Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 13

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Si l’exportation et l’importation avoient toujours joui d’une liberté pleine et entière, le gouvernement n’auroit jamais été dans le cas de se mêler de la circulation intérieure des grains. Il n’en auroit pas senti la nécessité ; parce que dans l’intérieur de chaque état, les grains auroient circulé d’eux-mêmes, comme d’un état à un autre. Mais la circulation ne put plus se faire nulle part régulièrement, lorsqu’une fois elle eut été troublée dans une partie de son cours ; et nous venons de voir les désordres produits dans nos quatre monarchies, par les réglements qu’on a cru devoir faire sur l’exportation et sur l’importation.

Si les gouvernements avoient vu que ces réglements étoient la première cause des désordres, ils se seroient épargné bien des soins : ils ne l’ont pas vu. Ainsi, pour rémédier aux maux qu’ils avoient produits, ils se sont mis dans la nécessité d’en produire de nouveaux, en faisant des réglements sur la circulation intérieure des grains.

Dans nos quatre monarchies, les divers réglements sur l’exportation et sur l’importation ont eu le même effet que des privileges exclusifs, accordés aux marchands nationaux : de-là la cherté. Avec cette cherté, la disette pouvoit n’être qu’apparente. Mais souvent elle devoit être réelle, parce que, lorsqu’on avoit permis l’exportation, on s’étoit hâté de faire sortir les bleds ; et que, lorsqu’on permettoit l’importation, on ne se hâtoit pas de les faire rentrer.

Mais puisque les étrangers n’en apportoient pas, il étoit presqu’égal que la disette fût réelle ou ne fût qu’apparente ; il ne restoit d’autre ressource au gouvernement que de s’occuper lui-même des moyens d’en faire arriver. Le voilà donc forcé à être marchand de bled.

Il en fit venir à grands frais, et il n’en vendit point. Cependant le prix baissa : c’est que la disette n’étoit qu’apparente. Jusqu’ à ce moment les marchands avoient retardé de mettre en vente, parce qu’ils espéroient un plus grand renchérissement. Mais quand ils virent qu’il arrivoit des bleds, ils se hâterent de porter les leurs au marché, afin de profiter du moment où le prix étoit encore haut.

Comme le gouvernement n’avoit pas vendu ses bleds, une autrefois il en fit venir moins, et il les vendit. Il avoit supposé que la disette n’étoit jamais qu’apparente. Mais celle-ci se trouva réelle. Il n’y eut donc pas assez de bled, et la cherté continua. Toujours persuadé que la disette n’étoit qu’apparente, le gouvernement fit ouvrir des greniers, et força plusieurs marchands à vendre leurs bleds au prix qu’il taxa. Mais l’autorité ne pouvoit pas frapper en même temps par-tout. On cacha les bleds pour les soustraire à la violence. Ainsi pendant qu’ils étoient à bon marché, ou au-dessous du vrai prix dans un endroit, ils étoient au-dessus ou cher dans un autre. Bientôt la disette fut générale et affreuse. Alors convaincu que les disettes sont quelquefois réelles, le gouvernement craignit qu’elles ne le fussent toujours. Il n’avoit pas fait arriver assez de bleds, et, pour ne pas tomber dans le même inconvénient, une autrefois il en fit venir, et en vendit en si grande quantité, qu’ils tomberent par-tout à vil prix. Il ne faisoit donc que des fautes. Il avoit eu tort de se mettre dans la nécessité de pourvoir par lui-même à la subsistance du peuple ; et il en avoit eu un second, plus grand encore, et qui étoit une suite du premier, celui de forcer les greniers, et de prétendre régler le prix des bleds. Il ne connoissoit ni la population, ni la production, ni la consommation. Il ne savoit donc point dans quelle proportion la quantité des grains étoit avec le besoin. La disproportion pouvoit être plus forte ou plus foible. Il y avoit telle province où quelquefois elle pouvoit être énorme : quelquefois aussi elle pouvoit être nulle presque par-tout. D’après quelle regle se seroit-il conduit, pour juger de la quantité précise des grains dont on avoit besoin ?

Mais quand il auroit connu le rapport de la quantité au besoin, avoit-il calculé tous les frais de culture, de magasins, de transport, pour obliger les cultivateurs et les marchands à livrer les bleds au prix auquel il les taxoit ?

Forcé, pour réparer ses fautes, de commettre des injustices, le gouvernement croyoit, par des coups d’autorité, remédier aux désordres qu’il avoit causé, et il en causoit de plus grands. Il ordonna à tous ceux qui avoient des bleds, d’en déclarer la quantité. Il sentit donc qu’il avoit besoin de la connoître. Mais il falloit commencer par gagner la confiance ; et cet ordre seul, s’il ne l’avoit pas déja perdue, la lui auroit fait perdre. Car pourquoi vouloit-il connoître la quantité des bleds que chacun conservoit dans ses greniers, s’il ne se proposoit pas d’en disposer d’autorité ? On fit des déclarations infidèles.

De fausses déclarations ne se font pas toujours impunément. Souvent on fut trahi, et souvent les délations furent fausses elles-mêmes. Le gouvernement ordonna des recherches ; mais les violences, avec lesquelles elles se firent, occasionnèrent de si grands troubles, qu’il jugea devoir au moins les suspendre. Il resta donc dans son ignorance, et chacun cacha ses bleds.

Lorsque le commerce est parfaitement libre, la quantité et le besoin sont en évidence dans tous les marchés. Alors les choses se mettent à leur vrai prix, et l’abondance se répand également par-tout. C’est ce que nous avons suffisamment prouvé. Mais lorsqu’une fois on a ôté toute liberté au commerce, il n’est plus possible de juger, ni s’il y a réellement disproportion entre la quantité et le besoin, ni quelle est cette disproportion. Fût-elle peu considérable, elle croît, d’un jour à l’autre, par l’allarme du peuple et par la cupidité des monopoleurs. Alors, par les obstacles que la circulation trouve dans son cours, elle est continuellement suspendue ; et il arrive que toutes les provinces manquent à la fois, ou que toutes au moins manquent les unes après les autres. Il est vrai que, dans ces circonstances, le gouvernement redoubloit de soins. Mais ses opérations, toujours lentes, ne pouvoient pas, comme auroit pu faire une multitude de marchands répandus de tous côtés, porter des secours par-tout également. Cependant il se trouvoit forcé à des dépenses d’autant plus grandes, que les achats pour son compte se faisoient sans économie, et quelquefois avec infidélité.

Il faisoit des efforts inutiles pour remédier aux désordres. Ses premiers réglements les avoient produits : ses derniers réglements devoient les entretenir, ou même les accroître. Il s’imagina que la cherté ou la disette provenoit d’un reste de liberté. En conséquence, défenses furent faites à toutes personnes d’entreprendre le trafic des grains, sans en avoir obtenu la permission des officiers préposés à cet effet.

défenses à tous autres, soit fermiers, soit propriétaires de s’immiscer directement, ni indirectement à faire ce trafic.

défenses de toute société entre marchands de grains, à moins qu’elle n’eût été autorisée. défenses d’enarrher ou d’acheter des bleds en verd, sur pied, avant la récolte. défenses de vendre le bled ailleurs que dans les marchés.

défenses de faire des amas de grains. défenses enfin d’en faire passer d’une province dans une autre, sans en avoir obtenu la permission. voilà ce qu’on appelloit abusivement des réglements de police, comme si l’ordre eût dû naître de ces réglements.

Cependant le fermier ne pouvoit vendre qu’à des marchands privilégiés, qui avoient seuls la permission de faire le trafic des grains.

Il étoit forcé de vendre ses bleds dans l’année : car la défense d’en faire des amas ne lui permettoit pas de mettre une récolte sur une récolte.

D’un autre côté, quelque besoin qu’il eût d’argent, il ne pouvoit pas vendre avant d’avoir récolté. Il n’avoit donc qu’un temps limité pour vendre ; et il se voyoit livré à la discrétion d’un petit nombre de marchands.

La défense de vendre ailleurs que dans les marchés lui faisoit une nécessité d’abandonner par intervalles la culture de ses champs. Il auroit pu vendre ses bleds à son voisin ; mais celui-ci étoit obligé de les aller acheter au marché. On les forçoit donc tous deux à des frais qu’on auroit pu leur éviter.

Vouloit-il, avec ses bleds, payer une dette ou le salaire de ses journaliers, on l’accusoit d’avoir vendu ailleurs qu’au marché. On le traitoit avec la même injustice, s’il avançoit des bleds à un laboureur qui n’en avoit pas pour ensemencer. Cette action généreuse, dans le langage des préposés à la police des grains, étoit une vente simulée, une fraude.

La liberté même qu’on accordoit aux marchands, étoit restreinte. Ils avoient besoin d’une permission pour former une société, c’est-à-dire, pour se concerter sur les moyens d’approvisionner l’état. Sans cette permission, c’étoit à chacun d’eux de faire ce commerce séparément, et comme ils pourroient. Enfin une province, qui souffroit de la disette, ne pouvoit pas tirer des bleds d’une province voisine, où il y avoit surabondance. Si on ne refusoit jamais la permission, si on l’accordoit même le plutôt qu’il étoit possible, elle venoit toujours trop tard, puisqu’il falloit l’attendre. Le désordre étoit plus grand, lorsque, pour causer un nouveau renchérissement, on tardoit à dessein d’accorder la permission. C’est ce qui arrivoit quelquefois.

D’un côté, les défenses ôtoient toute liberté au commerce : de l’autre, les permissions autorisoient le monopole. Ordinairement les préposés, auxquels il les falloit demander, ne les donnoient pas pour rien, et on peut juger pourquoi on les achetoit.

Dans ce désordre, le peuple, qui habitoit les villes, ne pouvoit plus être assuré de sa subsistance. Ce fut donc au gouvernement à y pourvoir, et il créa des compagnies privilégiées pour approvisionner les villes, surtout la capitale. Seules elles achetoient dans les campagnes qu’on réservoit pour cet approvisionnement : ou du moins on ne pouvoit vendre à d’autres, qu’après qu’elles avoient fait leurs achats ; et parce qu’on ne pouvoit vendre qu’à elles, on leur livroit les bleds au prix qu’elles en vouloient bien donner. Ce dernier réglement, toujours funeste aux campagnes, le fut quelquefois aux villes mêmes, en faveur desquelles il avoit été fait. Quelque attention qu’on eût que le pain ne renchérît pas dans la capitale, on ne put pas toujours l’empêcher, parce que les compagnies privilégiées mettoient successivement la cherté par-tout.