Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeCinquiemeLivre/24

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Alphonse Lemerre (Tome IIIp. 91-98).


Comment les trente deux perſonnages du bal
combatent.


Chapitre XXIIII.



A insi poſees en leurs aſſiettes les deux compagnies, les muſiciens commencent enſemble ſonner, en intonation martiale, aſſez eſpouuentablement, comme à l’aſſault. Là voyons les deux bandes frémir, & ſoy affermer pour bien combatre, venant l’heure du hourt, qu’ils feront euoquez hors leur camp. Quand ſoudain les muſiciens de la bande argentee ceſſerent, ſeulement ſonnoient les organes de la bande auree. En quoy il nous eſtoit ſignifié que la bande auree aſſailloit. Ce que bien toſt aduint : car à vn ton nouueau, veiſmes, que la Nymphe parquee deuant la Royne, fiſg vn tour entier à gauſche vers ſon Roy, comme demandant congé d’entrer en combat, enſemble auſſi ſaluant toute ſa compagnie. Puis deſmarcha deux carreaux auant, en bonne modeſtie, & fiſt d’vn pied reuerence à la bande aduerſe, laquelle elle aſſailloit. Là ceſſerent les muſiciens aurez, commencerent les argentez. Icy n’eſt à paſſer en ſilence, que la Nymphe auoit en tour ſalué ſon Roy & ſa compagnie, afin qu’eux ne reſtaſſent ocieux. Pareillement la reſaluerent en tour entier gyrans à gauſche : exceptee la Royne, laquelle vers ſon Roy ſe deſtourna à dextre, & fut ceſte ſalutation de tous deſmarchans obſeruce, en tout le diſcours du bal, le reſſaleument auſſi, tant d’vne bande comme de l’autre. Au fon des muſiciens argentez deſmarcha la Nymphe argentee : laquelle eſtoit parquee deuant ſa Royne, ſon Roy ſaluant gratieuſement, & toute ſa compagnie, eux de meſme la reſaluans, comme a eſté dict des aurees : excepté qu’ils tournoient à dextre, & leur Royne à ſeneſtre : ſe poſa ſur le ſecond carreau auant, & ſaiſant reuerence à ſon aduerſaire, ſe tint en face de la premiere Nymphe auree, ſans diſtance aucune, comme preſtes à combatre, ne fuſt, qu’elles ne frappent que des coſtez. Leurs compagnes les fuyuent, tant aurees comme argentees en figure intercalaire : & là font comme apparence de eſcarmoucher : tant que la nymphe auree, laquelle eſtoit premiere en camp entree, frappant en main vne Nymphe argentée à gauſche, la miſt hors du camp, & occupa ſon lieu : mais bien toſt à ſon nouueau des muſiciens, fut de meſme frappée par l’Archer argenté : vne Nymphe auree le fiſt ailleurs ferrer : le Cheualier argenté ſortit en camp. La Royne auree le parqua deuant ſon Roy.

Adonc le Roy argenté change place, doutant la furie de la Royne auree : & ſe recira au lieu de ſon Cuſtode à dextre, lequel lieu ſembloit treſbien muny, & en bonne defenſe.

Les deux Cheualiers qui tenoient à gauſche, tant aurez qu’argentez, deſmarchent, & font amples prinſes des Nymphes aduerſes, leſquelles ne pouuoient arriere foy retirer : meſmement le Cheualier auré, lequel met toute ſa cure à prinſe de Nymphes. Mais le Cheualier argenté penſe choſe plus importante : diſſimulant ſon entreprinſe, & quelquefois qu’il a peu prendre vne Nymphe auree, il la laiſſe, & paſſe outre, & a tant faict, qu’il s’eſt poſé pres ſes ennemis, en lieu auquel il a ſalué le Roy aduers, & dit, Dieu vous gard. La bande auree ayant ceſtuy aduertiſſement de ſecourir ſon Roy fremiſt toute, non que facilement elle ne puiſſe au Roy ſecours ſoudain donner, mais que leur Roy ſaluant, ils perdoient leur Cuſtode dextre ſans y pouuoir remedier. Adonques ſe retira le Roy auré à gauſche, & le Cheualier argenté print le Cuſtode auré : ce que leur fut en grande perte. Toutesfois la bande auree delibere de s’en venger, & l’enuironnent de tous coſtez, à ce que reſfuir il ne puiſſe ny eſchapper de leurs mains. Il fait mille eſforts de ſortir, les ſiens font mille ruſes pour le garantir, mais en fin la Royne auree le print.

La bande auree priuee d’vn de ſes ſuppoſts s’eſuertue, & à tors & à trauer cherche moyen de ſoy venger, aſſez incautement : & fait beaucoup de dommage parmy l’oſts des ennemis. La bande argentee diſſimule, & attend l’heure de reuanche : & preſente vne de ſes Nymphes à la Royne auree, luy ayant dreſſé vne embuſcade ſecrette, tant qu’à la prinſe de la Nymphe peu s’en faillit que l’Archer auré ne ſurprint la Royne argentee. Le Cheualier auré intente prinſe de Roy & Royne argentee, & dit bon iour. L’Archer argenté les ſaluë, il fut prins par vne Nymphe auree : icelle fut prinſe par vne Nymphe argentee. La bataille eſt aſpre. Les Cuſtodes ſortent hors de leurs ſieges au ſecours. Tout eſt en meſlee dangereuſe, Enyo encores ne ſe déclare. Aucunefois tous les argentez enfoncent iuſques à la tante du Roy auré, ſoudain ſont repouſſez. Entre autres la Royne auree fait grandes proueſſes : & d’vne venue prent l’Archer, & coſtoyan : prent la Cuſtode argentee. Ce que voyant la Rovne argentee ſe met en auant, & foudroye de pareille hardieſſe : & prent le dernier Cuſtode auré, & quelque Nymphe pareillement. Les deux Roynes combatirent longuement, par taſchant de s’entreſurprendre, par pour foy ſauuer, & leurs Roys contregarder. Finalement la Royne auree print l’argentee, mais ſoudain après elle fut prinſe par l’Archer argenté. Là ſeulement au Roy auré reſterent trois Nymphes, vn Archer, & vn Cuſtode. A l’argenté reſtoient trois Nymphes, & le Cheualier dextre, ce que fut cauſe qu’au reſte plus cautement & lentement ils combatirent. Les deux Roys ſembloient dolens d’auoir perdu leurs dames Roynes tant aimees : & eſt tout leur eſtude & tout leur effort d’en receuoir d’autres s’ils peuuent de tout le nombre de leurs Nymphes à ceſte dignité & nouueau mariage les aimer ioyeuſement auec promeſſes certaines d’y eſtre receues ſi elles pénètrent iuſques à la dernière filliere du Roy ennemy. Les aurees anticipent, & d’elles eſt créé vne Royne nouuelle, à laquelle on impoſe vne couronne en chef, & baille ſon nouueaux accouſtremens.

Les argentées fuyuent de meſme : & plus n’eſtoit qu’vne ligne, que d’elles ne fuſt Royne nouuelle crée : mais en ceſtuy endroit le Cuſtode auré la guettoit, pourtant elle s’arreſta quoy.

La nouuelle Royne auree voulut à ſon aduenement, forte, vaillante, & belliqueuſe ſe monſtrer. Fiſt grans faiſts d’armes parmy le camp. Mais en ces entrefaictes le Cheualier argenté print le Cuſtode auré, lequel gardoit la mete du camp, par ce moyen fut faicte nouuelle Royne argentée. Laquelle ſe voulut ſemblablement vertueuſe monſtrer à ſon nouueau aduenement. Fut le combat renouuellé plus ardent que deuant. Mille ruſes, mille aſſaulx, mille deſmarches furent faictes, tant d’vn coſté que d’autre : ſi bien que la Royne argentee clandeſtinement entra en la tante du Roy auré diſant, Dieu vous gard. Et ne peuſt eſtre ſecouru que par ſa nouuelle Royne. Icelle ne fiſt difficulté de foy oppoſer pour le ſauuer. Adonques le Cheualier argenté voltigeant de tous coſtez ſe rendoit pres ſa Royne, & miſrent le Roy auré en tel deſarroy qye pour ſon ſalut luy conuint perdre ſa Royne. Mais le Roy auré print le Cheualier argenté. Ce nonobſtant l’Archer auré auec deux Nymphes qui reſtoient à toutes leurs puiſſances defendoient leur Roy, mais en fin tous furent prins & mis hors le camp : & demeura le Roy auré ſeul. Lors de toute la bande argentee luy fut dit en profonde reuerence, bon iour, comme reſtant le Roy argenté vainqueur. A laquelle parolle les deux compagnies des muſiciens commencerent enſemble ſonner, comme victoire. Et print fin ce premier bal en tant grande allegreſſe, geſtes tant plaiſans, maintien tant honneſte, graces tant rares, que nous fuſmes tous en nos eſprits rians comme gens ecſtatiques : & non à tord nous ſembloit que nous fuſſions tranſportez es ſouueraines delices & derniere felicité du ciel Olimpe.

Fini le premier tournay retournèrent les deux bandes en leur aſſiette première, & comme auoient combatu parauant ainſi commencèrent à combatre pour la ſeconde fois : excepté que la muſique fut en ſa meſure ſerree d’vn demy temps, plus que la precedente, les progrez auſſi totalement differens du premier. Là ie vy que la Royne auree comme deſpitee de la route de ſon armée fut par l’intonation de la muſique euoquee & le miſt des premières en camp auec vn Archer & vn Cheualier & peu s’en faillit qu’elle ne ſurprint le Roy argenté en ſa tante au millieu de ſes officiers. Depuis voyant ſon entreprinſe deſcouuerte s’eſcarmoucha parmy la trouppe. & tant deſconfit de Nymphes argentées & autres officiers, que c’eſtoit cas pitoiable les voir. Vous euſſiez dit que ce fut vne autre Panthaſilee Amazone foudroyante par le camp des Grégeois, mais peu dura ceſluy eſclandre, car les argentees fremiſſans à la perte de leurs gens, diſſimulans toutefois leur dueil, luy dreſſerent occultement en embuſcade vn Archer en angle lointain, & vn Cheualier errant, par leſquels elle fut prinſe & miſe hors le camp. Le reſte fut bien toſt deffait. Elle ſera vne autre fois mieux aduiſee : pres de ſon Roy le tiendra, tant loin ne s’eſcartera, & ira quand aller faudra, bien autrement accompagnée. Là donques reſterent les argentez vainqueurs, comme deuant.

Pour le tiers & dernier bal, ſe tindrent en pieds les deux bandes, comme deuant, & me ſemblerent porter vilage plus gay & deliberé, qu’es deux precedens. Et fut la muſique ſerrée en la meſure plus que de hemiole, & intonation Phrygienne & bellique, comme celle qu’inuenta iadis Marſyas. Adonques commencerent tournoyer, & entrer en combat, auec telle legereté, qu’en vn temps de la muſique ils faiſoient quatre deſmarches, auec les reuerences de tours competans, comme auons dit deſſus : de mode que ce n’eſtoient que faux, gambades & voltigemens petauriſtiques, entrelaſſez les vns parmy les autres. Et les voyans ſus vn pied tournoyer, après la reuerence faite, les comparions au mouuement d’vne Rhombe girante, au ieu des petis enfans, moyennant les coups de fouet : lors que tant ſubit eſt ſon tour, que ſon mouuement eſt repos, elle ſemble quiete, non foy mouuoir, ains dormir, comme ils le nomment. Et y figurant vn point de quelque couleur, ſemble à noſtre veuë non point eſtre, mais ligne continue, comme ſagement l’a noté Cuſane, en matière bien diuine.

Là nous n’oyons que frappemens de mains, & epiſemaſies à tous deſtroits réitérez tant d’vne bande que d’autre. Il ne fut onques tant ſeuere Caton, ne Craſſus l’ayeul tant agelaſte, ne Timon Athenien tant miſanthrope, ne Heraclitus tant abhorrant du propre humain, qui eſt, rire, qui n’euſt perdu contenance, voyant au fon de la muſique tant ſoudaine, en cinq cens diuerſitez, ſi ſoudain ſe mouuoir, deſmarcher, ſauter, voltiger, gambader, tournoyer ces iouuenceaux auecq’les Roynes & Nymphes, en telle dexterité qu’onques l’vn ne fiſt empeſchement à l’autre. Tant moindre eſtoit le nombre de ceux qui reſtoient en camp, tant eſtoit le plaiſir plus grand, veoir les ruſes & deſtours, deſquels ils vſoient pour ſurprendre l’vn l’autre, ſelon que par la muſique leur eſtoit ſignifié. Plus vous diray, ſi ce ſpectacle, plus qu’humain, nous rendoit confus en nos ſens, eſtonnez en nos eſprits, & hors de nous-meſmes, encores plus ſentions nous nos cœurs eſmeus & effrayez à l’intonation de la muſique, & croyrois facilement, que par telle modulation, Iſmanias excita Alexandre le grand eſtant à table & diſnant en repos, à foy leuer, & armes prendre. Au tiers tournay fut le Roy auré vainqueur. Durant leſquelles dances, la dame inuiſiblement ſe diſparut & plus ne la viſmes. Bien fuſmes menez par les michelots de Geber, & là fuſmes inſcripts en l’eſtat par elle ordonné. Puis deſcendans au porc Mateotechne, entraſmes en nos nauires, entendans qu’auions vent en pouppe : lequel ſi reſuſions ſur l’heure, à peine pourroit eſtre recouuert de trois quartiers briſans.