Le Coffre-fort (Rosny aîné)/Le Terre-Neuve

La bibliothèque libre.
F. Rouff (p. 24-25).

LE TERRE-NEUVE



Ah çà ! mais vous le soignez comme un frère ! s’écria la petite baronne de Sarreville, qui venait de surprendre Camille Seignes, dans l’isba, en train de médicamenter le vieux chien terre-neuve.

— Vous l’avez dit… comme un frère… ou du moins comme le plus ancien et le plus sûr de mes amis… Dans toute sa vie de chien, ce brave Annibal n’a pas un seul tort à se reprocher envers ses maîtres… Et puis, c’est mon sauveur… Sans lui… ah ! sans lui !…

Camiile tourna ses yeux charmants vers la grande pelouse et vers les soies froissées, fripées, des dahlias et des roses d’automne…

— Oui… sans lui, ma vie était positivement perdue !

— Il vous a repêchée ? demanda la petite Sarreville.

— Mieux que ça… Annibal m’a sauvée de moi-même… il m’a assuré la vie franche, la vie fière… hors de laquelle tout ne m’eût été que nausée et détresse.

Et, passant sa petite main sur la grosse tête d’Annibal, que tourmentait la fièvre :

— Ce serait un des quatre-vingt-dix-neuf contes du chanoine Schmidt, ma chère… s’il ne roulait sur un sujet proscrit dans cette anthologie morale… Cela remonte à douze ans, presque tout juste… par un jour comme celui-ci, un jour où l’orage ne veut pas éclater, où une buée molle et chaude fond la chair et remplit l’âme de voluptés lâches.

J’étais une petite épouse au moment critique… au moment où le mari montre ses défauts, et où, par surcroît, il a une crise de nostalgie… la nostalgie de la fête et des amours nomades… Pas d’enfant, après quatre ans de mariage… je ne sais vraiment pour quelle cause, puisqu’il en devait venir si facilement plus tard… Souvent seule, presque délaissée, lectrice trop naïve de ces romans dits chastes, qui sont pleins de poison, de tendresse perfide, de mensonge tiède, je soupirais plus souvent qu’à mon tour. Surtout cet été de 1886 fut terrible. Jacques me lâchait à chaque moment pour des courses inquiétantes… me laissait seule, dans ce château construit par un architecte à l’imagination idyllique… Ah ! ma chère, que les fleurs me parfumaient follement ! que les pollens me racontaient d’histoires émouvantes ! quelle haleine équivoque montait, le soir, de la pelouse, et quelle légende merveilleuse se déroulait avec les constellations héroïques : Persée, Andromède, le Cygne !…

Puis, l’occasion me frôlait, me tentait, chaque jour m’offrait ses beaux cheveux d’or. Sur l’autre colline, là-bas, au château des Freux, habitait le Jason, le Thésée, celui qui sille vers le Jardin des Hespérides ou celui qui enlève l’Ariane soupirante. Toutes ces phrases, ma belle, pour vous dire que Marcel de Vrièze rôdait autour de moi, qu’il était joli, leste, adroit, astucieux et sans scrupules.

Il avait ses grandes entrées chez nous. Jacques, avec l’aveuglement si fréquent chez les hommes sagaces, lorsqu’il s’agit de leur épouse légitime, encourageait les visites de Marcel, et Marcel venait en tout temps, que mon seigneur et maître y fût ou n’y fût point. Il me faisait une cour parfaite, j’entends merveilleusement adaptée à mon caractère et à ma candeur ! Sur les pelouses, dans les allées, ma vertu courait la poste. Marcel menait à grande allure vers un but que je n’appréhendais pas, que je croyais à une distance infinie. Les signes ne me manquaient pas, cependant, mais j’étais comme ces gens qui regardent tourner des phares au bord de la mer ou des disques sur les voies ferrées, sans connaître le sens de ces lumineux hiéroglyphes.

Un après-midi, nous nous engageâmes dans le parc. C’était, je vous l’ai dit, un jour humide et tiède, un jour où l’on respire vite et mal. L’orage était dans les nues et ne s’en dégageait point. Les fleurs avaient des parfums de fièvre : les feuilles semblaient reverdir ; nous marchions d’un pas languide, chavirés de tendresse, imbibés du vouloir rusé des choses.

Nous parvînmes ainsi dans une clairière, et là, Marcel mit un genou en terre, baisant le bas de ma jupe, me criant son amour. J’avais encore de la force et de la fierté : il le sentit, il ne commit aucune maladresse brutale. Cette discrétion me troubla plus profondément, et lorsque nous reprîmes notre chemin, j’étais plus faible, ensorcelée, envoûtée. Nous fîmes une deuxième halte devant le bois de Guilde, auprès d’une maison de garde abandonnée. D’abord assis auprès de la fontaine, nous causâmes de choses imprécises ; lorsque nous commençâmes à parler d’amour, ce fut si lentement et si sournoisement amené que c’est à peine si je m’en aperçus tout d’abord.

Marcel fut mélancolique respectueux ; il s’attacha surtout à m’attendrir. Puis il montra la vie incertaine et fragile, l’amour seule réalité ; il sut, d’un trait léger, souligner mon abandon. Je fus saisie d’une étrange tristesse. Ma solitude n’apparut tragique, étouffante : elle se prolongeait dans toute mon existence future ; elle me menait, sans une joie, sans une douceur, dans la creuse vieillesse et dans la mort. J’eus un élan infini vers la vie : mon cœur palpita pour l’amour comme un prisonnier pour sa délivrance. Alors, Marcel devint plus pratique, son éloquence se fit ardente. Je perdais complètement la tête ; l’orage était dans ma chair comme dans le ciel ; mes pensées tourbillonnaient comme les grands nuages de houille et d’argent. Et l’autre, faisant sa partie d’amant en virtuose, m’entraînait sans secousse vers la perfide maison abandonnée, me faisait franchir, en me soulevant à demi, le seuil branlant… Tout soudain, sa bouche trouvait la mienne. Mon être s’écroulait ; je n’avais plus le sens d’aucune réalité, sinon celle qui me grisait de l’immense griserie amoureuse… J’étais enfin à cette heure où l’ironique hasard peut vaincre les plus fières ; ma défaite ne pouvait plus être évitée par moi-même… Mais elle pouvait être évitée par un autre ! Au moment suprême, une forme trapue bondit dans la maison du garde, une voix grondante s’éleva… et le bon Annibal, qui avait par hasard rencontré nos traces, se dressait devant nous.

À sa vue, j’eus un geste de fuite… Marcel me retint, et sans doute il pouvait triompher encore, faire chasser la bête importune, mais il me serra trop fort, il mit trop de mouvement à me retenir, si bien qu’Annibal, se persuadant qu’on me faisait quelque violence, sauta à la gorge de Marcel. Et ce fut tout juste si, en unissant les forces du jeune homme et mes caresses, nous pûmes éviter un étranglement en règle. Quand Annibal put enfin être persuadé que Vrièze ne me voulait aucun mal, il était trop tard, j’avais repris possession de moi-même — et pour jamais !

De ce jour, poursuivit Mme Seignes, j’ai été à l’abri des aventures, d’abord parce que toute surprise devint impossible, ensuite parce que je me trouvai de moins en moins chagrine, de plus en plus décidée à mener vaillamment la vie. L’année suivante, mon premier enfant vint au monde : c’est alors surtout que je connus quel dégoût j’aurais eu de moi-même si j’avais cédé à la misérable tentation. Et, peu à peu, le bonheur, dont je désespérais, vint s’asseoir à mon foyer, un bonheur clair, net, robuste, le seul bonheur, ma petite, qui vaille pour la femme, quand cette femme est plus mère qu’amante !

Séparateur