tel un monstrueux gosse barbu, passer sur ses paupières deux formidables poings couverts d’une noire broussaille. Summerlee avait des frissons de fièvre ; à mesure qu’il reprenait conscience de la situation, les craintes de l’homme dominaient un instant chez lui le stoïcisme du savant. Lord John était aussi froid, aussi alerte que s’il se fût levé un matin de chasse.

« Cinquième et dernier, dit-il, lorgnant le tube. Or ça, jeune homme, vous n’allez pas prétendre que vous vous donniez la peine d’écrire vos impressions dans ce carnet, sur votre genou ?

— Quelques notes, simplement, pour tromper les heures.

— Je doute que l’idée en fût venue à personne qu’un Irlandais. Pour avoir un lecteur, il va vous falloir attendre, je crois, que notre jeune sœur l’amibe ait un peu monté en graine ; et elle n’en paraît pas pressée. Eh bien, professeur, quelles perspectives ? »

Challenger regardait le brouillard du matin noyer le paysage. Sur cet océan d’ouate, les coteaux boisés dressaient des îlots coniques.

« On dirait un linceul, dit Mrs. Challenger, qui avait revêtu un peignoir. Elle était prophétique, George, cette chanson que vous aviez coutume de chanter : Enveloppe le vieux, enveloppe le jeune. Mais vous grelottez, mes pauvres amis. J’ai passé la nuit au chaud dans mes couvertures, pendant que vous geliez sur vos chaises. Je vais réparer cela. »

Elle sortit dare-dare, la brave petite créature ; bientôt après nous entendîmes le ronron d’une bouilloire ; et Mrs. Challenger ne tarda pas à reparaître avec un plateau où cinq tasses exhalaient une vapeur de chocolat.

« Voici qui vous fera du bien, buvez ! » dit-elle.

Et nous bûmes, Summerlee demanda la permission d’allumer sa pipe. Mes deux autres compagnons et moi, nous avions des cigarettes. Le tabac, je crois, nous calma les nerfs, ce qui n’empêche pas que nous eûmes tort de fumer, car l’atmosphère étouffée de la chambre devint irrespirable. Challenger dut ouvrir l’imposte.

« Pour combien de temps en avons-nous, Challenger ? questionna lord John.

— Peut-être pour trois heures, répondit-il avec un haussement d’épaules.

— J’ai commencé par avoir grand-peur, dit Mrs. Challenger ; mais plus le dénouement approche, moins il m’impressionne. Ne croyez-vous pas que nous devrions prier, George ?

— Priez si vous le voulez, ma chérie, répondit très gentiment le gros homme. Nous avons tous notre manière de prier. La mienne est un consentement absolu et joyeux à tout ce que le destin me réserve. Et par là se rejoignent apparemment la plus haute religion et la plus haute science.

— Je ne puis pas dire, en bonne franchise, que mon état d’esprit soit celui du consentement, et surtout du consentement joyeux, grogna Summerlee, sans quitter sa pipe. Je me soumets parce que je dois me soumettre. J’avoue que j’aurais aimé vivre un an de plus pour terminer ma classification des fossiles de la craie.

— Que votre travail reste inachevé, cela ne compte guère, pontifia Challenger, si l’on songe que moi-même j’en suis encore au début de ma grande œuvre L’Echelle de la Vie. Mon cerveau, mes lectures, mon expérience, tout ce qui, en somme, constitue chez moi, un bagage unique, j’allais le mettre dans ce livre destiné à faire époque. Et néanmoins, je vous l’ai dit, je consens.

— Je présume que nous laissons tous quelque affaire en train, dit lord John. Vous, jeune homme ?

— Je préparais un livre de vers, répondis-je.

— Eh bien, le monde aura du moins évité cela. Pour peu qu’on cherche, on découvre toujours qu’un malheur ne va pas sans compensation.

— Et vous-même ? demandai-je.

— Moi, je faisais mes malles ; j’avais promis à Merivale d’aller au Thibet chasser avec lui, ce printemps, le léopard des neiges. Mais c’est vous, Mrs. Challenger, qui devez trouver le coup dur, quand vous veniez de bâtir cette maison délicieuse !

— Où est George, là est ma maison, dit Mrs Challenger. Mais que ne donnerais-je pour une dernière promenade avec vous tous dans la fraîcheur du matin, sur ces magnifiques dunes ! »

Le mot retentit dans nos cœurs. Le soleil venait de déchirer son voile de brume, la forêt tout entière baignait dans de l’or. Du fond de notre triste chambre empoisonnée, nous contemplions comme un rêve de beauté cette glorieuse et pure campagne caressée par les brises. Mrs. Challenger tendait une main vers elle, comme dans un geste d’imploration. Nous rapprochâmes nos sièges, pour les ranger en demi-cercle devant la fenêtre. Déjà l’atmosphère devenait très lourde. Je croyais voir les ombres de la mort s’épaissir autour de nous, derniers survivants de notre race. C’était comme un rideau invisible qui se fermait de tous les côtés.

« Ce cylindre n’a pas l’air de vouloir beaucoup durer, dit lord John, respirant avec peine.

— La quantité d’oxygène varie d’un cylindre à l’autre, dit Challenger. Cela dépend de la pression et du soin avec lequel on les charge. Je croirais volontiers comme vous, Roxton, que celui-ci laisse à désirer.

— De sorte qu’on nous aura volé la dernière heure de notre vie ! s’écria Summerlee avec amertume. Admirable trait de notre siècle sordide ! Allons, Challenger, voici pour vous le moment, si le cœur vous en dit, d’étudier les phénomènes subjectifs de la dissolution physique.

— Mettez-vous sur ce tabouret, contre mes genoux, et donnez-moi la main, dit Challenger à sa femme. J’estime, mes amis, qu’il ne sert plus à rien de résister dans cette intolérable atmosphère. Vous n’y tenez pas, ma chérie, n’est-ce pas ? »

Mrs. Challenger, avec une petite plainte, cacha son visage entre les genoux de son mari.

« J’ai vu, dit lord John, des gens se baigner en hiver dans la Serpentine ; alors que déjà tous les autres baigneurs sont dans l’eau, un ou deux frissonnent encore sur la berge, enviant ceux qui ont fait le plongeon. Aux derniers le pire. Je suis pour les premiers.

— Vous ouvririez la fenêtre ? Vous affronteriez l’éther ?

— Plutôt le poison que l’asphyxie ! » Summerlee, à contre-cœur, fit un signe d’assentiment, et tendant à Challenger sa main osseuse :

« Nous avons eu bien des querelles, nous n’en aurons plus, dit-il. Dans le fond, nous nous aimions et nous estimions l’un et l’autre. Au revoir !

— Au revoir, jeune homme ! me dit lord John. Mais la fenêtre est calfeutrée. Pas moyen de l’ouvrir. »

Challenger se pencha, souleva sa femme, la pressa contre sa poitrine, cependant qu’elle lui jetait ses bras autour du cou.

« Malone, fit-il gravement, donnez-moi cette lorgnette. »

Je la lui tendis. Alors, d’une voix de tonnerre :

« Nous nous remettons aux mains de la puissance qui nous créa ! » prononça-t-il.

Et, de toute sa force, il lança la lorgnette contre la vitre.

Les derniers éclats du verre n’avaient pas tinté sur le parquet de la chambre qu’une bouffée de vent salubre, à la fois violente et douce, frappait en plein nos visages congestionnés.

Je ne sais combien de temps nous demeurâmes sur place, éperdus, muets. Enfin, comme dans un songe, j’entendis la voix de Challenger :

« Nous voici revenus aux conditions normales ! criait-il. Le monde a rejeté sa ceinture de poison ! Mais, de toute l’humanité, nous seuls avons échappé au désastre ! »