Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XX

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Michel Lévy frères (Ip. 236-257).

CHAPITRE XX.

Le vieux comte n’était pas très-connu dans son village de Villepreux. Il n’avait pris possession de ce domaine qu’après la révolution, et il n’y était jamais venu que de loin en loin, et pour y faire des stations de trois mois tout au plus. C’était la moins splendide de ses habitations et la plus retirée de ses terres vers l’intérieur paisible de la France. À cette époque-là, la Sologne n’était pas semée, comme aujourd’hui, de belles forêts naissantes, ni coupée de routes praticables. Ce pays, où il reste encore tant à faire, était un désert où la misérable population des campagnes subsistait à peine, mais où les capitalistes pouvaient tenter d’heureuses améliorations. Sous le prétexte de s’adonner à l’agriculture, le vieux seigneur y avait fait depuis deux ans des pauses plus longues, et, cette fois, il venait de s’y installer avec tous les préparatifs que le projet d’un long séjour entraîne. Les travaux qu’il y faisait faire et la quantité de malles, de livres et de domestiques qu’on y voyait arriver chaque jour, annonçaient une prise de possession en règle. Cela donnait lieu, comme on peut le croire, à beaucoup de commentaires ; car, en province, rien ne peut se passer naturellement, il faut à tout une explication mystérieuse. Les uns disaient que le vieux seigneur venait là pour composer des mémoires, ce qui paraissait ressortir des longues dictées qu’il faisait à sa fille et de la vie de cabinet qu’il menait avec elle. Les autres penchaient à croire que cette même fille, qui paraissait lui être si chère, avait dû se mettre en tête, à Paris, quelque amour malheureux dont on venait la soigner et la guérir dans la solitude et le recueillement. La pâleur habituelle de cette jeune personne, son air grave, ses habitudes de retraite, ses longues veilles étaient des choses assez étranges aux yeux des habitants de la contrée pour qu’il fallût les expliquer par un roman.

Ces derniers propos revenaient quelquefois à l’oreille de Pierre Huguenin, et ne lui paraissaient pas dénués de fondement. Mademoiselle de Villepreux était si différente, en effet, des jeunes personnes de son âge, la fraîcheur et la vivacité de sa cousine faisaient un tel contraste à côté d’elle, et puis on exagérait tellement l’excentricité de ses habitudes, qu’il ne savait à quelle idée s’arrêter. Mais que lui importait ? C’est la question qu’il se faisait à lui-même ; et cependant, lorsqu’il entendait parler de cette passion supposée, il sentait son cœur se serrer d’une manière étrange, et il faisait d’inutiles efforts pour écarter une préoccupation qui lui semblait maladive et funeste.

En peu de temps, le comte de Villepreux se popularisa dans le village d’une manière merveilleuse. Il faisait beaucoup travailler, et payait avec une libéralité qu’on ne lui avait pas connue. Il dominait le curé, et, à force de cadeaux pour sa cave et pour son église, le forçait d’être tolérant et de laisser danser le dimanche. Il tenait tête au préfet pour la conscription, influençant les médecins préposés pour la visite au conseil de révision. Enfin il ouvrait son parc le dimanche à tous les habitants du village, et payait même le ménétrier pour les faire danser dans le rond-point de la garenne, à l’ombre d’un beau vieux chêne appelé le Rosny, comme tous les arbres séculaires honorés de cette illustre origine.

Les ouvriers du père Huguenin s’habillaient de leur mieux ce jour-là et faisaient danser, de préférence aux paysannes, les pimpantes soubrettes du château. Le Berrichon y déployait toutes ses grâces, et ses entrechats ne manquaient pas de succès. Le Corinthien se livrait aussi à cet amusement, mais sans s’occuper d’une danseuse plus que d’une autre, et seulement peut-être pour satisfaire un peu d’enfantine coquetterie ; car il était si gracieux avec sa blouse de toile grise brodée de vert, et la toque béarnaise qu’il avait rapportée de ses voyages lui allait si bien, que tous les regards s’attachaient sur lui et que les jeunes filles enviaient l’honneur de danser avec lui.

Le vieux comte venait avec sa famille, à l’heure où le soleil baisse et où l’air fraîchit, regarder ces danses villageoises, et familiariser les bonnes gens avec sa présence seigneuriale. On était flatté du plaisir qu’il y prenait et des choses agréables qu’il savait dire à chacun. Il y avait un banc de gazon sous le chêne, où personne ne se fût permis de s’asseoir à côté de lui et de sa fille, mais auprès duquel il savait attirer les anciens du pays pour causer avec eux ; voire le père Huguenin, qui affectait vainement son grand air républicain, et qui se laissait prendre tout comme un autre, quoiqu’il n’en convînt jamais.

Dans le commencement, le jeune Raoul de Villepreux dansait avec les plus jolies filles, et ne manquait guère de les embrasser, ce qui faisait rouler de gros yeux à leurs prétendus ; mais il n’en était que cela : si bien qu’un jour le père Lacrête, qui était non loin du banc de gazon, serra le poing d’un air demi-goguenard, demi-farouche, et jura, par tous les dieux dont il put invoquer le nom, que, de son temps, il n’aurait pas laissé embrasser son amoureuse, fût-ce par le dauphin de France. Le père Lacrête avait eu un mémoire réglé par l’architecte du château, et faisait de l’opposition ouvertement contre la famille.

Le comte, qui ne voulait pas compromettre sa popularité, ne releva pas le propos du vieux serrurier ; mais il ne le laissa pas tomber non plus, et le jeune seigneur ne reparut plus aux danses sous le chêne.

M. Isidore dansait, et Dieu sait avec quelle prétention ridicule et quels airs de triomphe impertinents ! Les filles du village en étaient éblouies ; mais les femmes de chambre, qui se connaissaient en belles manières, et la fille de l’adjoint, qui était une princesse, le trouvaient trop familier. Madame des Frenays avait dansé avec son cousin Raoul dans les premiers jours, et n’avait pas dédaigné de mettre sa petite main dans celle du paysan qui lui faisait vis-à-vis à la chaîne anglaise. Mais cette main était couverte d’un gant, ce qui parut fort injurieux à la plupart des danseurs, et ce qui les empêcha de l’inviter, quoiqu’elle mourût d’envie de l’être, car elle dansait à ravir ; ses petits pieds effleuraient à peine le gazon, et il n’est point de manants pour une jolie femme qui se voit admirée.

Quand Raoul s’éclipsa du bal champêtre par ordre supérieur, la marquise, n’y tenant plus, accepta l’invitation d’Isidore. Mais, après Isidore, personne ne se présenta, et elle s’en plaignit tout naïvement à son oncle lorsqu’il lui demanda pourquoi elle ne dansait plus.

— Voilà ce que c’est que d’être une belle dame, dit le comte. Mais voyons donc si je ne te trouverai pas un danseur. Viens ici, mon enfant, dit-il au Corinthien qui était à deux pas de lui : je vois bien que tu grilles d’inviter ma nièce, mais que tu n’oses pas. Moi, je te déclare qu’elle sera charmée de danser. Allons, offre-lui la main, et en place pour la contredanse ! c’est moi qui vais crier les figures.

Le Corinthien était trop gâté au château pour être étonné ou confus d’un tel honneur. — C’est la première fois que je fais danser une marquise, se disait-il en lui-même ; c’est égal, je la ferai danser tout aussi bien qu’un autre, et je ne vois pas pourquoi j’en serais si ébloui.

C’était une réponse intérieure qu’il faisait aux regards écarquillés du Berrichon, placé vis-avis de lui, et tout stupéfait de l’aventure.

Tout en sautant légèrement sur le pré avec sa danseuse, le Corinthien, qui, malgré son courage intérieur, n’avait pas encore osé la regarder en face, s’aperçut que cette reine du bal était si troublée qu’elle s’embrouillait dans les figures. Il n’y comprit rien d’abord, et, voulant l’aider à reprendre sa place sans être atteinte par les ronds-de-jambe impétueux du Berrichon, il osa, mais sans aucun autre sentiment que celui d’une déférence naturelle, placer sa main sous le coude de la marquise pour l’empêcher de tomber. Ce coude nu entre une manche courte et une mitaine de soie noire était si rond, si mignon et si doux, que le Corinthien ne le sentit pas d’abord, et que, voyant le Berrichon lancé dans une pirouette irréfrénable et la marquise chanceler, il lui serra le coude pour la remettre en équilibre. Mais cette pression fut électrique. Joséphine devint rouge comme une fraise, et le Corinthien eut un accès de timidité subite et de malaise insurmontable. Il eut hâte de la reconduire à sa place, aussitôt que la contredanse finit, et de s’éloigner avec une sorte d’effroi. Mais le violon n’eut pas plus tôt donné le signal de la contredanse suivante qu’il se retrouva, comme par magie, auprès de madame des Frenays, et que la main de celle-ci était dans la sienne. De quelle formule s’était-il servi pour l’inviter de nouveau, et comment l’avait-il osé ? Il ne le sut jamais. Un nuage flottait autour de lui, et il agissait comme dans un rêve.

Depuis ce jour, le Corinthien fit danser la marquise tous les dimanches, et plutôt trois fois qu’une. Son exemple encouragea les autres, et Joséphine ne manqua plus une contredanse. Quand le Corinthien ne l’invitait pas, il était toujours son vis-à-vis, et leurs mains se touchaient, leurs haleines se confondaient, et leurs regards se cherchaient pour se fuir et pour se chercher encore. Tous ces petits prodiges s’opèrent si spontanément quand on aime la danse, qu’on n’a pas le temps de se raviser, et que la galerie n’a pas le temps de s’en apercevoir.

Yseult ne dansait jamais, quoique son grand-père l’y engageât souvent, et que la marquise, un peu honteuse du plaisir qu’elle-même y prenait, eût voulu l’entraîner dans le tourbillon champêtre. Était-ce dédain, était-ce nonchalance de la part de la jeune châtelaine ? Pierre Huguenin, toujours placé à une assez grande distance d’elle, et masqué soit par des groupes, soit par les buissons derrière lesquels il errait lentement, avait souvent les yeux attachés sur elle, et se demandait quelles pensées remplissaient ce front impénétrable, où tant d’énergie se cachait derrière tant de langueur. Mademoiselle de Villepreux avait toujours l’air d’une personne fatiguée qui se donne le plaisir de ne pas faire usage de ses facultés en attendant qu’elle les applique à de nouveaux actes de force. Pierre Huguenin l’étudiait comme un livre écrit dans une langue inconnue, où l’on espère trouver un mot qui vous fera deviner le sens. Mais ce livre était scellé, et pas une syllabe n’en révélait le mystère.

Elle n’avait pourtant pas l’air de s’ennuyer. De temps en temps elle adressait la parole aux villageoises, et c’était avec une familiarité polie dont la nuance était bien difficile à saisir. Elle semblait fuir l’affectation de bonté que révélait chaque geste de son grand-père et en même temps elle était sérieusement et tranquillement bienveillante. Elle n’intimidait jamais les personnes avec qui elle s’entretenait ; et il était impossible de trouver la moindre différence dans sa contenance et dans ses traits, soit qu’elle parlât à son grand-père ou à sa cousine, soit qu’elle parlât au père Huguenin ou aux enfants du village. Quoique le pauvre Pierre eût sur le cœur une insulte qui lui semblait ineffaçable, il se disait parfois qu’elle avait le sentiment ou l’instinct de l’égalité au degré le plus net et le plus complet. Mais c’était là un aperçu trop élevé pour les gens du village. Ils ne haïssaient point la Demoiselle, comme ils l’appelaient ; mais ils n’avaient pas pour elle cet engouement que le vieux comte savait leur inspirer. « Elle ne le montre pas, disaient-ils ; mais on dirait bien qu’en dessous elle est fière. »

Un jour, Amaury trouva un volume que la marquise, qui ne venait plus dessiner dans l’atelier, avait laissé traîner dans le parc. Il le porta à son ami Pierre, sachant combien il aimait les livres.

En effet, la vue d’un livre faisait toujours tressaillir Pierre de désir et de joie. Depuis bien des jours, il était sevré de lecture, et il s’imagina que ce délassement favori chasserait les tristes pensées dont il était obsédé.

C’était un roman de Walter Scott, je ne sais plus lequel ; mais un de ceux où le héros, simple montagnard ou pauvre aventurier, s’enamoure de quelque dame, reine ou princesse, est aimé d’elle à la dérobée, et, après une suite d’aventures charmantes ou terribles, finit par devenir son amant et son époux. Cette intrigue à la fois simple et piquante est, comme on sait, le thème favori du roi des romanciers. S’il est le poëte des lords et des monarques, il est aussi le poëte du paysan, du soldat, du proscrit et de l’artisan. Il est vrai que, fidèle à ses prédilections aristocratiques, et trop Anglais pour être hardi jusqu’au dénouement, il ne manque jamais de découvrir à ses nobles vagabonds une illustre famille, un riche héritage, ou de leur faire monter de grade en grade l’échelle des honneurs et de la fortune, pour les mettre aux pieds de leurs belles, sans exposer celles-ci à se mésallier par un pur mariage d’amour. Mais il est certain aussi qu’il faut lui savoir gré de nous avoir peint le peuple sous des couleurs poétiques, et d’en avoir tiré de grandes et sévères figures dont le dévouement, la bravoure, l’intelligence et la beauté rivalisent avec l’éclat du héros principal, souvent jusqu’à le surpasser et à l’effacer. Sans nul doute, il a compris et aimé le peuple, non par principes, mais par instinct, et l’artiste n’a pas été aveuglé par les préjugés du gentleman.

Ces romans-là, malgré leur exquise et adorable chasteté, sont tout aussi dangereux pour les jeunes têtes, tout aussi subversifs du vieux ordre social, que romans le doivent être pour être romanesques et pour être lus avidement par toutes les classes de la société. C’est donc à sir Walter Scott qu’il faut attribuer le désordre qui s’était organisé si l’on peut parler ainsi, dans la cervelle de Joséphine. Elle se rêvait la dame du quinzième ou du seizième siècle que devait poursuivre un jeune artisan, enfant perdu de quelque grande maison, lancé prochainement dans la carrière du talent et de la gloire, en attendant qu’il recouvrât ses titres ou qu’il en acquit par son mérite et sa réputation. La plupart des grands maîtres de l’art ne sont-ils pas sortis de la plèbe ; et quelle marquise, même ayant généalogie, n’eût pas été flattée d’être l’idole et l’idéal de ces illustres prolétaires, Jean Goujon, Puget, Canova, et cent autres que compte l’histoire de l’art dans toutes ses branches ?

Ce volume fut dévoré par les deux amis en une soirée, et leur donna une telle envie de connaître le reste du roman, que, n’osant demander au château qu’on le leur prêtât, ils le louèrent chez le libraire de la ville voisine. Cette lecture fit sur eux une impression également profonde, quoique diverse : Pierre y voyait l’idéalisation fantastique de la femme ; le Corinthien y voyait la réalisation possible de sa propre destinée, non comme l’héritier méconnu de quelque grande fortune, mais comme le conquérant prédestiné à la gloire dans l’art. Il avouait naïvement à Pierre son ambition et ses espérances.

— Tu es heureux, lui répondait son ami, d’avoir ces douces chimères dans l’esprit. Et après tout, pourquoi ne se réaliseraient-elles pas ? les arts sont aujourd’hui la seule carrière ou les titres et les privilèges ne soient pas absolument nécessaires. Travaille donc, mon frère, et ne te rebute pas. Dieu t’a beaucoup donné : le génie et l’amour ! Il semble qu’il t’ait marqué au front pour une existence brillante ; car, à l’âge où nous végétons encore pour la plupart dans une grossière ignorance, interrogeant avec une tristesse apathique le problème de notre avenir, te voilà déjà sûr de ta vocation ; te voilà distingué par des gens capables de t’apprécier et de t’aider. Mais ceci n’est rien encore : te voilà aimé de la plus belle et de la plus noble femme qu’il y ait peut-être au monde.

Lorsque Pierre parlait de la Savinienne, Amaury tombait dans une mélancolie que son ami s’efforçait en vain de combattre. — Comment peux-tu t’affecter si profondément d’une absence dont tu sais le terme, lui disait-il, et dans laquelle tu es soutenu par la certitude d’être aimé fidèlement et courageusement ! Je me surprends, moi, a envier ton malheur.

Amaury avait coutume de répondre à ces reproches que l’avenir était couvert d’un voile impénétrable, et que l’espoir dont il s’était bercé était peut-être trop beau pour se réaliser. — Crois-tu donc, disait-il, que Romanet renoncera aisément au trésor que je lui dispute ? Pendant un an qu’il va passer auprès de la Mère, la voyant tous les jours et lui donnant à toute heure des preuves de dévouement et de passion, crois-tu qu’elle ne fera pas de plus sages réflexions que celles dont tu as été le confident dans une heure de trouble et d’enthousiasme ? Lorsqu’elle t’a parlé, nous avions tous la fièvre. C’était à la suite d’émotions violentes ; après une scène où, pour la venger, j’avais commis un meurtre : un meurtre dont le souvenir fatal me poursuit sans cesse et jette un reflet lugubre sur mes pensées d’amour ! Aujourd’hui elle se repent déjà peut-être de ce qu’elle t’a dit ; et avant la fin de son deuil, peut-être qu’elle regrettera l’espèce d’engagement que cette confidence lui a fait contracter indirectement avec moi, comme elle regrettait alors l’engagement que son mari lui avait fait contracter avec le Bon-Soutien.

Ces doutes, qui n’étaient pas d’accord avec le caractère hardi et croyant du Corinthien, étonnaient Pierre, d’autant plus qu’ils semblaient augmenter chaque jour, à tel point qu’il attribua cet abattement au meurtre involontaire commis par son ami. Il essaya de bannir les angoisses de ce souvenir amer, et de justifier le Corinthien à ses propres veux.

— Non, je n’ai pas de remords, lui répondit le jeune homme. Chaque matin et chaque soir j’élève mon âme à Dieu, et je sais qu’elle est en paix avec lui ; car je déteste la violence ; je ne suis ni haineux, ni emporté, ni vindicatif, et les querelles du Compagnonnage me font horreur et pitié à l’heure qu’il est. J’ai vu tomber celle que j’aimais, frappée d’un coup que j’ai cru mortel ; j’ai donné la mort à son assassin, dans un mouvement de défense plus légitime que celui du soldat à la guerre. Mais ce sang répandu entre la Savinienne et moi laissera des traces douloureuses : c’est un présage affreux, et auquel je ne puis songer sans frémir.

— C’est l’absence qui te rend cette idée plus affreuse encore. Si la Savinienne était ici, tu oublierais, dans le bonheur de la regarder et de l’entendre, les images sinistres qui flottent dans ton souvenir.

— Cela est certain ; mais je serais peut-être alors plus coupable que je ne le suis. Pierre, tu me disais, il n’y a pas longtemps, que tu étais dégoûté du Compagnonnage, et que tu éprouvais le besoin d’en finir avec tout ce qui avait rapport à ces luttes criminelles et insensées. J’ai bien plus de motifs aujourd’hui que tu n’en avais alors pour éprouver le même dégoût. Je ne puis supporter l’idée de m’y replonger, et surtout d’y laisser vivre la compagne que j’ai rêvée. Il faudrait que la Savinienne pût quitter ce triste métier ; je voudrais l’arracher de ce coupe-gorge, dont je ne pourrai jamais repasser le seuil sans une sueur froide et sans un frisson mortel.

— J’espère, répondit Pierre, que le temps adoucira cette impression, dont je comprends trop bien l’amertume, mais dont tu es dominé peut-être plus qu’il ne faudrait. Rappelle-toi les jours de bonheur passés dans cette maison si religieusement hospitalière, que la Savinienne sanctifie de sa présence. Plus ferme et plus forte que toi dans l’orage, elle a gardé sa foi et sa clémence toujours au service des victimes que de nouvelles fureurs pourraient venir briser encore sur la pierre de son foyer. Son rôle est bien grand, je t’assure ; et plus je la vois entourée de dangers, plus je la trouve digne de respect et d’amour, cette femme pure au milieu de l’orgie, et calme au sein des fureurs qui grondent autour d’elle. Il me semble qu’elle remplit là un devoir plus auguste que celui d’une reine au milieu de sa cour, et qu’en cherchant une vie plus paisible et plus élégante elle renoncerait à une mission que le ciel lui a confiée.

— Ô Pierre ! dit le Corinthien ému, ton esprit ennoblit les choses les plus viles et divinise encore les plus élevées. Oui, la Savinienne est une sainte ; mais je ne puis l’aimer sans désirer de l’arracher à l’enfer.

— Tu le feras un jour, répondit Pierre. Quand tu auras conquis, à la sueur de ton front, une existence plus douce, il te sera permis d’y associer ta compagne. Alors elle aura bien assez travaillé, bien assez souffert pour ses nombreux enfants du Tour de France ; et ce changement de position sera la récompense, non l’abjuration de ses devoirs.

— Et dans combien d’années cela arrivera-t-il ? s’écria le Corinthien avec une expression de déchirement dont Pierre fut vivement frappé.

— Ô mon cher enfant ! lui dit-il, je ne t’ai jamais vu si pressé de vivre. Comment ! le courage te manque-t-il à l’heure de ta vie où tu as le plus de force et de puissance ?

Le Corinthien cacha son visage dans ses deux mains. Assis sur un arbre renversé dans le parc du château, les deux amis s’entretenaient ainsi depuis une heure. C’était un dimanche, et les ménétriers qui se rendaient au rond-point pour le bal champêtre, passaient le long du mur extérieur en jouant de leurs instruments, au milieu des rires et des chants de la jeunesse du village qui les escortait.

Le Corinthien se leva brusquement.

— Pierre, dit-il, c’est assez de tristesse pour aujourd’hui. Allons danser sous le Rosny ; veux-tu ?

— Je ne danse jamais, répondit Pierre, et je m’en félicite ; car il me semble que c’est une triste ressource contre le chagrin.

— À quoi vois-tu cela ?

— À l’air dont tu m’y invites.

— C’est un singulier plaisir, en effet, dit le Corinthien en se rasseyant ; c’est comme celui du vin, qui vous porte à la tête, et qui vous distrait de vos peines pour vous les ramener plus lourdes le lendemain.

— Allons, dit Pierre en se levant à son tour, tous les moyens sont bons, pourvu qu’on vive. Il est bon d’oublier, car il est bon de se souvenir ensuite. L’un est doux, l’autre salutaire. Viens, que je te conduise à la danse.

— Tu devrais plutôt m’empêcher d’y aller, Pierre, répondit le Corinthien sans se lever. Tu ne sais pas ce que tu me conseilles ; tu ne sais pas où tu me conduis.

— Tu m’as donc caché quelque chose ? dit Pierre se rasseyant auprès de son ami.

— Et toi, tu n’as donc rien deviné ? répondit Amaury. Tu n’as donc pas vu qu’il y a là-bas, sous le chêne, une femme que je n’aime pas certainement, car je ne la connais pas, mais dont mes yeux ne peuvent pas se détacher, parce qu’elle est belle, et que la beauté a une puissance irrésistible ? Est-ce que l’art n’est pas le culte du beau ? Comment pourrais-je jamais rencontrer le regard de deux beaux yeux et détourner les miens ? Cela n’est pas possible, Pierre ! Et pourtant je ne l’aime pas ; je ne peux pas l’aimer, n’est-ce pas ? Tout cela est donc bien ridicule.

— Mais que veux-tu dire ? Je ne te comprends pas. Quelle est donc cette femme ? Comment une autre que la Savinienne peut-elle te sembler belle ? Si j’aimais, et si j’étais aimé, il me semble qu’il n’y aurait pour moi qu’une femme sur la terre. Je ne saurais pas seulement s’il en existe d’autres.

— Pierre, tu ne comprends rien à tout cela. Tu n’as jamais été amoureux. Tu crois peut-être à une puissance surhumaine qui n’est pas dans l’amour. Écoute ; je veux t’ouvrir mon cœur ; je veux te dire ce qui se passe en moi, et si tu y vois plus clair que moi-même, je suivrai tes conseils. Je te l’ai dit, il y a là-bas une femme que je regarde avec trouble, et à laquelle je pense avec plus de trouble encore quand je ne la vois pas. Souviens-toi de ce que tu me disais dans l’atelier, il y a cinq ou six jours, à propos d’une petite figure que j’ai découpée dans un de mes médaillons ?

— C’était la tête, la coiffure, sinon les traits d’une dame…

— Il est bien inutile de la nommer. Elles ne sont que deux : l’une est l’image de l’indifférence, l’autre est l’image de la vie. Tu as prétendu que j’avais voulu faire le portrait de cette dernière, je m’en suis défendu. Je ne le voulais pas en effet ; mais, malgré moi, quelque chose de sa forme gracieuse était venu sous mon ciseau. Tu insistas ; tu pris Guillaume à témoin. Nous parlions un peu haut peut-être, et je ne sais si du cabinet de la tourelle on n’entend pas ce qui se dit dans l’atelier. Nous sommes sortis, et puis, à la nuit, je suis rentré pour prendre le livre que nous avions laissé là. Tu m’attendais à la maison pour l’achever. Tu m’as attendu assez longtemps. Je t’ai dit que j’avais marché un peu dans le parc pour dissiper un mal de tête. Je ne t’ai pas menti ; j’avais la tête en feu, et j’ai marché beaucoup en sortant de l’atelier.

— Que s’est-il donc passé là ? Je ne saurais l’imaginer. Une dame ! une marquise !… Toi un ouvrier ! un compagnon !… Corinthien, n’as-tu pas rêvé, mon enfant ?

— Je n’ai pas rêvé, et il ne s’est rien passé de bien romanesque. Cependant écoute. J’entre dans l’atelier sans lumière ; je n’en avais pas besoin pour trouver mon livre, je savais juste la place où je l’avais laissé. Je vois le fond de l’atelier éclairé, et une dame qui examinait ma sculpture, précisément la petite tête qui lui ressemble. En me voyant, elle jette un cri, et laisse tomber son bougeoir. Nous voilà dans l’obscurité tous les deux ; je ne l’avais pas bien reconnue. Je ne sais pourquoi, je m’approche à tâtons en demandant qui est là. J’étendais les mains, et tout à coup je me trouve plus près d’elle que je ne croyais. Elle ne répond pas, quoique je la tienne dans mes bras. Ma tête s’égare, les ténèbres m’enhardissent, je feins de me tromper ; j’approche mes lèvres tremblantes en nommant mademoiselle Julie ; j’effleure des cheveux dont le parfum m’enivre… On me repousse, mais faiblement, en disant : — Ce n’est pas Julie, c’est moi, monsieur Amaury : ne vous y trompez pas. Elle ne cherchait pas sérieusement à se dégager, et moi je ne pouvais me résoudre à la laisser fuir. — Qui donc, vous ? disais-je, je ne connais pas votre voix. Alors elle s’échappe, car je n’osais plus la retenir, et elle se met à courir dans l’obscurité. Je ne la suivais pas ; elle se heurte contre un établi, et tombe en faisant un cri. Je m’élance, je la relève, je la croyais blessée.

— Non, ce n’est rien, me dit-elle. Mais vous m’avez fait une peur affreuse, et j’ai failli me tuer.

— Comment pouviez-vous avoir peur de moi, madame ?

— Mais comment ne me reconnaissez-vous pas, monsieur ?

— Si madame la marquise s’était nommée, je ne me serais pas permis d’approcher.

— Vous comptiez trouver Julie à ma place ? Elle devait venir ici ?

— Nullement, madame ; mais je croyais que votre femme de chambre me faisait quelque espièglerie, et… j’étais si loin de croire…

— Je cherchais un livre que je croyais avoir laissé dans la tribune, et que j’ai aperçu là près de votre sculpture.

— Ce livre est à madame la marquise ? Si je l’avais su…

— Oh ! vous avez très-bien fait de le lire si cela vous a tenté. Voulez-vous que je vous le laisse encore ?

— C’est Pierre qui le lit.

— Et vous, vous ne lisez pas ?

— Je lis beaucoup, au contraire.

Alors elle me demande quels sont les livres que j’ai lus, et la voilà qui cause avec moi comme si nous étions à la contredanse. Il venait un peu de clarté par la fenêtre ouverte, je la voyais près de moi comme une ombre blanche, et le vent jouait dans ses cheveux, qui m’ont paru dénoués. J’étais redevenu si timide que je lui répondais à peine. Je m’étais senti plus hardi quand elle me fuyait ; mais quand elle s’est mise à m’interroger, j’ai senti mon néant, j’ai rougi de mon ignorance, j’ai craint de m’exprimer d’une manière triviale ; j’ai été si lâche que j’en avais honte. Il me semblait qu’elle devait me mépriser. Cependant elle ne s’en allait pas ; sa voix était toute changée, et, en me faisant des questions comme à un enfant qu’on protège, elle paraissait si émue, que je lui ai dit, pour changer la conversation : — Je suis sûr que vous vous êtes fait du mal en tombant. Je sais bien que je devais dire : — Madame la marquise s’est fait du mal. Je n’ai pas voulu le dire ; non, pour rien au monde je ne l’aurais dit. — Je ne me suis pas fait de mal, a-t-elle répondu, mais j’ai eu une telle peur que le cœur me bat encore. J’ai cru que c’était un des ouvriers qui courait après moi.

Cette parole m’a bien surpris, Pierre. Que voulait-elle dire ? Est-ce que je ne suis pas un ouvrier, moi ? A-t-elle cru me flatter en me disant qu’elle me mettait à part, ou bien est-ce une idée de mépris qui s’est échappée malgré elle ? D’ailleurs elle m’avait fort bien reconnu, puisqu’elle m’avait nommé tout d’abord. Elle s’est levée pour partir, et sa robe s’est accrochée à une scie qui se trouvait là. Il m’a fallu l’aider à se dégager, et cette robe de soie qui était si douce m’a fait tressaillir jusqu’au bout des doigts. J’étais comme un enfant qui tient un papillon et qui craint de lui gâter les ailes. Elle a cherché ensuite à se diriger vers l’échelle-à-marches pour regagner la tribune, et je n’osais ni la suivre, ni m’éloigner. Quand elle a été sur les premières marches, elle a fait encore un petit cri, et j’ai entendu craquer les planches. J’ai cru qu’elle tombait encore, et en deux sauts j’ai été auprès d’elle. Elle riait, tout en disant qu’elle s’était fait mal au pied ; et elle disait aussi qu’elle n’osait pas remonter, de peur de rouler en bas. Je lui ai proposé d’aller chercher de la lumière.

— Oh ! non, non ! s’est-elle écriée. Il ne faut pas qu’on me sache ici ! Et elle s’est risquée à grimper. J’aurais été bien grossier, n’est-ce pas, si je ne l’avais pas aidée ? Elle était vraiment en danger en montant dans l’obscurité cette échelle qui ne serait pas commode pour une femme même en plein jour. J’ai donc monté avec elle, et elle s’est appuyée sur moi. Et voilà qu’au dernier échelon elle a encore failli tomber, et que j’ai été forcé de la retenir encore dans mes bras. Le danger passé, elle m’a remercié d’un ton si doux et avec une voix si flatteuse, que je me suis senti attendri ; et quand elle a refermé sur elle la porte de la tourelle, j’ai eu comme un accès de folie. J’ai appuyé mes deux bras sur cette porte, comme si j’allais l’enfoncer… Mais je me suis enfui aussitôt à travers le parc, et je crois bien que je n’ai pas retrouvé encore toute ma raison depuis ce jour-là. Pourtant il y a des moments où tout cela me paraît autrement. Il me semble qu’il faudrait être bien coquette pour vouloir tourner la tête à un homme qu’on n’oserait pas aimer. Cela serait bien lâche ; et si la marquise a eu cette pensée, ce n’est pas le fait d’une femme qui se respecte… Réponds-moi donc, Pierre ; qu’en penses-tu ?

— C’est une question bien délicate, répondit Pierre, que ce récit avait fort troublé. Une femme, ainsi placée, qui aimerait sérieusement un homme du peuple, ne serait-elle pas bien grande et bien courageuse ? De combien de persécutions ne serait-elle pas l’objet ! Et, dans cette affection, ne serait-elle pas forcée de faire en quelque sorte les avances ? Car quel serait l’homme du peuple qui oserait l’aimer le premier, et qui, comme toi, ne se méfierait pas un peu ? Ainsi tu vois que je ne puis blâmer cette dame si elle a de l’amour pour toi. Mais je ne sais pourquoi je n’ai pas grande confiance à la vérité de cet amour. Cette marquise, étant la fille d’un bourgeois, et pouvant choisir parmi ses pareils, s’est laissé marier à un bien mauvais sujet, parce qu’il avait un titre. Elle s’est avilie par ce mariage, croyant s’éloigner de plus en plus du peuple dont elle est sortie.

— Ne pourrait-on pas répondre à cela, dit Amaury, qu’elle était alors un enfant, qu’elle ne savait ce qu’elle faisait, que ses parents l’ont mal conseillée ? Et, à présent, n’est-il pas possible qu’elle ait fait des réflexions sérieuses, qu’elle se soit repentie de son erreur, et, qu’ayant reçu du sort une cruelle leçon, elle soit revenue à des sentiments plus nobles ?

— Oui, cela est possible, répondit Pierre ; tout ce qui peut excuser et justifier une femme aussi malheureuse, j’aime à l’entendre, et je m’efforce d’y croire. Mais que nous importe de savoir si elle est sincère ou coquette ? Pourrais-tu t’arrêter un instant à la pensée de répondre à de telles avances ? Ô mon ami, si un amour disproportionné, irréalisable, venait à s’emparer de toi, sois-en certain, ton avenir serait compromis et ton âme en quelque sorte flétrie. Garde-toi donc des rêves dangereux et des écarts de l’imagination. Tu ne sais pas ce qu’on souffre quand une seule fois on a laissé passer devant le pur miroir de la raison certains fantômes trompeurs qui ne peuvent le fixer dans notre vie de misère et de privation.

— Tu parles de ces chimères comme si ton esprit ferme et sage pouvait les connaître, répondit Amaury, frappé du ton d’amertume qui accompagnait les paroles de son ami. As-tu donc déjà vu quelque exemple de ces amours disproportionnées que tu réprouves ?

— Oui, j’en ai vu un, répondit Pierre avec émotion, et quelque jour peut-être je te le raconterai ; mais cela me coûterait trop en ce moment : c’est une blessure toute fraîche qui a été faite au cœur d’un honnête homme. Il ne la méritait pas, sans doute ; mais elle lui sera salutaire, et il en remercie Dieu.

Amaury comprit à demi que Pierre parlait de lui-même, et n’osa l’interroger davantage. Mais après quelques instants de silence, il ne put s’empêcher de lui demander si la marquise était pour quelque chose dans l’exemple qu’il citait.

— Non, mon ami, répondit Pierre, je crois la marquise meilleure que la personne à laquelle tu me fais songer. Mais, quelle qu’elle soit, Amaury, ne pense pas que cette marquise, sans mari, sans lieu conjugal, sans prudence et sans force sur elle-même, soit un être aussi beau, aussi pur et aussi précieux devant Dieu que la noble Savinienne avec sa résignation, sa fermeté, son courage, sa réputation sans tache et son amour maternel. Une robe de satin, des petits pieds, des mains douces, des cheveux arrangés comme ceux d’une statue grecque, voilà, je l’avoue, de grands attraits, pour nous autres surtout, qui ne voyons ces beautés si bien ornées qu’à une certaine élévation au-dessus de nous, comme nous voyons les Vierges richement parées dans les églises. De belles paroles, un air de bonté souveraine, un esprit plus fin, plus orné que le nôtre, voilà aussi de quoi nous éblouir et nous faire douter si ces femmes sont de la même espèce que nos mères et nos sœurs ; car celles-ci sont placées sous notre protection, tandis que nous sommes comme des enfants devant les autres. Mais, sois-en certain, Amaury, nos femmes ont plus de cœur et de vrai mérite que ces grandes dames, qui nous méprisent en nous flattant, et nous foulent aux pieds en nous tendant la main. Elles vivent dans l’or et la soie. Il faut qu’un homme se présente à elles attifé et parfumé comme elles ; autrement ce n’est pas un homme. Nous, avec nos gros habits, nos mains rudes et nos cheveux en désordre, nous sommes des machines, des animaux, des bêtes de somme ; et celle qui pourrait l’oublier un instant rougirait de nous et d’elle-même l’instant d’après.

Pierre parlait avec amertume, et peu à peu il avait élevé la voix. Il s’interrompit tout à coup, car il lui sembla que le feuillage avait remué derrière lui. Le Corinthien fut frappé aussi de ce frôlement mystérieux. Il tremblait que la marquise ou quelqu’une des soubrettes du château n’eût entendu ses confidences. Une autre pensée était venue à Pierre ; mais il la repoussa et ne l’exprima point. Il retint son ami, qui voulait s’élancer dans le fourré à la poursuite de la biche curieuse, et se moqua de sa folie. Mais leurs soupçons s’aggravèrent lorsque, ayant fait quelques pas, ils virent une figure svelte et légère glisser comme un fantôme sous le berceau d’une petite allée et se perdre dans le crépuscule.

Ils se rendirent sous le chêne afin de voir quelles personnes du château les y avaient devancés. La marquise venait d’arriver avec sa femme de chambre Julie, jeune dindonnière décrassée, comme l’appelait ironiquement le père Lacrête, assez coquette et passablement jolie. Le comte de Villepreux n’y était pas. Sa fille n’y était pas non plus. Cependant ce pouvait bien être elle qui avait traversé les buissons au moment où Pierre prononçait sur elle, sans la nommer, une sorte d’imprécation. Il savait qu’elle s’occupait de botanique, et quelquefois il l’avait vue entrer dans les taillis pour y recueillir des mousses et des jungermanns. Mais ce pouvait être aussi la marquise qui s’était glissée là pour les écouter. Ils en ressentaient quelque perplexité secrète, lorsque le Corinthien, soit pour chercher l’occasion d’éclaircir ce mystère, soit entraîné par un penchant irrésistible, quitta brusquement le bras de son ami, et alla inviter Joséphine. Pierre ne put se défendre d’un sentiment pénible en voyant la puissance de cet attrait réciproque. Il se mit à l’écart pour les observer, et reconnut bientôt qu’un grand danger menaçait la raison et le repos du Corinthien. La marquise ne lui parut guère moins à plaindre. Elle semblait à la fois enivrée et consternée. Lorsque le jeune sculpteur était à ses côtés, elle ne voyait plus que lui ; mais, dès qu’il s’éloignait, elle hasardait autour d’elle des regards effrayés et pleins de confusion. Il faut qu’elle l’aime beaucoup, se disait Pierre, pour venir ici, à peu près seule, danser avec ces braves paysans, qui certes ne sont à ses yeux que des rustres. Pierre se trompait sur ce dernier point. Ces rustres avaient des yeux ; ils admiraient la brillante fraîcheur de Joséphine Clicot et la grâce légère de ses mouvements. Ils se le disaient les uns aux autres. Le Corinthien entendait ces éloges naïfs, et Joséphine voyait bien qu’il ne les entendait pas sans émotion. Elle désirait donc de plaire à tous ses danseurs, afin de plaire davantage à celui qu’elle préférait.


FIN DU PREMIER VOLUME.