Le Comte Gaston de Raousset-Boulbon, sa vie et ses aventures, d’après ses papiers et sa correspondance/10

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X

Dès le 1er juin, jour de son arrivée, M. de Raousset écrivit au gouverneur et au général. Ses lettres répondaient d’avance à toutes les questions ; ses déclarations d’obéissance aux lois, de respect pour la nationalité mexicaine, de dévouement à ce pays dont lui et ses compagnons attendaient l’hospitalité, étaient empreintes de la loyauté qui caractérisait l’homme. Il attendait la réponse avec une confiance absolue.

Qu’on juge de son étonnement lorsque le général, prétendant n’avoir pas reçu cette lettre en temps utile, feignant d’apprendre le débarquement des Français avec la plus grande surprise, lui intima l’ordre de s’arrêter à Guaymas, sous prétexte qu’il n’était pas encore fixé sur leurs intentions.

M. de Raousset écrivit à M. le ministre de France à Mexico, pour se plaindre des difficultés qu’on soulevait devant lui ; voici quelques lignes péremptoires de la réponse de M. Levasseur en date du 13 juillet :

« Si le général s’était rappelé ce que j’eus l’honneur de lui dire peu de jours avant son départ de Mexico, au lieu de s’alarmer, il se serait réjoui de votre arrivée, et, sans perdre de temps, il vous aurait envoyé en avant-garde contre les barbares dans la direction d’Arizona, but et objet de votre entreprise. J’aurais cru qu’il m’avait compris ; je me suis trompé. »

Cette lettre du ministre de France passa sous les yeux du général Blanco. Le général persista.

Que s’était-il donc passé entre le 7 avril et le 1er juin ? M. de Raousset le sut bientôt.

Une société rivale de la compagnie Restauradora s’était formée à Mexico et en Sonore pour lui disputer la propriété d’Arizona.

À la tête de cette compagnie était la maison Barron, agissant sous les noms de Forbes et Oceguera.

La compagnie Barron avait contre elle la loi et le droit. Mais au Mexique c’est la moindre des choses. Une ligue fut rapidement organisée et tellement puissante, que la loi et le droit purent être impunément vilipendés à son profit. En tête de la ligue figuraient le général Blanco, M. Cuvillas, gouverneur par intérim, et M. Calvo, vice-consul de France à Guaymas et négociant de ce port.

Quant à M. Aguilar, gouverneur constitutionnel de la province et que nous avons cité parmi les fondateurs de la Restauradora, il avait sans plus de scrupules accepté un intérêt dans la compagnie rivale, trouvant sans doute plus simple de prendre de toutes mains.

Nous ne voulons pas, on le conçoit, nous faire ici l’écho de toutes les accusations qui ont été depuis portées contre chacun de ces messieurs. La lecture des journaux californiens de cette époque est des plus curieuses. En France, un homme serait perdu sans retour avec le quart des imputations de cette presse libre et violente.

La compagnie française avait déjà pris pour l’intérieur des passeports que les autorités de Guaymas lui délivrèrent sans difficulté, avec autorisation de conserver ses armes. Le commandant-général annula ces passeports et suspendit impérativement la marche de la compagnie. Le plan du général est visible.

La compagnie française, retenue pendant un mois à Guaymas, soumise à l’influence d’un ciel ardent, aux mauvais conseils de l’ennui et de l’oisiveté, se découragerait, se démoraliserait et se détruirait toute seule. Pendant ce temps, un M. Daste, agent de la compagnie Barron, pourrait parcourir Arizona, en reconnaître les mines et en prendre possession sous l’escorte même des troupes du gouvernement.

Vainement M. de Raousset épuisa, près des autorités, les remontrances et les prières. Protestations, soumissions, preuves de dévouement cent fois données, tout échoua contre des consciences vendues. Au moment du départ de Guaymas, les tentatives de dissolution furent poursuivies avec plus d’astuce et plus de ténacité que jamais. Intimidation, calomnie, mensonge, encouragement à la désertion, tout fut mis en usage.

M. de Raousset avait pris les devants et attendait ses hommes à Hermosillo ; cette absence fut mise à profit, comme le prouve la lettre suivante. Cette lettre donnera en même temps une idée de l’empire moral que M. de Raousset avait su conquérir sur ses hommes :

. . . . . . . . « J’étais à Hermosillo ; inquiet de ne pas voir arriver mes volontaires, sans nouvelles d’eux, je fis partir en courrier un des hommes de mon escorte. Le lendemain, mon homme me revenait tout pâle et tout désolé. Son rapport était déplorable. Il n’y avait plus de chefs, plus de soldats, plus de discipline. On n’entendait que des malédictions ; c’était la révolte. Une heure après, je galopais sur la route de Guaymas.

» La compagnie était campée en désordre auprès d’un rancho qu’on appelle la posa. Chefs et soldats, tout était confondu : ce n’était plus qu’un pêle-mêle. Deux chariots brisés avaient été abandonnés ; des malades laissés en route, des armes jetées. On parlait, on vociférait, on demandait des élections. On avait rédigé tout un manifeste de quatre grandes pages qu’une députation devait me présenter. C’était de la belle et bonne anarchie.

» J’avais le malheur, mon ami, d’avoir des avocats et d’anciens notaires parmi mes volontaires. Ne prévoyant pas mes difficultés avec le gouvernement mexicain, j’avais admis un peu de tout. J’aurais dû n’avoir que d’anciens soldats.

» Les agitateurs étaient donc un avocat nommé D… C…, ex-notaire, un commis ex-socialiste et poltron, un tailleur ex-garde mobile et d’autres animaux de la même farine. L’affaire était grave. Il s’agissait de réformer tous les chefs que j’avais nommés et d’accepter le système électif.

» Je reçus la réclamation signée par toute la compagnie, je répondis que je ferais connaître plus tard ma détermination, et fis sur-le-champ sonner l’assemblée. La compagnie rangée en bataille, chaque officier, sur mon ordre, reprit son commandement, et tout partit en colonne, au pas militaire, comme si rien ne s’était passé.

» Nous marchions par une nuit magnifique ; ce fut une promenade. Cependant, cette dernière étape, qui terminait un désastreux voyage, eut encore ses accidents. Une de mes petites pièces de campagne, attachée derrière un chariot, heurta contre une souche, chavira et reçut des avaries qui ne lui permettaient pas de continuer. Je la remorquai moi-même avec mon cheval et un lazo, jusqu’au rancho que nous venions de quitter. C’est en ne se montrant jamais embarrassé et en agissant ainsi soi-même, qu’on arrive à prendre un ascendant irrésistible sur des natures violentes qui n’admettent un frein qu’à condition de l’accepter volontairement et qui s’en débarrassent dès qu’elles sentent faiblir la main qui les gouverne.

» Après la pièce de canon, ce fut le chariot ; un essieu cassa. Le chariot portait des malades. Un quart d’heure après, l’un d’eux rendait le dernier soupir. On fit halte…

» Il était nuit ; le pays était une plaine aride, accidentée par une végétation fantasque : des arbustes dont les racines mordent dans le caillou et dont la frondaison se nourrit de soleil. Au premier plan, des ballots de toutes formes, des malades couchés, un homme mourant. Sur la gauche, un chariot brisé et d’autres chariots en mouvement ou recevant un chargement nouveau. Puis, tout à coup, plusieurs voitures arrivant escortées de cavaliers mexicains, si pittoresques dans leurs costumes : c’était le gouverneur et sa famille qui allaient à Guaymas.

» La scène s’éclairait des lueurs d’un grand feu allumé pour le campement des hommes destinés à rester là, jusqu’à ce qu’on pût venir enlever tous les objets que la colonne était forcée de laisser en arrière. Des chevaux, des mules, des cavaliers, des armes, des uniformes, des haillons, des voitures élégantes, des visages de bandits, des têtes de femmes, des marmites au feu, l’ombre, la flamme, une végétation tordue et grotesque ; tout cela agissant, hardi, coloré, ferait un curieux tableau… je l’aimerais, pour ma part, mieux qu’une vue de la chambre des députés. . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . » À Hermosillo, je fis justice de mes artisans de révolte. Dés le lendemain de notre arrivée, résolu à agir vigoureusement, j’ordonnai, sinon le désarmement, du moins quelque chose qui équivalait à cela. Ordre fut donné d’apporter les armes dans une salle désignée et de les y laisser. On obéit ; la deuxième section parut vouloir résister ; j’allai moi-même dans sa chambrée et je réclamai les armes. L’hésitation ne dura pas, elles furent apportées en silence. Dès ce moment, secondé fidèlement par quelques hommes résolus, je me préparai à châtier, par la force, toute tentative de résistance.

» Nos avocats ne se tinrent pas pour battus et recommencèrent leurs intrigues. On me prévient, un matin, vers six heures : j’arrive dans l’ancien hôtel des Monnaies, où les volontaires étaient casernés, et je fais battre aux champs.

» — Il y a parmi vous, m’écriai-je quand tout le monde fut réuni, des gens qui ne vous trahiraient pas mieux s’ils étaient payés par vos ennemis ! Les réclamations qui m’ont été faite ? sont l’ouvrage de quelques meneurs, et sous les avez signées par faiblesse ! Il y a parmi vous un homme qui m’a calomnié personnellement. Cet homme, c’est vous, monsieur D… Sortez des rangs !

» Vous avez dit que Arizona était un mensonge, — voici les titres de propriété. — Vous avez dit que nous n’irions pas aux mines, voici un traité qui démontre que trente mille rations sont rassemblées au Saric, à quelques lieues de la Sierra ! Vous m’avez calomnié, Monsieur ! vous avez égaré l’esprit de vos camarades ; vous avez menti sur tous les points ! Comme chef de l’expédition, je vous chasse d’une compagnie dont vous n’êtes pas digne ; — comme homme, j’exige de vous des excuses formelles, ou une réparation les armes à la main. Choisissez !

» Vous devinez la suite, mon ami ; D…, expulsé avec quelques autres pratiques de son genre, la compagnie se retrouva plus forte, plus unie, plus disciplinée qu’avant cette épreuve. . . . . . . . . . . . .

Nous avons dit que les expédients pour multiplier les retards avaient été poussés jusqu’à l’absurde. Nous allons citer une seule manœuvre entre mille ; elle donnera la mesure de la bonne foi et de la loyauté de l’administration mexicaine.

Les subsistances destinées à la compagnie avaient été, comme l’annonçait M. de Raousset, réunies dans une ancienne mission nommée El-Saric, à soixante-quinze lieues nord d’Hermosillo. La route en est facile, directe, toujours en plaine. De beaux pâturages, de l’eau, des bois touffus y assurent les meilleurs campements. Le général Blanco voulut forcer la compagnie française à passer par Urès, Arispe et Santa Cruz ; c’est-à-dire à parcourir, pour aller au Saric, environ cent cinquante lieues à travers des chemins horribles et des rivières qu’il faut passer jusqu’à trente fois dans une même journée. Dans la saison des pluies, et elle venait de commencer, ces rivières sont souvent impraticables pendant plusieurs jours consécutifs. Si M. de Raousset avait eu la faiblesse d’exécuter cet ordre inouï, il est probable que la compagnie ne fût jamais arrivée à sa destination. Si, à force de patience et de courage, elle eût échappé à ce vrai guet-apens, son voyage, au lieu de douze jours, aurait duré trois mois.

M. de Raousset résista énergiquement ; le général dut céder à des réclamations irréfutables, et la compagnie quitta enfin Hermosillo et prit le chemin des plaines.