Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre VIII

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Michel Lévy frères (Ip. 75-85).

CHAPITRE VIII.

Vers le soir, Pierre Huguenin arriva sur les bords de la Loire. À la vue de ce beau fleuve qui promenait finalement son cours paisible au milieu des prairies, il se sentit tout à coup comme soulagé de la pesante chaleur du jour, et il marcha quelque temps sur le sable fin, par un sentier tracé dans les oseraies de la rive. Il apercevait déjà, dans le lointain, les noirs clochers de Blois, et les hautes murailles du sombre château où périrent les Guises, et d’où s’évada, plus tard, Marie de Médicis, prisonnière de son fils. Mais en vain il doubla le pas ; il vit bientôt qu’il lui serait impossible d’arriver avant l’orage. Le ciel était chargé de lourdes nuées, dont les eaux reflétaient la teinte plombée. Les osiers et les saules du rivage blanchissaient nous le vent, et de larges gouttes de pluie commençaient il tomber. Il se dirigea vers un massif d’arbres, afin d’y chercher un abri ; et bientôt, à travers les buissons, il distingua une maisonnette assez pauvre, mais bien tenue, qu’à son bouquet de houx il reconnut pour un de ces gîtes appelés bouchons dans le langage populaire.

Il y entra, et à peine eut-il passé le seuil, qu’il fut accueilli par une exclamation de joie. — Villepreux[1], l’Ami-du-trait ! s’écria l’hôte de cette demeure isolée : sois le bienvenu, mon enfant ! — Surpris de s’entendre appeler par son nom de gavot, Pierre, dont les yeux n’étaient pas encore habitués à l’obscurité qui régnait dans la cabane, répondit : — J’entends une voix amie, et pourtant je ne sais où je suis. — Chez ton compagnon fidèle, chez ton frère de liberté, répondit l’hôte en s’approchant de lui les bras ouverts : chez Vaudois-la-Sagesse !

— Chez mon ancien, chez mon vénérable ! s’écria Pierre en s’avançant vers le vieux compagnon, et ils s’embrassèrent étroitement ; mais aussitôt Pierre recula d’un pas en laissant échapper une exclamation douloureuse : Vaudois-la-Sagesse avec une jambe de bois !

— Eh mon Dieu oui ! reprit le bravo homme, voilà ce qui m’est arrivé en tombant d’un toit sur le pavé. Il a fallu laisser là l’état de charpentier, et ma jambe à l’hôpital. Mais je n’ai pas été abandonné. Nos braves frères se sont cotisés, et du fruit de leur collecte j’ai pu acheter un petit fonds de marchand de vin, et louer cette baraque, où je fais mes affaires tant bien que mal. Les pêcheurs de la Loire et les fromagers de la campagne ne manquent guère de boire ici un petit coup en s’en revenant chez eux, quand ils ont fait leurs affaires au marché de Blois. Ceux-là m’appellent la jambe de bois ; mais nos anciens amis les bons compagnons qui résident dans le pays, et qui viennent souvent, le dimanche, manger du poisson frais et boire le vin du coteau sous ma ramée de houblon, appellent mon bouchon le berceau de la sagesse. Ce sont des jours de fête pour moi. Tout en leur versant, avec modération, mon nectar à deux sous la pinte, je leur prêche la sagesse, l’union, le travail, l’étude du dessin : et ils m’écoutent avec la même déférence qu’autrefois ; nous chantons ensemble nos vieilles ballades, la gloire de Salomon, les bienfaits du beau devoir de liberté et du beau tour de France, les malheurs de nos pères en captivité, les adieux au pays, les charmes de nos maîtresses… Ah ! pour ces chansons-là, je ne les chante plus avec eux, Cupidon et la jambe de bois ne vont guère de compagnie ; mais je souris encore à leurs amours, et je ne proscris de nos doux festins que les chants de guerre et les satires ; car la sagesse n’est pas boiteuse, et la mienne marche toujours sur ses deux jambes. Tu vois que je ne suis pas si malheureux.

— Mon pauvre Vaudois ! répondit Pierre, je vois avec plaisir que vous avez conservé votre courage et votre bonté. Mais je ne puis me faire à l’idée de cette jambe qui ne vous portera plus sur les échelles et sur les poutres de charpente. Vous, si bon ouvrier, si habile dans votre art, si utile aux jeunes gens de la profession !

— Je leur suis encore utile, répondit Vaudois-la-Sagesse ; je leur donne des conseils et des leçons. Il est rare qu’ils entreprennent un ouvrage de quelque importance sans venir me consulter. Plusieurs m’ont offert de me payer un cours dessin, mais je le leur fais gratis. Il ferait beau voir qu’après s’être cotisés pour me procurer mon établissement, ils ne me trouvassent pas reconnaissant et désintéressé envers eux ! C’est bien assez, c’est déjà trop, qu’ils payent ici leur écot. Aussi, comme je suis content, comme je suis fier, quand j’en vois qui passent devant ma porte, et qui refusent d’entrer, faute d’argent dans la poche ! Cela arrive bien quelquefois ; alors je les prends au collet, je les force de s’asseoir sous mon houblon, et, bon gré, mal gré, il faut qu’ils mangent et qu’ils boivent. Brave jeunesse ! que d’avenir dans ces âmes-là !

— Un avenir de courage, de persévérance, de talent, de travail, de misère et de douleur ! dit Pierre en s’asseyant sur un banc et en jetant son paquet sur la table avec un profond soupir.

— Qu’est-ce que j’entends là ? s’écria la Jambe-de-bois ; oh ! oh ! je vois que mon fils l’Ami-du-trait manque à la sagesse ! je n’aime pas à voir les jeunes gens mélancoliques. Vous avez besoin de passer une heure ou deux avec moi, pays Villepreux ; et, pour commencer, nous allons goûter ensemble.

— Je le veux bien ; la moindre chose me suffira, répondit Pierre en le voyant s’empressa de courir à son buffet.

— Vous ne commandez pas ici, mon jeune maître, reprit avec enjouement le charpentier. Vous ne ferez pas la carte de votre repas ; car vous n’êtes pas à l’auberge, mais bien chez votre ancien, qui vous invite et vous traite,

Alors la Jambe-de-bois, avec une merveilleuse agilité, se mit à courir dans tous les coins de sa maison et de son jardin. Il tira de sa poissonnerie deux belles tanches qu’il mit dans la poêle, et la friture commença de frémir et de chanter sur le feu, tandis que la pluie battait les vitres en cadence, et que la Loire, bouleversée par l’ouragan, mugissait au dehors. Pierre voulait empêcher son hôte de prendre tous ces soins ; mais quand il vit qu’il avait tant de plaisir à lui faire fête, il l’aida dans ses fonctions de maître d’hôtel et de cuisinier.

Ils allaient se mettre à table, lorsqu’on frappa à la porte.

— Allez ouvrir, s’il vous plaît, dit Vaudois à son hôte, et faites les honneurs de la maison.

Mais il faillit laisser tomber le plat fumant qu’il tenait dans ses mains, lorsqu’il vit l’Ami-du-trait et le nouvel arrivant sauter au cou l’un de l’autre avec transport. Ce voyageur, couvert de boue et trempé jusqu’aux os, n’était rien moins que l’excellent compagnon menuisier Amaury, dit Nantais-le-Corinthien, un des plus fermes soutiens du Devoir de liberté, l’ami le plus cher de Pierre Huguenin, en outre un des plus jolis garçons qu’il y eût sur le tour de France.

— C’est donc le jour des rencontres ! s’écria Vaudois, à qui Pierre avait conté son aventure avec la Terreur des gavots de Carcassonne. Voici un de nos frères, sans doute ; car vous vous donnez une accolade de bien bon cœur.

Aussitôt que le bon Vaudois sut que son hôte était l’ami de Pierre et l’enfant de son Devoir, il fit flamber son feu, invita le Corinthien à s’approcher, et lui prêta même une veste, de peur qu’il ne s’enrhumât, pendant qu’il faisait sécher la sienne.

Tandis que le jeune homme se réchauffait, car toute pluie d’orage est froide malgré l’été, le soleil reparaissait aux cieux assombris, la nuée s’envolait lentement vers l’est, et l’arc-en-ciel, répété dans la Loire, élevait un pont sublime de l’onde au firmament. Bientôt le temps fut si pur, l’air si doux et la terre si riante, après cette généreuse ondée, que les heureux compagnons mirent le couvert sous la ramée. Quelques gouttes de pluie tombèrent bien, du calice des fleurs humides, sur le pain des voyageurs ; mais il ne leur en parut pas moins bon. Les chèvrefeuilles du père Vaudois exhalaient un doux parfum, son merle apprivoisé chantait d’une voix mélodieuse sur le buisson voisin, le soleil s’abaissait vers l’horizon, la Loire était en feu, et les poissons y traçaient mille cercles étincelants. Cette belle soirée, la joie de retrouver deux amis si parfaits, l’animation qu’un vin peu délicat sans doute, mais naturel et pur de toute fraude, faisait circuler dans les veines, les sages propos de Vaudois, les aimables épanchements d’Amaury, tout contribuait à élever aux plus hautes régions les nobles pensées de Pierre Huguenin, ou de Villepreux, l’Ami-du-trait, comme l’appelaient ses compagnons.

Mais à mesure que la nuit se faisait autour de lui, il redevint triste. Sa voix ne se mêla plus à celles de ses deux amis pour fêter l’heureuse rencontre, les douceurs de la vie errante, la gloire de la menuiserie, et tous ces beaux textes qui inspirent aux compagnons des chants si naïfs et souvent si poétiques. Amaury, qui l’avait vu souvent rêveur, ne s’en étonna guère ; mais Vaudois, qui était un homme du bon vieux temps, et qui ne comprenait rien à la mélancolie, lui fit reproche de la sienne.

— Jeune homme, lui dit-il, pourquoi ton front s’est-il obscurci en même temps que l’horizon ? Crois-tu que le soleil ne se lèvera pas demain ? L’amitié n’a-t-elle de pouvoir sur toi que pendant une heure ? As-tu trop d’esprit et de science pour te complaire à la gaîté de tes pareils ? Voyons ! pourquoi ces soupirs qui t’échappent, et ces regards qui se détournent de nous ? As-tu quelque chagrin ? Tu nous as dit qu’au retour de tes voyages tu avais retrouvé ton vieux père en bonne santé, que vous viviez en bonne intelligence, que l’ouvrage ne vous manquait pas : que peux-tu donc désirer ?

— Je l’ignore, répondit Pierre. Je n’ai point à me plaindre du sort, et pourtant je ne me sens pas heureux comme je l’étais avant de quitter mon village, et comme je l’ai été durant les premières années de mon tour de France. Depuis que j’ai regardé dans d’autres livres que ceux qui concernent exclusivement ma profession, je me suis senti agité, tantôt de joies exaltées, tantôt de souffrances amères. Je puis me rendre à moi-même ce témoignage, que je ne me suis point abandonné à ces vaines émotions ; mais je les ai ressenties profondément, et je ne m’en suis jamais bien relevé. Je pense à trop de choses pour m’absorber dans la jouissance d’une seule. Les honnêtes plaisirs du repos et l’enjouement d’une société aussi aimable que la vôtre ne sauraient captiver mon âme au delà d’un certain temps ; c’est un tort, c’est une maladie, c’est peut-être un vice. Mais je sens toujours au dedans de moi quelque chose qui me presse et me domine ; j’entends une voix qui me dit tout bas : Marche, travaille ; ne t’arrête pas ici, ne te contente pas de cela ; tu as tout à apprendre, tout à faire, tout à conquérir, pour remplir ta vie comme tu le dois. Mais dès que je me remets à l’œuvre, un abattement affreux, une crainte mortelle s’emparent de moi. La voix me dit : Que fais-tu là ? à quoi sert ta peine ? où tendent tes efforts ? crois-tu être plus habile qu’un autre ? espères-tu changer la destinée en usant tes forces et tes jours à ce travail grossier ? ton avenir est-il si magnifique qu’il faille lui sacrifier la jouissance du présent ? Et, dans cette alternative d’ardeur et de dégoût, ma vie s’écoule comme un rêve confus dont ma mémoire ne fixe aucune phase, mais dont la fatigue seule se fait sentir. Ô mes amis ! expliquez-moi ce mal qui me ronge. Si je suis coupable (et je le crois, car je ne suis pas sans remords), éclairez-moi, et remettez-moi dans le bon chemin.

Amaury-le-Corinthien avait écouté ce discours avec une tristesse sympathique, et Vaudois avec une stupeur profonde. Le jeune homme comprenait cette souffrance, sans la partager. Moins initié que l’Ami-du-trait aux angoisses de la réflexion, il l’était assez néanmoins pour connaître la cause de son mal, mais l’invalide, philosophe par nature, tranquille par bon sens, et content par habitude, ne pouvait s’expliquer l’inquiétude qui s’attache à la nouvelle génération.

— Il faut que ta conscience ait quelque chose de trop lourd à porter, lui répondit-il, ou que ton amour pour l’étude t’ait conduit à l’ambition. J’ai connu quelques jeunes gens avides, qui à force de vouloir s’élever au-dessus de leur position, sont restés au-dessous de ce qu’ils eussent été avec plus de simplicité et de résignation. Je crois, mon pauvre Villepreux, que tu désires la richesse ou la réputation outre mesure. Tu veux que ton nom domine tous les noms illustres du tour de France ; ou bien tu rêves une fortune, une belle maison, des terres, une grosse maîtrise. Tout cela peut t’arriver, puisque tu as du talent, du zèle, un père bien établi, un petit héritage à recueillir, ainsi que tu l’avoues toi-même. Tant d’avantages devraient suffire à ton contentement. Mais ceci est une chose que j’ai remarquée souvent et que je ne puis comprendre : plus l’homme possède, plus il désire ; plus il réussit, plus il veut entreprendre ; et plus il a renversé d’obstacles, plus il s’en crée de nouveaux. C’est peut-être un bienfait de la Providence que d’ôter le désir à ceux qui n’ont point sujet d’espérer. Parlez-moi des gueux pour être stoïciens. J’ai ouï dire que le fondateur de cette morale fut un esclave. J’ai oublié son nom ; mais ce fut bien un vrai pauvre diable, puisqu’il eut tant de raison et de patience. Allons ! c’est bien certain, la richesse est un grand mal, la science un grand poison, le génie une mauvaise fièvre. Et pourtant il faut de tout cela, et tous tant que nous sommes nous courons après.

Quand Vaudois-la-Sagesse eut prononcé cet arrêt, que Pierre écouta avec tristesse et recueillement, Amaury, consulté par les regards de son ami, prit la parole à son tour.

— Moi, sans vous offenser, dit-il, je pense que l’ambition n’est pas un mal, et que le succès n’est point un crime. Pourquoi étudions-nous ? c’est pour avancer dans la science ; et quand nous en tenons un peu, nous l’appliquons à l’édifice de notre fortune. Et pourquoi cherchions-nous à nous enrichir ? c’est pour arriver au repos. Ôtez-nous tous ces désirs, tous ces besoins : que sommes-nous ? des ignorants, des paresseux, quand nous ne sommes que cela ; car la grossièreté engendre le vice, et qui dit fainéant parmi nous, dit un ivrogne, un débauché, un brutal, un sans cœur. Voyons, père Vaudois ! vous voici arrivé au repos. Votre infirmité vous prive de votre travail : mais l’estime de vos frères vous a restitué ce qui vous était dû, ce que vous eussiez acquis par vous-même : c’est justice. Vous voilà dans une sorte de bien-être qui est légitime, et que vous pouvez regarder comme votre propre ouvrage, puisque l’homme qui travaille bien et qui se conduit bien a droit à une récompense. Dites-nous à quoi vous passez votre temps désormais, et ce qui occupe votre esprit aux heures où la clientèle ne vous tient pas en haleine. Vous lisez, car voilà des livres sur un rayon. Vous tracez des plans de charpente, car voici de jolis modèles et de bons lavis de trait. Vous vous livrez à la poésie, car vous avez recueilli avec soin tous les vieux chants de votre Devoir ; vous les savez par cœur, et voilà des cahiers écrits de votre main (et très-bien écrits, vraiment !) où vous avez restitué aux vieux auteurs tout ce que la mauvaise mémoire ou l’ignorance des chanteurs vulgaires avait mutilé et corrompu Vous ne vous êtes donc pas arrêté au milieu de votre vie pour obéir tristement à la fatalité qui vous faisait impotent, solitaire, inutile, désolé ? Vous avez, au contraire, fait un nouveau bail avec l’avenir ; vous avez cultivé votre intelligence, soigné votre écriture, et perfectionné votre orthographe, orné votre mémoire, étudié la science, la morale, et même la politique ; car j’ai vu tout cela en vous. Enfin, vous avez obéi à une secrète ambition qui vous défendait de subir l’arrêt de l’adversité, et qui ne se fût pas contentée des plaisirs de la table et des profits du petit négoce. Vous êtes donc un ambitieux, un rêveur, un fou, vous aussi, avec toute votre sagesse ? Voyons, répondez à cela, mon philosophe !

— Villepreux, ton ami parle comme un livre, dit le Vaudois, un peu flatté intérieurement des éloges qu’il recevait sous forme de dilemme : et je vois bien qu’il a raison ; car je m’ennuierais cruellement dans ma solitude si je n’avais pas le goût des livres, des chansons anciennes et nouvelles, des almanachs et des conversations instructives avec les voyageurs qui s’arrêtent sous mon berceau. Mais pourquoi trouvé-je tant d’amusement à tout cela ? Je veux bien être ambitieux, mais vous conviendrez que je ne suis pas triste. Les souffrances dont parle l’Ami-du-trait, je ne les ai jamais éprouvées ; je n’ai été malheureux qu’une fois dans ma vie : c’est lorsque j’ai vu ma pauvre jambe sortir de mon lit sans moi, et que je me suis dit que mes bras et ma tête ne me serviraient plus de rien. Mais les amis sont venus, m’ont prouvé que cela servirait encore, et j’en ai bien rappelé ! Cependant un regret, un désir m’agitent. Je voudrais revoir ma montagne, mon pays de Vaud, ma Suisse, quoique je n’y connaisse plus quasi personne. Mais enfin c’est un rêve, et, lié que je suis au rivage de la Loire par la reconnaissance et l’amitié, je soupire bien un peu. Je regarde les nuages du couchant qui amoncellent là-bas en grosses masses blanches, dorées, argentées, pourprées comme le Mont-Blanc. Voici, dans mon jardin, un ruisseau que j’ai creusé moi-même, et qui s’appelle le Rhône. Cette butte, où j’ai planté des lilas, c’est le Jura. Tout cela m’amuse et me console. J’ai quelquefois une larme au bord des yeux ; et puis je fais quelques vers, et je les chante ; et je suis heureux, au bout du compte. Il y a donc deux sortes d’ambitions : une qui souffre toujours et ne se contente de rien ; une autre qui réjouit l’âme et s’arrange de peu. Ne saurais-tu prendre la mienne, pays Villepreux ?

— Vous avez dit tous deux des choses bien vraies, reprit Pierre Huguenin, et pourtant aucun de vous n’a mis le doigt sur la plaie. Je ne suis pas meilleur chirurgien que vous, et mon cœur saigne sans que je sache d’où s’échappent le sang, l’espoir et la vie. Pourtant je puis, devant Dieu et devant vous, faire un serment : c’est que je ne désire rien au delà de ma condition, si ce n’est quelques heures de plus par semaine pour me livrer à la rêverie et à la lecture. Ni gloire ni richesse ne me tente, je le jure encore et sur l’honneur ! Pensez-vous que la légère privation dont je me plains suffise à me rendre malheureux ? Je ne le crois pas. Le mal a sa source plus haut. Peut-être ce mystère s’éclaircira-t-il avec le temps. Jusque-là je souffrirai en silence, je vous le promets, et je ne chercherai jamais à décourager les autres.

  1. Les compagnons gavots ajoutent à un surnom significatif celui qu’ils tirent de leur pays, ou simplement le nom de leur village.