Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 9

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Nous avons vu que les pièces de monnoie sont des portions de métal, auxquelles l’autorité publique a mis une empreinte, pour faire connoître la quantité d’or et d’argent qu’elles contiennent. Si, dans les pièces de monnoie, on n’employoit que de l’or ou de l’argent pur, il suffiroit de les peser pour en connoître la valeur. Mais parce qu’on allie ces métaux avec une certaine quantité de cuivre, soit pour les travailler plus facilement, soit pour payer les frais de la fabrique, il s’agit encore de savoir en quel rapport est la quantité de l’or ou de l’argent avec la quantité de cuivre.

On considère une pièce d’or comme un tout composé de vingt-quatre parties, qu’on nomme carats. Si ces vingt-quatre parties étoient autant de parties d’or, on diroit que le titre de la pièce est à vingt-quatre carats. Mais parce qu’il y a toujours de l’alliage, le titre est aussi toujours au-dessous de vingt-quatre. S’il y a une partie de cuivre, le titre est à vingt-trois ; s’il y en a deux, il est à vingt-deux ; s’il y en a trois, il est à vingt-un, etc.

De même on considère une pièce d’argent, comme un tout composé de douze deniers ; et on dit que le titre de l’argent est à onze deniers, si la pièce contient une partie d’alliage ; qu’il est à dix, si elle en contient deux, etc. On conçoit que ces divisions à vingt-quatre carats et à douze deniers sont arbitraires, et que toute autre auroit été également propre à fixer le titre des monnoies.

Le droit de battre monnoie ne peut appartenir qu’au souverain. C’est que seul digne de la confiance publique, il peut seul constater le titre et le poids des pièces d’or et d’argent qui ont cours. On lui doit non-seulement les frais de fabrication ; on lui doit encore un droit ou un bénéfice pour son empreinte, qui a une valeur, puisqu’elle est utile. Mais il est de son intérêt de borner ce droit, parce qu’un trop grand bénéfice de sa part inviteroit à contrefaire ses monnoies. Il les vend seul. Ce monopole, fondé sur l’utilité publique, deviendroit inique, s’il en abusoit. Il auroit à se reprocher les crimes qu’il auroit fait commettre, et la nécessité où il seroit de punir.

On juge bien que nos quatre monarques auront abusé de ce droit, et multiplié les faux-monnoyeurs. Ils ont fait plus.

Dans l’origine, une livre en monnoie pesoit douze onces d’argent ; et, avec ces douze onces, on fabriquoit vingt pièces qu’on nommoit sous, et qui en étoient chacune la vingtième partie. Ainsi vingt sous faisoient une livre pesant.

Or nos quatre monarques altérerent la monnoie par degrés. Ils vendirent, comme vingtième partie de douze onces d’argent, des sous qui n’en étoient que la vingt-cinquième, la trentième, la cinquantième ; et ils finirent par en fabriquer qui n’étoient pas la centième partie d’une once. Cependant le public, qui avoit d’abord jugé que vingt sous font une livre, continuoit par habitude de juger que vingt sous font une livre, sans trop se rendre compte de ce qu’il entendoit par sous et par livres. On eût dit que son langage lui cachoit les fraudes qu’on lui faisoit, et conspiroit avec le souverain pour le tromper. C’est un exemple des plus frappans de l’abus des mots. Quand il fut reconnu qu’on n’attachoit plus d’idée précise aux dénominations livre et sou, les monarques s’apperçurent que, sans altérer les monnoies, ils avoient un moyen plus simple d’en hausser ou d’en baisser la valeur. Ce fut de déclarer que ce qui valoit, par exemple, six livres, en vaudroit huit désormais, ou n’en vaudroit plus que cinq. Ainsi les pieces de monnoie, qui étoient dans le commerce, valoient, avec la même quantité d’argent, plus ou moins suivant qu’ils le jugeoient à propos. Cette opération est si absurde, que si c’étoit une supposition de ma part, on diroit qu’elle n’est pas vraisemblable. Comment voulez-vous, m’objecteroit-on, qu’il vienne dans l’esprit du souverain de persuader au public, que six est huit ou n’est que cinq ? Quel avantage retireroit-il de cette fraude grossière ? Ne retomberoit-elle pas sur lui-même ? Et ne le paiera-t-on pas avec la même monnoie, avec laquelle il paie ? Les monarques cependant ont regardé ces fraudes comme le grand art des finances. En vérité les suppositions, les moins vraisemblables que j’ai faites, sont plus vraisemblables que bien des faits. Je ne m’arrêterai pas sur tous les inconvéniens qui naissent des variations dans les monnoies. Il me suffit de faire voir combien elles nuisent au commerce.

La confiance est absolument nécessaire dans le commerce, et pour l’établir, il faut, dans les échanges de valeur pour valeur, une mesure commune qui soit exacte et reconnue pour telle. L’or et l’argent avoient cet avantage, lorsque l’empreinte de l’autorité souveraine en attestoit le titre au vrai, et ne trompoit jamais.

Mais quand une fois le monarque eut altéré les monnoies, on ne pouvoit plus les recevoir avec confiance, parce qu’on ne savoit plus ce qu’elles valoient. Il falloit ou être trompé, ou tromper soimême. Ainsi la fraude du souverain mettoit, dans le commerce, la fraude au lieu de la confiance ; et on ne pouvoit plus ni acheter ni vendre, à moins qu’on n’y fût forcé par la nécessité.

Quand il plut au monarque de hausser et de baisser alternativement la valeur des monnoies, sans en avoir changé le titre ni le poids, l’abus fut plus grand encore : on ne savoit pas comment se servir d’une mesure qui, variant continuellement, n’étoit plus une mesure.

Il est vrai qu’on auroit pu n’avoir aucun égard à la valeur fictive, qui n’étoit que dans le nom donné à la piece de monnoie : on auroit pu évaluer la quantité d’argent qu’elle contenoit, et s’en servir d’après cette évaluation. C’est ce que le prince ne permettoit pas. Il vouloit qu’un écu, qui contenoit une once d’argent, fût prix pour cent sous, six francs ou huit livres, à son choix ; et il le vouloit, parce qu’autrement il n’eût pas retiré, de sa fraude, le profit qu’il trouvoit à se faire payer quand la monnoie étoit basse, et à payer lui-même quand la monnoie étoit haute. Mais il faut observer les procédés du gouvernement, pour mieux juger du désordre que ces variations devoient produire. Ordinairement il ne faisoit pas tout-à-coup descendre les monnoies au terme le plus bas, auquel il avoit dessein de s’arrêter. Il les y amenoit par degrés. Il donnoit une ordonnance, par laquelle il déclaroit que, pendant vingt mois, les écus, par exemple, qui valoient cent sous, perdroient chaque mois un pour cent ; et par-là il les réduisoit par degrés à ne valoir plus que quatre livres.

On pouvoit conjecturer que les monnoies hausseroient, après avoir baissé ; parce que c’étoit, dans cette opération, la maniere de procéder du gouvernement, qui croyoit trouver un bénéfice dans ces hausses et ces baisses alternatives. On ne savoit donc plus sur quoi compter. Les personnes prudentes qui ne vouloient pas jouer leur argent au hasard de le perdre, le resserroient. Elles attendoient le moment d’en faire usage avec moins de risques, et le commerce en souffroit.

D’autres, moins sages, voyant que dans le commencement des diminutions, on faisoit vingt livres avec quatre écus, et qu’à la fin il en faudroit cinq pour faire une somme pareille, se hâtèrent de mettre leur argent sur la place. Par la même raison, ceux qui devoient, se hâtèrent de payer leurs dettes. On trouvoit donc beaucoup de facilité à emprunter. Cette facilité trompa des marchands imprudents, qui crurent devoir saisir cette occasion pour former quelques nouvelles entreprises. Ils prirent l’argent qu’on leur offroit, et ils achetèrent, mais chérement, soit parce que la concurrence de leurs demandes haussoit les prix, soit parce qu’ils payoient avec une monnoie qui, d’un jour à l’autre, devoit baisser de valeur.

Cependant, après plusieurs diminutions, le roi commença lui-même à resserrer l’argent dans ses coffres. On cessa de payer à son trésor. La méfiance fut donc générale, et on ne vit plus d’argent dans la circulation. Les marchands qui en avoient emprunté, n’en avoient pas pour les dépenses nécessaires et journalières. Alors, forcés de vuider leurs magasins, et de vendre à cinquante ou soixante pour cent de perte, ils voyoient combien ils s’étoient trompés dans leurs spéculations. Le plus grand nombre fit banqueroute. Au fort de cette crise, le gouvernement hausse tout-à-coup l’écu de quatre francs à cent sous, et il croit avoir gagné vingt-cinq pour cent. Mais ce gain est fictice, et le dommage, porté au peuple, est réel.

Quand je dis qu’il haussa l’écu, je ne parle pas assez exactement. Il proscrivit celui dont il avoit baissé la valeur. Il ordonna de le porter à sa monnoie, où il ne fut reçu que sur le pied de quatre francs ; et il fabriqua un nouvel écu au même titre, qu’il fit valoir cent sous.

Parce qu’il portoit les droits de sa monnoie à vingt pour cent, il crut encore trouver vingt pour cent de gain dans cette opération. Mais les faux-monnoyeurs achetèrent les vieux écus quatre livres cinq, quatre livre dix ; et ils en fabriquèrent de nouveaux qu’ils vendoient, comme le roi, cent sous. Le gouvernement s’étoit donc lourdement trompé.

Au reste, quel que soit le titre et le poids de la monnoie, peu importe. Il suffit que l’empreinte assure de la quantité d’argent que chaque pièce contient et que le prince en abusant des mots n’entreprenne pas de mettre une valeur fictice, et par-là toujours variable, la place d’une valeur réelle qui est seule permanente.