Le Coffre-fort (Rosny aîné)/L’Ivrognesse

La bibliothèque libre.
F. Rouff (p. 22-23).

L’IVROGNESSE



Non, s’écria Jacques d’Ambreuse, ne dites pas de mal de l’ivrognerie ! C’est la plus belle passion de l’homme, et les Grecs, à juste titre, la mirent sous le patronage d’un grand dieu. L’une des plus choquantes cruautés de la Nature est d’avoir fait de l’alcool une sorte de poison. Quoi de plus innocent que le vin, ou la bière, ou les liqueurs ? Quelques fruits mûrs écrasés, quelques grains, quelques sucs soumis à la fermentation, c’est l’idéal de la douceur, — tandis que la mangeaille — bifteck, gibier, volaille, — c’est le meurtre hideux, c’est la pauvre bête inoffensive offerte en holocauste à la voracité humaine ! Allez ! un jour viendra où la science combattra les effets néfastes de l’alcool sans supprimer la joie charmante de l’ivresse ; un jour l’homme goûtera, sans crainte et sans remords, cette flamme exquise qui transfigure la création et qui, au rebours de Circé, métamorphose les pourceaux en compagnons d’Ulysse !…

Disant ces mots, d’Ambreuse prit sa canne des mains du garçon et disparut sur le trottoir.

— Ah bien ! fit Landa qui l’avait écouté avec attendrissement en se passant un sherry cobbler dans l’œsophage… Voilà un homme qui parle selon la bonne doctrine ! Faut dire aussi qu’il a pour cela des raisons supérieures même aux miennes. L’alcool a joué dans sa vie le rôle des bonnes fées. Il lui doit tout, argent, amour, bonheur !…

En 95, ce pauvre Jacques avait tout juste de quoi vivoter dans un entresol microscopique et paraître quelques mois sur des plages ou dans des villes d’eaux de troisième ordre. Encore sa petite fortune branlait-elle dans le manche. Elle était mal placée et il ne pouvait pas la changer de place. Or, Jacques avait été élevé dans le plus urf des mondes. Il ignorait l’art précieux de payer les choses à leur juste prix et, pauvre, résigné à la médiocrité, il n’en faisait pas moins des dettes.

Dans l’été de ce 95, Jacques se trouva aux Plans-sur-Bez, qui était un endroit délicieux pour le regard, mais peuplé de gens assez maussades. Notre ami ne s’y plaisait qu’avec les glaciers, les moraines, les forêts de sapins, mais cette compagnie ne laisse pas que d’être, à la longue, un peu mélancolique pour un jeune homme. S’il ne s’ennuyait point, il était malheureux. Il soupirait à la vue des gentianes et des roses éphémères de l’alpe, il soupirait à la première étoile tremblotante sur le conclave des monts taciturnes. Et il ne rencontrait que des dames aux visages de bois ou d’autres à demi liquéfiées par une maturité rebondissante.

Il tomba dans ce village une famille américaine, gent remuante, frénétique, fantasque, qui s’avisa de s’y plaire. Tout s’anima. Il vint des mulets, des chevaux, du champagne, des spiritueux multicolores, — de quoi faire du confortable jusqu’aux cimes des Diablerets. C’était, dans son genre, du monde très chic. Les deux fils et le père étaient grands comme des arbres, la mère était belle encore, et la fille resplendissante. C’était un admirable mélange de la grâce louisianaise et de l’éclat des belles races de l’Est américain. Ses yeux, violets à l’ombre, prenaient à la lumière des teintes infinies, tantôt calmes et caressants, puis égarés, magnifiques de vie impétueuse et de volupté sauvage. Sa démarche, tantôt molle, « jetant le sel », comme les Espagnoles, pouvait être rapide, souple, ondoyante comme la course de l’eau ou des félins. Son teint était de la lumière et de la pulpe de lis ; sa bouche, une flamme rouge et blanche, mais veloutée de sourires et de promesses mystérieuses.

Au bout de trois jours Jacques ne pouvait plus imaginer un monde où ne vivrait pas cette miraculeuse créature. L’amour le dévora, mortel, sans espérance. Comme il avait plu aux frères, il se trouva mêlé aux excursions de cette famille, à ses courses folles, à ses beuveries, il vécut à l’ombre de Margaret Mac Intyre, ivre d’adoration et de tristesse.

Elle ne faisait aucune attention à lui. Vive, gaie, capricieuse, elle rendait toute galanterie impossible par le plus bizarre mélange de familiarité et de moquerie. D’ailleurs, un sang-froid absolu. Même quand elle avait abusé du champagne, du whisky ou du bourgogne — elle aimait furieusement les bonnes marques ! — elle restait en parfaite possession d’elle-même… Aussi d’Ambreuse l’aimait humblement, cachant sa souffrance d’amour comme le petit Spartiate dévoré par le renard, trop fier aussi pour courtiser une personne dont la beauté était enveloppée de tant de millions.

Un soir, Jacques, plus chagrin que d’habitude, était parti tout seul vers la croix de Javernez. Il marcha très longtemps, si bien qu’il finit par perdre son chemin en voulant prendre un raccourci. Quand il rentra aux Plans, il était près de deux heures du matin. Tout dormait. On n’entendait que la rumeur du torrent. De grandes étoiles vacillaient sur le Muveran et le Lion de l’Argentine. La porte du chalet de Jacques était ouverte. Il ne s’étonna point ; il monta doucement à l’étage. Mais quand il pénétra dans sa chambre il eut un saisissement. À la lueur d’une bougie presque consumée, il apercevait des vêtements de femme épars, une bouteille sur le guéridon, et une grande chevelure lumineuse qui couvrait son oreiller… Il demeura immobile. Il étouffait. Son cœur grondait comme l’Avançon sur les pierres. Et il contemplait miss Margaret endormie, avec l’étonnement du croyant devant un miracle, avec l’épouvante du voyageur égaré près du repaire d’un tigre…

Après une minute, Jacques comprit l’aventure. Margaret avait sans doute bu plus que de coutume. Même, elle avait dû sortir en cachette pour aller prendre une bouteille de brandy, et c’est alors qu’elle s’était trompée de chalet… Il n’y avait qu’à se retirer et à aller attendre le matin sur la route…

Le jeune homme jeta un dernier regard sur la jeune fille endormie, puis il se tourna doucement et fit un premier pas pour sortir… Un cri bas le retint. Il vit la tête brillante qui se dressait : les yeux magiques luisirent à la clarté jaunissante de la bougie ; enfin une voix ensemble impérieuse et enrayée :

— Que faites-vous ici ?

— Pardonnez-moi ! fit humblement Jacques… Je ne pouvais pas supposer… Vous vous êtes trompée de chalet, miss… Vous êtes chez moi… Si je l’avais su, je ne serais pas entré dans cette chambre !

Elle demeura un instant stupéfaite, ses grands yeux immobiles, puis une sorte de gaieté passa sur son visage, son rire sonna, argentin :

— Ne sortez pas, maintenant, avant de m’avoir fait une promesse…

— Oh ! fit Jacques… vous ne doutez pas que jamais personne ne saura…

— Ça m’est bien égal… Ce n’est pas pour les autres, mais pour moi que cela m’ennuie… C’est humiliant !… c’est shocking !… Je ne veux pas que vous puissiez vous moquer de moi ou penser à cette chose grotesque quand vous vous coucherez le soir… Promettez-moi tout de suite le mariage… Sinon je ne vous pardonnerai jamais… jamais !…

Et voilà ! conclut Landa, après avoir consommé un nouveau sherry cobbler, comment notre ami Jacques a dû tout son bonheur à l’alcool… Cette délicieuse Margaret l’a aimé et l’aime encore de tout son cœur. Quant à lui, il est aussi affolé d’elle que le premier jour. Et, comme dans tous les bons contes de fées, ils vivront longtemps et ils ont beaucoup d’enfants, — beaux comme de petits dieux.

Séparateur