Le Coffre-fort (Rosny aîné)/Le Mitron

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F. Rouff (p. 18).

LE MITRON



Nous devisions, à la terrasse du Cadran-Bleu, à Saint-Cloud, lorsqu’un jeune boulanger passa dans le crépuscule. Cheveux poudrés comme un gentilhomme du dix-huitième siècle, mollets nus, et d’une longueur démesurée, il nous fit sourire par je ne sais quel ensemble de bonhomie, de ridicule et de fantastique.

Seul Morlière demeura grave et il suivit longtemps du regard le personnage enfariné, jusqu’à ce qu’il disparût dans une échancrure de la rive. Nous remarquâmes l’air rêveur et attendri de notre amphitryon :

— T’aimes les mitrons ? fit Landa avec un rire pesant.

— Sans un mitron, répondit gravement Morlière, ma vie était fichue… Aussi bien ai-je par testament légué une maison de retraite, avec revenu, à cette corporation respectable.

Vers ma vingtième année, je bûchais ferme les sciences physiques dans une de ces chambres mansardées où les courants d’air abondent. J’y vivais chichement, sans beaucoup de bonheur, mais avec mon contingent d’illusions. Et je couvais je ne sais plus quelle invention mécanique qui devait perturber l’industrie des chemins de fer et me vouer à l’élevage des billets de banque.

Il y eut un hiver et il y eut un printemps, puis un été qui faillit me rendre fou. J’aimais une petite personne qui se nommait Marguerite, et qui était la deuxième fille d’un garçon de bureau logé au cinquième, sous ma mansarde. D’ailleurs, cet amour pouvait se justifier. La nature ne fait pas de plus charmantes créatures que cette Marguerite. Tout ce que peuvent donner des cheveux blonds, de la jeune chair, des lèvres vives, des yeux éblouissants, était réuni en chef-d’œuvre dans cette vierge agile et rythmique. Après une trentaine de rencontres, tant dans l’escalier que sur le trottoir, j’avais résumé en elle tous les idéals fabuleux qui font agir les hommes. Le reste de l’univers me parut piètre et j’étais prêt à le lui sacrifier. Encore fallait-il qu’elle le voulût. Mais farouche, vertueuse et noblement prudente, elle n’entendait pas qu’on lui adressât la parole dans la rue. Je dus me contenter d’apparitions furtives, de suiveries lointaines et précautionneuses, de stations fébriles à la terrasse du café qui se trouvait à quelques kilomètres du lieu divin où elle se livrait au brillant travail de la passementerie. À ce jeu, je devins promptement enragé — d’autant plus que je constatais de visu l’honnêteté parfaite de la jeune fille. Que de suiveurs je vis se retirer penauds et baissant l’oreille, que de vieux marcheurs et de jeunes conquérants connurent la défaite honteuse et sans espoir !…

Parmi tant de suiveurs, un seul montrait une constance comparable à la mienne. C’était un boulanger, long et mélancolique jeune homme, qui travaillait à l’autre rive de ma rue. On l’entendait, par les nuits tièdes ou frigides, pousser dans sa caverne ces sifflements étranges et ces ahans qui aident à vaincre la pâte de froment. Et il apparaissait sur le seuil de la petite porte du coin, vêtu de son espèce de fustanelle et les yeux levés vers la fenêtre de ma bien-aimée. Je le retrouvais devant la passementerie, gauche dans un costume de velours à côtes, et la tête immobile, car il avait le goût de grands diables de cols qui le piquaient sous la mâchoire. Cet être ridicule m’agaçait, mais il ne me faisait concevoir aucune jalousie. J’étais sûr que jamais la délicate fée blonde ne consentirait à épouser le long et triste bougre à profil de pendu. Mais enfin il m’énervait. Je ne pouvais guetter sans le voir apparaître, et lorsque je suivais furtivement Marguerite, je l’entendais, plus furtif encore, qui me suivait. Et je crois bien que cette caricature de mes démarches me décida à brusquer le dénouement…

J’écrivis un billet où je demandais sans plus, la main de la jeune fille. Le lendemain, le garçon de bureau me priait de passer chez lui et me faisait savoir que je ne déplaisais pas et qu’il croyait bien pouvoir me donner bientôt une réponse favorable. Je vécus dans l’ivresse — et deux ou trois fois un petit sourire de Marguerite plein de promesses, me fit passer des nuits prodigieuses… Puis, vers le quinzième jour, le garçon de bureau me fit de nouveau comparaître.

Sa face exprimait de sympathiques condoléances :

— Monsieur, me dit-il, ma fille allait vous choisir lorsque le boulanger d’en face s’est déclaré. Elle croit qu’il est mieux son affaire… Moi, c’est vous que j’aurais choisi !

Quelque flatteuse que fût cette préférence paternelle, elle ne me consola pas. J’assistai avec fureur aux amours de l’Aphrodite de la passementerie et du Vulcain en fustanelle. Le soir cette fille délicieuse apparaissait devant la petite porte de coin ; le jour elle penchait la tête vers l’immense faux-col de son ami. Jusqu’au jour du mariage mon désespoir fut affreux, et je faillis plus d’une fois me jeter par la fenêtre. Le garçon de bureau, par politesse, et le boulanger, par bravade, m’invitèrent à la noce. Et là tout s’expliqua. L’effort de la nature s’était borné à faire de Marguerite une de ses plus belles créatures — mais la plus plate, la plus vulgaire, la plus terne des âmes. Taciturne d’habitude, le vin et l’excitation la firent parler : je n’aurais pu l’aimer huit jours de suite. Car si l’on peut passer sur l’intelligence, comment supporter l’absence de toute sensibilité, de toute finesse nerveuse ?

Morlière se tut. Le crépuscule coulait en longues traînées de cuivre, d’émeraude et d’améthyste sur le fleuve. Une œuvre magnifique et douce se faisait et se défaisait parmi les nuages, et la brise, infiniment lente, apportait une odeur d’eau, de pollen, de feuilles vertes et d’herbes fauchées. Les tziganes jouèrent une harmonie aussi rêveuse que ce beau soir, tandis qu’un peuple hâtif débarquait des steamers et se répandait sur la côte violescente. Déjà le croissant prenait une teinte plus vive, quelques grosses étoiles s’éveillaient dans le jardin colossal du firmament, et Marlière savourait ensemble la demi-ombre, la fumée d’un havane délicieux et l’arôme pénétrant du café.

Il sourit gaiement et s’écria :

— Béni soit le mitron ! Sans lui, je n’aurais pas connu l’amour et la joie dans le mariage — sans lui j’aurais sans doute végété misérablement, employé dans quelque administration ou quelque usine, et passant mes jours à échafauder des combinaisons fabuleuses pour obtenir quelques centaines de francs d’augmentation ou de gratification de fin d’année…

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