Le Commandant Gardedieu/02

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La Renaissance du Livre (p. 55-134).

deuxième épisode :

GÉDÉON FAIT DU SENTIMENT.



15 novembre 189… — Ma tante Lalie, riche, veuve après deux ans de mariage, et n’ayant pas d’enfant, est, depuis toujours, le bureau de bienfaisance de la famille. Les pauvres savent sa charité inépuisable : avec elle, quand il ne pleut pas, il goutte.

Du côté de feu son mari, il y avait quelques parents peu fortunés ; son argent et ses conseils de bonne femme les ont tous tirés de peine.

C’est une aubaine pour un ménage qu’elle consente à tenir le nouveau-né sur les fonts baptismaux. Dans son carnet, sont inscrits et répartis en trois catégories ses nombreux filleuls : aisés, pauvres et très pauvres. Le jour de leur fête, elle va leur porter des jouets, des bonbons ou des vêtements, voire de l’argent. Et toute cette charité se fait fort joliment, sans manigance et sans tralala.

À la Saint-Nicolas, la bonne marraine organise chez elle un goûter où fillettes et garçons sont conviés : petits pauvres, le matin ; petits riches, le soir. Car, naturellement, un enfant d’ouvrier du Cras-Monciaux ou de la Cour des Gaïolles ne fréquentera jamais un enfant de bourgeois de la Grand’Rue : chacun à sa place et la terre tournera comme le bon Dieu a dit qu’elle doit tourner.

Feu le mari de Tante Lalie, mon oncle Urbain Godin, avait un frère cadet, Léon, avec lequel il ne s’entendait guère. Ce frère possédait le genre artiste : il aimait mieux jouer du violon et diriger la chorale des Artisans Montois que de s’occuper de ses affaires. Sa femme, jolie, maladive et triste, faisait des vers, écrivait dans les journaux et chantait dans les concerts de charité. Ils furent parmi les malheureux actionnaires de la Rouge Veine, le charbonnage qui fut noyé par un coup d’eau en une seule nuit et qui causa tant de désastres financiers à Mons et dans le Borinage.

Ruinés aux trois quarts, objets des sarcasmes ou de la commisération de leurs concitoyens, ils quittèrent Mons pour Paris et l’on perdit pendant longtemps leurs traces. On sut plus tard qu’ils avaient connu là-bas de longs jours de misère… Tante Lalie apprit, un matin, par une lettre de Paris, la mort de Léon et l’extrême dénuement dans lequel se trouvaient sa veuve et sa fillette. Tante Lalie n’hésite jamais quand on a besoin d’elle : le soir même, elle était à Paris, conduisait dans une clinique la veuve qui y décédait le troisième jour et ramenait à Mons la petite Valentine. Elle fit plus : elle liquida les affaires très embrouillées de l’oncle Urbain, tant à Paris qu’à Mons, et finit par en tirer un petit capital qui permit de placer Valentine au pensionnat des Sœurs de Jemappes : tante Lalie eut ainsi la fierté de dire à qui voulait l’entendre que Valentine n’avait besoin de personne et que, si elle faisait de bonnes études dans un établissement où les meilleurs soins étaient donnés à l’éducation, c’est à la prévoyance et à la sagesse de ses bons parents qu’elle le devait.

Quelquefois, le dimanche, la petite Valentine venait dîner chez tante Lalie et mettait, dans la paisible salle à manger, la gaîté de sa turbulence. Je me souviens d’elle quand elle avait huit ou neuf ans : cheveux cendrés coupés court, un petit visage ferme et dur, tour à tour souriant et réfléchi, de longs et maigres mollets et une abondance de parole et de gestes dont on ne peut pas se faire idée : du vif argent.

Le salon de Tante Lalie sert de salle à manger dans les grandes circonstances. Trois fenêtres sur rue, trois larges fenêtres garnies de rideaux à baldaquins, relevés par des embrasses en torsades, sur de massives patères de cuivre. Un meuble vitrine, en acajou comme presque tout le mobilier, montre de la verrerie, un service Empire, ourlé d’or et toute une série de bonshommes en porcelaine peinte, hauts comme un petit doigt, qui composent un orchestre complet : que de fois, étant enfant, je les ai formés en rangs, que de chansons j’ai chantées devant eux en battant la mesure pour suppléer à l’immobilité du chef d’orchestre ! Une magnifique pendule Directoire posée sur la cheminée : berger tendant une flûte à une bergère accostée de deux moutons — le tout décoré en or fin ; tante Lalie l’avait pour ainsi dire ignorée, jusqu’au jour où un amateur lui en offrit mille francs. Les chaises sont tendues d’un drap moiré, rugueux et comme semé de piquants qui, lorsque j’étais gosse, m’entraient dans les fesses à travers le fond de mon petit pantalon.

Pour couvrir le marbre des châssis de fenêtre, d’épais boudins de toile cirée, couleur cinabre, s’ornent d’une guipure au crochet qui glisse sur leur épiderme luisant et cassant. Des contrepoids de fonte, peints en bronze, représentant des grappes de raisin, tendent les cordes de manœuvre des stores.

Un secrétaire à ouvrant, du grand-père Godin, voisine avec une vieille dresse dont les portes grincent et dont les tiroirs gémissent : Marquebreucq, le grand tapissier, dit que c’est du style Renaissance. C’est bien possible, mais pour moi, les vrais beaux meubles sont ceux qui vous rendent service. Enfin là-dessus, chacun son opinion : s’il n’y avait qu’un goût, il n’y aurait qu’une sauce.

Bien sûr que, si on cherchait au grenier, parmi les agobies, on en trouverait, des affaires du temps passé !

C’est comme le plafond : figurez-vous qu’il y a deux ans, un morceau de plâtras s’était détaché et que l’on fut tout étonné de voir, par le trou béant, une grosse pièce de chêne sculptée. On découvrit ainsi que le plafond de lattes et de plâtre n’était qu’un faux plafond ; il en masquait un autre de style Renaissance, comme la dresse. Il paraît que, vers 1830, on avait caché les poutrelles et bandeaux du plafond primitif par un plafond plat, parce que les fosses et les bosses, « ça prend les poussières » ! N’empêche que tel qu’il est maintenant, le plafond de Tante Lalie fait l’admiration des connaisseurs avec ses bandeaux, solives et caissons et que notre archiviste, M. Bourlard, en a fait l’objet d’une communication à la Société des Beaux-Arts.

Au mur, deux belles gravures romantiques : je les ai tellement regardées que, si je savais dessiner, je les reproduirais de mémoire. L’une représente Sardanapale mourant sur son bûcher, entouré de ses femmes ; elles sont demi-nues, belles comme le jour et parées comme pour une fête ; leurs seins sont ronds, leurs cuisses évidées, leurs traits purs ; on dirait un groupe de danseuses réalisant au théâtre un tableau immobile. Je revois le trône à gradins, avec les rondins du bûcher symétriquement alignés et qui n’attendent que l’approche de la torche ; la table du festin avec ses coupes, ses amphores, ses vases d’argent emplis de fleurs et de fruits ; les colliers de perles semés partout, une harpe abandonnée, des torchères échevelées — et, dominant le désordre, Sardanapale, avec sa belle barbe noire foisonnante et sa tiare constellée de pierreries, Sardanapale émergeant d’un moutonnement éploré de dos, d’épaules, de cuisses et de poitrines du galbe le plus parfait, le tout sous un tragique ciel d’orage que des éclairs déchirent de leurs glaives coudés. Je sais bien qu’on reproche à tous ces personnages d’avoir l’air de sortir de chez le coiffeur, le loueur de costumes et la manucure : moi, je ne crains pas de le dire, je suis plein d’admiration pour un pareil tableau et je donnerais toute la peinture de nos farceurs d’aujourd’hui pour cette gravure-là, qui me parle et me remue…

Et l’autre image, du même auteur, m’impressionne tout autant : elle représente, celle-ci, la destruction de Pompéi : un pêle-mêle affreux de fuyards écrasés par les chevaux emportés et se tordant comme des vers sous les roues des chars romains dont les cochers, fous de terreur, cinglent à coups de fouets tout ce qu’ils trouvent devant eux. La lave tombe en flocons de feu ; on voit, sur une montagne qui forme le fond du tableau, des palais qui croulent en se consumant et d’où s’échappent des femmes superbes, la gorge nue, les vêtements ondulant en plis magnifiques au vent de la catastrophe.

Ces scènes d’horreur et de désolation apparaissent plus terribles encore dans cette chambre bourgeoise où vit, à pas feutrés et comme à mi-voix, la douce et paisible tante Lalie ; et l’on goûte mieux la tranquillité et le confort de sa maison, on savoure mieux ses plats et son vieux vin quand, levant les yeux de dessus la nappe blanche, toute réjouie par la gaîté des cristaux et de l’argenterie, on les porte sur ces visions tragiques.

Il y a place à table pour vingt personnes ; les deux dîners que Tante Lalie donne tous les ans, l’un le jour de sa fête, l’autre à l’anniversaire de la naissance de l’oncle Urbain, sont une institution dans la société montoise ; tante Lalie n’y convie pas les personnages officiels, mais les familles de la bourgeoisie aisée, qui, se trouvant là, y goûtent la tradition : on parle des vieilles gens en accordant à chacun une considération sévèrement dosée. Tous les convives se sentent, d’intelligence, la même inquiétude en face du modernisme ; on verrait entrer le grand-père Godin avec sa perruque, ses bas chinés et sa canne à tête de singe qu’on ne s’étonnerait pas ; il offrirait sa tabatière d’écaille que de nombreuses mains se tendraient sans doute pour y puiser.

Les amis de Tante Lalie ont une vie confortable, des mœurs simples et des goûts modestes. On est riche, en province, avec une petite fortune qui ne permettrait pas de faire figure dans une grande ville. Des parts de sociétés charbonnières constituent, depuis plusieurs générations, le fonds solide de ces patrimoines : « les autres travaillent, on est rentier » — ainsi l’a voulu le bon Dieu dans sa sagesse.

Un Montois, soldat de l’Habitude, ne s’explique que par Mons ; tout ce qui est Mons lui profite et fait sa vie : les massifs et les étangs du Waux-Hall, aussi bien que les procès du Palais de Justice, le jeu de balle sur la Place, les enterrements et les messes de mariages, le Petit-Marché et la fête de Saint-Fiacre à-z-artichauts. Les Montois-Cayaux connaissent toutes les dalles des trottoirs de la Grand-Rue, toutes les enseignes de la rue des Capucins, tous les rideaux des fenêtres des rez-de-chaussée de la rue Neuve. Il leur suffit de penser à n’importe quelle maison pour en voir aussitôt la disposition, l’escalier, le jardin et la porte d’issue. Ils sont chez eux dans toutes les boutiques qu’ils honorent de leur pratique et dont les boutiquiers leur disent : « Bien à vos ordres. »

Un jour de Te Deum à Ste-Waudru, ils peuvent nommer toutes les personnes emplissant le chœur, depuis le Gouverneur jusqu’aux huissiers de la Régence, avec leurs ascendants, descendants et parents par alliance, sans compter leurs créanciers et leurs fournisseurs… Que ne raconteraient-ils pas, sur le compte de chacun, si on les écoutait !

Ainsi, chaque jour amène pour nous sa peine et ses plaisirs : nous sommes tellement confinés dans notre paisible routine que nous n’avons même pas la curiosité de nous demander si nous sommes heureux.

***

Mais n’allez pas croire, d’après ça, que tout est pour le mieux dans la vie montoise. Il suffirait d’une conversation d’une demi-heure avec le vieux Monsieur Hégry pour vous désabuser. Non seulement il vous édifierait sur la propension qu’a le montois-cayaux à l’insinuation rosse, aux soupçons injustes, aux plaisanteries exemptes de justice et de charité, mais il vous parlerait de hargne et de venin. Il vous dirait qu’il ne faut pas s’approcher de trop près des pots-aux-roses du crû, que ces pots-là, malgré leur nom, sentent tout autre chose que la rose et qu’il est dangereux de les touiller, car : pu on remue du puriau et pu ça sent la pesse, comme disait P. Moutrieux.

La dernière fois que j’ai causé avec lui, il était particulièrement amer.

— Croyez bien, m’a-t-il dit, que notre paisible et confortable vie montoise est médiocre et mal faite ; le jour où on s’en apercevra, on s’étonnera de ce que ça ait pu durer si longtemps. On devrait faire réfléchir les gens en leur montrant deux panneaux, l’un ayant trait au mineur borain, l’autre au bourgeois montois, le bourgeois comme vous et moi ; c’est parce que je suis très vieux que ces idées-là me viennent.

Et lentement, s’interrompant de temps en temps pour tirer une bouffée de sa pipe, il dessina le premier panneau : exploitation du mineur borain, lequel fut longtemps si profondément misérable que son infortune atteignait au tragique ; il montra les houilleurs d’autrefois, barbouillés de terre et de charbon, vêtus de toile en toute saison, abêtis, tellement résignés à n’être rien, tellement habitués à se tasser dans les galeries que, quand ils se reposaient devant leur seuil, ils se ramassaient sur eux-mêmes et s’accroupissaient les fesses aux talons. Il évoqua ces vieux charbonniers qui, le dimanche, arrivaient à Mons par bandes, béaient devant les étalages des boutiquiers, s’approvisionnaient dans les magasins, buvaient dans les cabarets et s’en retournaient chez eux en titubant, ayant vidé dans les mains des Montois le plus clair de leur bourse. Quand ils crevaient de faim, jusqu’à se révolter, eux et leur famille, on leur envoyait la troupe et on tirait dans le tas…

Second panneau : la petite bourgeoisie montoise, économe, finaude, experte aux petits négoces, profitant de l’ignorance du borain et encaissant la recette en riant… ; des familles entières vivant placidement et confortablement, depuis plusieurs générations, des intérêts que rapporte une coupure d’action de charbonnages, sans même s’étonner de l’oisiveté des riches et du labeur des pauvres, tressaillant pourtant quelquefois aux coups de grisou qui, de temps en temps, grondent au pays noir, illuminant d’une brusque flamme rouge les sombres terrils…

Hégry prédit la fin de ces choses, la fin prochaine : ils l’auront, les Borains, le suffrage universel ! et, quand ils l’auront, la ruée des socialistes enfoncera les portes du Parlement ! Et ce jour-là, gare à Mons : les mieux avisés mettront les volets à leurs boutiques !

J’ai déclaré avec tranquillité que Mons est bien gardé ; que les corps spéciaux et même la garde-civique sont là ! Nous ne sommes pas des capons.

Tout de même, ça m’avait impressionné plus que je ne le montrais : il avait l’air, avec ses cheveux blancs et ses vieilles mains qui commencent à trembler, du prophète de l’Écriture…

Le soir, j’en ai parlé à Tante Lalie : elle m’a répondu, avec beaucoup de bon sens, que tout cela était bien malheureux, mais que ce n’était ni elle ni moi qui avions fait la société et que celui qui tire un bon lot à la loterie n’a pas l’habitude de le donner à ceux qui n’ont pas gagné. Tout le monde sait d’ailleurs en ville combien elle est bonne pour les pauvres ; le matin, elle s’était inscrite comme dame patronnesse à l’Œuvre pour l’envoi à la mer, pendant les vacances, des enfants débiles du Borinage.

Mais tous les Montois, je dois le dire, ne ressemblent pas à Tante Lalie.


10 décembre 19… — Il n’a vraiment pas de chance, notre corps des pompiers volontaires. Sa dernière mésaventure l’a mis une fois de plus en mauvaise posture. Figurez-vous qu’un incendie éclata avant-hier dans le bâtiment d’arrière du magasin d’aunages Leclercq, rue des Capucins. Ces bâtiments ont une « porte d’issue » comme on dit chez nous, rue de Dinant. Les pompiers accourent avec le dévidoir et la pompe à bras. On déroule les tuyaux ; on en adapte une extrémité à la pompe ; on découvre le couvercle de pierre d’une citerne dans le pavement de la cour et l’on jette l’autre extrémité dans cette citerne.

« Pompi ! Pompez ! Pompons ! à nous le pompon ! » comme dit la chanson. L’amorçage se fait avec une difficulté inusitée ; mais comme le feu prend de l’extension, on n’en pompe qu’avec plus de rage, deux hommes à chacun des bras de la pompe. Le jet arrive enfin, épais, nauséabond : on s’est trompé de citerne…

Le caporal hurle au lieutenant grimpé, selon l’usage, sur le toit, afin d’étudier la meilleure façon d’attaquer l’élément destructeur :

— Lieutenant, il y a erreur ; ce n’est pas de l’eau.

Et le lieutenant de répondre :

— Est-ce que ça éteint ?

— Oui, lieutenant…

— Continuez !

Les pompiers ont continué et se sont rendus maîtres de l’incendie ; mais l’état des locaux, tant intérieur qu’extérieur, quand la pompe se retira, défie toute description.

Vous pensez si l’on a fait des gorges chaudes. On n’appelle plus X… que le lieutenant Cambronne.

Voyez pourtant comme le sublime est près du ridicule : moi, je trouve le « est-ce que ça éteint ? » presque cornélien… Si le mot avait été prononcé par Napoléon — et, qui sait ?, par moi — il serait peut-être devenu historique.

***

La Guigne au col verdâtre — comme on dit à Mons, ou à peu près — s’acharne après le nouveau lieutenant des pompiers. Voilà-t-il pas que le propriétaire de la maison Leclercq lui intente un double procès : un premier pour avoir déversé sur ses bâtiments de derrière des produits innommables ; un second pour le préjudice moral, le demandeur étant devenu l’objet de la risée publique, ce qui a une fâcheuse influence sur son commerce.


Le Ier février. — Grand dîner, hier, chez Tante Lalie. Vingt couverts. Service fait par le traiteur Dupuis, de la rue des Clercs. Bon mais trop copieux : Tante Lalie a toujours peur que les gens s’en aillent avec leur faim.

Le héros de la soirée fut le vieux Urbain Hégry, de la rue des Cinq Visages, enfin remis de la double pneumonie qu’il prit la nuit de la Noël, en sortant sans pardessus de « chez Mme Angot », le café au coin de la place et de la rue de Nimy.

Je vous ai déjà parlé de lui : il a quatre-vingt-trois ans. C’est le patriarche de la bourgeoisie montoise. On l’estime beaucoup en ville. Quand il quittera la rue des Cinq Visages pour la terre à pétotes, toute la société montoise le conduira à sa dernière demeure.

Il a conservé des dents magnifiques : quand il mange une grive, il croque tout, sauf les pattes et le bec. Et il vous vide sa bouteille de bourgogne et il vous avale cinquante huîtres comme vous gobcineriez une moule.

Il fut de l’époque de Pierre Moutrieux, et de Polyte Laroche, l’auteur du Pauvre porion belge, dont la vieille mesquenne Mélie avait plus de 80 ans ; il la conservait « parce que c’était une pauvre orpheline », Hégry s’honore aussi d’avoir été l’ami d’Antoine Clesse, encore qu’il ne manque pas d’anecdotes malicieuses sur le compte du chansonnier-armurier. Celle-ci, notamment : Clesse venait d’être décoré de l’Ordre de Léopold, distinction infiniment plus rare et plus précieuse en ce temps-là qu’aujourd’hui. Mme Clesse se tenait presque toujours dans le magasin d’armes du coin de la rue d’Havré et de la rue des Epingliers ; quand un client se présentait, elle s’avançait au bas de l’escalier et appelait son mari : « Chevalier ! il y a quelqu’un à la boutique ! »

Devenu lent à se mouvoir à cause de ses rhumatismes, mais encore droit et l’air d’un officier de cavalerie en retraite, Urbain Hégry a gardé sa toilette d’autrefois : large panama ; en épingle de cravate, une main de corail tenant une clef d’argent ; double chaîne de montre en or avec un large médaillon en pendeloque ; cheveux blancs plats séparés par une ligne au milieu, barbiche à la Napoléon III…

Il dit volontiers, en souriant, que l’établissement de sa famille à Mons remonte au temps où le Bon Dieu n’était pas encore venu au monde. Le fait est que, nulle part comme dans sa maison, on n’a conservé le culte des us et coutumes d’autrefois. On ne les garde pas seulement avec piété, on les garde avec entêtement. Il y a du reste, pour cela, chez Hégry, un gardien vigilant : c’est la servante Gélique, octogénaire comme son maître, dont elle est la sœur de lait. Rien ne se fait sans sa permission dans la vieille maison où elle a passé sa vie. Petite et encore preste, avec un nez comique à force d’être petit, les joues luisantes et rouges comme une artoile de goutteux, des cheveux encore bruns, bien aplatis sur les tempes, qui n’ont jamais connu que la cendrinette, toujours propre et « nette comme busquette », on dirait d’une marionnette repeinte à neuf tous les matins.

On ne manque jamais, quand Hégry est là, de mettre la conversation sur Gélique. Il ne déteste pas, au contraire, de s’étendre sur le pittoresque de ses habitudes ; il dit comment Gélique mesure, sur les grains de son chapelet, le temps de cuisson des œufs ; comment Gélique « abroque » encore les tonnes à la cave ; comment, ne sachant ni lire ni écrire, Gélique fait ses comptes de ménage, sans jamais se tromper, avec des marques à la craie sur la porte de l’armoire ; comment Gélique jeûne pendant les quarante jours du Carême et fleurit la Vierge pendant le mois de mai ; comment, dans sa chambre, tous les soirs, avant de se coucher, Gélique récite les litanies, en prenant son chaudeau et en vidant son pot du matin ; etc. Toute ancienne famille montoise a sa vieille servante ayant connu, dans la maison ancestrale trois, quelquefois quatre générations ; ces antiques « mesquennes » font partie des meubles de la cuisine ; l’habitation leur tient lieu d’univers ; elles ne la quittent que quand leurs mains séniles laissent échapper la vaisselle et que leurs jambes usées par trop de travail les obligent au fauteuil ; on les conduit alors, quelque soir, à l’hospice des Quanquennes où elles s’éteignent lentement, paisibles et discrètes, entre un rameau de buis et un pot de giroflées.

Les invités de Tante Lalie pratiquent, dans la conversation, le principe qui s’inscrit sur la manchette du journal « le Ropieur » : « le Wallon, dans les mots, brave l’honnêtreté ». Manger gras, parler gras. Urbain Hégry raconte toujours volontiers qu’un jour son père s’était rendu, sans s’être muni d’un journal, à l’endroit où le roi va-t-à pied. Il appela à plusieurs reprises la vieille servante : « Apportez-moi du papier ! » Et Gélique de répondre, avec la froide résolution d’une femme qui ne veut rien changer aux coutumes consacrées d’une vie simple et digne : « Du papier !… non, Monsieur, vous n’en aurez pas : tout ça, c’est des ambitions ! »

Le docteur Deghilage narra à son tour l’histoire récente de Bouboule Petit qui fait rire toute la ville. Bouboule a vingt-cinq ans et il est bossu. Les bossus sont souvent courageux. Afin de gagner ses croûtes, Bouboule s’est mis à fabriquer des fusées et de la poudre de Bengale ; la Régence lui a confié, l’autre jour, le feu d’artifice de la Ducasse et chaque pièce fut saluée d’innombrables « Vive Bouboule ! » Depuis ce jour, Bouboule Petit est sacré entrepreneur de toutes les fêtes pyrotechniques.

Bouboule est bègue autant qu’on peut l’être ; sous le coup de l’émotion, il lui est impossible d’articuler deux mots. Or, il y a quelques jours, au moment de se mettre à table, avec son père et sa mère, dans leur maison du Petit-Marché, on l’envoya à la cave « tirer une bonne carafe de bière ». Comme il ne remontait plus, on commençait à s’inquiéter lorsque, brusquement, il reparut avec la carafe vide.

— Qu’est-ce qu’il y a, Bouboule ? Mais Bouboule ne parvenait pas à s’expliquer :

— Lab…, lab.., lab… labibi…

— Quoi, lab… ?

— Lab… labibi… labibi…

Il s’étranglait, on aurait dit qu’il avait avalé une pétote qui ne voulait pas passer ; plus il faisait d’efforts, plus il s’embarrassait.

— Chante-le ! dit le père.

C’est la suprême ressource pour les tafiards, comme chacun sait.

Alors Bouboule, assidu du théâtre, prit la pose du tambour-major du Caïd, quand il chante

L’Amour, ce dieu profane,xxxxxxxxxxxxxxxxxx
Inventa (bis) la diane…

et, faisant le geste de mouliner dans l’espace une invisible canne de tambour-major :

La bière coule à la cave :

C’est Bouboul’ Petit, c’est Bouboul’ Petit…
La bière coule à la cave,

C’est Bouboul’ Petit qui l’a dit !

Comme il achevait ce morceau de bravoure, les yeux au ciel, la voix vibrante et la main gauche sur le cœur, il reçut, de la main irritée du père Petit, une maxigrogne qui l’envoya contre le mur, tandis que la mère Petit dégringolait à la cave et, de son index introduit comme une bonde, bouchait le chemin à ce qui restait de bière dans la tonne.

Si le prochain feu d’artifice de Bouboule comporte une pièce montée qui figure un tonneau crachant du feu liquide, jamais artificier n’aura eu pareil succès !

***

Chez tante Lalie, les plaisirs alternent : après les histoires locales, parfois hautes en couleur, on fait de la musique ou on dit des vers au dessert ; hier, les jeunes filles y ont été de leur morceau de piano : l’ouverture de Zampa, la Malle des Indes, les Rêveries de Marguerite et le Crépuscule, et les jeunes hommes de leur monologue : La Mort de Jeanne d’Arc ; Enragé… il était enragé ! le Hanneton, les Écrevisses en cabinet particulier et, pour finir, la Grève des Forgerons.

Autre chose encore marqua, hier, le dîner de Tante Lalie : les débuts dans le monde de Valentine Godin. Elle est gentille, cette petite, beaux yeux, des cheveux blonds et soyeux, mais terriblement timide : alors que je l’ai connue si bavarde en son enfance, elle n’a vraiment ouvert la bouche, de tout le dîner, que pour y introduire de la nourriture, ce qui a permis de constater tout de même qu’elle a de dents petites, bien plantées et bien blanches. Après tout, c’est peut-être Tante Lalie qui lui a dit de se taire : quand on ne parle pas, on ne dit pas de bêtises.

La plus franche gaîté n’a cessé de régner ; on n’a pas dit trop de mal du prochain ; un Richebourg 1869, retrouvé dans un coin perdu de la cave, a recueilli tous les suffrages : Tante Lalie était radieuse.

Tante Lalie m’a dit que Valentine est pleine d’admiration pour moi. Tout simplement. Je ne sais pas pourquoi ; tante Lalie n’a pas eu le temps de détailler ; mais c’est comme ça… Sans doute le prestige de l’uniforme — car j’étais en tenue de Commandant.

***

À propos de chasseurs, un petit incident, dimanche dernier, avec le garde Lartoile, le faux diable que vous savez…

Il faut d’abord vous dire que, depuis que je suis commandant, toute la compagnie a pris parti contre lui. C’est voler au secours du vainqueur, comme on dit, mais c’est comme ça. Il n’est pas de mauvais tour que les sous-officiers et les simples gardes ne lui jouent. Quand on va à l’exercice, on n’a pas atteint le bas de la rue de Nimy, qu’on entend la voix du sergent crier :

— Le garde Lartoile fait office de flanqueur.

Et ce tafiard de Lartoile d’allonger le pas, en marge de la compagnie.

On manœuvre : « L’homme de droite fait à droite et la gauche marche ! » Quelle que soit la façon dont Lartoile s’y prenne, il est sûr de se faire eng… irlander. On a fini par l’engeler tellement — il est déjà naturellement adroit comme la rue Cronque — qu’il court quand il doit rester immobile et qu’il s’immobilise quand il doit avancer.

Dimanche, un garde, pour un oui ou pour un non, lui a envoyé une gifle. Lartoile est venu me trouver illico :

— Commandant, je viens de recevoir un soufflet !

— Vous l’avez rendu, garde Lartoile ?

— Non, commandant.

— Eh bien ! quand vous l’aurez rendu, vous viendrez m’en reparler.

Je ne l’ai plus revu.

Tout ce qui manie un fusil, un sabre ou un tambour dans la bonne ville de Mons — c’est-à-dire à peu près toute la population mâle de la cité — en rit encore plein sa panse.


12 février. — Si j’étais le capitaine des pompiers de Mons, mon premier soin serait de faire disparaître les errements déplorables qui se sont introduits jusque dans le commandement des officiers et qui mettent l’embrouille dans la compagnie. Je sais bien que le casque en cuivre planté d’un pinceau, la casaque à boutons d’argent et le pantalon trop court (un pompier a toujours un pantalon trop court) ne sont pas pour donner aux pompiers l’allure martiale qu’on voit à nos chasseurs ; mais l’organisme a beau être d’utilité civile, ce n’est pas une raison pour y négliger tout ce qui est d’ordre militaire.

Le premier devoir d’un chef de pompiers, digne de ce nom, est de s’en tenir à la terminologie consacrée, à user des mots et formules qui forment la langue du soldat. Le capitaine a le tort de ne pas observer ces principes. Quand il s’agit de mettre des hommes en ligne, il se borne à dire : « Alignez-vous sur le bord du richot, comme la semaine passée !… » Ou, pour porter sa colonne en avant : « Par la rue du Miroir, en avant, marche ! » Ou, encore, pour faire un quart de conversion : « Par le flanc droit, suivez-moi ! »

Tout cela manque de prestige et de décorum, et blesse l’esprit de discipline qui est en moi.

À côté de quelques vieilles carcasses incapables de monter la rue d’Havré en courant, le corps des pompiers compte des éléments de choix : une bonne moitié des hommes sont lauréats des concours de gymnastique, les quatre plus jeunes pompiers ont même reçu l’épithète flatteuse de « voltigeurs du feu ».

Mais je ne sais quelle guigne s’attache à ce corps de volontaires. Tenez : pendant des années, les officiers ont vainement demandé à la Régence une échelle Porta, qui leur permît de combattre les incendies à l’étage. Il fallut recourir à une souscription publique. On acheta ainsi une échelle superbe, montée sur roues, s’allongeant de trois divisions et parvenant sans peine à la hauteur des toits. Les pompiers furent très fiers de cet engin : bien souvent, pendant que mes chasseurs manœuvraient à la plaine de Nimy, nous les voyions s’exercer : tout là-haut, au dernier échelon, le « voltigeur du feu » n’était plus qu’une grosse mouche. Les hommes ne parvinrent qu’après de nombreux essais à hisser les boyaux du dévidoir au haut des montants ; finalement ils le firent en moins de trois minutes ! Le capitaine rayonnait : cette fois, il ne verrait plus, la rage au cœur, l’élément destructeur dévorer les mansardes que la lance ne pouvait atteindre !

Et l’on attendit avec impatience le premier feu.

Or, il se fit que, cet hiver-là, même à l’époque de la nouvelle année qui est celle des fortes échéances et des grands incendies, le feu ne prit nulle part dans la bonne ville de Mons. Les pompiers grognaient : beaucoup, rageurs, dormaient à moitié habillés, afin de courir plus vite à l’échelle quand ils seraient réveillés par la corne du veilleur du Château. Le plus jeune des voltigeurs parlait de mettre le feu au grenier de quelque vieille cassine, pour l’éteindre du haut de l’échelle et emporter sur son dos, par la fenêtre, un grand-père paralytique ou mieux encore, une femme en couches, ce qui est plus dramatique et tout-à-fait bien porté. Mais hélas, le temps s’écoulait et le veilleur ne voyait rien flamber.

Cela dura six mois — chose presque incroyable !

Une nuit enfin, — ta ra ta ta tut tûte ! — voilà que le Château se met à vacarmer : le feu venait d’éclater au faubourg d’Hyon ! Le sergent-clairon n’eut pour ainsi dire pas besoin de sonner le rappel en courant de rue en rue : en moins de dix minutes, presque tous les hommes étaient là, casque en tête, hache à la ceinture. Six d’entre eux s’attelèrent à l’échelle Porta : dix autres aux deux pompes à bras, le reste aux dévidoirs : dans un grand bruit de cris, de ferrailles et de souliers, toute la compagnie traversa la place et enfila la rue d’Havré : de vrais diables à ressorts ! Des bourgeois, réveillés en sursaut, couraient à leurs côtés, criant « Habie ! » et « Au feu ! » sans même savoir où était l’incendie. Des voix proclamaient : « Vive l’échelle Porta ! » — et celle-ci de danser joyeusement sur le pavé, comme un grand faucheux : elle allait — c’est le cas de le dire — recevoir le baptême du feu !

Guidés par une patrouille de police, les pompiers arrivèrent enfin au lieu du sinistre.

Et un rugissement de colère monta : le feu s’était déclaré dans la cave !


Le 14 avril. — Je songe très sérieusement à partir pour le Congo et à y faire un séjour de quelques mois. La situation, malgré le départ de Tartarin, n’est plus tenable : je suis « le Congolais », celui qu’on prend pour arbitre dans toutes les discussions concernant la Colonie, celui qu’on vient consulter quand on songe à s’expatrier, celui aux souvenirs duquel on fait appel à propos de tout et de rien. J’ai donné, l’autre jour, un interview au Journal de Mons.… jamée ! Je vais être invité à un dîner au Palais de Bruxelles en ma qualité de Commandant des chasseurs éclaireurs ; je devrais en être fier et heureux ; je me sens tout tremblant ! Je m’éveille quelquefois en sursaut : Léopold II, sa barbe blanche penchée sur moi, me dit : « Il paraît, commandant, que vous avez parcouru en tous sens notre belle colonie… »

Généralement, quand un homme s’est mis dans un mauvais cas par un mensonge, le temps travaille pour lui : la faute disparaît sous l’oubli. Ici, c’est le contraire ; les inventions de Tartarin — un peu secondées par ma coupable complaisance, je l’avoue — sont pareilles à un arbre qui, né d’une forte semence, croît avec une vigueur toujours nouvelle et se développe à chaque saison.

Tenez : Tante Lalie m’avait dit, après son dernier grand dîner, où avait paru Valentine Godin que cette petite était pleine d’admiration pour moi, ce qui n’avait pas manqué — je le confesse sans modestie — de flatter en moi le commandant des chasseurs éclaireurs. Je me disais qu’elle m’avait vu passer à la tête de mon bataillon, que mon uniforme, mon sabre d’officier… ah ! bien ouitte !

Je l’avais trouvée ce jour-là dans le jardin, chez Tante Lalie, occupée à lire.

— Que lisez-vous là, Valentine ?

— Une pièce de Musset, Monsieur Gédéon : « À quoi rêvent les jeunes filles… »

— D’abord, je vous prie une fois pour toutes de ne plus m’appeler Monsieur Gédéon : vous êtes la fille du frère de mon oncle ! tendez c’ que j’ vous parle ? vous avez le droit et le devoir de m’appeler Gédéon !…

— Je dirai Monsieur Gédéon pour commencer. Le monsieur tombera tout seul.

Elle avait un sourire confiant et deux yeux clairs et francs, bleu azur.

— Tout seul, à l’usage, comme un bouton de guêtre ?… soit, Valentine… pardon, Mademoiselle Valentine…

— Oh !

— Quoi ?

— Valentine… pas Mademoiselle… je ne suis qu’une petite fille.

— Une jeune fille…

— Non ; une jeune fille doit se surveiller ; une petite fille se laisse aller… moi, j’aime mieux me laisser aller… laisser courir mes idées…

— À quoi rêvent les petites filles, Valentine ?

— J’en connais une, grand Gédéon, qui rêve voyages et aventures, comme un boy-scout. Malheureusement, elle n’a jamais vu que Mons et Jemappes ; elle se sent devenir triste quand elle regarde, sur la carte, tous les beaux pays qu’elle ne verra jamais… Si vous avez de beaux livres de voyages, grand Gédéon, il faudra les prêter à la petite fille : elle en aura le plus grand soin.

— Le grand Gédéon vous en prêtera, petite Valentine.

— Et si vous vouliez être tout à fait gentil…

— Dites.

— Eh bien, de temps en temps, vous me raconteriez vos aventures au Congo…

Zut !

Tante Lalie entrait ; j’ai gloussé quelques compliments et je suis parti.


Le Ier mai 19… — Elle est très fine, cette petite : il doit faire joliment noir où elle se perd… Et puis, elle a cette qualité d’être franche ; elle parle net et regarde tout le monde en face ; or, moi, je ne déteste rien tant que les minaudières qui mangent avec une fourchette à deux dents de peur de s’agrandir la bouche. Je l’observe souvent ; je sais maintenant toutes les robes qu’elle a ; je connais toutes ses façons de sourire et j’ai remarqué que, quand elle est dépitée et qu’elle fronce la bouche, il vient un cœur tout rouge sur la moue de ses lèvres.

Quand je pense que si j’avais voulu écouter les conseils de mon vieux papa qui, dans ses derniers jours, m’exhortait à me marier, je pourrais avoir aujourd’hui une fillette comme Valentine — pas de son âge, bien entendu, mais tout de même déjà en âge de pension ! Peut-être plusieurs années de bonheur paisible que je n’ai pas connues…

Si mes idées suivent cette pente, c’est probablement parce qu’il n’y a guère eu de femme dans ma vie : ma mère, toujours souffrante, est morte quand j’avais dix ans et, de ma famille, je n’ai fréquenté que la bonne tante Lalie. Je ne parle pas des perruches à la recherche d’un perchoir qui courent les soirées et les redoutes et exposent leur viande peu ragoûtante dans les loges de théâtre, encore moins des petites femmes d’étudiants, des « artisses » de théâtre et des juments des pince-fesses ; je parle des femmes dont on se dit qu’on les voudrait pour compagnes de sa vie et qui vous donnent de l’amour avec de l’amitié confiante.

***

Le jeune avocat Barburion a dîné hier avec sa mère, Tante Lalie et Valentine, chez Dupuis. Tante Lalie avait accepté, sans y voir malice, cette invitation au restaurant, la maison de Mme Barburion étant occupée par tous les corps de métier ; mais, dans une ville comme Mons, vous pensez si ça a fait jaser ! Avant qu’on allume les réverbères, il était déjà question du mariage de Valentine avec l’avocat. Au fond, j’aurais dû prendre ça comme une puce sur la jambe ; mais agacé je ne sais pourquoi, je n’ai pas pu m’empêcher d’en parler ce matin à Tante Lalie.

Elle a paru tomber des nues.

— C’est vrai, tout même, doux Jésus, que Valentine est bonne à marier ! C’est la première fois que j’y pense.

— Vous voyez que tout Mons y a pensé pour vous, Tante Lalie.

J’allais m’en aller la laissant tout abasourdie, quand elle m’a demandé :

— Vous le connaissez, Barburion ?

— Oui, un peu…

— C’est un garçon bien comme il faut… Non ?… vous ne trouvez pas ?

Alors moi, je ne sais pourquoi, je lui ai répondu (et il me semblait que c’était un autre que moi qui parlait avec ma bouche) :

— Il a un nez comme un éteignoir à chandelles, des oreilles comme des portes de grange, des lèvres comme des bords de pot de chambre, des yeux comme des bouquiaux de sorcière et un teint couleur crotte de veau malade !

Et je suis parti moitié riant, moitié fâché, en claquant la porte, tout étonné d’avoir retrouvé dans ma mémoire cette « bleffe » que nous disions à l’école entre gamins.


Le 12 mai. — Je suis mécontent de moi-même.

Je suis tout démoulquiné — au moral, bien entendu. Je suis scrand ; je ne sais plus ce que je veux ; qu’on me propose n’importe quoi, j’aime autant au beurre qu’à l’huile. Père de mon bataillon, je suis tenu, comme tel, de faire régner la concorde entre mes hommes… eh bien ! on est venu me demander tout à l’heure de raffiquer une querelle entre deux gardes dont l’un a fait l’autre cocu : c’est à peine si j’ai dit oui. Moi qui aime rire, je ne ris plus que quand le sel brûle.

À la dernière prise d’armes, il m’a semblé que je n’étais plus dans mon assiette, que je n’avais plus mon bataillon en mains comme je l’ai toujours eu jusqu’ici.

Je suis fier de mes chasseurs. Je le proclame partout où j’ai l’occasion de le proclamer. Pourtant, il y a, parmi eux, des têtes de bois… jamée ! Hier encore, au rassemblement sur la place, je vois arriver ce grand fade d’Alphonse Aribotte, traînant ses souliers comme si on l’avait chargé de polir les pavés avec ses semelles. Il n’avait oublié qu’une chose : son sac !

Je suis patient, très patient sous les armes ; mais l’attitude d’Aribotte, son débraillé, la flemme qu’il dégageait m’exaspérèrent tout d’un coup.

— Qu’est-ce que vous faites, garde Aribotte ?

Il dirigea vers moi un œil languide, bâilla un bon coup et répondit :

— Je m’embête, mon commandant.

Les gardes se mirent à rire.

— Vous avez oublié votre sac, sacré tonnerre ! Est-ce que vous nous prenez pour une bande de baraquieux ?

— C’est bon, mon commandant, faut pas vous frapper : je vais le chercher.

— Vous n’avez que cinq minutes.

— J’habite chez Devos, rue de la Coupe.

— Dépêchez-vous !

Il s’en alla, d’un pas de tortue et je le vis disparaître sous la voûte de la cour. J’allai faire une petite inspection plus loin et, comme je m’apprêtais enfin à faire sonner la formation par rangs, je le vis tout à coup, à deux pas de moi, l’air un peu plus ahuri que tout à l’heure. Mon sang, cette fois, ne fit qu’un tour :

— Garde Aribotte !

— Mon commandant ?

— Qu’est-ce qui vous manque ?

Il me regarde avec des yeux ronds :

— Il ne me manque rien… Merci bien, mon commandant… Vous voyez bien que j’ai mon sac, mon commandant ?

— Je ne vous parle pas de votre sac !

— Qu’est-ce qui me manque, alors, cette fois-ci, mon commandant ?

— Votre fusil, nom de Dieu !

Il regarda la paume de ses mains vides.

— Ça ne fait rien, mon commandant, je vais le chercher.

— Et vous croyez que nous allons vous attendre ?

— Alors, mon commandant, partez sans moi, je vous rattraperai avec le tram…

Et il s’est éloigné de son même pas tranquille.

Je me demande s’il ne s’est pas f… de moi.

***

Tout va de travers, tout…

Je ne suis pas superstitieux, mais il y a autour de nous, autour de Mons, je ne sais quels inquiétants présages… Ainsi, tenez : hier dimanche, à la Croix-place, tandis que les Ouvriers Montois chantaient sur le kiosque, avec beaucoup d’expression, le fameux chœur qui leur a valu le prix d’excellence à Tourcoing : « César ! ceux qui vont mourir te saluent ! », le plancher s’est effondré et toute la chorale s’est ensevelie brusquement dans les tréteaux et les madriers ; on ne voyait plus que la baguette du chef qui s’agitait au-dessus du tas.

Faut-il croire à ce qu’on chante dans la Mascotte :

Les présages, les songes

Ne sont pas que des mensonges :
Des exemples frappants

L’ont prouvé de tout temps…

En attendant, j’ai du chagrin, du vrai chagrin, du chagrin muet.

***

Je vous ai déjà parlé du poète Polyte Laroche. En vieillissant, la manie de la persécution lui est venue : il s’imagine qu’on cherche à l’empoisonner. Il a pris l’habitude d’aller, vers midi, chez la mère de Myen, rue des Grousiers, et de demander deux œufs. Il en tire alors deux autres de sa poche en demandant qu’on les fasse cuire durs : il croit ainsi échapper à la tentative d’empoisonnement que pourrait perpétrer contre lui — sait-on jamais ? — la mère de Myen…

Hier, je le croise, rue d’Havré, en face du Cruchon :

— Une pinte, Polyte ?

— Ça va… Deux cruchons, s. v. p.

On apporte les deux verres et Polyte immédiatement met devant lui celui qui était devant moi.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je ne tiens pas à être empoisonné.

— Bé !… Et moi ? !

En temps ordinaire, j’aurais ri. Au lieu de rire — dites-moi pourquoi, s. v. p. — je me suis fâché : j’ai laissé là mon verre et je suis parti en claquant la porte.


Le Ier juin. — L’amour, le véritable amour ? Beaucoup de gens en parlent et personne ne l’a jamais vu, a dit un philosophe… Je suppose qu’il exagère et qu’il y a tout de même des gens qui… ; mais, en tout cas, ce n’est pas moi.

Pourtant, mon imagination travaille… Tenir dans sa main une menotte qui tremble d’émoi tel un oiseau captif, une nuit d’été, quand les étoiles scintillent comme de la poussière d’argent, et que l’air est doux et léger, se sentir un cœur d’enfant, doux et joyeux, un cœur qu’une chère image emplit tout entier, est-ce que ce ne serait pas ça, l’amour ?

Dire : « ma femme » à une jolie créature qui sent bon dans les fourrures où elle s’emmitoufle et qui glisse son bras sous le vôtre comme si elle cherchait une protection… passer une soirée à tisonner les boulets du feu ouvert et la regarder verser le thé, arranger des gâteaux sur l’assiette, souffler la fumée d’une petite cigarette… la voir au balcon d’une maison amie, toute fraîche et souriante, quand mon bataillon défile sous mon commandement… l’entendre, rire, dès le matin, après la belle nuit passée dans mes bras… entrer dans la loge du théâtre derrière elle, pendant que tous les yeux convergent pour admirer sa toilette et sa beauté… trouver tous les midis, un bon déjeuner sur une belle nappe blanche, parmi les cristaux, avec un bouquet de deux sous qui trempe dans un verre… se dédoubler, en se doublant, auprès d’un être cher… n’avoir aucune pensée cachée, aucun secret, vivre en confiance, en confiance totale…

Hélas, je ne puis, moi, connaître cet amoureux et fraternel partage ! Jamais, je ne pourrai lui dire : « Lis en moi comme dans un livre ouvert ! » puisque le mensonge est installé en moi à perpétuité, puisque j’appréhende à toute heure du jour, qu’on découvre en moi l’imposture…

Songeant à la romance : « Ninon, Ninon, que fais-tu de la vie ? » je m’écrierais volontiers : « Tartarin ! Tartarin ! qu’as-tu fait de mon existence ? »

Jamais comme aujourd’hui je n’ai senti le prix de la sincérité. Cette enfant m’enveloppe, sans le savoir, du rayonnement de sa fraîcheur et de sa gaie jeunesse ; elle m’impressionne dans les petites choses de la vie courante ; elle me rend meilleur… Ne me suis-je pas reproché tout à l’heure de ne m’être inscrit que pour 10 francs sur la liste de souscription en faveur des victimes du dernier coup de grisou de l’Agrappe ?… Et ne me suis-je pas repenti, ce matin, en m’éveillant, d’avoir traité hier soir de « foutu imbécile » le garçon de la Belle Vue qui s’était trompé en me rendant de la monnaie ?

***

Les Camerluches du Cayaux-Club ne sont pas sans s’apercevoir de ce changement. J’ai surpris hier les regards de Myen qui m’étudiaient ; or, quand Myen est sur une piste…


5 juin… — Je remarque avec plaisir qu’elle a des attentions pour moi et je me dis que l’on n’a pas d’attentions pour quelqu’un qui vous est indifférent. Elle sait que, comme on dit à Mons, je suis mortel après les asperges et les chicons : eh bien ! chaque fois que je dîne chez Tante Lalie (et ça m’arrive bien plus souvent qu’avant) il y a des chicons et des asperges. Or c’est elle — Valentine — qui s’occupe de la cuisine ; ainsi l’a voulu en sa sagesse Tante Lalie, qui lui fait aussi suivre des cours de coupe à l’école professionnelle.

Tous les matins, elle — Valentine — va au marché avec la cuisinière. Le hasard me fait quelquefois passer, et même souvent, par le Petit Marché au moment où elle — Valentine : j’ai je ne sais quel plaisir à écrire ce nom — va aux légumes et aux fruits. J’ai du plaisir à la voir trottiner, aborder les fourboutiers et marchander les cabusettes ou les artoiles de capucins. La cuisinière la suit, un panier au bras. J’arrive, comme par hasard, par la rue de la Halle, je traverse le marché et je les croise près de la fontaine. D’habitude, je la salue sans descendre du trottoir ; hier, j’ai été l’accoster délibérément au milieu des paniers de légumes. Ça a fait sensation sur le marché : toutes les marchandes avaient l’œil sur nous. Elle riait d’un air amusé, où il y avait un peu de malice : il faut dire que j’avais glissé sur une côte de chou :

— Vous venez au marché aussi, Commandant ? Des chicons et des asperges ?

— Non… je viens vous serrer la main… je vous avais vue de loin, en passant… alors, je m’étais dit, n’est-ce pas : « Je vais serrer la main à Valentine »… Tante Lalie va bien ?… Je crois qu’il va faire joliment chaud l’après-midi…

C’est inouï comme je me sens bête quand elle a son air moqueur : plus de présence d’esprit ; la certitude que je vais dire quelque chose d’énorme et d’idiot…

Je regardais l’eau couler dans la vasque de pierre de la fontaine.

— Rien que de voir ça, ça me donne l’envie de prendre un bain, dis-je.

Elle pouffa :

— Vous n’allez pas vous déshabiller, dites ?

Je cherchai quelque chose à répondre et je ne trouvai rien. Je m’en allai après lui avoir serré la main, enjambant des paniers de carottes ; il me sembla que la cuisinière riait et que les gens du marché me prenaient pour un innocent.

Maintenant, ce que je vais vous dire, vous le croirez si vous voulez : je montai vers la place par la rue de la Coupe ; quand j’arrivai en haut, la grosse mercière Alida, qui tricotait sur le seuil de sa boutique, me salua d’un aimable « Bonjour, Monsieur le Commandant » — et j’entendis la voix de sa fille, dans l’arrière-boutique, lui crier :

— Maman, il vient de s’arrêter au Petit Marché pour causer avec Valentine Godin.

Et la mère de répondre, en se tournant d’un bloc vers l’intérieur, sans cesser de tricoter :

— J’ comprinds bè minou sans dire no cat…

Comment la nouvelle était-elle arrivée avant moi, qui venais tout droit du Petit Marché ?

Je me le demande encore. Je regardai Alida d’un air interrogateur. Elle pinça les lèvres, tira ses paupières comme un store, de l’air de quelqu’un qui en sait long et, s’inclinant très bas, elle me fit une révérence à cul-ouvert, comme à la Cour.

Quelle race !

Mons, ville du cancan, du potin, des commérages et des ramages ; Mons, monstre aux mille yeux, aux mille oreilles et aux mille langues, toi qui fouines, toi qui clabaudes, toi qui médis, il y a des jours où j’ai l’envie de m’en aller tellement loin que tu ne me reverrais plus !


11 juin. — J’ai fait hier une chose que je n’aurais pas dû faire : quand on a l’honneur de porter l’uniforme de commandant, on a tort de s’abaisser à causer avec des domestiques et de les payer pour qu’ils soient indiscrets… Enfin, c’est fait… J’avais à peine montré une belle pièce de cinq francs à la cuisinière qu’elle m’a dit :

— C’est pour savoir ce que Mlle Valentine pense de vous, n’est-ce pas, Commandant ? Eh bien, mon Commandant, elle vous aime…

Et la belle pièce de cinq francs, agrippée d’une main sûre, disparut dans la poche de la jupe.

— Plus bas, Marguerite, plus bas…

— Oui, Monsieur, vous avez raison… Car Madame n’en sait rien et Mademoiselle m’a bien recommandé de ne jamais vous parler d’elle.

Et la voilà partie !… elle avait remarqué que Valentine passait une heure devant la glace chaque fois que je devais venir chez Tante Lalie ; elle le lui a dit et Valentine a répondu : « C’est bien mon droit d’aimer les militaires ». — « Surtout que vous avez pour cousin un commandant »… — « Il ne serait pas mon cousin et pas commandant que je l’aimerais tout de même ! »

Car ce que Valentine aime en moi, c’est le losse, le cerveau brûlé, le batteur d’estrade, celui qui passe où les autres n’ont pas osé passer, celui qui s’est couvert de gloire dans des pays lointains…

Voilà ce que m’a dit Marguerite !

Comme je tirais une pièce de deux francs de la poche de mon gilet, elle m’a tout de suite ajouté que Valentine avait rêvé de moi la nuit. Si j’avais ajouté trois francs, il est probable que Valentine aurait juré d’entrer au couvent si elle ne m’épousait pas dans les quinze jours…


12 juin. — Je continue à faire des fautes au bataillon. Je me sens médiocre et, si je me laissais aller, je me lamenterais toute la journée… Tant vaut le prestige du chef, tant vaut le corps qu’il commande ; une prune gâtée gâte tout le fruitier ; il ne faudrait pas que l’indiscipline des pompiers et des gardes-civiques gagne mes chasseurs…

Ce qui s’est passé dimanche dernier n’est pas bien grave, comme vous allez le voir, mais c’est agaçant…

Nous manœuvrions au pied du Mont Panisel ; il faisait une chaleur terrible. Je commande à mes hommes de s’élancer pour couronner la crête, tout là-haut là-haut. J’ajoute : « Il faut, Messieurs, que cette manœuvre présente l’image de la guerre ; une partie de la compagnie doit donc se laisser tomber en route comme si elle était atteinte par les balles de l’ennemi ».

Les chasseurs prirent du champ, avec intrépidité ; seulement, au bout de 200 mètres, toute la compagnie était atteinte par les balles et couchée sur le dos… et l’on remarqua que les mitrailleuses avaient frappé les hommes juste au moment où ils passaient dans l’ombre portée par un arbre ou un baraquement.

Je me mordais les lèvres ; je compris heureusement que, si je me fâchais, je serais ridicule ; aussi fis-je sonner le rassemblement :

— Maintenant, Messieurs, nous allons recommencer la manœuvre ! Seulement le thème a changé : dans l’intervalle, les mitrailleuses ont été démontées par l’artillerie de la garde-civique. Aussi l’assaut n’est plus qu’une question de vitesse : il faut arriver au sommet de la position avant que l’ennemi se soit ressaisi.

Je remis les rieurs de mon côté : je vous assure que les hommes étaient trempés quand ils arrivèrent au haut du Panisel. Mais ce sont des choses qu’on ne fait pas deux fois et ce qui en reste, c’est ceci : la plaisanterie a trouvé asile sous le drapeau du bataillon et, pour la première fois, mes chasseurs éclaireurs ont lanterné leur commandant…

Non… voyez-vous que Valentine eût été là !!…

Nous sommes rentrés en ville vers 1 heure.

Marchant à la tête du bataillon, je regardais les balcons devant lesquels nous passions, avec l’espoir imprécis de l’y trouver, fraîche et souriante, tandis que mes chasseurs feraient tête à droite pour l’admirer…


Le 15 juin. — Oui, je le vois à toute sa façon d’être vis-à-vis de moi : elle croit que je suis un héros, l’homme des batailles, des chasses et des explorations. Je me sens plein d’une confusion et d’un malaise qui s’étendent tous les jours, comme une tache d’huile…

Je me répète quelquefois une maxime que j’ai lue dans un journal : « L’exagération est le mensonge des honnêtes gens ». Je ne sais pas quel est l’auteur de cette maxime, mais c’est un bien brave homme. Dommage que son idée n’est pas un peu plus répandue dans le monde ; je pourrais m’en tirer… Et encore, non : il y a plus que de l’exagération dans mon cas, il y a… de la malhonnêteté. Le menteur, ce n’est pas moi, c’est entendu ! mais je suis le complice du menteur, un complice qui a fait son profit du mensonge…

Elle me mépriserait si elle savait…

…J’ai remarqué aujourd’hui que, quand on lui fait un compliment auquel elle ne s’attend pas, sa joue devient rose comme une framboise et que son oreille ressemble à un petit coquillage nacré qui est dans l’armoire de Tante Lalie.


16 juin, le soir. — Déjeuné, hier, avec elle, chez Tante Lalie.

Celle-ci lui a donné une jolie croix enrichie de brillants, qui lui vient d’un grand oncle, abbé de St-Ghislain. Valentine s’était décolletée d’un rien de plus pour mettre ce bijou. Quel dommage que la croix ne soit pas plus grande !…

Moi aussi je voudrais lui donner des bijoux : j’ai tous ceux de ma mère dans un coffret.

Mais à quel titre les lui offrir ?

Il faut un titre, évidemment…

Évidemment…

Mais, évidemment aussi, j’ai dix ans de plus qu’elle, au moins dix ans…

Même si j’étais décidé à pousser les choses, ce serait toujours une aroque…

Pourtant, ça finirait peut-être par s’arranger ; on a vu des époux d’un âge bien autrement disproportionné.

Non, l’obstacle, le vrai obstacle, le seul obstacle, c’est cette tartarinade du Congo !


Le 20 juin. — Tante Lalie a une maison de campagne où elle passe les jours trop chauds. Ce n’est ni à la mer ni à la montagne : que deviendrait Tante Lalie si on l’éloignait du nid natal ? La « propriété » est à Ghlin, dans les grasses prairies qu’arrosent la Haine et ses petits affluents. Quand, les matins d’été, Tante Lalie se met à la fenêtre de sa chambre, elle voit à sa droite trois cônes de terrils qui évoqueraient les Pyramides d’Égypte s’ils étaient moins noirs et moins pointus ; devant elle, la silhouette de Mons avec le damier contrarié de ses tuiles rouges et de ses ardoises et, dominant de toute sa hauteur les maisons qui l’environnent et semblent danser à ses pieds une ronde immobile : le Château, le fier et beau Château !

Le charme de la propriété de Tante Lalie, toute en feuilles et en herbe, c’est le ruisseau qui la traverse. Il n’a pas un kilomètre de course ; mais des sources nombreuses l’alimentent assez pour en faire un ruisseau présentable, qui jase et ruisselle « comme un grand ». Au milieu du parc, il forme même un petit étang poissonneux avec une île que couvre le feuillage d’un antique saule pleureur ; du front incliné de l’arbre, des traînées d’argent coulent en cascade parmi les feuilles.

Tout ce jardin est d’ailleurs plein d’arbres superbes qui, malheureusement, ont dépassé l’âge de la maturité. Il doit y avoir eu à Mons, il y a quelque cent ans, un architecte de jardins, maître en son art et qu’on sollicitait partout, car nombreux sont, dans la banlieue, les parcs aussi judicieusement plantés et dessinés ; ils ménagent jusqu’à la limite du terrain, des perspectives en trompe l’œil qui semblent en doubler la superficie.

Un noyer du Brésil, à la puissante armature, étend ses branches au-dessus de la porte d’entrée et semble l’huissier introducteur de ce jardin ombreux. Des bouleaux chevelus, cuirassés et guillochés, portent leurs feuilles foisonnantes comme des panaches renversés ; des hêtres pourpres forment, sur la plus grande pelouse, un fortin de feuilles bruissantes et sèches ; un tilleul argenté abaisse ses palmes et ronfle comme un orgue, à la saison des fleurs, sous la ronde des abeilles ; des acacias du Japon arrondissent des croupes vertes et frémissantes.

Le potager et le poulailler sont parfaits. Tous les matins, quand Tante Lalie est en ville, des mains diligentes lui portent le lait crémeux, le beurre, les œufs et les légumes du « château ».

***

Tante Lalie offre tous les ans, dans son beau jardin, un goûter à la jeunesse. Il y a un buffet sur l’herbe, des jeux divers, un quatuor à cordes et un bal villageois devant le perron : on se dispute pour tourner la manivelle du piano mécanique qui fait danser.

Beaucoup de monde, cette année. La jeunesse dorée et même argentée, — et même désargentée — s’en est donné à cœur joie. Valentine a été très fêtée. Jolie comme un cœur avec un petit capotin bleu pâle, elle a fait les honneurs du jardin : Tante Lalie rayonnait. J’ai entendu plus d’une fois sur son passage :

Elle a une taille
Comme un éclat d’ail…


ce qui est un compliment rare et recherché. Elle a beaucoup dansé avec le fils du procureur du Roi.

Avec moi aussi.

J’étais en uniforme.

***

Quand je cause avec elle, je ne lui dis jamais que des choses sérieuses. Moi qui ai pourtant la langue à la bouche, je ne trouve pas de sujet de conversation ; si elle n’en inventait pas, je crois que je resterais à côté d’elle comme un béaud. Quand nous nous promenons dans le jardin, elle m’écoute à peine, elle regarde les arbres, le ciel et les fleurs ; elle attrape des bêtes qui volent — et même une grosse bête qui ne vole pas et qui s’appelle Gardedieu ; bref, elle est moqueuse et gaie, et moi je suis lourd et tout d’une pièce.

Je lui ai demandé l’autre jour — à quoi ça rime-t-il ? — si elle avait lu Alphonse Daudet.

Elle m’a regardé tout ébahie.

— Tante Lalie vous a dit ?

— M’a dit quoi ?

— Ah ! je croyais… Eh bien voilà : une fois, j’ai trouvé Sapho dans le train allant à Bruxelles ; j’ai regardé les images et j’ai remis le livre dans le filet : ça m’assotissait tout. Tante Lalie a dit que j’avais bien fait.

Et elle courut après le chien, qui saccageait une plate-bande d’œillets rouges.

J’en fus bien content : je n’aurais su que lui dire ; pouvais-je prendre un ton paternel ou lui donner un bon point comme un maître d’école ? Je n’ai pas la manière…

Il est rudement plus difficile de parler à une jeune fille qu’à un garde de mon bataillon.

***

Myen, qui ne sait jamais rien, mais qui sait tout, m’a dit brusquement, hier, en prenant un bac au Lac de Genéefe : — Ce sont les gens qui habitent le plus près de l’église qui arrivent souvent les derniers à la messe.

Je lui ai demandé ce qu’il voulait dire :

— Rien du tout. Ça m’a échappé de la main.

Et il a recommandé un soile.

J’ai dit : « Comprends pas. » Mais ce n’était pas vrai : j’avais très bien compris.


Le 28 juin. — Hier, à Bruxelles, j’ai été en guinse, dans des bars où, juchés sur des hauts tabourets, face au comptoir, des fils de famille trinquent avec des bookmakers opulents et grossiers. On a dansé au phonographe, c’est-à-dire qu’on s’est frictionné les abdomens, par couple, en se livrant au simulacre de la reproduction. La vue de ces adolescents mal polis, abrutis d’alcool et de tabac, méprisants, trop exténués pour prendre leur danseuse et peut-être même pour la désirer, la vue de ces cocottes que le danseur invite d’un clappement de langue à se coller à lui pour faire un tour de piste, la vue aussi des vieilles grosses femmes qui pâment leurs cent kilos de mauvaise graisse et de mauvaise viande entre les bras d’un « professeur » aux cheveux huilés et lui font des yeux blancs, noyés dans la berdouille fétide des onguents, toute cette débauche stupide en peau et en dentelles, toute cette « orgie » de grande ville m’est apparue d’une pâle tristesse. Quand, brusquement, la musique se tait et que les couples se désunissent, il y a un silence d’angoisse…

Entre les épaules et les bras nus de ces dames, je manœuvrais d’ailleurs comme une citrouille. J’aurais voulu prendre par les oreilles ces jeunes gens aux nerfs détraqués et leur faire faire une heure de maniement d’armes…

L’image de Valentine — expliquez donc ça ! — ne m’a pas quitté un instant et je m’en voulais de l’avoir conduite dans ce mauvais lieu.

***

Quand je vois, comme encore ce matin, ses frisettes, sa robe écossaise et son grand chapeau Bolivar, il me semble que je n’ai jamais rien vu au monde de plus beau.

Il faut tout de même que je lui parle : faute d’une parole, on meurt sans confession.

Voyez-vous, lorsque je demanderai sa main à Tante Lalie, que celle-ci me réponde : « Il est trop tard : le chat a mangé le lard » ?

Qu’est-ce que je deviendrais ? Non, mais dites-moi : qu’est-ce je deviendrais ?


Le 3 juillet. — Tout fiévreux, j’attendais, hier après-midi, qu’il fût 6 heures pour me rendre à la propriété de Tante Lalie. Ma vieille servante Had’laïtte avait dit vingt fois : « Comme Monsieur est difficile aujourd’hui ! » Je n’étais bien nulle part ; je remâchais le pain amer de mes embêtements : vivre près de Valentine avec, entre elle et moi, ce paquet de mensonges, ce n’était plus possible ; la nausée me prenait.

Il n’y eut, ce soir-là, à dîner, que les Arbuziaux. Valentine me parut rêveuse ou distraite ; peut-être était-elle simplement accablée par la grosse chaleur. On parla voyages ; Arbuziaux a beaucoup circulé : il a vu l’Égypte, Moscou, New-York et le Japon, il exprima son regret d’être trop vieux pour visiter notre belle colonie africaine.

« Vous qui y êtes allé si souvent, mon cher Commandant, dites-moi donc si… »

Si souvent ! ! Voilà que j’y avais été souvent, maintenant !

Je risquai :

« Vous savez, au Congo, depuis mon dernier voyage, il y a eu tant de changements ! »

Pourquoi ai-je dit « dernier » ? Sais pas…

Arbuziaux repartit :

— Combien de fois y avez-vous été, en tout, Commandant ?

Le cœur me battait en pensant qu’en le trompant, je trompais Valentine. Mais que faire ?

— Deux fois, dis-je modestement.

— Je croyais que vous y aviez été plus souvent. Vous connaissez si bien le pays… On m’a dit que vous songiez à créer là-bas une espèce de garde-civique nègre, avec des corps spéciaux dans le genre de vos chasseurs éclaireurs…

Je sentis un coup du Cayaux-Club, le dernier bateau de Myen, du Prince, de Dausias ou de Marquebreucq.

— Il en a été vaguement question, dis-je… Mais il est question de tant de choses… ; ainsi on parle beaucoup, à Mons, depuis quelques jours, de réfectionner le Campanile de Notre-Dame de Messine ; plusieurs projets sont soumis à la Régence…

— M. le curé en a parlé dimanche en chaire, dit Valentine.

Et elle donna des détails, je pus respirer — quitte à me retrouver en difficulté dans cinq minutes…

Quelle vie !

Après le dîner, on prit le café sur la pelouse, en face du perron. Valentine fit le service des tasses et des petits verres et j’admirai son adresse et sa bonne grâce, la paisible gaieté de ses propos à chacun. D’ailleurs, si elle avait fait autre chose, je l’aurais admirée de la même façon.

La nuit tomba ; Tante Lalie s’endormit dans son fauteuil après le départ des Arbuziaux…

Alors un désir me prit, si violent que je me sentis tout de suite incapable d’y résister : j’ai de ces impulsions, à certaines minutes, aussi impérieuses que le geste de rafler dans la main une mite qui volète.

— Valentine, lui dis-je, (le cœur me battait à grands coups dans la poitrine) voulez-vous que nous fassions un tour dans le parc ?

— Mais certainement, dit-elle, cela me fera plaisir de marcher un peu.

La lune bleuissait la cime des grands arbres ; la clarté était telle que l’ombre précise des branches se détachait sur les pelouses. Jamais je n’avais vu un clair de lune aussi admirable. L’arome des fleurs parfumait les allées et cette nuit sereine, charmante et pâle semblait faite exprès pour des amants…

Sans doute Valentine subissait la séduction de ce clair de lune ; mais elle n’en laissait rien paraître. Elle s’attarda à nouer un fichu de dentelles autour de son cou et, quand nous nous mîmes enfin en chemin, elle posa un doigt sur ses lèvres, en me montrant Tante Lalie ; vous ne pouvez pas imaginer quelque chose de plus gracieux que ce geste : sous la lumière caressante et fluide, elle paraissait immatérielle, légère comme ces sylphes que le poète voit danser à la clairière des forêts.

Nous allions en silence, côte à côte, sans nous toucher. J’aurais eu peur, en parlant, de rompre le charme presque surnaturel de cette nuit enchantée. Pourtant, quand nous fûmes près de la haie de clôture, je rassemblai tout mon courage : je ne fis aucun préambule.

— Valentine, lui dis-je, vous m’avez demandé hier comment j’avais sauvé le poste de Kabambaré en exterminant l’avant-garde de Tippo-Tip…

— Oui, Gédéon, fit-elle, ébahie.

— Je ne vous ai pas répondu, Valentine, parce que je n’ai jamais sauvé le poste de Kabambaré…

— Comment se fait-il que tout le monde, à Mons, le raconte ?

— Parce que tout le monde connaît cette histoire par le récit qu’en a fait Tartarin.

— Et vous n’avez jamais protesté, Gédéon ?

— J’étais prisonnier de cet imposteur, Valentine. Lors d’une conférence où il m’avait remplacé, au pied levé, il raconta devant cinq cents personnes, que j’avais fait la guerre anti-esclavagiste ; les journaux le rapportèrent. Tout Mons crut que c’était vrai ; comment dire que cet homme avait fait un mensonge ?

— Pourquoi avait-il menti, Gédéon ?

— Par genre, Valentine. Parce que, ces gens du Midi, leur imagination les emporte ! Quand vous êtes joyeuse, Valentine, vous chantez… ; quand ils sont joyeux, ils mentent. Leurs inventions les aguichent et ils courent après…

— C’est curieux, dit-elle.

Nous nous étions arrêtés près d’un banc. Je m’assis, les jambes coupées ; elle demeura debout, me regardant profondément. Jamais le silence n’avait été plus recueilli ; on aurait dit que les arbres séculaires, que tout le jardin se taisait pour écouter — et Gédéon Gardedieu, votre serviteur, était bien mal à l’aise…

Et je compris que le moment était venu de me délivrer tout-à-fait… Je haussai la voix :

— Valentine, je n’ai jamais tué d’hippopotame ; Valentine, je n’ai jamais tué d’antilope… ni de gazelle… ni d’éléphant ; Valentine, ce n’est pas vrai que j’aie arraché à la mort une négresse qu’on allait jeter au bûcher… ; Valentine, je n’ai rien d’un guerrier africain : je suis un simple petit commandant des chasseurs-éclaireurs… un tout petit commandant qui veut se montrer à vous tel qu’il est et non tel qu’un autre l’a fait.

Tout me revenait à la fois et je rejetais les mensonges comme on rejette un fardeau. Je niais tout, au hasard, en paquet…

— Ce n’est pas vrai que j’aie pris des crocodiles à la nage, que j’aie porté sur mon dos mon cheval fatigué… ce n’est pas vrai que j’aie dîné chez le gouverneur à Boma ; je n’ai jamais été mangé par les antropophages, Valentine. Les forêts vierges, les marais pestilentiels, la mouche tsé-tsé, les danseuses noires, les redoutes arabes, eh bien, je vous estime trop pour ne pas vous le dire : tout cela, Valentine, c’est de la carabistouille !

Et alors seulement, conscient de la solennité de l’heure et prêtant le serment, je prononçai, après avoir avalé ma salive :

— Valentine, je vous le jure, je n’ai jamais été au Congo !

C’était le coup macar.

J’avais glissé à ses genoux et, tenant l’une de ses petites mains dans les miennes, je serrais cette main doucement, tendrement…

Elle était restée immobile, la figure impénétrable. Enfin, sur mes derniers mots, un sourire que je qualifierai toute ma vie de divin, glissa sur son visage et la transfigura.

Ce fut avec une impressionnante simplicité, avec je ne sais quoi de suave dans la voix qu’elle déclara :

— Je m’en étais toujours doutée.

— Vous dites ? demandai-je, sidéré…

— Oui, chaque fois que la conversation se mettait sur le Congo, je vous voyais rougir ou pâlir. C’est même à cause de cette gêne, qui vous montrait à moi si malheureux, que j’ai commencé à…

— À quoi ?

Elle eut une hésitation ; puis, faiblement :

— À vous… — À… m’aimer, Valentine ?

Elle répondit, dans un souffle :

Ui, Gédéon… Et vous, Gédéon, m’aimez-vous ?

Si j’avais une voix de ténor, je crois que j’aurais lancé aux étoiles le cri de Faust : « Félicité du ciel ! ».

Je dus me contenter de couvrir ses doigts de baisers.

Elle me dit alors cette chose pleine de bon sens dans un moment aussi émouvant :

— Vous devrez vous tirer de là, Gédéon : puisque vous n’avez jamais été au Congo, il faudra y aller un jour.

— Viendrez-vous avec moi, Valentine ?

Elle ne souriait plus ; elle inclina sur moi son doux et ferme visage et, les yeux dans mes yeux, tandis que j’ouvrais les bras où elle glissa toute blanche :

— Oui, dit-elle.

— Ce sera notre voyage de noces, ma chère femme !

Et nous nous embrassâmes éperdûment.

Comment nous revînmes près de Tante Lalie, je n’en sais rien. Je ne marchais pas ; je flottais dans la lumière, au bras de Valentine.

Tante Lalie dormait toujours ; nous regardâmes un instant, penchés sur elle, ses beaux cheveux blancs que la lune argentait ; nous écoutions son souffle paisible… elle ouvrit les yeux et vit Valentine, les mains nouées à mon bras, inclinée sur ma poitrine.

— Tante Lalie, lui dis-je, vous avez été la seconde mère de Valentine ; c’est à vous que je demande sa main.

Elle ne parut pas autrement surprise. Elle sourit de son sourire confiant, de son sourire de vieille femme qui, depuis longtemps, fait son bonheur du bonheur des autres… et, tendant vers nous ses mains déjà séniles, dans un geste qui ressemblait à une bénédiction, elle dit simplement, d’une voix que des larmes mouillaient :

— Soyez heureux, mes chers enfants !

Et je sentis, quand nous nous embrassâmes, que je l’aimais, comme Valentine aussi l’aimait : comme j’aurais aimé ma mère…


Le 4 juillet 19… — Je suis rentré à Mons à pied ; il était près de minuit quand j’arrivai chez moi.

J’ai ouvert ma fenêtre et il me sembla que mon cœur rayonnait sur la ville entière, qu’il ’illuminait, qu’il la baignait de ses effluves à l’égal du clair de lune.

Je me sentais un homme nouveau, j’éprouvais un bonheur silencieux et profond — un bonheur que je n’avais jamais connu.

Oui, ma vie changeait : j’en rendais témoins les clochers et la tour du Château ; j’associais à mon âme exaltée les vies invisibles qui dormaient derrière les innombrables fenêtres trempées de lune. Dans toutes ces maisons, de la plus humble à la plus riche, dans toutes ces maisons qui avaient abrité des générations et des générations, l’amour, quelque jour, avait parlé ; toutes ces chambres, tous ces petits jardins, toutes ces ruelles avaient entendu, à quelque moment, des aveux, des baisers, des promesses et des serments d’amour. Et il me semblait que toute cette tendresse amoureuse, venue du lointain des âges, palpitait dans la nuit et m’entrait dans le cœur. Tous ceux, toutes celles qui avaient aimé sur ce vieux sol ameubli et creusé par nos pères, se levaient dans l’ombre du passé et me saluaient avec un air d’ami.

Ils me tendaient des fleurs, ils me souhaitaient un heureux mariage, une vie saine et vaillante, une vie d’amour.

Et, quand la cloche du château se mit à sonner, chacun des douze coups me tomba sur le cœur.

J’étais tout frémissant ; je me sentais trembler comme un jeune de pierrot tombé du nid.

L’avenir, maintenant, se déroule devant Valentine et moi : elle appuiera sur mon bras vigoureux sa main légère, et sa douceur intelligente s’associera à ma raison — car la femme, comme chacun sait, doit toujours sentir que celui à qui elle a donné sa vie est son maître : la poule ne doit pas chanter plus haut que le coq.

***

Je viens d’avoir une idée que je crois jolie : je ferai graver son nom et le mien au-dessous d’un cœur, sur la lame de mon sabre de commandant.

Mars et Vénus…


OÙ L’AUTEUR PREND LA PAROLE.


Le manuscrit de Gédéon Gardedieu est muet sur ce qui se passa au lendemain des événements dont on vient de lire la Relation. Sans doute, absorbé par des sentiments amoureux capables, on vient de le voir, de s’élever jusqu’au lyrisme sans échapper au bon sens, requis par les mille soucis du célibataire qui organise son mariage, n’eut-il pas le loisir de tenir à jour son journal. Une enquête que nous avons faite auprès de ses amis montois nous a permis de combler une lacune bien excusable.

Nous n’insisterons pas sur le retentissement que la nouvelle de ses fiançailles avec Valentine causa dans la petite ville ; les sympathies qu’il y possédait n’exclurent pas d’ailleurs les potins malicieux et les ragots indiscrets : on plaisanta sur la différence d’âge, on ressuscita tout le passé des parents de Valentine. Ainsi, on ne manqua pas de dire que le père de Valentine avait joué du violon dans les cours, à Paris, tandis que la mère faisait la quête ; que Tante Lalie avait trouvé Valentine sous un pont, où ses parents l’avaient abandonnée ; une commerçante de la rue de la Couronne ajouta que, par bonheur, une chienne errante et qui venait de mettre bas, avait allaité l’enfant. Quant au commandant, il avait un fils naturel à Cuesmes, une maîtresse à Charleroi et une autre à Bruxelles ; s’il était revenu précipitamment du Congo, c’est pour échapper à une condamnation pour viol d’une négresse bangala ; tout le monde savait, d’autre part, que s’il s’était décidé à épouser cette enfant trouvée, c’est parce que Tante Lalie avait menacé de le déshériter. On ajoutait qu’il avait un cousin à Gosselies dont le beau-frère était déserteur — ce qui n’est vraiment pas très reluisant pour un commandant de chasseurs-éclaireurs. Enfin, ce n’était pas un mystère qu’il avait des varices, comme le président du tribunal, d’ailleurs, l’échevin des finances et la fille de la serveuse de la Main Bleue : il n’y a évidemment pas de déshonneur à ça, mais enfin, quand on se marie, on devrait penser à tout ; sans doute qu’il conserverait son caleçon… et allez-y et allez donc !

En somme, rien de grave, comme vous le voyez : le commandant Gédéon Gardedieu était sympathique et même populaire et on avait pour lui des égards.

Le brûlage de culottes fut mémorable : Myen s’était habillé en Roi du Congo et Marquebreucq en St-Georges ; Fernand Friart, dit Fifi, dansa une Bamboula chantée qui rallia tous les suffrages ; Dessart apparut en Léopold II et décora non seulement les convives mais encore les serveurs ; le corps de ballet du théâtre fit une entrée sensationnelle, tandis que des ramoneurs, la brosse en main et la corde en bandoulière, venaient s’offrir à balayer les cheminées ; les chins-chins dansèrent autour de la table du festin une ronde échevelée et, quand tout fut bu et mangé, Had’laïtte, qui ne buvait jamais, fut trouvée ivre-morte dans sa cuisine, affublée d’un costume du tambour-major.

Quant à la cérémonie du mariage, elle révolutionna Mons. La musique du bataillon joua, à Sainte-Waudru, les morceaux les plus entraînants de son répertoire ; quand le cortège de noce quitta la collégiale, on jeta, de toutes les voitures, des poignées de yards, de crons-gigots, de mastoques, voire des pièces blanches, au peuple exultant qui se battait pour les ramasser.

Les remises de la vaste maison du commandant, richement décorées, avaient été transformées en une salle de banquet où s’allongeaient, parallèles, deux tables de cinquante couverts reliées par une table d’honneur ; la famille et les autorités constituées encadraient les nouveaux époux.

Cent bouteilles de bordeaux, deux cents de bourgogne et autant de Champagne y passèrent, arrosant un menu de quatorze plats. On s’était mis à table à deux heures, on y était encore à sept, quand les mariés quittèrent la fête à l’anglaise.

À peine furent-ils partis que les violons donnèrent le signal du bal. La jeunesse dansa avec frénésie dans la salle rapidement débarrassée de ses tables ; il n’y eut pas un convive, si âgé fût-il et quelque fût son sexe, qui ne se crût obligé à une polka.

Une fois la sauterie en train, ceux qui ne trouvaient pas plaisir à danser envahirent le corps de logis : une partie s’installa dans la salle à manger, autour de tables nouvelles, couvertes de pâtisseries, de pâtés de viande et de bonbons ; ils se remirent à mastiquer avec vaillance et à s’imbiber avec énergie.

Ils y étaient encore vers 11 heures, grignotant et sirotant. Les messieurs étaient quelque peu débraillés ; d’aucuns s’étaient mis en purette. Quant aux dames, il en était de soufflantes et de suantes, tant à cause de la chaleur que de la nourriture. Le vieux bonnetier Constant, de St-Ghislain, cousin éloigné du commandant, chantait une chanson dont j’ose à peine écrire le texte ; je ne le fais que pour vous montrer où en étaient certains. Constant, au milieu du silence de vingt têtes dodelinantes, frappait avec son couteau sur son assiette pour scander ce couplet :

Napoléon, passant par Namur,
Vit un’ gross’ femm’ qui c… contre un mur.
Prenant son grand sabr’, fraîchement remoulu,
Il lui coupa la crotte à ras’ du cul !

Tout le monde, en chœur : « À ras’ du cul ! »

Les hommes répétaient les derniers mots d’une voix ferme et catégorique, comme un garde-champêtre dressant procès-verbal ; les dames le répétaient à leur tour, en y mettant de la grâce et du sourire ; c’étaient des voix futées, des ronds de bras, des mines invitantes, des mains offertes comme si elles saluaient à la fin d’une gavotte :

À ras’ du cul !

Et aussitôt, les gestes faits et la phrase chantée, des cris partaient de tous côtés : « Encore une fois, Constant, encore une fois ! »

Constant, aussi sérieux que s’il servait la pratique, reprenait son couteau, son assiette et sa chanson. Hâtons-nous de dire, à la décharge du sexe montois, que presque toutes ces dames étaient des dames de la campagne.

Les vrais amateurs de bourgogne — et ils étaient légion — s’étaient réfugiés dans le bureau du commandant l’on buvait un Pommard de derrière les fagots. Douze bouteilles, chacune dans son papier, étaient rangées en ligne sur le buffet : à mesure qu’on en débouchait une, une autre la remplaçait, apportée par un serveur diligent.

C’est du 1904 : j’en ai acheté deux pièces en même temps que le Commandant, disait l’ingénieur Delcuve. Mais sa cave est plus sèche que la mienne ; le vin se fait plus vite chez lui

Comme pelure d’oignon, vous ne trouverez tout de même rien de mieux que mon Richebourg 1867

Et chacun de vanter le vin de France, le vignoble bourguignon que le Belge apprécie mieux que le Français.

Vous pensez qu’avec tous les vins qu’ils avaient pris depuis le porto de midi, les convives avaient tous leur tamponne ! Si quelques buveurs intrépides continuaient à déguster bourgeoisement, la plupart étaient arrivés au stade anarchiste.

Un directeur pensionné de l’enregistrement et des domaines était particulièrement pittoresque : il s’était mis au piano, dans la petite pièce voisine du bureau et, les doigts sur les touches, il prétendait s’accompagner en imitant le chant des oiseaux.

Voici la caille, disait-il.

Et la langue épaisse, la bouche en cul de poule, il sifflait : « Fu, fu, fu, fu !… »

Quarante années d’observations et d’expériences lui avaient permis, affirmait-il, de ne jamais se tromper.

Très bien ! disait-on. Mais le chardonneret, savez-vous faire le chardonneret ?

Rien n’est plus facile !

Et c’était exactement la même chose que la caille : « Fu, fu, fu, fu ! »

On lui demanda successivement le canari, l’alouette, le rouge-gorge, la mésange, le coucou ; à chaque nom, il approuvait de la tête pour dire qu’il connaissait et, tapant toujours sur les touches, il répétait : « Fu, fu, fu, fu ! »

Quand on ne lui demandait plus rien, il rentrait dans le bureau, vidait un verre de bourgogne et, sans parler à personne, la figure tout d’une pièce, il attendait.

On s’était donné le mot ; à tour de rôle on lui demanda la sarcelle, la bécasse, la pintade et l’oiseau-mouche — et lui, sans jamais se lasser, sans jamais sourire, de l’air d’un homme qui se doit aux autres et n’a pas le droit de leur refuser ses talents, quittait son verre pour s’asseoir devant le piano : « Fu, fu, fu, fu ! » Il indiquait même la différence entre le chant du rossignol en cage et celui du rossignol en liberté.

Il resta le dernier dans la maison : on croyait tout le monde parti, vers 4 heures du matin, quand on le découvrit sur le tabouret en face d’un serveur aussi pochard que lui, à qui il enseignait — fu, fu, fu, fu… — le chant de l’autruche dans le désert…

On ne sait trop à quelle heure cela finit.

Aimé Bouton, qui avait promené à travers la fête ses sourcils de Palikare et son petit ventre qu’une courbe légère avantageait ce jour-là, fut aperçu rue des Gades par les enfants qui se rendaient à l’école de Mademoiselle Jamais-Carabosse, vers 8 heures du matin. Il tenait par un bouton de son habit le sec, mec et flec Pierre Ponceau, qui mesure un mètre quatre-vingt-huit à pieds nus, et lui expliquait que la vie montoise aurait connu cette année-là trois événements mémorables : les inondations de la Trouille, l’incendie du Couvent des Jésuites et le mariage du commandant Gardedieu !