Le Commandant Gardedieu/03

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La Renaissance du Livre (p. 135-196).

troisième épisode : LE FOLKLORE



Ier octobre 19… — Nous sommes rentrés de notre voyage dans le Midi plus heureux encore, si l’on peut dire, que quand nous l’avons entrepris. À Nice, envisagé le voyage au Congo ; mais vite compris qu’il fallait, pour le moment, abandonner tout projet : le cœur nous tirait du côté de notre maison que nous avons retrouvée, fleurie du rez-de-chaussée à l’étage, par les soins de Tante Lalie. Pour le Congo, je répondrai invariablement que, vu la transformation complète de la Colonie, je préfère me taire que d’induire les gens en erreur ; qu’ils veuillent donc bien attendre que j’y sois retourné. C’est une échappatoire que j’avais déjà employée avant mon mariage ; mais, maintenant que nous sommes deux, ça passera plus facilement : Valentine est si adroite ! Et puis, un jour ou l’autre, nous irons voir là-bas.

Notre lune de miel a donc continué à l’ombre du Château.

Je n’ai rien écrit sur cette période où nous nous sommes isolés dans la joie d’être l’un à l’autre, à l’abri de nos concitoyens.

Mais le moment vient où l’on est repris par les exigences et les petits plaisirs de la vie de tous les jours et où l’on s’aperçoit que l’homme est fait pour vivre en société de ses semblables.

Depuis quelque temps, nous avons donc renoué nos relations ; le congé que j’avais demandé en qualité de commandant est expiré et c’est avec une satisfaction impossible à dire que j’ai remis mon uniforme.

J’ai reconquis Mons, pour ainsi dire, rue par rue, maison par maison, homme par homme. Un jour, ceci ; un jour, cela. J’ai invité à dîner, un par un, les membres du Cayaux-Club, avant de présider une séance. De même pour mes officiers : chacun à son tour, ils sont venus me détailler les nouvelles, me raconter les potins… Vous savez le plaisir que l’on a à entrer lentement dans un bon bain : les jambes, le ventre, la poitrine, les épaules… ; j’ai pris le même plaisir à me replonger dans la vie montoise.

Ma chère Valentine a fait comme moi ; c’est avec une gourmandise de chatte qu’elle a goûté par petits coups à la petite chronique de la ville : d’abord Tante Lalie, puis les amies et les amis de Tante Lalie, puis les femmes de mes officiers, les fournisseurs, les servantes, la table, les réceptions, les cancans, les toilettes, toute la petite gazette locale lue par alinéas…


Le 22 octobre 189… — Les Montois — comme d’ailleurs les Anversois, les Malinois, les Courtraisiens, les Namurois ou les Bastognards, ont établi entre eux, sous couleur de convictions politiques, des divisions profondes qui les dressent les uns contre les autres. On dirait qu’ils ne comprennent pas la vie commune sans un avant-goût de guerre civile. Mons a d’abord ses « grands catholiques » et ses « grands libéraux », ses libres-penseurs et ses dévots, ses conservateurs et ses révolutionnaires. Ces six classes se subdivisent elles-mêmes en catégories nombreuses et irréconciliables. Parmi les libres-penseurs, on distingue ceux qui sont affiliés à une loge maçonnique et ceux qui ne le sont pas. Parmi les grands catholiques : ceux qui s’accommodent de quelque indulgence pour le prochain et les bons fanatiques qui accusent Torquemada d’avoir compromis les intérêts de l’Église par sa faiblesse et son parti pris de conciliation. Les libéraux, eux, se divisent en doctrinaires, en modérés et en progressistes, mais avec cette originalité que certains modérés s’affirment progressistes avec modération, tandis que d’autres modérés se disent doctrinaires avec mesure.

Les socialistes viennent brocher sur tout cela : c’est le parti de l’avenir ; demain, ils seront vingt-cinq à la Chambre ; aussi se disputent-ils déjà les sièges et des scissions se sont-elles produites dans les syndicats et les coopératives.

Que nous réserve le Borinage ? Bien malin le Montois qui le dira. On est aussi loin, à Mons, du Borain que du Chinois. Et ce n’est pas toujours sans inquiétude que, passant à l’occasion la tête par une lucarne du toit, on promène les yeux sur les noires taupinières où s’échevèlent des fumées sinistres et qu’on songe au mystère de ce sol creusé, excavé, corrodé, ténébreux, où des lumerottes étoilent des galeries étroites et profondes et où cheminent des hommes-taupes, tout souillés de poussier et de boue… — des hommes dont on ne sait pas ce qu’ils pensent et ce qu’ils préparent…

J’ajoute pour mémoire que Mons possède deux anarchistes : le premier, le commissionnaire Boulou Camousset, est réputé tel parce qu’il a fait éclater des pétards sur le passage de la procession de Sainte-Isabeth ; le second s’appelle Philémon Batisse : c’est un ancien marguillier, admirateur du P. Locardaire et de Defuisseaux, qui prend, dans les meetings, le titre d’anarchiste chrétien et pratique l’amour libre de façon à attrister la gendarmerie nationale.

Dès qu’on parle politique, c’est un assaut de propos désobligeants : un tel a beau être catholique, ça ne l’empêche pas d’avoir une haleine qui fait reculer, comme s’il avait mangé du chat avancé ; un autre qui se dit libéral, ferait beaucoup mieux de se laver les pieds ; un autre encore a eu un beau-père condamné pour vol à la tire ; ce ne sont que ragots, potins, intrigues, inventions déshonorantes, propos venimeux, poisons rares, morsures de mauvaises bêtes, toute la lyre de Belzébuth !

Moi, je ne vous le cache pas, je deviendrais volontiers quelque chose dans la politique ; mais à une condition, c’est de ne pas en faire. Libéraux et catholiques m’ont souvent dit que je pourrais jouer un rôle dans leurs associations et prendre la filière : conseil communal, conseil provincial, chambre des représentants… Non, non et non : je manque d’estomac ; j’ai le nez retroussé et tourné à la bienveillance. Calomnier mes adversaires me dégoûte ; être l’objet de leurs dénigrements me fait peur ; recourir, pour être nommé, à la platitude, à l’intrigue et à la corruption, ce n’est pas mon affaire. Et puis, quand on diffame les autres, on est exposé soi-même à la diffamation : le commandant que je suis ne peut se mettre dans ce cas, ni pour lui, ni pour ses chasseurs…

***

On parle beaucoup, en ce moment, de folklore. Aimé Bouton m’a demandé hier où l’on pouvait se procurer ce produit qui, — les membres du Cayaux-Club le lui avaient assuré — lave le linge et, contrairement au chlore ordinaire, donne un bon goût au bouillon.

Beaucoup de Montois d’ailleurs sont en état d’incompréhension devant ce mot qui a surgi dans les journaux locaux.

Vous ne serez pas surpris en apprenant que Myen et Talaupe ont sauté sur ce mot-là comme un chien sur du foie.

Hier, ils entrent tous les deux à la Belle-Vue, commandent deux chopes et un domino et se mettent à jouer. Tout à coup, Myen, paraissant inquiet, s’arrête, un blanc et deux en suspens dans la main, tâte sa veste, puis se baisse et se met à chercher sous la table.

Un voisin obligeant. — Vous avez laissé tomber un domino ?

Myen. — Non, je cherche le folklore, j’ai perdu le folklore.

Le voisin (ahuri, mais compatissant). — Ah ! vraiment ?…

Myen. — Je l’avais en entrant ; où donc ai-je pu le fourrer ?

(Il se relève et fouille successivement toutes ses poches ; le voisin le regarde avec un intérêt croissant, qui sympathise. Soudain, Myen se frappe le front.)

— Ah ! je parie que c’est le garçon qui l’aura pris !… François !

(François s’empresse.)

Myen (le regardant sévèrement). — C’est vous qui avez pris le folklore ?

François. — Moi, Monsieur Myen ? Je n’ai rien pris du tout !

Myen. — Pas de tournures !… Je l’avais en entrant, je suis sûr que je l’avais en entrant !

François. — Je vous jure, monsieur Myen… Il y a dix ans que je suis dans la maison. Jamais je n’ai rien pris à un client.

Myen. — C’est possible, mais je l’avais, moi, ce folklore !

François (perdant la tête). — En effet, je me rappelle parfaitement que vous aviez quelque chose en main en entrant.

Myen (triomphant, à Talaupe). — Tu vois bien !

Talaupe. — Mais certainement, je m’en souviens aussi maintenant… dans une boîte grise !

Myen (paraissant s’exaspérer). — Mais alors, oùs’ qu’il est, non des-z’-os ! François. — Êtes-vous bien sûr de ne pas l’avoir laissé tomber ?… Vous n’avez peut-être pas bien cherché.

Myen. — Cela n’arrive qu’à moi… un folklore qui me vient de ma mère !…

Le voisin. — Il a peut-être « roulé » sous la banquette…

(Plusieurs clients se mettent obligeamment à quatre pattes, à la recherche du folklore.)

François (sous la table). — Est-ce qu’il est gros ?

Myen. — Pas trop gros… Pas trop petit non plus… Dans la moyenne… Nom d’un chien de folklore !

François (se relevant). — Êtes-vous bien sûr de ne pas l’avoir perdu sur le trajet ?

Myen (à Talaupe). — Après tout, ce n’est pas impossible !

Talaupe. — On ne sait jamais… (Appelant.) Chasseur !…

Le Chasseur. — Voilà.

Myen. — Tu vas descendre la Chaussée et la Grand’rue, puis prendre la rue des Capucins jusqu’à la Petite Guirlande. J’ai laissé tomber le folklore en venant…

Le Chasseur. — ???…

Talaupe (méprisant). — Tu ne sais pas ce que c’est qu’un folklore ?

Le Chasseur (qui ne veut point passer pour un imbécile). — Mais si… Mais si !…

Talaupe. — À la bonne heure !… M. Myen te donnera cent sous si tu me le rapportes avant 10 heures…

(Le chasseur part en courant.)

François (bas à Myen). — Il y a là, sur la banquette du fond… Tenez, voyez… à gauche… un individu qui a un air d’en avoir deux… C’est la première fois qu’il vient ici… C’est peut-être lui qui…

Myen. — C’est bien possible… Surveille-le. Cent sous pour toi aussi si tu le pinces…

François. — Oh ! je l’ai à l’œil… jouez tranquille.

Quand le monsieur s’est levé pour sortir, François lui a demandé, tout uniment, s’il n’emportait pas par erreur le folklore de M. Myen. L’autre, sans se troubler, a répondu qu’en venant au café il avait trouvé un folklore en pâte à rasoir au coin de la Cronque-Rue et qu’il l’avait remis à l’agent de série.

***

Dans les cas où l’opinion publique s’égare ainsi, on voit arriver le sentencieux et éminent Georges Heupgen. Cet avocat a la plume didactique. Il a adressé au Journal de Mons une lettre qui met le folklore au point :

Mot bizarre, à coup sûr, mais entré dans notre langage : c’est un terme anglais.
xxxxxLui ferait-on moins bon accueil qu’aux cent autres termes anglais du dancing ou du sporting ?
xxxxxFolklore est composé de deux radicaux : folk, peuple, et lore, qui vient de learn, apprendre. Lore correspondant, dans l’anglais, à « logie », dans le français, qui vient du terme grec « logos » : géologie, philologie, et toutes les désignations des sciences.

C’est couper l’herbe sous le pied aux farceurs du Cayaux-Club, qui auraient fini par faire tourner les gens à sots. Aussi quand, dans les drogueries, des enfants, commissionnés par leurs parents, viendront demander dix centimes de semence de folklore, le droguiste saura désormais ce qu’il doit leur répondre.


Le 6 novembre. — Plus je pense au folklore, plus ça m’emballe ! C’est bien vrai que, quand un Montois part pour l’étranger, il emporte Mons avec lui. Il l’emporte à ses semelles, dans sa valise, dans les poches de son veston, dans la coiffe de son chapeau. D’invisibles fils, aussi mystérieux que les ondes hertziennes, le rattachent aux cloches du Château, au Car d’Or, aux enseignes du quartier, au jardinet de la maison natale.

Deux Montois qui ne se sont jamais vus se reconnaissent dès qu’ils se rencontrent, à Singapour comme à New-York : « Est-ce qu’on dit co « ouais », à Mons ? » dit le premier. — « Non », on dit : « m… à vo nez ! » répond le second. Et ils s’en vont bras dessus bras dessous…

Tenez, en repassant par Paris, avec Valentine, j’étais entré au Musée du Louvre tandis qu’elle courait les magasins. Pendant que je regardais, dans la Galerie d’Apollon, une magnifique tête de femme, tellement bien peinte qu’on voit même les cils de ses yeux bleus, je m’entendis brusquement interpeller :

— Bé ! c’est le Commandant Gardedieu !… Qu’ée nouvelle, hon, mon commandant ?…

La voix — c’était celle du fieu d’Édouard Stranard, le peintre en bâtiments du trou Oudart, — sonnait joyeusement, avec l’accent montois, sous la voûte vitrée. Ce jeune homme, apprenti chez un peintre décorateur parisien, était tout heureux de tomber sur un concitoyen ; je le fus d’autant plus qu’il s’offrit à me guider, dans ce Musée où il y a des tas de tableaux dont on ne comprend pas le sujet, faute d’une bonne explication écrite en dessous. Il m’expliqua, en effet, à quelle école avaient été tels et tels peintres et quels maîtres ils avaient eus ; comme nous nous arrêtions devant un tableau représentant des ruines dans la campagne romaine, je lui fis remarquer qu’une colonne aux pierres à moitié déchaussées, qui se trouvait au milieu du paysage, avait le profil de la fontaine du Marché-aux-Poulets, quand on arrive par la Cour du Noir-Lévrier.

À partir de ce moment-là, nous ne parlâmes plus que de Mons. Une vieille femme de Franz Hals ne nous intéressa que parce qu’elle portait un bonnet de tulle blanc tuyauté, comme celui de Ma tante Sophie dont le magasin de grès et poteries se trouve dans une cave du Petit-Marché. Nous évoquâmes longtemps l’octogénaire Ma tante Sophie accagnardée dans un angle de sa boutique souterraine, son pot à braise sous sa chaise percée et comptant ses yards dans un poëlon sans manche. Devant la Pêche miraculeuse, Stranard me rappela que son père avait mangé autrefois chez moi du poisson à l’escavêche ; et il fallut lui donner la recette d’Had’laïte qui — tout Mons le sait — réussit comme personne ce plat montois : tant de vin blanc, tant de vinaigre et tout ce qu’il faut mettre dans une mousseline : oignons, poivre en grains, ail, thym, laurier, estragon ; décorer de cornichons en tranches et de rondelles de citron pelées ; ajouter des feuilles de gélatine trempées dix minutes dans l’eau froide et des blancs d’œufs battus en neige…

Stranard me montra, en passant, le balcon d’où Charles IX a tiré sur le peuple et cela nous remit en mémoire l’escaudrie du chasseur éclaireur Lartoile déchargeant son Mauser sur des poules aux manœuvres de Charleroi. Quand nous fûmes devant Napoléon à Wagram, nous nous souvînmes ensemble de la bataille des Pyramides et du général baron Duvivier, entraînant à l’assaut, au son du Doudou, son régiment de grenadiers, ce qui permit à Napoléon de gagner la bataille. Stranard s’enflammait comme si ça s’était passé la veille ; il faisait le geste de charger à la baïonnette et, comme il entamait l’air : « St-Georges avec sa lance !… » un gardien toussa fortement derrière nous pour nous rappeler où nous étions.

Une demi-heure après, nous nous promenions sur les quais de la Seine, en évoquant la Trouille et le Trouillon : Stranard aurait donné, à ce moment-là, le Pont-Neuf, le Louvre et Notre-Dame pour le déversoir d’Hyon, le Pont-Rouge et le Fish-Club. Nous nous attardâmes à parler des curoirs où nous accompagnions, enfants, les femmes qui faisaient la lessive et où nous courions après les papillons, entre les fossés pleins d’eau, ayant de l’herbe jusqu’au ventre, une herbe verte et fraîche piquée de fleurs de toutes les couleurs — et aussi, sur la chaussée d’Hyon, presque toujours déserte — de nos parties de « doite », la « brise », comme disent les Français ! Oui, c’est à la « doite », à notre vieille « doite » montoise qu’aboutissaient nos promenades dans les musées où les siècles ont entassé des œuvres d’art, sur ces quais dont les édifices sont chargés d’histoire…

Ô Mons…, Mons…, mon cher souci !…

***

Le folklore, c’est ça ! Il se nourrit et s’engraisse des détails de notre vie provinciale, si particulariste, si pittoresque, si intime ; il a pour but de les sauver de l’oubli.

Pour accomplir l’œuvre folklorique, le Cayaux-Club est là — et le Cayaux-Club, c’est moi !

Nous seuls, à Mons, sommes capables de développer l’esprit local en popularisant le folklore.

Il suffira d’expliquer ça aux Montois.

Ça glissera tout seul dans leurs idées : personne ne s’est jamais étranglé en mangeant du beurre.
***

Les moyens d’action sont multiples et faciles : promenades folkloresques, expositions, concours, bulletin, conférences, tracts, concerts… que sais-je encore ?

Tout un avenir brillant s’ouvre devant nous.

Qu’on me comprenne bien : ce que nous voulons mettre en valeur, ce ne sont pas nos grandes œuvres d’art, soit-y sculpture, soit-y peinture, soit-y architecture. Les membres du Cayaux-Club en général — et moi même en particulier, je ne rougis pas de le dire — ne sont pas assez ferrés sur le chapitre esthétique. Et d’ailleurs, une masse de savants, depuis P. Heupgen jusqu’à l’abbé Puissant, ont mis tout ça en ordre depuis longtemps ; ils ont écrit des brochures et des volumes à remplir une bibliothèque. Comment voulez-vous que nous allions nous débrouiller dans les châsses, cryptes, panneaux, plaques en cuivre gravé et martelé, hauts-reliefs, bas-reliefs, reliquaires, calices et ostensoirs et nous reconnaître dans les styles flamboyants, la Renaissance et tous les Louis ? Il ne faut jamais essayer de tousser plus haut que sa bouche. Laissons les roses aux jardiniers et les cathédrales aux poètes : tels que sont les gens de Mons, il faut, pour les intéresser, « magnifier » (comme disent les promoteurs du Folklore liégeois, dont je m’inspire) les choses toutes prosaïques qui leur sont familières, leur parler du « béthième » du petit Marché et non des stalles de Ste-Waudru, de la tarte au fromage ou du lamplumu et non de la chaire de vérité de Ste-Isabeth, de la tête du Dragon qui se trouve à la Bibliothèque et non des tableaux de notre musée de peinture.

Quand des Montois boivent une pinte ensemble, sur la terre étrangère, à deux mille lieues des caches d’Havré, ce n’est pas des statues de Dubreucq qu’ils s’entretiennent, c’est du lapin de St-Antoine, des andouillettes de chez Robette et du chapeau Rubens de Désiré Prys. C’est dans ces objets bien venus, chers à leur enfance et à leur souvenir, que réside pour eux l’âme de leur petit « trou d’ville ». C’est dans le Doudou, c’est dans les chansons de conscrits qu’ils retrouveront le charme des lieux qui les ont vu naître et non dans les oratorios de Roland de Lattre :

Conscrit, quand tu partirasxxxxxxx
Ne pleur’ras tu pas
En quittant ta mère ?…

ou bien encore la chanson des ropieurs :

Il a fé à s’maronne,
Qué sal’ diâpe ! qué sal’ diâpe !…

Je ne crains pas de l’affirmer : le Cayaux-Club va au succès, au grand succès si, sous mon impulsion, il veut organiser un Salon du Folklore ; ça poque les yeux : toutes les vieilles familles montoises seront invitées à nous envoyer ce qu’elles ont gardé de souvenirs du passé ; ça ne manquera pas de chatouiller au meilleur endroit leur amour-propre. Et l’amour-propre, c’est comme le bâtiment : quand ça va, tout va !

Valentine va demander à ses amies de visiter leurs armoires, de sortir les bassinoires, les assiettes et les pots du temps passé…

L’ « Œuvre du folklore montois » : voilà le titre trouvé ! Et vivent le vieux pot à eau, le vieux crasset, la vieille salière, la vieille mouchette et le vieux moulin à café ; vivent l’image de Napoléon Ier, la tabatière de mon oncle Toussaint, les bénitiers de faïence, la chaufferette de tante Sussule, la toupie et les courtiaux, les bonbons-marraine et les ragalettes !…

***

Et puis — je puis bien l’écrire dans ces cahiers puisque, comme je l’ai expliqué, c’est pour moi seul, c’est en guise de contrôle sur moi-même que je les tiens à jour — et puis, je sens bien que la querelle clérico-libérale à laquelle je n’ai jamais voulu me mêler commence à fatiguer les Montois ; ils en ont assez de ceux qui déjeunent d’un curé ou dînent d’un franc-maçon ; un de ces jours, c’est en dehors de la politique qu’ils choisiront l’homme qui ira les représenter à la Chambre… Et je connais un commandant des chasseurs-éclaireurs qui ne dirait pas non si on lui offrait de poser sa candidature comme député régional wallon, comme député du petit folklore : il n’y a que les-z-honteux qui perdent, dit Had’laïtte !

P. S. — J’avoue modestement — à chacun son dû — que l’idée vient de Valentine.


Le 1er décembre… — C’est décidé, nous aurons notre salon du Folklore ! Ainsi en a décidé, hier le Cayaux-Club, en séance plénière. J’ai longuement expliqué l’esprit folklorique, montré l’importance que le folklore a prise dans la plupart de nos villes wallonnes. Tout le monde a été d’accord que Mons ne pouvait demeurer en arrière et s’est rallié à ma manière de voir ; mais je ne suis pas assez simple pour croire que, derrière cette adhésion unanime, il n’y a pas, dans l’esprit des Thomassin, Becbos, Dausias et autres Myen, des idées de rigolade : ils avaient déjà hier l’attitude de chasseurs à l’affût… Myen surtout ! Quand j’ai parlé notamment des archives à créer, du service des enquêtes, de l’aire d’investigation, de l’évolution de la tradition et de notre originalité racique, il m’a regardé en hochant la tête et en disant que, Montois de Mons, la langue française ne lui est pas familière. Il est à gifler quand il prend ces airs de bêta et j’ai parfaitement vu qu’il s’offrait ma bobine.

Comme il exerce sur tous les membres du Cayaux-Club une influence considérable, il y a eu une minute de flottement ; mais la lecture du prospectus que j’avais rédigé a levé les hésitations.

C’est plutôt une proclamation qu’un prospectus : quand on a comme moi l’esprit militaire, on est poussé, malgré soi, à employer des mots qui entraînent les masses.

Après avoir exposé ce que c’est que le folklore et comment il faut l’appliquer à Mons ; après avoir montré que, pour inventorier les documents du passé, pour les mettre en valeur, bribe par bribe, pavé par pavé, maison par maison, on peut mettre à contribution l’archéologie, la sigillographie, l’héraldique et l’archivistique, le prospectus poursuit ainsi (je cite textuellement ma rédaction) :

Rien de ce qui est folklore ne doit nous être étranger ; pas plus les têtes de pipe Nimy que les bablutes de Cousine Bébelle, pas plus les frustes blocs de pierre de la Tour Aubron (construction cyclopéenne ; voir Trouillet : La rue Terre-du-Prince à travers les âges) que la préparation des couilles de Suisse.

Étendre notre aire d’investigation, magnifier les agobies de la Tradition, étudier l’infime à travers le grand et le grand à travers l’infime, ressusciter le souvenir des fastes et des petites joies de la Cité, tel est le but que nous poursuivrons avec ardeur.

Bien connaître sa ville, c’est commencer à aimer son pays. Dévoiler à tous les Belges nos richesses folkloriques, depuis les rossignols et les wa-wa de la kermesse de Messines, jusqu’au Singe du grand garde, c’est fortifier le sentiment national en même temps que l’esprit de terroir.

Étalons nos trésors ! Osons ! Roule, tambour de Saint-Antoine ! Tintez, sonnettes des portes en lattis de nos petites boutiques ! Déchire l’air, trompette du veilleur du château !

Appelons à nous Kinkin et Guiguitte, le pompier avec son casque et la vendeuse de criques avec son panier, la fille Chose et le Franpage, le losse et la muguette !

Il faut faire de la pensée avec du souvenir et, avec de la pensée, du pain pour les foules ! Pas de politique : ni talons rouges, ni drapeaux rouges ! Que chacun communie avec l’âme montoise à l’ombre du clocher de sa paroisse et que la Brabançonne et le Doudou s’élèvent, comme deux hymnes jumeaux, par dessus les toits de la Cité, sous l’égide de notre fière devise : « L’union fait la force » !

Je l’avoue : c’est un petit morceau dont, en le relisant, je ne suis pas mécontent…


Le 15 décembre… — Ma femme, qui est pleine de raison, m’a fait comprendre que, pour favoriser mes visées politiques encore cachées, il est nécessaire que je me montre un peu partout. Elle m’a inculqué cette idée petit-z-à-petit, comme on dit, avec persévérance et douceur. La douceur était nécessaire, car si elle m’avait déclaré ça rouf-rouf, ainsi que disait, au Sénat, notre ministre Hubert, je me serais gendarmé comme tout mari.

C’est que j’ai toujours préféré les réunions à la bonne franquette aux réceptions officielles. Mais Paris vaut bien une messe ; quand on se sera habitué à me voir dans tous les milieux et qu’éclatera la nouvelle de ma candidature, les gens ne s’écrieront pas : « Qu’est-ce qui lui prend, à ce gas-là ? » mais bien : « Je m’en étais toujours douté, — je l’avais encore dit la semaine dernière à la Fleur de Blé ».

Valentine est très bien vue dans tous les rangs de la société ; on nous a donc aperçus à tous les bals, d’abord au bal du Gouverneur, où j’ai été coincé contre un pilier par l’égyptologue M. Capart, professeur intérimaire de folklore berbère à l’Institut des Hautes Études du Caire ; il m’a expliqué les rapports entre la composition des vrais ballons de Tournai et les karakissis trouvés dans la bonbonnière de la favorite de Ptolémé XIV, dont lui, Capart, a fouillé le tombeau. Nous avons été au « bal des Pères », où j’ai fait danser les mères, dont plusieurs atteignaient le poids respectable de 100, voire même 110 kilos, ce qui fait que j’ai été tout cru de chaud jusqu’à 2 heures du matin. Ces deux bals ont été les plus durs ; ceux du théâtre n’ont pas été sans autres embêtements : deux ou trois petites juments des chœurs ont profité de la présence de ma femme pour me demander si j’ai toujours une fraise sur telle partie du corps qu’il est inutile de nommer, mais qu’elles ont nommée tout de même, les petites rosses ! Ma femme a fait semblant de ne pas entendre, mais elle bisquait visiblement. Je n’ai eu de plaisir qu’aux bals de société dans la Salle des concerts et redoutes, parce que j’ai vu que Valentine s’y amusait sans crainte.

On m’a rencontré aussi au Cercle du Commerce, à une conférence sur la Belgique devant l’opinion polonaise ; j’aurais d’ailleurs mieux fait de rester chez moi : il régnait dans la salle un froid à geler toute la Pologne et nous n’étions que douze, y compris trois chauffeurs qui ne chauffaient malheureusement pas du tout — tous avec la mine de gens qui espéraient manger du foie gras et à qui on a servi du rutabaga au vinaigre.

Je suis également les enterrements de tous les gens ayant habité une maison à porte-cochère.

J’ai été assister, à Bruxelles, à l’arrivée, à la gare du Nord, du Shah de Perse et, en glissant un billet de vingt francs au photographe de l’Avant-Dernière Heure, j’ai figuré sur le cliché, à côté du Shah.

Je me suis fait nommer membre du C. L. P. R. H. F. M. C. D. N. P., c’est-à-dire du Comité liégeois pour la reconstitution de l’histoire folklorique du moulin à café dans nos provinces, depuis le prince-évêque Constant d’Elbourn jusqu’au règne d’Albert Ier. J’y ai fait d’ailleurs, pour ma réception, quelques piquantes observations sur les formes diverses des boutons de cuivre ornant le manche du moulin sous le régime autrichien — observations que j’ai communiquées ensuite au Cayaux-Club et qui ont été insérées dans notre bulletin : Le Folklore Montois ; cela m’a valu une lettre de félicitations de M. Lafontaine et une invitation à visiter le Musée Mondial du Cinquantenaire.

J’ai été saluer, au Sénat, le sénateur Remouchamps, qui m’a présenté à Jules Lekeu, lequel m’a tutoyé et au Dr Branquart qui m’a tuyauté sur les Carabibis d’Écaussinnes et le goûter anti-matrimonial qu’il médite d’instituer à Braine-le-Comte.

***

M. le sénateur Remouchamps — à tout seigneur, tout honneur — est une des sommités du folklore wallon. Sa puissance d’investigation est stupéfiante. Il vient d’établir, après de longues et patientes recherches, un questionnaire pour une étude sur les « crottes de baudet dans la confiserie ».

Ce questionnaire suffirait à le classer hors pair. D’abord une définition précise (quand on a une bonne définition, la moitié de la besogne est faite) :

On appelle de la sorte, tantôt de petits morceaux de pain d’épices de forme cubique ; tantôt des bonbons en sucre rappelant par leurs couleurs et leur forme les crottins d’âne.

Et, avec une clarté que je n’hésite pas à qualifier de magistrale, il donne de l’appellation la meilleure explication qui ait été fournie jusqu’aujourd’hui.

Pourquoi l’âne a-t-il été choisi comme distributeur de ces friandises ? Est-ce en souvenir des contes où il est représenté comme dispensant de la même manière des pièces d’or ? Ou bien le baudet a-t-il été promu à cet honneur parce qu’il est le compagnon de Saint-Nicolas, dont il porte les paniers remplis de joujoux et de sucreries destinés aux enfants sages ? La veille du 6 décembre, les petits placent généralement près de la cheminée ou sur la table, à côté de la « lettre à Saint Nicolas », des pommes de terre ou des carottes soigneusement lavées, ou encore une assiette d’avoine, destinées à l’âne du grand saint. Peut-être les « crottes de baudet » ont-elles été imaginées par les parents à l’intention des enfants dont la conduite avait laissé à désirer. Les jouets étaient dissimulés et l’on ne voyait tout d’abord, en entrant dans la pièce, que quelques crottins. « Saint-Nicolas n’a rien apporté ! Et l’âne est parti en ne laissant que… » Les visages, d’abord angoissés, se déridaient bientôt en voyant que le présent de l’âne était en sucre ou en « couque ».

Pas possible de joindre plus de discernement à plus de finesse. Le député Bovesse, rencontrant le sénateur dans les couloirs du Parlement, a secoué vigoureusement la main du folkloriste et l’a chaudement félicité ; le sénateur a paru très sensible à ces compliments.

M. Remouchamps a exhibé alors quelques lettres reçues en réponse à son questionnaire et qui m’ont été communiquées, notamment de M. V. Lizin de Mohiville, qui écrit :

Dans la région de Ciney, on appelait stron d’bourrique une boule de sucre, noire, faite au moyen de cassonade cuite avec un peu de miel et de beurre.

M. le Dr Guelliot, lui, déclare qu’en Champagne une pâtisserie traditionnelle est aussi dénommée crotte d’âne.

De son côté, l’érudit M. Karl Bauer, de Darmstadt, a fait parvenir son livre Gebäckbezeichnungen im Gallo-Romanischen où il est révélé (ces Allemands fourrent leur nez partout) que, dans le Berry, la crotte, qui ressemble fort au pet de nonne, s’appelle crotte de masques. Enfin, un dévoué correspondant, M. l’abbé Hottelet, curé de Boneffe, a fait savoir au sénateur :

Les petits en raffolent et les grands aussi.

Les strons d’saint Nicolès et les crottes di baudè sont des espèces de craquelins, croquant sous la dent et fondant lentement dans la bouche qu’ils parfumentle croirait-on ? — d’une fine odeur de blanche farine et de beurre frais.

Toutes les ménagères ne réussissent pas les crottes de baudet, mais il en est qui excellent à les faire et sont, de ce chef, renommées dans le pays.

Je reproduis tout cela pour vous montrer combien est attachante la moindre question folklorique, combien diverse elle apparaît quand on l’examine sous ses différents angles et comment elle arrive à se détacher nettement sur le plan scientifique.

Vraiment ce n’est pas sans émotion que l’on pense à tout le traditionalisme que récèle en ses flancs une simple crotte, un simple bonbon populaire ! Que d’enfants, aujourd’hui hommes forts, ou même déjà couchés depuis longtemps dans le champ du dernier repos, se sont délectés à le déguster, ce bonbon ! Il nous est resté, à travers les âges, tel que nos grand’mères l’ont connu — et c’est tout un passé de bonne gourmandise le rappel sacré des saines joies familiales qui surgissent à son évocation !

***

J’ai tenu à faire à mon tour une enquête à Mons.

D’abord je me suis souvenu que tous les ropieurs allaient, dans mon enfance — et je n’étais pas le dernier — acheter ces sortes de bonbons chez Mme Degand, rue d’Havré. Le ropieur entrait dans la boutique et demandait d’une voix délibérée :

— Une mastoque de crottes de baudet.

— Je ne vends pas de ce que vous dites-là, s’exclamait invariablement Madame Degand ; quand on est un enfant bien élevé, on demande des noisettes de Malines.

Le ropieur répondait non moins invariablement :

— Je me fous pas mal que ça s’appelle des noisettes de Malines, pourvu que ce soient des crottes de baudet.

Et Mme Degand, ayant poussé un soupir et levé les yeux au ciel, servait les bonbons et encaissait la mastoque. Après quoi, quand le ropieur passait la porte, elle lui criait :

— Sale gamin !

J’ai questionné ensuite, avec un soin particulier, nos plus vieilles marchandes de bonbons.

Chez Cayaux, rue Samson (spécialité de bablutes), on vendait autrefois des crottes parfumées à l’anis, mais l’anis avait fini par empester tellement la maison de son odeur lourde et pénétrante, que la boutiquière était obligée de se réfugier plusieurs fois par jour aux cabinets — extrémité vraiment regrettable !

Chez Sophie, rue de la Raquette (spécialité de limaçons) l’industrialisation de la confiserie a supprimé les produits fabriqués dans la maison.

Mme Degand, déjà citée, est entrée dans sa fureur coutumière quand j’ai dit le mot. J’ai eu beau invoquer le folklore et lui expliquer que je désirais d’elle une contribution presque scientifique, elle m’a répondu « noisettes de Malines » et ajouté que les baudets n’avaient rien à voir là-dedans.

Chez Sussule, rue de Dinant, je n’ai trouvé, étalées sur une petite table devant la maison, que des tablettes de sirop — mais celles-ci d’une facture bien locale : sucre de mélasse coulé dans un moule fait d’une carte à jouer usagée, dont les bords sont pliés à angle droit sur une hauteur de 4 à 5 millimètres. Pour tout dire, c’est assez malpropre et je me suis demandé comment j’avais pu manger ça quand j’allais à l’école !

Il y a là, d’ailleurs, matière à une enquête nouvelle qui, partie de Mons, peut rayonner sur toute la Wallonie. Et je songe à formuler un questionnaire dont j’ai déjà les grandes lignes : « Étudier en premier lieu la composition du sirop des tablettes :
xxx» 1) jusqu’à l’invention des cartes à jouer ;
xxx» 2) depuis l’invention du sucre de betteraves ;
xxx» 3) depuis l’apparition de la saccharine.
xxx» En second lieu, étudier l’influence des tablettes sur les maladies du jeune âge. »

Cette enquête démontrera, une fois de plus, qu’une collaboration à l’œuvre folklorique sert utilement la cause de l’hygiène populaire et peut contribuer — qui sait ? peut-être dans une large mesure — à la diminution de la mortalité infantile.

***

Et, puisque je suis sur le chapitre de l’hygiène, qu’on me permette d’ajouter quelques mots : en observant les écoliers qui achalandent les petites boutiques de sucreries, j’ai fait hier, une constatation quelque peu inquiétante. J’ai vu, de mes yeux vu, un enfant entrer dans la boutique, choisir une crotte et s’en aller ; arrivé dans la rue,

De cette crotte il tond la largeur de sa langue… ;

après quelques sucées et ressucées, il rentre dans la boutique et demande à changer. La Mère-Crotte, qui désire rester bien avec sa jeune clientèle, n’y voit aucun inconvénient : le petit proutte remet son sucre et en prend un autre…

C’est là, disons-le froidement, une pratique regrettable : que d’affections, buccales et autres, n’ont pas dû être contractées de cette façon ?


Le 22 décembre… — Afin de montrer à Liége tout l’intérêt que Mons porte à la confiserie folklorique, j’ai fait un petit travail dont je suis assez satisfait : parallèlement aux crottes proprement dites, j’ai étudié ce qu’on appelle chez nous les « sussucs » ou aussi les « sucs ». Ce sont de petits bonbons populaires dont le prix ne dépasse généralement pas deux centimes et dans lesquels le sucre, la gomme et le « jus » entrent comme éléments. J’ai pu, comme on le voit, illustrer d’un léger aperçu graphique mon exposé.

Le sussuc affecte les formes les plus diverses ! il est un et innombrable : caméléon pour la couleur, Protée pour la forme ! Les créateurs, toujours anonymes, sont à l’affût de l’actualité, comme le revuiste. On remarquera, dans le tableau en annexe, deux sussucs qui ont trait aux fêtes anniversaires de notre glorieuse indépendance ; ce sont les nos I et V. Le n° I comporte un boy-scout de sucre, cartouchière en bandoulière, raidi dans l’immobilité militaire et portant, sur la tête, comme une



coiffure héroïque, un petit drapeau de papier ; ce drapeau est tricolore et porte les physionomies augustes et partout familières de nos Souverains. Le n° V figure un combattant de 1830, vieux soldat à la moustache tombante, équipé en cosaque de la Meuse ; il n’est pas défendu d’y voir un ancien soldat de Napoléon qui, mis à la retraite après la chute de l’Empereur, aurait repris les armes lorsque Bruxelles, un beau matin d’août, fit surgir des barricades du pavé de ses rues, enferma les Hollandais dans le Parc et finalement les força de reprendre la route de Vilvorde dans une retraite éperdue où les coups de fusil du vainqueur s’accompagnaient de coups de pied au cul.

L’Impératrice d’Allemagne a passé, il y a trois mois, une revue en tenue de colonelle, le sussuc l’a prise sur le vif ! la voilà (n° IV) avec son casque et ses culottes de cheval !

La guerre russo-japonaise a mis aux prises deux puissants peuples ? Voici l’anonyme confiseur folklorique imaginant aussitôt un composé de jus de réglisse et de sucre (n° II) : le « jus » servira à la confection de la tresse, car, comme l’a fort bien fait observer Alfred Mabille, pour le peuple, Chinois et Japonais c’est la même chose et il n’y a pas de chinois sans queue !

Notre tableau didactique se complète par une berce (n° III) particulièrement recherchée par les petites filles, par deux « bijoux modern styl » (nos VIII et IX), par un joueur d’orgue (n° VI) dont l’aspect souffreteux et résigné est adroitement saisi par l’artiste et par un pot de fleurs, à la fois fruste et coquet.


Le 10 janvier… — Ainsi que je l’avais prévu, le Salon de Folklore s’annonce comme un événement. Les vieilles familles, riches ou pauvres, ont vidé leurs fonds de grenier. Tante Lalie, qui, depuis des années, n’était plus montée dans les combles de son immeuble, a été ahurie des agobies qu’elle y a retrouvées, notamment deux châles des Indes à peine touchés par les mites et une délicieuse petite ombrelle second empire, en ivoire et en dentelle, qu’elle a donnée à Valentine, sans compter des tabourets de piano en plein acajou, des chaises démoulquinées, des gravures anciennes, des courtepointes et des vieux plats à « pain crotté. »

Ces découvertes ont donné le branle et la grande salle des Saquiaux, où est installé le dépôt provisoire, est déjà trop petite pour contenir ce qui y est envoyé. Comme toujours, la farce s’en est mêlée : le nombre de vieux pots de nuit et de seringues est considérable. Évidemment, il faudra faire un triage.

L’un des plus enragés folkloristes, c’est Urbain Hégry : toutes ces vieilleries le rajeunissent ; il passe ses journées à faire des démarches pour enrichir nos collections. C’est à ce point que j’ai cru devoir lui faire une visite de remerciements. Je l’ai trouvé amer et grognon, jugeant avec sévérité les gens et les choses.

Il m’a offert un Clos du Roy 1869 de derrière les fagots, puis ayant flairé son verre posément en fermant les yeux, il en a bu une gorgée, a fait claquer sa langue et dit : « C’est un ami ! » Alors, ayant allumé une pipe de tabac d’Obourg de la même année que le vin qu’il buvait, il m’a tenu des propos désobligeants pour nos concitoyens :

— On a dit que le Belge est un animal qui se plaint ; on pourrait dire que le Montois est un animal qui se débine. Depuis que Mons est Mons, il en est ainsi et il en sera vraisemblablement ainsi jusqu’à la consommation des siècles. Ce qu’on devrait pouvoir exposer dans votre salon folklorique, mon cher commandant, ce sont les médisances, les potins, les propos désobligeants qui s’entendent depuis des centaines d’années, sur la Grand-Place, le dimanche, à la sortie de la messe en musique de Ste-Waudru ; il y a des jours où il semble que des mouches empoisonnées volent en l’air et que, en marchant, on en écrase d’autres sur le pavé…

***

J’avais communiqué les épreuves de mon enquête sur les crottes de baudet et mon travail sur le sussucs à M. le Sénateur Remouchamps, président du Folklore wallon liégeois. M. le Sénateur Remouchamps vient de me faire savoir qu’aussitôt après la lecture de ces pages, il a décidé de me proposer à la première séance de son cercle folklorique, pour une médaille d’argent, un diplôme d’honneur et un pot en grès.


Le 11 février… — Nous avons à Mons des personnalités qui, de même que le bourgeois gentilhomme faisait de la prose sans s’en douter, ont fait du folklore avant de connaître le mot : tel notre secrétaire communal Gaston Talaupe, déjà souvent cité dans ce journal.

Talaupe a fixé ne varietur, dès 1914, le cérémonial et le protocole des fêtes populaires de la ducasse. Documenté par les écrits du vieux Batisse Moreau, il a publié, en une brochure définitive, devenue tout de suite rarissime : « La Vrée réegue du Combat dit Lumeçon ». Les détails de l’habillement des chinchins, des hommes sauvages, des diables, des pompiers, l’équipement de St-Georges et le harnachement de son cheval, la marche et la composition du cortège qui quitte les St-Germain pour descendre sur la place par la rue des Clercs, lorsque le Car d’Or, enlevé par ses quatres chevaux pommelés, a remonté la rampe Ste-Waudru et qu’on l’a rentré, pour un an, dans l’église, aux sons du Doudou joué par l’orgue — tout cela est arrêté avec une définitive minutie dans le règlement de Talaupe[1].

On ne peut rien faire à Mons sans susciter la raillerie. La vraie réegue du combat dit Lumeçon, a incité l’imitation des farceurs anonymes, dépités de son succès. Ils ont élaboré un règlement pour d’autres coutumes montoises, dont la mise en scène est sujette à des variantes de paroisse à paroisse. C’est ainsi qu’ils ont voulu codifier, sous une forme badine, — qu’ils disent — l’ordonnance de la Marche du lapin de St-Antoine, populaire, depuis le moyen âge, dans notre bonne ville, avec son tambour et ses crosseurs. Voilà des extraits de leur factum :

I. — Pour participer à une Marche de St. Antoine, il est nécessaire que le crosseur ait des pieds et qu’il marche avec.

II. — On appelle pied cette partie du corps du crosseur qui est emmanchée à la jambe par l’extrémité inférieure de celle-ci. Il s’épanouit en doigts (on les appelle même des doigts de pied).

III. — Les pieds du crosseur sont au nombre de deux. Pour marcher dans un cortège de St. Antoine, on se sert des pieds en appuyant alternativement chacun d’eux à plat sur le sol, le pied gauche d’abord (sur le premier temps du tambour), bientôt suivi de celui qui reste (sur le second temps du tambour).

Il est expressément recommandé de ne les poser qu’alternativement ; cela facilite singulièrement l’opération ; en effet, si l’on pressait le sol simultanément avec les deux pieds au moment où s’entend le commandement « En avant, marche ! », on ne pourrait que rester en place, ce qui serait contraire au déroulement folklorique de la cérémonie.

Il y en a comme ça plein deux pages.

C’est malin…

Quand il n’y aura plus d’esprit à Paris, c’est à Mons que les Parisiens viendront le chercher…


Le Ier mars… — Je vous ai déjà dit qu’il y a des matins où, en me levant, je sens avec force qu’un événement important se prépare pour la journée. Hier matin, pendant qu’assis sur le lit, une jambe par terre, je m’apprêtais à enfiler mes chaussettes, je sentis brusquement le coup, le fameux coup du pressentiment.

— Valentine, m’écriai-je, tu peux chanter comme dans Miss Helyett : « Il va se passer quelque chose. »

Valentine me regarda en riant :

— Je vais le chanter, dit-elle.

L’ayant chanté, elle m’embrassa.

— Quelque chose dans quel genre ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas, je ne m’en doute pas : quelque chose ! nous en reparlerons ce soir. Cependant, c’est quelque chose d’heureux, parce que j’étais de bonne humeur quand j’ai senti le choc.

Mais il faut que je conte ça par le commencement.

D’abord, vous saurez que, tous les dimanches, Aimé Bouton fait du bouillon : un bon morceau de bœuf à la grosse tête ou à la petite cuisse, un céleri, un poireau, quelques oignons blancs, deux carottes et deux petits navets, le tout apporté bien frais par le fourboutier ; ajoutez sel et poivre et faites cuire à petit feu toute une matinée. Dès 9 heures, le parfum subtil du bouillon gagne toute la maison à travers les nappes d’odeurs de tabac : on flaire la campagne à cause des légumes et l’on imagine les belles vaches rousses meuglant dans les prés avec de l’herbe jusqu’au ventre. Aimé Bouton tourne autour de la marmite comme une poule autour de ses poussins, toujours en foufiette pour écumer le pot. Les gens qu’il sert dans la boutique ne manquent jamais de dire :

— Ah ! Monsieur Bouton… comme ça sent toujours bon chez vous, le dimanche… on en prend avec son nez autant qu’avec une pelle…

Je passais, vers midi, devant la boutique, quand l’odeur m’attira ; j’entrai pour acheter des cigares.

— Bon temps pour les pénassiers, mon commandant… rien d’autre à votre service ?

— Bien aimable… merci, Bouton… À propos, vous n’avez pas quelqu’objet ancien pour notre salon de Folklore ?

— Je regarderai dans mes calbottes, commandant.

— Dans vos quoi ?

— Dans mes calbottes…

— Qu’est-ce que c’est, une calbotte ?

— C’est ça, mon commandant.

Et il me montra, sous son comptoir, une caisse en bois que fermait un couvercle de pupitre.

— Une calbotte ? qui est-ce qui vous a appris ce mot-là ?

— Celui qui m’a appris pantoufle et drap de lit, mon commandant : c’est un mot que j’ai toujours entendu.

— Eh bien ! moi, je ne le connaissais pas !

J’étais content comme un collectionneur trouvant une pièce rare chez un petit antiquaire.

L’après-midi, à la séance du Cayaux-Club, j’ai présenté le mot ; j’aurais voulu le faire sur un plateau d’argent : figurez-vous que personne ne le connaissait ! Je déclarai que j’allais demander à la direction du Musée de la Vie Wallonne, à Liége, si le mot était usité dans le dialecte mosan.

— Ça m’étonnerait, dit Myen. J’ai été en apprentissage, il y a quarante ans, à Flémalle-Grande et je n’ai jamais entendu parler de calbotte. Un coffre à couvercle incliné, ça s’appelait un rikicasse.

On lui fit répéter : personne ne connaissait ce mot-là non plus.

— Ça m’étonne… dit Myen.

— Eh bien ! moi, dit tout à coup Thomassin, le mot me revient : oui, oui, un rikicasse ; mais on disait plutôt un artaflaire : informez-vous aussi à Liége, Commandant !

J’allais noter le mot comme j’avais déjà noté les deux autres, quand ils se mirent tous à rire comme des imbéciles.

Je me sentis monter comme une soupe au lait.

— Sacré nom de Dieu ! criai-je en tapant sur la table, est-ce que vous avez bientôt fini de vous f… de moi ? Est-ce que vous croyez que nous sommes ici pour nous amuser ?

— Oui, dit fermement Myen.

Et tous les autres d’acquiescer…

— Et si je vous flanquais ma démission de président ?

— Vous ne nous la flanquerez pas, commandant.

— Vous en êtes sûr ?

— Très sûr.

— Parce que…

— Parce que, si ça devait arriver, nous ne voterions pas pour vous aux prochaines élections à la Chambre.

Je les regardai tous avec des yeux ronds…

— Comment ? quoi ?

C’est le secret de Polichinelle, déclara Maurice Carez.

— Alors, vous… vous… ?

— Mais certainement, Commandant, dit Myen, certainement : nous… nous… ! certainement : nous voterions pour vous ! Tout un chacun commence à en avoir assez de la balançoire des cléricaux et libéraux : il n’y a rien de plus bête au monde que de donner sa voix à un imblavé parce qu’il est libéral et de la refuser à un bon cousse parce qu’il est catholique — et réciproquement. Présentez-vous sur une liste séparée, Commandant, présentez-vous comme candidat du folklore et vous verrez ce qui arrivera !

— Bien parlé ! acquiesça l’Assemblée.

Il tapa sur sa poitrine, vida sa pinte de saison et reprit avec force :

— Moi, que ce soit pour voter ou pour pisser, je veux faire comme je l’entends : on s’est battu en 1830 pour la liberté et on a gagné ! J’en ai plein le dos de voter pour les Marie-Cafouille du Cercle catholique ou de l’Association libérale :

Et il chanta ce couplet d’une de ses chansons, sur l’air de la Faridondaine !

J’pins’ qué si, in temps d’élection,
Dins ein sac à cornette,
On intassoit, à caups d’baton,
Lés candidats pa l’tiète,
L’prumier sortant s’roit ein capon,
La faridondaine, la faridondon,
Qui soie dé n’import’ quée parti, Biribi !
À la façon dé Barbari,
Mon ami !

On reprit le refrain en chœur ; puis Myen exposa, en son langage imagé, que les Associations et les Cercles, c’est comme les maisons où, par la fenêtre, on vous fait signe d’entrer : des vrais mauvais lieux, des lieux-panars, pour s’exprimer honnêtement. Et proute pour les fainéants, bons à tout faire, qui, une fois nommés, ne vous connaissent même plus ! À bas la politique ! Rote, vieille arote ! Et vive le Commandant ; vive le député Gédéon Gardedieu !

— Un ban ! cria Thomassin.

Le ban exécuté sans conscrit, Myen conclut :

— Oui, oui, j’en ai soupé de tous ces tafiards-là qui prennent le trou de leur nez pour un beau monument ! Je veux avoir comme député un vrai Montois comme moi, un qui comprendra mes goûts, un qui ne me répondra pas loi scolaire, trou des chiens, paille humide de Vatican et arrogance sacerdotale quand je lui parlerai de la rue de la Grande-Triperie ou Notre-Dame-de-Bon-Air. La R. P. et le quorum, je m’en fous : ce qu’il me faut, c’est qu’il y ait à la Ducasse, du savon pour graisser les… ailes du Dragon !

Tout le monde approuva ; ils me bistoquèrent préventivement jusqu’à 10 heures du soir ; mais — la plus belle pomme a son ver — quand Thomassin déposa le texte d’un ordre du jour par lequel le Cayaux-Club s’engageait à voter pour moi, il y eut des réserves, légitimes peut-être, car plusieurs membres du Cercle occupent des fonctions publiques ne leur permettant pas de forfaire à leurs opinions politiques affichées.

Je n’en ai pas moins foi, maintenant, dans mes destinées. À l’aube d’un règne orienté vers les arts, il y a place à la Chambre pour un représentant de l’art populaire.

Quand, rentré chez moi, j’ai raconté à Valentine la séance dont je sortais, elle m’a sauté au cou.

Et la soirée fut digne d’une journée commencée sur un si aimable pressentiment.

***

Tous ceux qui, à Mons, s’occupent de politique sont abasourdis par ma candidature ; ils s’agitent, pérorent et se démènent ; la ville est sens dessus dessous.

Le vieux Hégry en rit de tout son cœur : le coup de pied dans le tertre à fourmis ! Il jure qu’il votera pour moi, car, dit-il, la seule politique acceptable consiste à ne pas faire de politique. Au café de Mme Angot, au coin de la Place et de la rue de Nimy, il fait, tous les soirs, de la propagande pour moi, avec une ardeur dont on ne le croirait plus capable.

Quant à Tante Lalie, elle est alarmée de ce qu’elle appelle une escaudrie.

— Qu’est-ce que vous allez encore entreprendre là, emm’ fieu ? Ce n’est pas encore assez du Cayaux-Club, du Forkrore (elle n’a jamais pu dire autrement) et des Chasseurs-éclaireurs ? Vous jouez à la balle avec votre santé et vous devriez penser à votre femme ! Roum-doudoum, Gédéon, roumdoudoum !

Roumdoudoum, c’est le Mane, Thecel, Pharès de la bonne Tante Lalie.

Les étudiants de l’école des mines ont tenu un meeting où l’on s’est copieusement engueulé.

L’Organe de Mons fulmine contre les « émasculés de la politique », et en oublie d’embêter les artistes du théâtre ; la Gazette de Mons attend que les journaux de Bruxelles parlent de l’affaire pour leur emprunter une opinion et de la copie. Le Journal de Mons est dans l’expectative. Mons-Journal, journal « tri-hebdomadaire », rédigé par quelques jeunes avocats qui ont de l’esprit et de l’indépendance, fait des gorges chaudes de la déconvenue des politiciens de carrière et de l’ahurissement des vieilles barbes électorales.

Le Hainaut dit des paroles fortes et définitives, mais comme c’est en latin, ça leur enlève beaucoup de leur portée sur les masses.

Des fonctionnaires et des officiers qui, depuis qu’ils sont en âge d’homme, se sont embrigadés dans l’un ou dans l’autre parti et en seront les prisonniers jusqu’à leur mort, m’ont fait de vifs reproches : ma candidature fera perdre des voix aux catholiques comme aux libéraux, quelque minime que soit le nombre de voix que j’obtiendrai si bien que, en fin de compte, j’aurai mécontenté tout le monde en me faisant beaucoup de tort à moi-même.

Nous verrons bien.

Et puis, moi, payer à boire à l’électeur et vider des chopes sont deux choses qui ne me font pas peur.

***

Le vieux Hégry a dit hier, chez Mme Angot : « L’entrée à la Chambre du Commandant Gardedieu réjouira bien des gens. Il sera le digne représentant de ces cinq ou six mille Montois en qui s’incarnent la jovialité un peu triviale, les instincts comiques et bavards, la goguenardise et l’obstiné bon sens de la Wallonie picarde. Mons est, il ne faut pas l’oublier, une forteresse avancée : du haut des glacis du Château, on pourrait apercevoir la ligne de démarcation d’avec les pays de langue flamande, si cette ligne était autre chose qu’un tracé idéal ; or, il est toujours bon d’avoir l’œil sur ses frontières : il n’est pas inutile qu’un homme comme le commandant soit au poste d’observation. »

Voilà un langage militaire dont, je l’avoue, je suis fier !…


Le 20 mars. — Je puis le dire : nos efforts ont abouti ! Nous sommes parvenus à réunir une magnifique collection : de quoi faire trois musées ! On y voit pêle-mêle des médailles et drapeaux de sociétés ; des bétièmes avec leurs boulhommes, leurs décors et leurs accessoires ; une relique de Ste-Anne ; des bonnets d’âne ; une attrape à souris Régence ; des croisettes ; une pierre à rasoir ; des vieux outils ; des vieux coffres ; un compas de maçon ; des vieilles chaises ; des pistolets ; des vieux passets ; une ragalette d’Arlequin ; des herbes sèches pour tisanes ; des barres à cannettes ; un moutardier ; des berces ; des enseignes ; des formes à boulets ; un tire-bottes ; des crabots à-z-allumettes ; une crosse en vermeil ; des vieux Bon Dieu ; des mouchettes ; des croque-sucs ; une table de nuit Henri IV ; une arbalète ; des vieux coquemars, un insigne du Cayaux-Club, une paire de pantoufles Directoire ; des fers à gaufres ; des sucriers ; le premier numéro du Ropieur ; des payelles à rètons ; un collier en argent ; des ronds de cougnolles ; un ophicléide ; un signal de lépreux ; des vieux chapeaux ; un bénitier ; des têtes à bonnet ; des cure-dents Louis-Philippe ; deux parapluies à tête de singe ; de vieux harmonicas ; un plan du Waux-Hall ; des quéniques ; un St-Eloi encadré ; des halbuttes ; un châle des Indes dit châle de zinc ; un gant de fer de Baudouin de Constantinople ; deux gilets Louis XV ; une épaulette ; deux plats à barbe ; un cordon de sonnette ; un shako de route de colonel de la garde-civique (1835) ; une image de Ste-Waudru, etc. etc.

La veille de l’ouverture, un colis arriva qui contenait… je vous le donne en mille… deux douzaines de couvercles de commodité ! Il y en avait des ronds et des hexagonaux ; l’un était étiqueté « genre artiste » : un œil était peint au verso ; un autre était sculpté et portait au centre un bouton de cuivre ; il y en avait un rustique, fruste et solide qui sentait, entre autres choses, la campagne ; il y en avait un coquet, presque spirituel, avec ces mots en exergue : « Bien faire et laisser dire ! » ; un élégant, en bois de rose, « pour la noblesse ». Un autre encore était sévère, de lignes classiques, à usage, sans doute, des magistrats ; un autre était large et pudique, avec une croix latine : une fiche disait qu’il provenait du petit-endroit des dames du chapitre de Ste-Waudru ; un autre encore (XVIIIe siècle) aux vieilles planchettes mal assemblées, se démoulquinait ; un autre enfin, en bois tendre et léger, avait appartenu à un siège d’enfant…

J’ai assemblé dare-dare la Commission — la grande Commission, n’a pas manqué de dire Dausias — pour décider si on réserverait un rayon spécial à cet envoi imprévu. Comme on délibérait, un nouveau commissionnaire a apporté une collection de bocaux dans lesquels baignaient de gélatineux et blanchâtres rubans, avec le lieu de leur naissance et la date de leur apparition sur ce globe terraqué : des vers solitaires ! Toute la famille du donateur s’y était mise. Une étiquette collée sur la caisse d’envoi portait : « Très rare ; ensemble unique ! »

Cet envoi fixa la religion de la Commission : une fois de plus, la Couyonnade nous guettait ! On décida, à l’unanimité, de descendre à la cave bocaux et couvercles. Décision regrettable, j’ose le dire, pour ce qui concerne les couvercles : rien de ce qui est folklorique ne doit être étranger à un fervent du folklore, et c’eût été la première fois qu’une pareille collection eût été offerte aux méditations et commentaires des savants spécialisés dans la matière.

Mais j’avoue que le voisinage des vers solitaires eût été fâcheux…


3 avril. — Ce matin, inauguration de l’Exposition de Folklore.

Ce fut un beau jour. Ce fut un grand jour.

Quand, au milieu des acclamations, le prince Albert, délégué par son oncle auguste, notre souverain bien-aimé, monta les marches de pierre de la Salle St-Georges, j’étais là, en grande tenue, entouré de toute la commission, pour le recevoir — et mon cœur battait aux champs.

Le prince m’a serré la main. Il m’a dit, en espaçant ses mots pour que tout le monde entendît bien :

— Rien n’est plus digne d’éloges, Monsieur le Président, que le culte du passé. Je vous exprime toute ma satisfaction pour la réussite de l’œuvre que vous avez entreprise.

Il avait l’air un peu gêné. Moi aussi d’ailleurs.

Je ne trouvais rien à répondre. Il y eut un froid.

Mais Myen, qui a toujours une pièce à mettre au trou, intervint heureusement :

— Et Monsieur votre oncle va bien, Monseigneur ? demanda-t-il… Madame votre Tante également ?… Oui ?… Allons, tant mieux : quand on a la santé, on a tout… Si vous voulez nous faire l’honneur de venir voir : le prix d’entrée est de deux francs ; mais pour vous, Monseigneur, c’est gratuit.

Du coup, la glace était rompue et la visite commença le plus gaiement du monde.

Le prince s’arrêta justement devant les deux bottes de cure-dents Louis-Philippe.

— Qu’est ceci ? s’informa-t-il avec bienveillance…

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OÙ L’AUTEUR REPREND LA PAROLE.


Le journal manuscrit que nous avons trouvé rue des Blancs-Mouchons se termine ici. Sans doute, absorbé par sa campagne électorale, le candidat du folklore montois n’eut-il plus le loisir de le continuer.

Le folklore avait fait passer incontinent Gédéon grand homme. Ainsi va le monde : un individu considéré comme un homme de second plan et qui révèle son initiative en se faisant le champion d’une idée sympathique passe au premier plan sans coup férir. Des fabricants de boutons de corne sont parfois réputés géniaux simplement parce qu’ils ont réussi dans le bouton de corne et tel fabricant de vermicelle est proclamé de première force parce qu’il a eu l’idée de donner à ses pâtes la forme d’une hirondelle, d’un cœur ou d’un chapeau boule.

Valentine ne s’y était pas trompée et le plus clair de ses calculs fut que son mari fut nommé député — député des crottes de baudet, ne manquèrent pas de dire les boutiquiers de la rue de la Clef et de la rue du Miroir — mais député tout de même, avec toute la considération qui s’attache encore quelquefois à ce titre.

Il fut nommé grâce à la loi d’apparentement que personne n’a jamais comprise en Belgique ou à l’étranger et dont son inventeur fut, dit-on, la première victime. Aux voix qu’il avait obtenues dans l’arrondissement de Mons, on ajouta les voix acquises par un candidat régionaliste du Périgord, (on attribuera à Gédéon la fraction dépassant le chiffre nécessaire à la formation du quotient électoral divisé par 3 et multiplié par 5) — plus encore les suffrages obtenus par un député traditionnaliste de la Vieille Castille qui, par l’intermédiaire de l’alcade de la localité, ollé ! offrit son excédent pour un cigarillos. On mit le tout dans un pot et, comme il manquait encore quelques suffrages, on adjoignit la voix d’Anseau, la grande voix des chênes et la voix de son maître ; on « touilla » avec un crayon à voter, après avoir versé dans le pot quelques gouttes de fleur d’oranger, chose nécessaire pour que le tout se marie bien. Quand ce fut fait, Gédéon Gardedieu était député !

Telle est du moins la version du Cayaux-Club ; mais la loi sur l’apparentement est tellement ahurissante que nous n’hésitons pas à accepter cette explication.

  1. Voici, à titre exemplatif, comment doivent apparaître St. Georges et son cheval aux spectateurs du Lumeçon :

    « Saint-Georches, avé ses bottes à cape jusqu’au d’zeur dé ses g’noux, esse maronne blanque in piau comme in générâle, esse casaque dé piau mis au jône canari, esse casse dé curassier in acier avé n’creinnière qué c’est n’queue d’quévau qui li pind jusqu’au milan d’esse dos eié co ein « cimier », in cuîfe avec, au d’bout, ein pompon comme enne pétite brouche comme pou feère leu barbe ; i doit avoir, pou l’combat, enne belle lance à quate pans, toute doreète, au d’bout d’ein long manche mis au roûche, éié ein grand bancal pour rimplacer s’lance si i viét à l’délacher d’ein caup d’queue ou bé si on viét à li rompe dins s’pougne comme on l’l’a souvint vu quand Saint Georches a n’bonne pougne.

    El quévau, i vaut mieux qu’ça soye ein espèece dé qu’vau d’tourniquet pou qui tourne facilement sans trop s’presser eié surtoute i faut qu’il eûsse répété el veie à 7 heures, dins l’cour d’el Ville, au « Petit Lumeçon » pou n’mié qu’il eûsse el farce du sien qu’j’ai vu tomber réede mort in rintrant dins l’rond téelmint qu’il avoit ieu peur du Dragon qu’i n’avoit jamei vu. Su l’quévau, intré s’dos eié l’cu Saint Georches, i doit avoir ein p’tit « caparaçon » roûche avé n’belle bordure blanche eié n’selle avé des étriers pindants ; à part les guides d’habitude, i doit avoir des guides avé trois ribans roûche, jône et noir in coton, dé chaque côté.

    El Dragon, qué c’est n’biètte terrîbe qué Coquelle féet in osière avé d’el toile tout à l’intour qu’on a mis des écaïes in couleur verte dessus, avé n’gueule prête à vos dézivorer, toute grande ouvrie eié qu’on r’met au rouche sang tous les ans ; avé n’queue qui n’in finit pus éié qui doit avoir tout du long des poïes dé crin attachés pa Wolfers avé des p’tits nœuds tricolores éié au d’bout enne creinnière qué c’est avec comme el sienne du casse Saint Georches.

    Et voici la « règle » pour les hommes sauvages :

    I doit avoir là les deux hommes sauvâches, deux hommes qué tu dirois qui n’ont jamée vi qu’dins les bos avéc leu costume tout in feuîes de rampruelle qué ça été longmint Mme Castériaux ( Scarcériaux) leu taîeur eié qu’c'est tout métnant Fernand Martin ; i z’ont su leu tiètte des feuïes dé rampruelle qui leu pindent jusqu’à leu dos avé n’flamme dé ribans tricolores dé deux ônnes eié à leu main ein baton-massue mis au vert, avé des pieds nus, au roûcke comme si l’ariont d’jà tapé au sang ; il ont co à leu cou deux ônnes dé riban roûche éié à leux pougnets ein ônne dé riban roûche pou les deux..