Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre IX

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Michel Lévy frères (Ip. 86-97).

CHAPITRE IX.

Quand la nuit fut tout à fait tombée, Pierre se disposa à partir pour Blois avec Amaury, qui s’y rendait aussi. Il n’avait pas voulu troubler l’entretien philosophique du souper par la préoccupation de ses propres affaires ; mais il lui tardait de se trouver seul avec son ami. Le Vaudois les supplia tous deux de passer la nuit sous son toit ; mais ils alléguèrent que tous leurs moments étaient comptés. Le Corinthien promit que, s’il s’arrêtait à Blois, comme il en avait le dessein, il reviendrait souvent vider une bouteille de bière sous le Berceau de la Sagesse ; et Pierre, qui songeait à reprendre le plus tôt possible le chemin de son village, s’engagea à s’arrêter quelques instants au retour pour serrer, au passage, la main du vieux charpentier. L’orage avait inondé, en plusieurs endroits, l’oseraie où serpente le chemin. L’invalide leur en enseigna un plus sûr, et les guida lui-même pendant un quart de lieue, marchant devant eux avec une agilité et une adresse remarquables. Quand il les eut mis sur la route, il leur souhaita le bonsoir et la bonne chance.

— Allons, leur dit-il, je vous reverrai bientôt ; car, certes, vous allez tous deux rester à Blois. J’irai vous y voir, si vous ne venez pas chez moi. Je ne vais pas souvent à la ville, mais il y a des occasions… et celle qui se prépare…

— Quelle occasion ? demanda l’Ami-du-trait.

— C’est bon, c’est bon, repartit Vaudois. Vous avez raison de ne pas parler de cela. Je ne suis pas de votre métier, et je suis censé ne rien savoir. J’estime la discrétion, et ne veux point la confondre avec la méfiance en ce qui me concerne ; quoique, après tout, quand on est du même Devoir, ou pourrait bien se confier certaines choses… N’importe ! l’affaire est encore secrète, et vous ferez bien de n’en pas causer avant qu’elle éclate. Au revoir donc, et le grand Salomon soit avec vous ! La lune est levée ; prenez à droite, et puis à gauche, et puis tout droit jusqu’à la chaussée.

Il leur serra la main, et reprit le chemin de sa baraque. Mais les deux amis entendirent longtemps sa voix mâle et accentuée chanter, en se perdant peu à peu, ces derniers couplets d’une longue et naïve chanson dont il était l’auteur :


Jadis sur le beau tour de France
Je promenais mes pas errants.
Je n’allais point en diligence,
J’avais deux jambes et vingt ans.
J’avais alors bonne prestance,
Travail, amour, et l’âge heureux :
Je n’ai gardé que l’espérance,
Bon pied, bon œil et cœur joyeux.

Amis, sur ce beau tour de France
J’ai bien lassé mes pieds poudreux ;
Dans les chantiers de la Provence
J’ai fatigué mes bras nerveux ;
Dans les rêves de la science
J’ai consumé mon âge heureux :
Dans les bras de la Providence
Je repose mon cœur pieux.


— Digne et brave homme ! dit Pierre en s’arrêtant pour l’entendre encore. Amaury, Amaury, n’est-ce pas une belle chose que la chanson d’un homme de bien ? Cette voix mâle et forte qui remplit la campagne, jetant ses rimes sans art à tous les échos, n’est-elle pas comme l’hymne de triomphe de la conscience ? Tenez, nous voici sur la chaussée : cette belle voiture qui roule légèrement emporte-t-elle des cœurs aussi purs ? répand-elle des chants aussi suaves ? Non ! pas une voix humaine ne s’échappe de cette maison ambulante, où toutes les aises de la vie accompagnent le riche. Voici un marchand voyageant sur un bon et fort cheval ; il porte une lourde valise, et la crosse de ses pistolets brille au clair de la lune. Voyez pourtant ! il nous craint, il nous soupçonne… Il retient la bride de son cheval, et prend l’autre revers du chemin pour éviter de passer près de nous. Son cheval est chargé d’or et son âme de soucis ; sa marche est inquiète et silencieuse. Pauvre trafiquant, entends-tu cette cadence joyeuse, là-bas au fond du ravin de la Loire ? Supposes-tu que ce chant sonore soit celui d’un vieillard invalide sans famille, sans argent, sans armes, et sans autre appui qu’une jambe de bois et le cœur de quelques amis aussi pauvres que lui ?

— Ce que tu dis me frappe, reprit Amaury, et, je ne sais pourquoi, je me sens les yeux pleins de larmes en écoutant cette chanson. Explique-moi cela, Pierre, toi qui expliques tant de choses !

— Dieu est grand et l’homme aussi ! répondit Pierre avec un soupir.

— Qu’entendez-vous par là ? reprit son camarade.

— Il y aurait trop à dire, mon Corinthien, et le mieux sera de parler d’autre chose, dit l’Ami-du-trait en reprenant sa marche. Tu as à m’expliquer les dernières paroles que Vaudois nous disait en nous quittant. J’ignore de quelle grande affaire et de quel grand secret il voulait parler.

— Comment ! s’écria Amaury, ignores-tu ce qui se passe à Blois entre les Dévorants et nous ? Je pensais que tu avais reçu une lettre de convocation et que tu te rendais à l’appel de nos frères.

— Je vais à Blois pour une affaire toute personnelle, et dont la moitié est faite, ami, si je ne me flatte pas d’un vain espoir.

Ici Pierre expliqua au Corinthien le besoin qu’il avait de deux bons ouvriers pour l’aider dans son travail, et lui fit part du désir qu’il éprouvait de commencer par lui son embauchage. Il lui vanta la beauté du travail auquel il désirait l’associer, lui fit des offres avantageuses, et le pria ardemment de ne pas les rejeter.

— Sans doute, ce serait un grand contentement pour mon cœur de travailler avec toi, lui répondit Amaury, et tes offres sont au-dessus de mes prétentions ; mais tu vas juger toi-même si je puis user de ma liberté dans ce moment. Apprends donc que notre Devoir de liberté va jouer la ville de Blois contre le Devoir dévorant.

Comme tous nos lecteurs ne comprendront peut-être pas, aussi bien que Pierre Huguenin fut à portée de le faire, cette étrange révélation, nous leur expliquerons en peu de mots de quoi il s’agissait. Quand deux sociétés rivales ont établi leur Devoir dans une ville, il est rare qu’elles y puissent rester en paix. La moindre infraction à la trêve tacitement consentie amène d’éclatantes ruptures. Au moindre sujet, et parfois sans sujet, on se dispute l’occupation exclusive de la ville, et la discussion se poursuit souvent des années entières au milieu d’épisodes sanglants. Enfin quand les disputes, les débats oratoires et les coups n’ont rien terminé entre partis égaux en obstination, en force et en prétentions, il y a un dernier moyen de trancher la question : c’est de jouer la ville, c’est-à-dire le droit d’occuper les lieux et d’exploiter les travaux, à l’exclusion de la partie perdante. Il y a aujourd’hui cent dix ans (ceci est un fait historique) que les tailleurs de pierre de Salomon, autrement dits compagnons étrangers ou loups, jouèrent la ville de Lyon pour cent ans contre les tailleurs de pierre de Maître Jacques, dits compagnons passants ou loups-garous. Ces derniers la perdirent, et, durant cent ans, le pacte fut observé rigoureusement. Aucun compagnon-passant ne mit le pied sur le domaine des compagnons-étrangers. Mais, dans ces derniers temps, le terme du traité étant expiré, les bannis se crurent en droit de revenir exploiter un pays redevenu libre. Les enfants de Salomon n’eut jugèrent pas ainsi ; ils trouvaient la position bonne, et prétendaient que cent ans de possession devaient leur constituer un droit imprescriptible. On parlementa, on ne s’entendit point ; on se battit, l’autorité intervint pour les combattants. Plusieurs champions des deux partis avaient commis de tels exploits, qu’ils furent envoyés en prison, et même aux galères. Mais la loi, ne protégeant pas et n’avouant pas ce mode d’organisation en sociétés maçonniques, ne put terminer le différend. La cause est pendante devant les tribunaux secrets du compagnonnage, et il est à craindre que bien des héros du tour de France n’y sacrifient encore leur sang ou leur liberté. Espérons pourtant que les tentatives philosophiques de quelques-uns de ces compagnons, esprits éclairés et généreux, qui ont entrepris récemment le grand œuvre d’une fusion entre tous les Devoirs rivaux, vaincront les préjugés qu’ils combattent et feront triompher le principe de fraternité.

Il nous reste un mot à dire sur le genre d’épreuve à laquelle on a soumis jusqu’à présent ces débats. On ne s’en remet pas au sort, mais au concours. De part et d’autre on exécute une pièce d’ouvrage équivalant à ce que, dans les antiques jurandes, on appelait le chef-d’œuvre. Tout le monde sait que, dans l’ancienne organisation par confréries ou corporations, nul ne pouvait être admis à la maîtrise sans avoir présenté cette pièce au jugement des syndics, jurés et gardes-métier chargés de constater la capacité de l’aspirant. Hoffmann a consacré un de ses contes (celui qu’il eût pu, à bon droit, appeler lui-même son chef-d’œuvre), Maître Martin le Tonnelier, à poétiser cette belle phase de la jeunesse de l’apprenti, qui renferme la présentation à la maîtrise, l’exécution du chef-d’œuvre, la réception du nouveau maître, etc. Aujourd’hui que la maîtrise n’est plus un droit conquis et disputé, mais un fait libre et facultatif, on ne voit guère reparaître publiquement[1] le chef-d’œuvre que dans les défis du compagnonnage. Lorsqu’il s’agit de jouer une ville, le concours s’établit. Chaque parti choisit, parmi ses membres les plus habiles, un ou plusieurs champions qui travaillent avec ardeur à confondre l’orgueil des rivaux par la confection d’une pièce difficile proposée au concours. Le jury est composé d’arbitres choisis indifféremment dans les divers Devoirs, et quelquefois parmi des maîtres étrangers à toute société, ou d’anciens compagnons retirés de l’association et réputés intègres, et le plus souvent parmi des gens de l’art. Leur sentence est sans appel. Quelque mécontentement, quelques secrets murmures qu’elle excite, le parti vaincu dans son représentant est forcé de quitter la place pour un temps plus ou moins long, suivant les conventions réglées avant l’épreuve.

Telle était la crise décisive où se trouvaient les Devoirs de Blois à l’approche de Pierre et d’Amaury. Les Gavots n’occupant Blois que depuis quelques années soutenaient, pour s’y maintenir contre les autres sociétés plus anciennement établies, des luttes violentes. Déjà la guerre avait éclaté sur plusieurs points. Les charpentiers Drilles ou du père Soubise n’étant pas moins acharnés que les menuisiers Dévorants contre les menuisiers Gavots. En face de tant d’ennemis menaçants, ces derniers avaient dû songer à se préserver, du moins, de la violence des menuisiers par la trêve que nécessite un concours ; et, à l’égard des charpentiers, ils se flattaient de les tenir en respect par une attitude hautaine et courageuse. Amaury étant un des meilleurs menuisiers parmi les Gavots, avait été mandé par le conseil de son ordre, et se préparait, avec une vive émotion de crainte et de joie, à entrer en lice avec plusieurs artisans de mérite, ses émules, contre l’élite des artistes Dévorants.

Ce ne fut pas sans un peu d’orgueil qu’il en fit la confidence à son ami ; mais il ajouta aussitôt avec une modestie affectueuse et sincère :

— Je m’étonne bien, cher Villepreux, d’avoir été appelé, et de voir que tu ne l’es pas ; car, s’il y a un Ouvrier supérieur à tous les autres et en toutes choses, ce n’est pas le Corinthien, mais bien l’Ami-du-trait.

— Je n’accepte cet éloge que comme une douce et généreuse illusion de ton amitié pour moi, répondit Pierre. Mais quand même je serais assez fou pour croire au mérite que tu m’attribues, je serais mal fondé à me plaindre de l’oubli où l’on me laisse. Cet oubli, je l’ai cherché, je te l’avoue, et j’en sortirais à mon corps défendant. Lorsque, après quatre ans de pèlerinage, j’ai repris le chemin du pays, j’ai agi de manière à ce que ma retraite ne fût point remarquée sur le tour de France. Je n’ai point fait d’adieux solennels ; je suis parti un beau matin, après avoir rempli tous mes engagements et m’être acquitté de tous les services rendus par des services équivalents. Je ne pense pas que personne ait eu rien à me reprocher ; et, si l’on m’accuse d’un peu de bizarrerie, nul ne peut m’accuser d’ingratitude. J’avais besoin de sortir de cette vie agitée, j’avais soif de l’air natal. Tout ce qui pouvait me retenir un jour de plus me semblait une contrainte ; et, depuis deux mois que je travaille auprès de mon père, je n’ai renoué aucune relation avec mes anciens amis.

— Pas même avec moi ! dit Amaury d’un ton de reproche.

— Je comptais sur la Providence, qui nous rassemble aujourd’hui, et j’éprouve un si grand besoin de vivre près de toi que je ne comprends pas de plus douce joie que celle de t’emmener, si je puis. Mais écrire à ceux qu’on aime quand on souffre n’est pas toujours un soulagement. Bien au contraire, il est certaines situations morales où l’on n’ose pas s’exprimer, de peur de se décourager soi-même ou de décourager celui qui vous est cher. Aurais-je pu d’ailleurs te faire comprendre une mélancolie que je ne comprends pas moi-même ? Tu aurais eu sur mon compte les mêmes soupçons que Vaudois exprimait tantôt. Une lettre ne peut jamais remplacer l’épanchement d’une entrevue.

— Cela est vrai, dit Amaury ; mais si ta conduite est naturelle en ceci, la tristesse qui l’a dictée est de plus en plus étrange à mes yeux. Je t’ai toujours connu grave, réfléchi, sobre et fuyant le tumulte ; mais je te voyais si cordial, si bienveillant, si ardent à l’amitié, que je ne conçois pas ta sauvagerie actuelle et l’espèce d’éloignement que tu témoignes pour ton Devoir. Aurais-tu subi quelque injustice ? tu sais qu’en pareil cas tu as droit à une réparation. On assemble le conseil, on expose ses griefs, et le chef de la société prononce équitablement.

— Je n’ai eu, au contraire, qu’à me louer de mes compagnons, répondit Pierre. J’estime presque tous ceux que j’ai connus particulièrement, et j’en aime ardemment plusieurs. Je crois que mon Devoir est le mieux organisé et le plus honorable de tous, et c’est pour cela qu’après un certain examen des coutumes et des règlements, je l’ai embrassé de préférence aux autres, où il m’a semblé voir des usages moins libéraux, une civilisation moins avancée. Il est possible que je me sois trompé, mais j’ai agi dans la loyauté de mon cœur, en m’enrôlant sous la bannière blanche et bleue. Nos lois proscrivent le topage, les hurlements ; et si la coutume générale nous force encore à croiser souvent la canne, du moins l’esprit de notre institution semble interdire les provocations fanatiques que l’esprit des autres sociétés proclame et sanctifie. Mais si tu veux absolument que je te confie les causes du dégoût secret qui s’est emparé de moi, je vais t’ouvrir mon cœur tout entier. Je ne voudrais pas refroidir ton enthousiasme, ni ébranler en toi cette foi vive au Devoir, qui est le mobile et le ressort de la vie du compagnon. Pourtant il faut bien que je t’avoue à quel point cette foi s’est évanouie en moi. Hélas, oui ! le feu sacré de l’esprit de corps m’abandonne de plus en plus. À mesure que je m’éclaire sur la véritable histoire des peuples, la fable du temple de Salomon me semble un mystère puéril, une allégorie grossière. Le sentiment d’une destinée commune à tous les travailleurs se révèle en moi, et ce barbare usage de créer des distinctions, des castes, des camps ennemis entre nous tous, me paraît de plus en plus sauvage et funeste. Eh quoi ! n’est-ce pas assez que nous ayons pour ennemis naturels tous ceux qui exploitent nos labeurs à leur profit ? Faut-il que nous nous dévorions les uns les autres ? Opprimés par la cupidité des riches, relégués par l’imbécile orgueil des nobles dans une condition prétendue abjecte, condamnés par la lâche complicité des prêtres à porter éternellement, sur nos bras meurtris, la croix du Sauveur dont ils revêtent les insignes sur l’or et la soie, ne sommes-nous pas assez outragés, assez malheureux ? Faut-il encore que, subissant l’inégalité qui nous rejette au dernier rang, nous cherchions à consacrer entre nous cette inégalité absurde et coupable ? Nous raillons les prétentions des grands ; nous rions de leurs armoiries et de leurs livrées ; nous avons leur généalogie en exécration et en mépris : que faisons-nous, cependant, autre chose que de les imiter ? Nous nous disputons la préséance dans des sociétés rivales ; nous vantons sottement l’antiquité de nos origines ; et nous n’avons pas assez de chansons satiriques, pas assez d’injures, de menaces et d’outrages pour les sociétés nouvellement formées qui nous semblent entachées de roture et de bâtardise. Sur tous les points de la France, nous nous provoquons, nous nous égorgeons pour le droit de porter exclusivement l’équerre et le compas ; comme si tout homme qui travaille à la sueur de son front n’avait pas le droit de revêtir les insignes de sa profession ! La couleur d’un ruban placé un peu plus haut ou un peu plus bas, l’ornement d’un anneau d’oreille, voilà les graves questions qui fomentent la haine et font couler le sang des pauvres ouvriers. Quand j’y pense, j’en ris de pitié, ou plutôt j’en pleure de honte.

L’émotion empêche le jeune réformateur de poursuivre son ardente déclamation. Son cœur était plein ; mais il n’avait pas assez de paroles pour répandre l’indignation généreuse qui le suffoquait. Il s’arrêta, la poitrine oppressée, le front brûlant. Amaury, Amaury ! s’écria-t-il d’une voix étouffée, en saisissant le bras de son compagnon, tu voulais savoir de quoi je souffre ; je te l’ai dit, et il me semble que tu dois me comprendre. Je ne suis ni un fou, ni un rêveur, ni un ambitieux, ni un traître ; mais j’aime les hommes de ma race, et je suis malheureux parce qu’ils se haïssent.

Critique impartial (lecteur bénévole, comme nous disions jadis), sois indulgent pour le traducteur impuissant qui te transmet la parole de l’ouvrier. Cet homme ne parle pas la même langue que toi, et le narrateur qui lui sert d’interprète est forcé d’altérer la beauté abrupte, le tour original et l’abondance poétique de son texte, pour te communiquer ses pensées. Peut-être accuseras-tu ce pâle intermédiaire de prêter à ses héros des sentiments et des idées qu’ils ne peuvent avoir. À ce reproche, il n’a qu’un mot à répondre : informe-toi. Quitte les sommets où la muse littéraire se tient depuis si longtemps isolée de la grande masse du genre humain. Descends dans ces régions où la poésie comique puise si largement pour le théâtre et la caricature ; daigne envisager la face sérieuse de ce peuple pensif et profondément inspiré que tu crois encore inculte et grossier : tu y verras plus d’un Pierre Huguenin à l’heure qu’il est. Regarde, regarde, je t’en conjure, et ne prononce pas sur lui l’arrêt injuste qui le condamne à végéter dans l’ignorance et la férocité. Connais ses défauts et ses vices, car il en a, et je ne te les farderai point ; mais connais aussi ses grandeurs et ses vertus : et tu te sentiras, à son contact, plus naïf et plus généreux que tu ne l’as été depuis longtemps.

Ce qu’il y a d’admirable dans le peuple, c’est la simplicité du cœur, cette sainte simplicité, perdue pour nous, hélas ! depuis l’énorme abus que nous avons fait de la forme de nos pensées. Chez le peuple, toute forme est nouvelle, et la vérité sous celle du lieu commun lui arrache encore des larmes d’enthousiasme et de conviction. Ô noble enfance de l’âme ! source d’erreurs funestes, d’illusions sublimes et de dévouements héroïques, honte à qui t’exploite ! Amour et bénédiction à qui te ferait entrer dans l’âge viril en te conservant la pureté sans l’ignorance.

À cause de cette candeur qui réside au fond des âmes incultes, la parole de Pierre Huguenin rencontrait peu d’obstacles dans les bons esprits de sa trempe, et celui de son ami le Corinthien ne se révolta point dans une âcre discussion. Il l’écouta longtemps en silence ; puis il lui dit en lui serrant la main : — Pierre, Pierre, tu en sais plus long que moi sur tout cela, et je ne trouve rien à te répondre. Je me sens triste avec toi, et ne sais aucun remède à notre mal.

  1. On l’exige dans certains corps d’état pour la réception du compagnon.