Le Comte de Cavour/02

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Le Comte de Cavour
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 855-886).
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LE
COMTE DE CAVOUR
ETUDE DE POLITIQUE NATIONALE ET PARLEMENTAIRE

I. Il conte di Cavour, ricordi biografici, par Giuseppe Massari, 1 vol. in-8o. — II. Discorsi parlamentari del conte Camillo di Cavour, raccolti e publicati per ordine della camera dei deputati, 12 vol. — III. Le comte de Cavour, récits et souvenirs, par M. W. da La Rive, 1 vol. in-8o, etc. — IV. Documens inédits, etc.

II.
LA POLITIQUE DE CAVOUR. — LE PREMIER ACTE DU DRAME NATIONAL[1].


Lorsque Cavour, après une retraite de quelques mois, rentrait victorieusement aux affaires comme président du conseil le 4 novembre 1852, il arrivait au pouvoir dans des circonstances qui ne pouvaient que donner à son avènement un caractère plus décisif. Au moment où s’effaçait ce ministère d’Azeglio qui avait si patriotiquement dénoué les crises du lendemain de Novare, une dernière tentative, à laquelle le roi ne se refusait pas, était faite par le comte Balbo pour reconstituer un cabinet purement conservateur, ce qu’on aurait pu appeler un ministère de réconciliation avec Rome. Cavour, consulté tout d’abord par Victor-Emmanuel, avait laissé passer cette expérience dont il démêlait l’inanité, il était parti pour Leri. Balbo avait épuisé les négociations et les combinaisons, il avait échoué ; il n’avait essuyé que des refus de ses amis eux-mêmes, à commencer par M. de Revel, qui ne se sentait pas de force à dominer le courant de l’opinion. L’avènement de Cavour, après cette dernière et vaine expérience, devenait d’autant plus significatif ; il tranchait la question entre les deux systèmes qui depuis près de trois ans étaient perpétuellement en lutte à Turin.

Le nouveau président du conseil arrivait au gouvernement dans les conditions qu’il avait lui-même préparées, qu’il avait maintenant à étendre, à fortifier ; et ici qu’on remarque la manière de procéder de Cavour. S’il était bien résolu à ne plus se laisser arrêter par les résistances de la droite, du « parti clérical, » il n’avait nullement l’intention de déplacer brusquement l’équilibre politique, de se séparer de ses amis, les modérés libéraux ; il n’avait garde de « rompre la chaîne, » comme il le disait, et avant tout il avait tenu à s’assurer le concours des principaux membres du cabinet d’Azeglio dont il avait été le collègue. « Sans La Marmora, répétait-il familièrement, je ne pourrais pas être ministre. » Pour lui, La Marmora représentait la réorganisation militaire, comme Paleocapa, ingénieur de premier mérite, représentait l’esprit de progrès dans les œuvres matérielles, comme Boncompagni représentait l’esprit de sage réforme dans les questions religieuses. Les nouveaux ministres des affaires étrangères et de l’intérieur, le général Dabormida et le comte Ponza de San-Martino, se rattachaient aux mêmes traditions. C’était toujours un gouvernement de centre droit, avec un chef aux allures plus décidées, qui ne gardait pour lui que les finances, mais qui était de force à tout diriger. Ce n’est qu’après quelques mois, lorsque le cabinet avait eu déjà le temps de s’affermir, que l’entrée de Rattazzi au ministère de la justice réalisait l’alliance définitive avec le centre gauche. L’évolution s’accomplissait ainsi comme elle devait s’accomplir, par une sorte d’assimilation conduite avec autorité. Cavour ne subissait pas le centre gauche, il l’absorbait ou l’annexait, et le centre gauche avait raison de se laisser annexer, puisqu’il aidait au succès d’une idée juste et féconde par l’alliance de toutes les fractions libérales sous le plus habile des guides. Avant qu’une année fût écoulée, cette pensée recevait du pays lui-même la sanction la plus éclatante par des élections qui envoyaient à la chambre une immense majorité ministérielle.

A partir de ce moment, Cavour pouvait dire en toute vérité qu’il avait « élevé une barrière assez haute pour que la réaction ne pût la dépasser. » Il avait désormais, avec la confiance du prince, son ministère, sa majorité, c’est-à-dire toute une situation parlementaire qu’il avait conquise, sur laquelle il pouvait s’appuyer pour marcher à l’accomplissement de ses desseins, à la réalisation progressive de sa politique.

I

Cette politique, qui commençait par se créer à elle-même son instrument d’action, elle a été en effet l’œuvre originale,.je pourrais dire l’expression du génie d’un homme. Cavour ne l’avait point sans doute tirée de son imagination, il la recevait des circonstances. Il n’était point évidemment le seul à en avoir l’idée, d’autres en ont eu l’instinct ou le pressentiment ; mais c’est lui qui l’a coordonnée, qui l’a ramenée à des conditions pratiques, en la marquant du sceau de son esprit à la fois mesuré et hardi, en faisant une réalité de ce mot d’une génération vaincue et non désespérée : « nous recommencerons ! » Un des premiers, Cavour avait saisi les conséquences de cette vérité supérieure qu’il résumait un jour en disant : « Il est impossible au gouvernement d’avoir une politique nationale, italienne en face de l’étranger, sans être à l’intérieur libéral et réformateur, de même qu’il nous serait impossible d’être libéraux au-dedans sans être nationaux et Italiens dans nos rapports extérieurs. » Mieux que tout autre, il avait compris que, si le Piémont voulait s’attacher à ce programme dans la position difficile où il se trouvait après la défaite, sous le regard toujours défiant de l’Autriche, il avait à déployer dans un petit cadre les ressources d’énergie, de sagesse et d’activité d’un grand pays ; le Piémont avait à commencer par se relever lui-même, par se refaire en Europe comme en Italie une situation, un crédit à la hauteur de ses ambitions. De là toute une politique invariable dans sa direction, flexible et variée dans ses moyens, embrassant à la fois les finances, la réorganisation militaire, la diplomatie, les affaires religieuses.

Tout procède d’une même pensée dans cette œuvre qui se développe et se dégage par degrés sous une impulsion vigoureuse. Les affaires économiques et financières sont les premières auxquelles s’attaque l’activité de Cavour. Le Piémont, comme tous les vaincus, avait à payer ses revers. Il restait sous le poids de deux campagnes malheureuses qui du premier coup, avec l’indemnité autrichienne, lui coûtaient bien près de 300 millions. Sa dette, qui avant 1848 ne comptait que pour 5 millions de rente, s’élevait rapidement à plus de 30 millions. Le budget de ses dépenses, qui n’était que de 80 millions avant la guerre, passait à 178 millions en 1848, 216 millions en 1849, 189 millions en 1850, pour finir par se fixer entre 130 et 140 millions. Ainsi, même après les premiers momens, les dépenses restaient presque doublées, la dette avait sextuplé, et, toute proportion gardée, pour l’époque, — il y a de cela vingt-cinq ans, — pour un pays de moins de 5 millions d’âmes, aux ressources encore peu développées, ces chiffres représentent un fardeau presque aussi lourd que celui qui a été depuis supporté par la France dans des circonstances plus tragiques encore. Voilà la situation. Deux systèmes étaient possibles, et que de fois ils se sont trouvés en présence ! Ou pouvait procéder par une stricte et méticuleuse économie poursuivre un modeste équilibre en resserrant les dépenses, en limitant le déficit et en recourant pour le reste aux aggravations d’impôts les plus nécessaires ; mais alors il fallait renoncer à tout rôle extérieur, réduire l’armée, s’interdire ou tout au moins ajourner indéfiniment les travaux les plus utiles. C’était peut-être de la prudence d’une certaine façon, ce n’était pas de la prévoyance, puisqu’on avait toujours à imposer au pays des surcroîts de charges inévitables sans lui offrir aucune compensation, sans rien faire pour développer sa vitalité, pour l’aider à porter plus aisément le fardeau qu’on ne pouvait lui épargner. Cavour avait d’autres idées, et c’est lui qui a créé réellement le système financier de l’ordre nouveau, du Piémont constitutionnel, libéral ; c’est lui qui a fait ce que j’appellerai en prenant son langage, le budget « de l’action et du progrès. »

Le budget de Cavour était l’expression d’une politique, d’une situation l’œuvre d’un homme qui, en subissant la nécessité de demander au pays la rançon de ses malheurs, prétend faire de cette rançon forcée un moyen de réparation. Les impôts-nouveaux, dans tous les cas, ne pouvaient être évités sans doute : ils étaient une condition de solvabilité et de crédit pour le Piémont. Combiner la création de ces impôts nouveaux avec la réorganisation des anciens impôts inégalement répartis dans les provinces, c’était la première nécessité Cavour n’ignorait rien du problème qu’il avait à résoudre, et dès son entrée au pouvoir il s’était mis à l’œuvre sans hésiter, sans s’émouvoir de l’impopularité qui attend toujours le ministre réduit à faire crier le contribuable.

Et lui aussi il avait à se débattre avec les propositions de réformes radicales et les théories spécieuses, même avec l’impôt sur le revenu. Il écartait résolument les expériences inopportunes comme les utopies pour s’arrêter à ce qui lui semblait possible. Il mettait toute son habileté à disputer aux oppositions, à conquérir sur le patriotisme des chambres un certain nombre de taxes sur le personnel et le mobilier, sur les patentes, sur les successions, sur l’enregistrement. Avec cela, il pensait donner à son budget un lest nécessaire de 25 ou 30 millions ; mais ce n’était qu’une partie de ses combinaisons. Il sentait bien que, pour les desseins de sa politique, cela ne pouvait suffire. Il savait que, si le Piémont restait pauvre, les taxes seraient toujours trop lourdes, et que le meilleur moyen de vivifier le budget, les finances publiques, était de vivifier le pays par l’essor de l’industrie et du travail, par le déploiement des forces productives, par tout ce qui pouvait aider au progrès de la fortune nationale. De là ce qui complétait son système financier, ou plutôt ce qui en était la partie essentielle et originale. D’un côté, au lieu de suspendre les dépenses, au risque de proroger ou même d’aggraver momentanément le déficit par de nouveaux appels au crédit, Cavour ne craignait pas d’engager plus de 200 millions dans la construction des chemins de fer de Gênes, du Lac-Majeur, de Novare, de Suze, de Savoie, dans des travaux de toute sorte. Il hâtait le développement des communications intérieures, il favorisait l’esprit d’association et d’entreprise sous toutes les formes. D’un autre côté, à peine arrivé au pouvoir, Cavour n’avait point hésité à réaliser dans le petit Piémont une grande idée, la liberté commerciale, qu’il inaugurait par une réforme douanière, qu’il consacrait diplomatiquement par des traités de commerce avec la France, avec l’Angleterre, avec la Belgique, avec la Suisse. Cavour ne procédait point sans doute en théoricien de l’absolu, en libre-échangiste de fantaisie ou de parti-pris ; il accomplissait pratiquement une réforme graduée, proportionnée aux circonstances, qui devait profiter aux consommateurs par les dégrèvemens de tarifs, favoriser le commerce maritime, stimuler l’industrie intérieure par la concurrence étrangère et l’alimenter par le dégrèvement des matières premières, en ouvrant des débouchés aux produits nationaux.

Aggraver les dépenses et les dettes lorsqu’on avait à créer de nouveaux impôts, accomplir une réforme des tarifs après une réforme postale, après une réduction de la taxe du sel, lorsqu’on avait un déficit dans le budget, c’était assurément de la hardiesse, peut-être de la témérité. Cavour déployait dans cette œuvre compliquée, difficile, une confiance imperturbable, comptant sur « la liberté et les miracles qu’elle peut produire, » selon son expression, sur l’influence vivifiante de ces dépenses qu’on lui reprochait, qu’il avait sans cesse à défendre contre toutes les attaques. Il montrait que, si l’on consacrait 1 ou 2 millions à l’amélioration des ports, c’était pour gagner 500,000 francs par an, que, si l’on employait 10 millions au percement du Luckmanier, on augmentait d’un tiers, peut-être de la moitié, le commerce de Gênes ; qu’en garantissant un intérêt au chemin de fer de la Savoie, on faisait dépenser 40 ou 50 millions dans cette province, qui manquait de capitaux. « Pour pouvoir réaliser notre programme, disait-il, pour faire fructifier les ressources du pays, il était nécessaire de donner une grande impulsion aux œuvres d’utilité publique, de pousser nos chemins de fer avec toute la sollicitude possible et d’encourager les autres entreprises… Pour ne point déchoir de la position où s’est maintenue pendant tant de siècles la monarchie de Savoie, il était nécessaire de réorganiser et de fortifier notre armée… Ce système nous imposait la nécessité de contracter de nouveaux emprunts, ou du moins de contracter des emprunts plus considérables qu’ils ne l’auraient été, si nous avions suivi le système de la modestie et de l’économie. Il fallait par conséquent augmenter les impôts ; mais on ne pouvait augmenter les impôts et obtenir le développement des ressources du pays, si l’on n’entreprenait en même temps sur une large échelle la réforme de notre régime économique… »

Cette réforme économique entreprise pour susciter l’activité et les ressources du pays, elle n’était pas seulement, à vrai dire, une œuvre commerciale et financière ; par la forme diplomatique sous laquelle elle s’accomplissait, elle avait dans l’esprit de Cavour, dans l’ensemble de ses desseins, un autre caractère et un autre rôle. Elle tirait le Piémont de l’isolement où il était resté après son désastre, elle le rapprochait des grandes nations de l’occident, de l’Angleterre, de la France ; elle nouait en un mot une alliance d’intérêts qui pouvait devenir une alliance d’idées et de politique. L’Autriche ne s’y trompait pas : avant de mourir, le prince Schwartzenberg, premier ministre à Vienne, disait avec une mauvaise humeur mal déguisée : « le Piémont veut acheter l’appui de l’Angleterre pour l’Italie avec sa politique commerciale ! » Ce n’était pas absolument vrai, ou du moins Cavour ne sacrifiait rien, et quelquefois il se défendait d’avoir été conduit par une arrière-pensée politique à une réforme qu’il croyait utile à son pays ; en réalité, il se fiait à la logique des choses, il ne doutait pas que le Piémont, demeurant constitutionnel, adoptant la liberté commerciale avec toutes les autres libertés, ne gagnât rapidement les sympathies de l’opinion anglaise et que ce ne fût pour lui une force nouvelle. « L’Angleterre, disait-il dans l’intimité, n’est plus le champion de l’absolutisme sur le continent, et il ne serait pas facile à un ministère anglais de s’allier avec l’Autriche pour l’oppression de l’Italie. »

Quant à la France, Cavour ne cachait certainement pas l’intention de nouer amitié avec elle sous le voile d’un traité de commerce. Si ce traité n’était pas tout ce qu’il aurait voulu, s’il avait été obligé de faire des concessions au système protectionniste français, il en prenait son parti, il voyait ici l’avantage politique encore plus que l’avantage économique. « L’horizon est encore sombre autour de nous, disait-il, et nos institutions ne sont pas à l’abri de tout péril. Il est possible que quelque événement vienne à se produire qui nous fasse désirer l’appui au moins moral de la France… Je le déclare franchement : en présence des faits qui peuvent surgir, je crois qu’il est prudent, conforme aux intérêts du pays, de nous mettre en bons rapports avec la France. Voilà pourquoi nous avons, non pas sacrifié, mais laissé au second plan les considérations économiques. C’est par des vues politiques que nous avons été conduits à accepter ce traité, qui affermit nos bonnes et cordiales relations avec la France… » Et Cavour ajoutait un mot plus frappant encore qui, prononcé en 1851, ressemble à une prophétie : « Ne peut-il pas arriver telle complication où soient enveloppés tous les peuples qui nous entourent, qui partage en deux camps l’Orient et l’Occident ? Si cela arrivait, voudrions-nous n’être pas bien avec la France ? .. » Ainsi tout se coordonnait sous le sceau d’une pensée libérale et prévoyante qui savait se servir des finances, du commerce, de la diplomatie, pour remettre le Piémont en marche.

Ce que Cavour faisait par son système financier et commercial, il le tentait et le réalisait dans une plus haute sphère morale par sa politique religieuse, par cette politique qui a été une des expressions les plus complètes du libéralisme appliqué aux affaires de l’église. Remettre la situation ecclésiastique d’accord avec les principes du « statut, » maintenir la direction libérale et nationale de la politique piémontaise dans les relations de la puissance civile avec l’église et avec la cour de Rome, c’était là le problème qui se débattait à Turin. Il se reproduisait invariablement à mesure que se succédaient, comme des conséquences de l’ordre nouveau, toutes ces lois sur l’abolition des privilèges ecclésiastiques, sur le mariage civil, sur la réorganisation des biens du clergé, sur la suppression de certains ordres monastiques. Sur chaque projet, la lutte renaissait plus ardente ; à l’agitation cléricale, entretenue par les protestations de Rome, répondait l’agitation anticléricale. Dans le parlement, la gauche accusait le gouvernement de ne pas procéder avec assez de résolution et d’énergie dans les affaires religieuses ; la droite se plaignait qu’on ne négociât pas avec le saint-siège, qu’on n’attendît pas le bon plaisir de Rome. Cavour portait dans le maniement de ces questions aussi délicates que redoutables l’esprit le plus décidé et en même temps le plus affranchi de préjugés.

Un moment, il est vrai, il avait été de ceux qui croyaient qu’on pouvait s’entendre avec le saint-siège ; il ne tardait pas à s’apercevoir que c’était impossible, d’autant plus que la réaction religieuse, grandissant en Italie comme en Europe, ne faisait que fortifier la cour de Rome dans ses exigences et dans ses résistances. Il voyait bientôt surtout le pontificat se compromettre par une victoire de théocratie, par le concordat autrichien, dans la plus dangereuse solidarité avec la domination étrangère au-delà des Alpes. Au fond, il ne croyait plus à un accord avec Rome pour la réalisation des réformes que le Piémont avait à cœur, et, quant à lui, il ne le désirait plus. « Si nous nous mettons en relation directe avec Rome, écrivait-il dans une lettre tout intime, nous ruinons de fond en comble l’édifice politique que nous avons tant de peine à élever. Il n’est pas possible de conserver notre influence en Italie, si nous entrons en arrangement avec le pontife. Qu’on ne pousse pas trop la lutte, bien ; mais qu’on ne fasse point un pas en arrière ! Vous savez que je ne suis pas prêtrophobe, que je suis disposé à la conciliation, que je voudrais donner à l’église des libertés plus grandes que celles dont elle jouit, que je serais disposé à renoncer aux exequatur, au monopole universitaire, etc. ; mais dans les circonstances actuelles je suis persuadé que toute tentative d’accord tournerait contre nous… » Il parlait ainsi comme il disait dans une autre circonstance, au feu de l’action : « Nous avons à combattre l’Autriche à Venise et à Milan, — et aussi à Bologne et à Rome. »

La question des réformes religieuses, des rapports avec l’église et avec Rome, devenait ainsi aux yeux de Cavour une question de nationalité autant que de régime intérieur ; elle était un des élémens de la situation italienne. Prétendre la résoudre par des transactions et des compromis, ce serait s’user inutilement dans des négociations sans fin et sans profit. Pour lui, il n’y avait qu’une solution, — la liberté, l’indépendance complète du pouvoir civil et du pouvoir religieux : simple et grande idée, qui allait bientôt se résumer dans un mot retentissant, « l’église libre dans l’état libre ! » Celui qui élevait ce drapeau dans un coin de l’Italie n’était ni un théoricien ni un révolutionnaire cédant à une fantaisie de nouveauté au risque de bouleverser les intérêts, les traditions et les croyances ; ce n’était pas non plus un tacticien dans l’embarras couvrant du prestige d’un grand mot une campagne parlementaire contre le cléricalisme. Cavour n’avait ni les passions d’un sectaire ni les subtilités d’un casuiste, ni la légèreté d’un innovateur étourdi. Il voyait dans la liberté acceptée sans subterfuge un moyen d’affranchir la société civile, — je dirai la société nationale, puisqu’il ne séparait, pas l’Italie du Piémont, — sans asservir la société spirituelle qui s’appelle l’église.

« Oh ! celui-là, disait plus tard à Rome Mgr Darboy, la future victime de la commune, celui-là était vraiment un homme hors ligne, il n’avait pas le moindre sentiment de haine dans le cœur. » Rien n’était plus vrai : le libéralisme du grand Piémontais ne procédait d’aucun sentiment de haine ou d’animosité vulgaire. Cavour n’avait rien du « prêtrophobe, » comme il le disait, et c’est ce qui a fait la supériorité, l’originalité de sa politique religieuse. Il avait inauguré, il entendait bien poursuivre jusqu’au bout les réformes dans lesquelles il voyait le développement du « statut ; » mais en revendiquant l’indépendance de la vie civile et nationale, il ne refusait pas la liberté à l’église. Il la laissait maîtresse dans son domaine, il poussait même fort loin ce sentiment de l’incompétence laïque. Lorsque des députés de la gauche, Brofferio, Asproni, demandaient que l’état surveillât l’enseignement des séminaires, il répondait vivement : « Si j’avais une opinion à émettre comme citoyen, non comme ministre, je dirais que le gouvernement doit rester étranger à l’enseignement de la théologie, sur lequel il appartient aux évêques seuls de veiller. Les évêques ne doivent pas faire la besogne des députés ni les députés celle des évêques. Nous sommes libres de croire ou de ne pas croire, de choisir pour directeurs spirituels qui bon nous semble. Si les séminaires enseignent une mauvaise morale, nous prendrons pour confesseurs des théologiens qui aient été à l’école de M. Asproni. » Et, parlant plus sérieusement, Cavour ajoutait : « Comment le clergé se convertira-t-il à nos institutions, comment les aimera-t-il, si après lui avoir ôté, et avec raison, quelques-uns des privilèges, que l’ancien régime lui attribuait, si au moment de lui ôter ceux qui lui restent encore, vous venez lui dire : Nous réformons selon les principes de l’égalité et de la liberté toutes les parties de la législation qui vous étaient jadis favorables ; mais, quant à votre indépendance et à votre liberté, nous voulons conserver les traditions du passé que nous appelons, en tant qu’elles vous sont contraires, l’héritage glorieux de nos pères ! .. Le meilleur moyen d’accroître l’influence politique du clergé est de lui faire une situation exceptionnelle, de le persécuter ou seulement de lui infliger des vexations… »

Assurément Cavour avait son opinion sur la direction absolutiste et théocratique de l’église contemporaine, et sur les dangers de cette direction. Il n’avait aucune illusion sur le cléricalisme mêlé à la politique, il avait souvent à le combattre et à lui tenir tête. Il se gardait néanmoins de répondre à des agressions par des représailles de gouvernement ; il ne cessait point pour cela d’être modéré, même dans ces réformes qu’on lui reprochait si violemment. Qu’était-ce en effet que cette loi, une de celles qui ont fait le plus de bruit, sur la suppression de certains ordres monastiques et sur les biens du clergé ? La loi, sans porter atteinte au droit d’association religieuse, supprimait les ordres mendians et quelques autres, qu’elle dépouillait de la personnalité civile ; elle laissait vivre les ordres enseignans, les ordres hospitaliers, surtout les sœurs de charité, et Cavour était le premier à les défendre contre la gauche en déclarant que rien ne le déterminerait à signer une loi qui supprimerait les ordres de charité. « Je quitterais dix fois le ministère, s’écriait-il, plutôt que me rendre solidaire d’un acte qui, à mon avis, ferait un tort immense à notre pays aux yeux de l’Europe civilisée… » Quant aux biens ecclésiastiques, tout consistait dans la création d’une caisse spéciale dotée avec les revenus des ordres supprimés et affectée entièrement au clergé.

Sur ce point, Cavour n’hésitait pas, c’était une des idées fixes de sa politique : il a été toujours opposé à ce qu’on appelait l’incamération des biens ecclésiastiques, ou, si l’on veut, à l’expropriation de l’église, transformée en corps salarié par l’état, et il en donnait une raison singulière pour un ministre : c’est que cette mesure créerait le pire des despotismes, le despotisme administratif. « J’ai le malheur ou la bonne fortune, comme il vous plaira, disait-il, d’être ministre dans un pays où règne à un certain degré la centralisation, où le gouvernement a des moyens d’action assez nombreux. Eh bien ! je vous déclare que, si vous ajoutez à ces moyens celui dont vous parlez, vous donnerez au gouvernement un pouvoir menaçant pour la liberté… » Mais ce n’était pas la grande raison, la raison de « haute politique » qui déterminait Cavour. Le vrai motif, c’est que l’expropriation conduirait au développement, à l’exaltation de l’esprit de caste, par l’isolement complet du clergé au milieu de la société civile, par le resserrement des liens qui attachent l’ecclésiastique àJa hiérarchie sacerdotale. « L’incamération, disait-il, s’est accomplie sur une immense échelle dans quelques pays d’Europe. En France, avant la révolution, le clergé était, si je ne me trompe, aussi riche que celui d’Espagne. Il fut totalement dépouillé, et aucun débris ne lui resta de ses anciennes possessions. Qu’arriva-t-il ? Je respecte beaucoup le clergé français, et je reconnaîtrai qu’il est plus moral, plus zélé que celui d’autrefois ; mais personne ne niera qu’il ne soit beaucoup moins national, beaucoup moins libéral que ne l’était le clergé de l’ancien régime. Celui-ci était animé d’un esprit d’indépendance à l’égard de Rome, d’un certain attachement pour des maximes nationales ; il avait des instincts de liberté. C’est tout autre chose aujourd’hui : tous les faits démontrent que le clergé de France est infiniment plus ultramontain que notre clergé national. — On dira : Mais il y a un autre parti à prendre, laissons les fidèles payer leurs ministres. — Savez-vous ce qui s’ensuivrait ? Un redoublement de zèle, de fanatisme, d’ultramontanisme. Ce système existe en Irlande. Là, le clergé n’est point salarié ; ses moyens d’existence consistent dans l’aumône et les souscriptions volontaires des fidèles. Ce clergé est moins libéral encore et plus fanatique que celui de France. » Cavour pensait sur ce point comme Tocqueville, qu’il avait devancé. Aussi refusait-il de s’engager dans cette voie des expropriations ecclésiastiques et de chercher dans de pareils moyens l’équilibre de son budget. Les réformes religieuses devaient être la sécularisation légitime et progressive de la société civile, non un expédient d’hostilité et de persécution.

C’était un grand libéral qui était en même temps un grand politique. Décidé à aller jusqu’au bout, à désintéresser les vœux libéraux du pays, à enlever les redoutables questions religieuses aux passions révolutionnaires, il tenait aussi à ne rien brusquer. Il avait surtout le souci de l’opinion, qu’il voulait éviter de diviser, et il en disait la raison sans déguisement, un jour que M. Depretis la lui demandait, — « afin que la nation soit unanime, si une occasion se présente de racheter nos destinées par un effort énergique. » Il ne voulait ni diviser l’opinion, ni laisser les partis compromettre la bonne renommée du pays par des vexations inutiles, et lorsqu’on proposait de soumettre tous les clercs sans exception, tous les élèves des séminaires au recrutement militaire, il s’y opposait sans hésiter. « Votre proposition sera regardée à l’extérieur comme un acte révolutionnaire… Eh bien ! dans la condition présente des choses, je considère comme un grand mal tout acte qui pourrait être représenté au dehors comme une mesure révolutionnaire. » Précisément parce que c’était un politique poursuivant sans préoccupations banales la réalisation d’une pensée supérieure, il n’avait aucune peine à rester modéré, à dédaigner les excitations des partis. Génie tolérant et pratique avant tout, il ne croyait pas nécessaire de prodiguer les violences de langage, de blesser à tout propos les susceptibilités du clergé ; il mettait au contraire de l’art à le gagner aux réformes qu’il lui imposait, à le séduire, et il réussissait, témoin cette circonstance où le général d’un ordre religieux arrivant de Rome restait abasourdi de l’accueil qu’il avait reçu auprès de lui, et Cavour disait en souriant : « Ce frère est allé en sortant de chez moi à l’évêché, qui ne l’a pas certainement reçu comme je l’ai accueilli. Il fera la comparaison, il retournera à Rome, il racontera ce qui lui est arrivé, et, s’il veut être de bonne foi, il dira que je ne suis pas ce ministre persécuteur, cet homme diabolique qu’on se figure à Rome. » Il n’y mettait peut-être pas tant de calcul ; il agissait ainsi tout naturellement, comme il distribuait sans bruit, sans ostentation, des secours aux prêtres malheureux qui s’adressaient à lui. Quelquefois le matin, puisant dans sa bourse aussi souvent que dans la pauvre escarcelle de l’état, il préparait avec un de ses collaborateurs les petits subsides que quelques ecclésiastiques attendaient, et il répétait en se frottant gaîment les mains : « Ah ! si ces messieurs de la gauche nous voyaient occupés à faire ces belles choses ! »

C’est que dans le fond de sa nature Cavour était un esprit libre, il n’avait rien d’un vulgaire esprit fort se faisant un jeu des croyances dans lesquelles il était né, et il en avait donné une preuve curieuse, longtemps inconnue. Sept ans avant sa mort, au plus fort de ses luttes pour la loi des couvens, pendant une épidémie meurtrière qui désolait Turin, Cavour avait pris ses précautions pour n’être pas exposé, s’il était frappé, aux scènes douloureuses qui avaient accompagné l’agonie du comte Santa-Rosa. Il avait voulu s’assurer que les secours de l’église ne lui manqueraient pas. Un matin, il avait tout réglé tranquillement avec un prêtre de la paroisse de la Madone-des-Anges, qu’il prenait souvent pour le confident de ses charités, fra Giacomo. Au dernier moment de l’entretien survenait Rattazzi, depuis peu ministre de l’intérieur, et Cavour, après avoir reconduit gracieusement le prêtre, se tournant vers son collègue, lui disait d’un ton plein de bonhomie : « Nous avons tout arrangé avec lui au cas où il m’arriverait malheur. » Et, chose à remarquer, sept ans après, à son lit de mort, le ministre piémontais, devenu le premier ministre du royaume d’Italie, voyait accourir fra Giacomo, fidèle à sa promesse de 1854 ! C’est avec cet esprit, avec ce mélange de hardiesse, de ménagemens, de simplicité, de confiance libérale, d’activité appliquée à tout, que Cavour poursuivait cette campagne religieuse, qui avec les finances, avec la diplomatie, était l’expression de sa politique.

Cette politique, à vrai dire, ne marchait pas toute seule. Elle avait à se frayer un chemin à travers les résistances, les contradictions, les oppositions passionnées, et Cavour avait à compter chaque jour avec des difficultés de toute sorte, extérieures et intérieures. Presqu’au lendemain de son avènement à la présidence du conseil, dès le commencement de 1853, les relations avec l’Autriche avaient subi une première épreuve. L’Autriche avait saisi le prétexte d’une échauffourée mazzinienne qui éclatait à Milan pour frapper les émigrés lombards réfugiés à Turin ; elle avait séquestré les biens des Casati, des Arese, des Arcanati, des Torelli et de bien d’autres. Le Piémont, après avoir rempli sans hésiter ses devoirs de police internationale en présence de l’échauffourée milanaise, ne pouvait se dispenser de protester contre une mesure de spoliation qui atteignait des hommes évidemment innocens, devenus Piémontais par la naturalisation, et dont quelques-uns étaient membres du parlement. La protestation n’avait eu aucun effet : de là, sinon une rupture, du moins un premier refroidissement, manifesté par le rappel réciproque des ambassadeurs. Au fond, Cavour ne regrettait pas trop un incident qui, moins de quatre années après la paix, semblait faire revivre la question nationale, et où l’Autriche gardait la responsabilité d’une provocation acerbe blâmée par la France et l’Angleterre. « L’Autriche, disait-il, a mis contre elle l’opinion tout entière, les gouvernemens de l’Europe. En voulant nous faire du mal, elle nous a rendu service ; nous en profiterons ! » Cette semi-rupture ne créait pas moins une situation épineuse, délicate, précaire, qui entretenait une certaine inquiétude, que tous les fauteurs de réaction en Piémont et en Europe pouvaient exploiter, et exploitaient en effet, en la représentant comme l’œuvre d’une politique d’impatience imprévoyante, d’un cabinet d’agitation révolutionnaire ; mais ceci n’était rien encore. C’est à l’intérieur que les difficultés devenaient par instans sérieuses et même pénibles.

Tout ce système d’impôts nouveaux, de réformes financières, de traités de commerce, ne pouvait malheureusement être mis en action sans émouvoir bien des intérêts, sans provoquer des malaises, des froissemens, des crises d’un moment. Les mauvaises récoltes, les épidémies sur les vers à soie ou sur les vignes venaient aggraver le mal. Tout était exploité par l’esprit de parti ou de faction. Si le prix du pain s’élevait, c’était évidemment la faute de Cavour et de ses réformes ! On déclamait contre le ministre qui affamait le peuple, contre les accapareurs, et un soir, dans cette paisible ville de Turin, une foule ameutée se portait, avec des cris de mort, vers la « maison Cavour, » dont elle brisait les vitres, qu’elle tentait de prendre d’assaut. Ce ne fut qu’une échauffourée qui ne répondait en rien du reste aux sentimens de la vraie population turinoise. Le lendemain, Cavour, accompagné de La Marmora, parcourait à pied les rues de Turin ; se rendant comme d’habitude au ministère des finances, et partout sur son chemin il recevait les marques d’une affectueuse déférence. En Savoie, les journaux de la réaction s’efforçaient d’enflammer les passions, de propager le mécontentement en mettant perfidement en regard ce qu’on payait autrefois et ce qu’imposaient les taxes nouvelles. On accusait publiquement Cavour « d’écraser l’ouvrier, le paysan, d’impôts pour ses utopies italiennes. » Le conseil municipal de Chambéry, livré tout entier aux influences réactionnaires, donnait presque le signal du refus de l’impôt. La garde nationale s’abstenait de se rendre à la fête du « statut, » et un député savoyard écrivait à Cavour : « A têtu, têtu et demi ; ce n’est pas en Savoie que les têtes sont des girouettes. »

La politique religieuse devenait un prétexte d’agitation plus redoutable encore. Aux luttes du parlement répondaient les excitations du dehors. On menaçait le gouvernement qui entraînait le Piémont « au schisme, à l’anarchie, à la décomposition. » On provoquait des scènes pénibles de résistance à l’exécution de la loi qui supprimait certains couvens. Les épidémies, les disettes étaient représentées comme le châtiment des lois sacrilèges. Qu’était-ce donc lorsque le malheur s’abattait sur la famille royale elle-même, lorsque la mort enlevait en quelques jours la reine-mère, la reine, le duc de Gênes ? Ces malheurs, ces deuils imprévus étaient signalés à la cour, dans l’entourage même du roi, comme des avertissemens de Dieu ! Au milieu de ces complications, Cavour, sans faiblir un instant, ne laisse pas quelquefois d’être inquiet. « La politique s’embrouille de plus en plus, écrit-il à ses amis de Genève ; nous avons à lutter contre la disette, les nouveaux impôts, les prêtres et les rétrogrades… Toutefois je ne désespère pas… » Un autre jour, de Leri, où il est allé prendre un instant de repos, il écrit : « Après une lutte acharnée, soutenue dans le parlement, dans les salons, à la cour comme dans la rue, et rendue plus pénible par une foule d’événemens douloureux, je me suis senti à bout de forces intellectuelles et je suis venu me retremper par quelques jours de repos. Grâce à l’élasticité de ma fibre, je serai bientôt en mesure de reprendre le fardeau des affaires ; avant la fin de la semaine, je compte être revenu à mon poste, où m’attendent les difficultés auxquelles donne lieu une position politique chaque jour plus tendue… » C’était une lutte laborieuse, incessante, mêlée de complications intimes et de péripéties où se serait épuisé un chef de cabinet à la fibre moins élastique.

A travers tout cependant, cette politique si contestée ne tardait pas à se « débrouiller, » à se dégager dans ses premiers résultats, et, en peu d’années, elle commençait à porter ses fruits. De toutes parts, le mouvement se dessinait. Déjà La Marmora, avec son énergie persévérante et méthodique, avec l’aide d’un ministre des finances qui ne lui marchandait pas l’argent, avait eu le temps de réorganiser les institutions militaires, de refaire une armée qui ne pouvait être nombreuse, mais qui était en état de porter dignement le drapeau italien. Le nouveau régime économique ne restait pas stérile. L’activité nationale, stimulée par la liberté, se manifestait sous toutes les formes de l’industrie et des entreprises commerciales. Les travaux d’utilité publique, à mesure qu’ils s’achevaient, devenaient un élément de richesse. Au commencement de 1854, on pouvait inaugurer le chemin de fer de Gênes, se frayant un passage à travers l’Apennin jusqu’à ce golfe de la Méditerranée où Cavour était fier d’arriver sur la première locomotive. Peu à peu le Piémont en venait à offrir le spectacle d’un petit pays vivace, prompt à se relever, sachant pratiquer sans trouble toutes les libertés du » régime constitutionnel, et il se faisait rapidement une bonne renommée en Europe, en France comme en Angleterre. Il attirait les regards et les sympathies.

Cavour lui-même grandissait visiblement dans l’opinion. Il intéressait par l’habileté qu’il déployait dans les luttes qu’il avait à soutenir, d’où il sortait toujours plus fort, dominant ses adversaires et ses amis, inspirant autour de lui une confiance croissante. Au milieu de toutes ces affaires, il avait la pensée fixe de la redoutable partie qu’il engageait, dont il ne se dissimulait pas la gravité, et un jour de 1854 il disait dans une lettre tout intime à Mme de Circourt : « Les événemens ont amené le Piémont à prendre une position nette et décidée en Italie. Cette position n’est pas sans dangers, je le sais et je sens tout le poids de la responsabilité que cela fait peser sur moi ; mais elle nous était imposée par l’honneur et le devoir. Puisque la Providence a voulu que seul en Italie le Piémont fût libre et indépendant, le Piémont doit se servir de sa liberté et de son indépendance pour plaider devant l’Europe la cause de la malheureuse péninsule. Nous ne reculerons pas devant cette tâche périlleuse : le roi, le pays, sont décidés à l’accomplir jusqu’au bout. Vos amis les doctrinaires et les libéraux qui pleurent la porte de la liberté en France après avoir aidé à l’étouffer en Italie, trouveront peut-être notre politique absurde et romanesque. Je me résigne à leurs censures, certain que les cœurs généreux comme le vôtre sympathiseront avec nos efforts pour rappeler à la vie une nation renfermée depuis des siècles dans un affreux tombeau. Si je succombe, vous ne me refuserez pas un asile au milieu des vaincus éminens qui viennent se grouper autour de vous… Recevez cet épanchement comme l’aveu que toute ma vie est consacrée à une œuvre unique, l’émancipation de ma patrie… »

Voilà le but suprême avoué ; mais, pour y arriver, Cavour savait bien qu’il y aurait plus d’une étape, qu’il pouvait y avoir aussi plus d’un chemin, et le résultat de la politique qu’il suivait depuis quatre ans, par laquelle il grandissait lui-même en relevant son pays, c’était précisément de mettre le Piémont en mesure de marcher à son but par tous les chemins, de saisir les occasions favorables. Le jour où une de ces occasions naissait, il n’était pas homme à la laisser échapper.


II

Ce que Cavour avait prévu dès 1851, lorsqu’il parlait des avantages diplomatiques des traités de commerce, devenait tout à coup en effet une réalité : La guerre de la France et de l’Angleterre contre la Russie était cet événement qui pouvait envelopper tous les peuples, qui partageait « en deux camps l’Orient et l’Occident. » Depuis le commencement, Cavour suivait d’un œil attentif le grand conflit, il en pressentait l’extension inévitable et il en subissait, di-rai-je, la fascination. Dès le printemps de 1854, au moment où les armées de France et d’Angleterre cinglaient vers la Mer-Noire, se trouvant un soir avec le comte Lisio chez sa nièce la comtesse Alfieri, auprès de qui il aimait à se reposer, Cavour semblait pensif. « Pourquoi n’enverriez-vous pas dix mille hommes ? » lui disait tout à coup sa nièce, comme pour répondre à sa pensée. « Ah ! répliquait-il vivement, si tout le monde était de cet avis, ce serait déjà fait. » De temps à autre, la comtesse Alfieri, femme intelligente et faite pour comprendre son oncle, reprenait : « Eh bien ! partons-nous ? » Et il se bornait à dire en souriant : « Qui sait ? » La vérité est que Cavour était déjà tout entier à cette idée et que, si cela n’eût tenu qu’à lui, il serait entré dès le premier jour dans l’alliance occidentale ouverte par le traité anglo-français du 10 avril 1854. Le Piémont se trouvait fort à l’aise ; il n’avait aucune relation régulière avec la Russie depuis 1848. L’empereur Nicolas, peut-être par antipathie contre le régime libéral de Turin, un peu aussi sans doute pour plaire à l’Autriche, n’avait pas même daigné répondre aux premières notifications officielles du roi Victor-Emmanuel. Rien ne gênait donc le Piémont dans la liberté de ses résolutions et de ses sympathies pour la cause occidentale ; mais Cavour n’était pas seul. Après le roi, gagné le premier à son idée, il avait encore à conquérir ses collègues, presque tous récalcitrans, le ministre des affaires étrangères Dabormida, Rattazzi comme les autres, puis le parlement, l’opinion. Au premier moment, à Turin, il faut le dire, ce projet à demi ébruité faisait l’effet d’une fantaisie d’esprit aventureux. Quelle raison avait-on de se jeter dans cette entreprise lointaine ? Que serait le petit Piémont à côté des deux plus grandes puissances de l’Europe ? Quel pouvait être le rôle du modeste contingent sarde au milieu des armées de la France et de l’Angleterre ? Était-ce le moment d’imposer au pays de nouveaux sacrifices pour une folie ruineuse lorsqu’on avait tant de peine à éteindre le déficit ? — Cavour, sans être insensible à des oppositions avec lesquelles il avait après tout à compter, ne se laissait pas détourner de son but. Il voyait là une occasion unique d’effacer Novare, de mettre en relief la nouvelle armée sarde, de s’assurer l’appui de la France et de l’Angleterre, de conquérir pour le Piémont le crédit moral et diplomatique. Il mettait tout son feu à populariser son projet, à gagner des alliés, et un instant persuadé qu’un autre réussirait peut-être mieux, il offrait à Massimo d’Azeglio de lui céder la présidence du conseil, de servir sous ses ordres ou même de quitter tout à fait le ministère si c’était nécessaire. « Fais ce que tu croiras le mieux, lui écrivait-il, je te soutiendrai en tout et pour tout, pourvu que tu fasses l’alliance ! » D’Azeglio se hâtait de refuser, en promettant tout son appui à une politique dont il comprenait toute la grandeur et que nul ne pouvait mieux conduire que celui qui l’avait conçue.

Au milieu de ses perplexités, Cavour avait l’œil fixé sur l’Autriche, lorsque tout à coup éclatait à Turin la nouvelle que le cabinet de Vienne venait de signer avec la France et l’Angleterre ce traité du 2 décembre 1854 par lequel il s’engageait et il ne s’engageait pas. Dès lors la question devenait pressante. Si l’Autriche, avant d’aller plus loin, cherchait à faire acheter son concours, à Paris et à Londres, par une garantie de ses possessions italiennes, c’était un danger que le Piémont avait intérêt à détourner en entrant au plus vite dans l’alliance occidentale ; si elle devait traîner jusqu’au bout dans une neutralité équivoque, et c’était ce que la pénétration de Cavour entrevoyait, le cabinet de Turin ne pouvait que gagner à la devancer par une résolution hardie et généreuse. Si l’Autriche enfin se trouvait conduite par quelque circonstance nouvelle à se rejeter vers la Russie, oh ! alors tout serait pour le mieux, la question italienne naîtrait d’elle-même. De toute façon, il n’y avait plus à hésiter, et au dernier moment Cavour était encouragé par un homme qui est resté jusqu’à la fin son ami passionné, par le représentant de l’Angleterre à Turin, sir James Hudson, qui venait de recevoir de son gouvernement la mission de proposer, d’accord avec le ministre de France, un traité d’alliance au Piémont.

Toutes les difficultés n’étaient point encore vaincues sans doute, puisque les conditions de l’alliance restaient à fixer. Le gouvernement sarde se bornerait-il à envoyer un contingent qui formerait un corps auxiliaire soldé par l’Angleterre ? Le cabinet de Londres semblait l’avoir compris ainsi ; mais ni Cavour, qui tenait à l’indépendance de sa politique, ni La Marmora, qui avait le juste orgueil du petit corps expéditionnaire dont il devait être le chef, ne se seraient prêtés à cette combinaison. Ils n’admettaient pour le Piémont d’autre rôle que celui d’un allié traitant avec des alliés, faisant la campagne à ses frais, gardant la dignité et le désintéressement de sa coopération pour en garder les droits. Tout ce qu’on demandait au cabinet de Londres était de faciliter un emprunt. — D’un autre côté, le ministère de Turin eût évidemment désiré quelque garantie pour l’Italie, ou tout au moins une sorte de gage ostensible de sympathie ; il aurait voulu que l’Angleterre et la France prissent l’engagement de réclamer à Vienne la levée des séquestres lombards ; mais la France et l’Angleterre ne pouvaient accepter cette condition, à laquelle le gouvernement sarde tenait par délicatesse, et la question serait devenue peut-être un embarras sérieux, si elle n’avait été heureusement tranchée par les principaux émigrés lombards, qui, dans l’intérêt de la négociation, demandaient à Cavour de ne point s’occuper d’eux. A la dernière heure, sur le refus du général Dabormida de renoncer à la garantie qu’il réclamait, Cavour était obligé de prendre lui-même le ministère des affaires étrangères pour signer sans conditions, et c’est ainsi que de toutes ces difficultés, de toutes ces délibérations intimes, se dégageait ce traité du 10 janvier 1855 qui liait le Piémont à la France et à l’Angleterre, qu’un envoyé de Prusse à Londres, M. d’Usedom, appelait « un coup de pistolet tiré à l’oreille de l’Autriche. »

Une dernière bataille restait à livrer dans le parlement, et Cavour devait évidemment s’attendre à rencontrer devant lui toutes les oppositions. — Au camp de la droite, cette intervention piémontaise était représentée comme une aventure que rien ne nécessitait, qui pouvait être ruineuse, qui allait exposer le pays à des sacrifices d’argent inutiles et l’armée aux humiliations d’un rôle mal défini, subalterne. Bien mieux, ce que Cavour avait eu tant de peine à conquérir devenait un acte de faiblesse, la rançon forcée de la politique révolutionnaire du cabinet, la conséquence de l’évolution libérale du président du conseil, de son alliance avec le centre gauche, avec le parti de l’action. La France et l’Angleterre, en portant leurs armes en Orient, n’avaient pas voulu laisser derrière elles une possibilité de complication en Italie, elles avaient tenu à lier le Piémont ! Ce traité était de leur part une précaution, une garantie imposée ! — Au camp de la gauche, c’était bien plus étrange encore. On se moquait de l’entrée du Piémont dans ce « concert européen, » où l’Autriche devait être un des principaux « concertans. » Le traité avec les puissances occidentales était une désertion de la cause nationale : « l’alliance, disait Brofferio, est économiquement une grande légèreté, militairement une grande folie, politiquement une mauvaise action ! » Elle devait conduire à l’abandon des principes libéraux. Le parti exalté allait jusqu’à provoquer parmi quelques sous-officiers égarés une protestation où l’on prétendait « qu’aucun gouvernement n’avait le droit de disposer des soldats italiens pour une guerre antinationale, » et où l’on disait : « soulevons-nous, jurons de ne combattre que pour l’unité de l’Italie et pour les peuples qui aspirent à revendiquer leur nationalité ! .. » Les plus modérés, ceux qui prétendaient à l’habileté, se plaignaient qu’on ne s’en tint pas pour le moment à la neutralité, une neutralité armée, qui permettrait de saisir une occasion favorable au milieu des complications dont l’Europe était menacée.

Ni les uns ni les autres ne semblaient comprendre qu’il pouvait y avoir une autre manière de servir l’Italie. Cavour laissait dire, puis, reprenant toutes ces questions, il déroulait sa politique dans des discours animés d’un souffle d’esprit nouveau. Il montrait que la neutralité ne pouvait être qu’un effacement dangereux, que le Piémont était plus intéressé que toute autre nation à arrêter la Russie dans sa marche vers la Méditerranée, et, allant droit au nœud de la situation, il se demandait si l’alliance était nuisible ou avantageuse à l’Italie.

C’était là toute la question. « Nous sommes entrés dans l’alliance, disait-il, sans abdiquer nos sympathies extérieures non plus que nos principes intérieurs. Nous n’avons pas caché notre intérêt pour l’avenir de l’Italie, notre désir de voir son sort amélioré. Mais comment, me dira-t-on, le traité peut-il servir la cause de l’Italie ? Il la servira de la seule manière possible dans la situation actuelle de l’Europe. L’expérience des dernières années et des siècles montre combien peu ont profité à l’Italie les conjurations, les complots, les révolutions, les mouvemens désordonnés. Loin d’améliorer sa condition, ils ont été l’un des plus grands maux qui aient affligé cette belle partie de l’Europe, et cela non-seulement à cause des innombrables malheurs individuels qui en sont résultés, mais aussi parce que ces complots continuels, ces insurrections, ces désordres ont eu pour effet de diminuer l’estime, la sympathie que les autres peuples pouvaient avoir pour l’Italie… Maintenant la condition principale de l’amélioration du sort de la péninsule est de relever sa renommée… Pour cela, deux choses sont nécessaires : il nous faut d’abord prouver à l’Europe que l’Italie a assez de sagesse civile pour se gouverner librement, qu’elle est en situation de se donner la forme de gouvernement la plus parfaite ; il faut en second lieu prouver que la valeur militaire est toujours telle qu’elle était au temps de nos aïeux. Voici sept ans que vous faites beaucoup pour l’Italie. Vous avez montré à l’Europe que les Italiens savent se gouverner avec sagesse… Vous devez faire davantage encore. Notre pays doit prouver de nouveau que ses enfans savent combattre avec valeur sur les champs de bataille. Croyez que la gloire que nos soldats sauront rapporter des rivages de l’Orient fera plus pour l’avenir de l’Italie que n’ont fait toutes les déclamations du monde… » Cavour, en parlant ainsi, en fascinant les chambres par sa patriotique pensée, en enlevant non sans peine un vote disputé, Cavour ne se dissimulait pas d’ailleurs qu’il jouait une redoutable partie. Il l’avait écrit à un ami en venant de signer le traité : « J’ai pris sur ma tête une responsabilité terrible. N’importe, arrive ce qui pourra, ma conscience me dit que j’ai rempli un devoir sacré ! »

Plus d’une fois, à partir de ce moment, à dater de ce jour d’avril 1855 où La Marmora, avec ses 15,000 Piémontais, cinglait vers la Crimée, plus d’une fois Cavour se sentait ému de cette responsabilité qu’il avait prise. La petite armée se montrait sans doute aussitôt digne de figurer à côté des alliés devant Sébastopol, et même elle avait l’instinct qu’elle était là pour une grande pensée. A un pauvre soldat qui se débattait dans la boue d’une tranchée, un jeune officier disait gaîment : « Ne fais pas attention, c’est avec cette boue que se fait l’Italie ! » Cavour ne passait pas moins par les plus vives émotions, d’autant plus que dès son arrivée, avant de combattre les Russes, le petit corps piémontais avait à se mesurer avec un autre ennemi, avec les maladies, avec le choléra. Le fléau frappait à coups redoublés dans le camp piémontais. A un moment de l’été, les nouvelles funèbres se succédaient à Turin. C’étaient le major Cassinis, Victor de Saint-Marsan, un Casati, qui périssaient obscurément dans la fleur de la jeunesse. Le frère du chef de l’armée, le général Alexandre de La Marmora, était à son tour enlevé. Aux vérités déjà tristes, la rumeur publique ajoutait ses exagérations, et les prophètes de malheur qui avaient combattu l’expédition triomphaient déjà de ce qu’ils appelaient plus que jamais l’entreprise « insensée. » Cavour suivait les événemens avec anxiété, écrivant à La Marmora : « Nous nous réunissons souvent, et on parle toujours de toi. Nos vœux et nos pensées te suivent dans la campagne glorieuse, mais difficile, où ton dévoûment au pays t’a conduit. » Il ne doutait pas du résultat, il commençait à trouver que les jours et les mois étaient longs ; il avait des inquiétudes qu’il épanchait familièrement, un dimanche, sous les arbres de Santena, où il était allé avec sir James Hudson, Rattazzi, Minghetti, Massari. « Je le savais, disait-il ; quand j’ai conseillé au roi et au pays cette grande entreprise, je pensais bien que nous rencontrerions de grosses difficultés, que nous aurions de dures épreuves ; mais cette guerre que nous font les maladies m’alarme : c’est une méchante complication. Il ne faut pourtant pas se décourager. Maintenant que nous nous sommes jetés à corps perdu dans la lutte, il est inutile de regarder en arrière. Je sais que Rosmini, en mourant, a exprimé le pressentiment que les puissances occidentales vaincraient. Je l’espère, moi aussi, je le crois. C’est égal, nous traversons une mauvaise phase. » Et ceux qui l’écoutaient remarquaient chez lui ce dramatique, ce patriotique conflit de l’inquiétude de l’homme sérieux et de la confiance qui ne l’abandonnait jamais.

Cavour touchait réellement, ce jour-là, à ce moment unique de la vie où tout dépend d’un événement heureux ou malheureux, où un ministre qui a joué avec la fortune n’a d’autre alternative que d’être perdu et honni comme un aventurier ou d’être un grand homme. Eût-il échoué, il est vrai, ce qu’il avait tenté n’avait rien de vulgaire et n’aurait pu en aucun cas passer pour une aventure ; mais il était de ceux qui réussissent parce qu’ils savent mériter de réussir, parce qu’ils joignent la sûreté à la hardiesse dans leurs combinaisons, et, lorsqu’il semblait lui-même encore incertain, il était sur le point de voir sa politique sortir victorieuse de l’épreuve, recevoir coup sur coup toutes les satisfactions, toutes les consécrations du succès.


III

La première satisfaction était cette simple et laconique dépêche que Cavour recevait le lendemain de la bataille du 16 août 1855 : « Ce matin, les Russes ont attaqué les lignes de la Tchernaïa avec 60,000 hommes. Notre mot d’ordre était roi et patrie. Vous saurez ce soir par le télégraphe si les Piémontais étaient dignes de se battre à côté des Français et des Anglais… Nous avons eu 200 morts. Les dépêches françaises diront le reste. » Le Piémont se sentait aussitôt soulagé du poids de toutes les craintes, il saluait la bonne nouvelle d’un élan d’orgueil patriotique. Cavour, quant à lui, était aussi heureux du succès de La Marmora que de ses propres succès. La brillante conduite de l’armée et de son chef ne justifiait pas seulement le traité, elle donnait raison au président du conseil contre tous ceux qui l’avaient accusé d’avoir négligé de fixer diplomatiquement la position du général piémontais au milieu des forces alliées. Cavour n’avait rien négligé, il avait montré tout simplement une confiance que lui imposait une situation délicate et qui cachait en réalité un grand bon sens. Il s’était dit que, si l’armée, comme on l’espérait bien, restait digne d’elle-même et du pays, son général aurait naturellement la position qu’il aurait su se faire, que personne ne songerait à lui refuser, et que, dans un cas contraire, toutes les stipulations diplomatiques ne serviraient à rien. Il avait compté sur l’armée et sur La Marmora, il avait la joie de se voir justifié. L’armée faisait la meilleure figure dans le grand conflit, et La Marmora, par ses qualités militaires, par son esprit de commandement, n’avait eu aucune peine à prendre sa position parmi les généraux alliés de Crimée, comme il avait un peu plus tard sa place dans un grand conseil de guerre réuni à Paris. Le résultat militaire qui entrait dans les calculs de l’intervention piémontaise, se trouvait acquis par le courage des combattans de la Tchernaïa et par l’attitude de leur chef, de celui en qui lord Clarendon voyait la tenue « d’un soldat, d’un gentilhomme et d’un homme d’état. »

La seconde satisfaction pour la politique de Cavour était le voyage que le roi Victor-Emmanuel faisait à Paris et à Londres aux derniers mois de 1855, et qui montrait déjà ce que le Piémont avait gagné en peu de temps. Le Piémont, au lieu de rester un obscur et modeste état perdu au pied des Alpes, montait sur la scène européenne ; il faisait parler de lui. Victor-Emmanuel était reçu partout en souverain d’un petit royaume qui avait su prendre une grande résolution. Paris lui créait une sorte de popularité ; à Londres, on fêtait en lui non-seulement l’allié de Crimée, mais encore le souverain constitutionnel, le prince loyal, qui savait faire du Piémont « une petite Angleterre en Italie. » Victor-Emmanuel était accompagné dans son voyage par d’Azeglio, à qui Cavour avait réservé une mission particulière. « Sa présence, disait-il gaîment, est nécessaire pour prouver à l’Europe que nous ne sommes pas infectés de la lèpre révolutionnaire. » Et d’Azeglio se prêtait à son rôle avec la bonne volonté et la délicatesse d’un patriotisme qui ne savait pas se refuser. Cavour lui-même naturellement était aussi du voyage, des fêtes, des ovations. Il se retrouvait à Paris, qu’il n’avait pas revu depuis 1852 et où il reparaissait en négociateur de l’alliance avec la France, en ministre tout-puissant et heureux, en personnage politique recherché et séduisant. Il passait des Tuileries, où il avait affaire aux maîtres du jour, chez Mme de Circourt, où il se rencontrait avec des représentans des partis vaincus. « Depuis six heures du matin jusqu’à deux heures après minuit, écrivait-il, je suis toujours en mouvement ; je n’ai jamais eu une vie si agitée, et jusqu’ici avec peu de fruit ; patience ! .. Le roi est fort bien et de la meilleure humeur. Aujourd’hui grande revue, demain bal à l’Hôtel de Ville, et jeudi départ. J’envoie à Cibrario le programme du séjour en Angleterre : il n’est pas divertissant. Quand je ferai valoir mes droits à la pension de retraite, j’espère que le voyage actuel me sera compté comme une campagne… J’ai vu Thiers, il approuve la guerre, mais il voudrait maintenant la paix. Il désespère de son parti et presque du régime parlementaire. Cousin s’est fait fusioniste… Je me suis trouvé avec Montalembert, et, malgré le peu de sympathie réciproque, nous nous sommes serré la main. J’ai vu aussi le nonce, à qui j’ai dit que nous désirerions un accord sur la base du système français ; il a fait semblant de ne pas comprendre… » Cavour voyait beaucoup de monde, il voyait tous les mondes parisiens, et même il regrettait parfois de ne pouvoir se dérober au tourbillon officiel des visites et des réceptions pour aller le soir s’égayer au spectacle des « nymphes de ballet. » A travers toutes les diversions cependant, il ne se détournait pas de l’essentiel, de l’objet fixe de ses préoccupations, et c’est alors, dans ses entretiens avec l’empereur Napoléon III aux Tuileries, que pour la première fois il entendait une parole destinée à être le prélude de bien des événemens : « que peut-on faire pour l’Italie ? » Ce n’était peut-être encore qu’un mot banal, un vague témoignage de sympathie ou de courtoisie ; mais celui qui recueillait ce mot, au mois de décembre 1855, n’était pas homme à le laisser tomber, et si le voyage du roi Victor-Emmanuel à Paris et à Londres ne pouvait porter des fruits immédiats, il restait du moins comme la marque de la situation nouvelle du Piémont. Il ressemblait à une sorte de préparation ou de prologue d’une victoire morale plus sérieuse que la politique de Cavour était sur le point d’obtenir au congrès de Paris, à la faveur des négociations générales qui allaient rendre pour le moment la paix à l’Europe.

Je ne veux que rappeler sommairement les faits. La guerre avait été jusque-là circonscrite en Orient. La prise de Sébastopol, au 8 septembre 1855, avait terminé réellement la campagne de Crimée, et depuis cette sanglante et glorieuse action militaire, l’hiver avait été le prétexte d’une suspension tacite d’hostilités. Il s’agissait maintenant de savoir si la guerre se rallumerait plus violente, sur quel point elle serait portée, quel objectif nouveau elle se proposerait ; et c’est là que tous les intérêts se rencontraient dans un conflit à demi voilé entre les influences pacifiques et les influences belliqueuses. La Russie semblait désormais disposée à payer la rançon de sa défaite par des concessions en Orient. L’Angleterre, qui eût été la moins pressée de déposer les armes, ne pouvait rien sans la France, qui de son côté commençait à incliner vers la paix. L’Autriche, qui n’avait point engagé son armée, qui sentait bien qu’elle serait obligée de se prononcer, l’Autriche redoublait d’efforts pour amener une transaction, — et de tout cela résultait bientôt en effet un armistice avec des préliminaires de paix. Voila la situation.

Évidemment Cavour, dans le fond du cœur, eût désiré la continuation de la guerre ; il voyait dans une extension de la lutte une chance de plus pour l’Italie. L’intervention de la diplomatie était, jusqu’à un certain point, pour lui une déception. Après tout, puisqu’au lieu de la guerre c’était un armistice, il n’avait plus qu’à tirer parti de la paix comme il aurait essayé de tirer parti de la guerre, et à se tenir prêt aux négociations qui allaient s’ouvrir dans ce congrès de l’Europe appelé à se réunir à Paris. Au premier moment, » le choix d’un négociateur avait été une vive préoccupation à Turin ; d’Azeglio était déjà le plénipotentiaire désigné. A vrai dire, les difficultés effrayaient un peu tout le monde, d’autant plus que personne ne voyait bien clair dans cette phase diplomatique qui s’ouvrait. Bientôt on comprenait que Cavour seul pouvait se tirer de toutes ces complications d’une affaire dont il avait été le promoteur et le directeur. Après avoir hésité un instant lui-même, il ne résistait plus, il se décidait à partir pour Paris comme premier plénipotentiaire de Sardaigne, et dès son arrivée, il avait à en finir avec une question des plus graves. Quel serait réellement le rôle du Piémont ? Quelle devait être sa position dans le congrès ? Rien n’avait été décidé. Ce que Cavour avait fait pour le général piémontais en Crimée, il l’avait fait également pour la diplomatie et il le disait ; « Quand le gouvernement du roi a signé le traité d’alliance avec l’Angleterre et avec la France, il n’a pas cru opportun d’établir d’une manière définitive et particulière la condition qui serait assignée à la Sardaigne dans le congrès. Le gouvernement restait persuadé que pour les nations comme pour les individus la considération, l’influence dépendent de la conduite, de la réputation acquise encore plus que des stipulations diplomatiques. » Il comptait sur son esprit de ressources à Paris comme il avait compté sur La Marmora en Crimée, et il ne se trompait pas. Vainement l’Autriche avait essayé de persuader à la France et à l’Angleterre que le Piémont avait pu prendre part à la guerre sans avoir le droit d’être représenté au congrès, qu’il n’était qu’un état de second ordre, un intrus dans les affaires européennes ; l’Autriche n’avait pas réussi. Ni la France, ni l’Angleterre, ni la Russie n’avaient consenti à une exclusion blessante. C’était le prix de la « conduite » du Piémont, c’était aussi une première victoire pour Cavour, qui entrait dans le congrès au même titre que les représentans des plus grandes puissances, et ce jour-là le plénipotentiaire autrichien, le comte de Buol, pouvait craindre, comme il le disait, « d’avoir du fil à retordre. »

La situation ne restait pas moins difficile pour un homme qui, entrant au congrès avec un titre à demi contesté, avait à faire entrer un jour ou l’autre avec lui un personnage plus contesté encore, l’Italie. C’est là que Cavour montrait réellement qu’il était de ceux qui grandissent avec les situations. Placé pour la première fois sur la scène la plus élevée de la politique européenne, mêlé aux affaires les plus considérables en arbitre de la guerre et de la paix, il se trouvait sans effort au niveau de tout. Maître de lui-même, courtois avec tout le monde, patient et fin, il s’effaçait volontiers dans les premières séances du congrès ; il parlait peu, et quand il avait à exprimer son opinion sur toutes ces questions qui s’agitaient, la liberté de la navigation du Danube, la neutralisation de la Mer-Noire, il se prononçait en peu de mots précis et nets, toujours pour la solution la plus libérale. Il ne tardait pas à étonner et à charmer ses collègues par la variété, la justesse et la profondeur d’un esprit que rien ne semblait prendre au dépourvu. Au milieu de cette réunion, où se rencontraient tant d’intérêts divers, des politiques la veille ennemies, d’autres politiques qui s’observaient et se jalousaient, Cavour n’avait pas de peine à démêler le jeu de tous ces courans contraires, à saisir les caractères, les affinités ou les antipathies, et il savait en profiter, ayant toujours soin de ne pas se séparer de la France et de l’Angleterre. Puisqu’on était sérieusement en marche vers la paix, il ne voyait aucune raison d’ajouter aux conditions imposées à la Russie des blessures d’orgueil ou de susceptibilité, et il se montrait d’autant plus facile de forme qu’il voyait l’Autriche plus tenace. Par un contraste singulier, l’Autriche, qui n’avait rien fait, qui n’avait pas du moins sacrifié un homme, restait cassante et raide vis-à-vis de la Russie ; le Piémont, qui avait bravement payé de sa personne, qui avait envoyé ses soldats au feu, gardait une modération parfaite dans la victoire commune des alliés. Cette différence d’attitude entre les représentans de l’Autriche et de la Sardaigne ne manquait pas de frapper les plénipotentiaires russes, et le comte Orlof en savait gré au comte de Cavour. Il y avait entre eux les meilleurs rapports. Le jour où il s’agissait de la neutralisation de la Mer-Noire, le comte Orlof se tournait vers le comte de Cavour et lui disait assez haut pour être entendu : « Le comte Buol parle comme si l’Autriche avait pris Sébastopol ! » Un autre jour, où le plénipotentiaire autrichien insistait au sujet d’une petite cession de territoire qu’un euphémisme diplomatique appelait une « rectification de frontières » du côté de la Bessarabie, le comte Orlof se prenait à dire d’un certain accent à Cavour : « Il ne sait pas, M. le plénipotentiaire d’Autriche, combien de larmes et de sang cette rectification de frontières coûtera à son pays ! » Et le Piémontais ne s’occupait sûrement pas d’adoucir le ressentiment du Russe contre l’Autrichien.

Avant qu’un mois fût écoulé, Cavour avait résolu le problème de faire sa position, de prendre une autorité réelle par la franchise et la bonne grâce de son caractère comme par la supériorité de son esprit, et pendant que le congrès poursuivait son œuvre sur l’Orient, sur la Mer-Noire, le hardi plénipotentiaire du roi Victor-Emmanuel ne perdait pas son temps. A côté des négociations officielles qui allaient être couronnées par le traité de paix du 30 mars 1856, il avait sa négociation à lui. Il multipliait les démarches et les entretiens. Il voyait l’empereur aux Tuileries, lord Clarendon, lord Cowley, les représentans de la Russie, il se ménageait des appuis, des concours ou tout au moins une tolérance bienveillante. Il cherchait un moyen d’introduire en plein congrès cette question italienne qui seule le passionnait, dont il brûlait de se faire le champion devant l’Europe. C’était là vraiment la difficulté !

De question italienne, il n’y en avait pas ; elle n’existait pas officiellement, elle ne pouvait pas se présenter sous une forme diplomatique précise et régulière. Le « principe des nationalités » n’avait pas son plénipotentiaire accrédité ; on ne pouvait pas parler de la domination étrangère : l’Autriche aurait eu trop beau jeu à écarter du premier coup des discussions où le congrès réuni pour s’occuper de la guerre d’Orient n’avait point à entrer. Oui, sans doute ; mais cette situation de l’Italie, toujours si difficile à saisir, avait un point vulnérable : elle était par le fait une violation permanente des traités sur lesquels la diplomatie elle-même avait l’habitude de fonder la paix de l’Europe. Une armée française occupait Rome, et la prolongation indéfinie de cette occupation ressemblait à un témoignage vivant de l’impuissance du gouvernement pontifical à se soutenir par lui-même. Les Autrichiens occupaient les légations depuis 1849 et ne semblaient nullement disposés à quitter Bologne. La domination autrichienne, régulière en Lombardie, s’étendait, par un abus des traités, aux duchés de Modène et de Parme, aussi bien qu’à la Toscane. Le roi de Naples ne pouvait se soutenir que par l’excès des compressions. De là un ensemble de choses violent, incohérent, dangereusement favorable à toutes les menées révolutionnaires, et en définitive menaçant pour le Piémont lui-même. C’est par là qu’on pouvait peut-être saisir cette situation de l’Italie et la ramener à quelques points précis sur lesquels la diplomatie pourrait être appelée à fixer son attention. Cavour ne négligeait rien, et dès son arrivée à Paris il s’était mis à l’œuvre avec une infatigable activité. A la question que lui avait adressée l’empereur Napoléon III, en lui demandant ce qu’on pouvait faire pour l’Italie, le ministre piémontais avait répondu par un mémoire d’une lucidité et d’une vigueur saisissantes. A la veille même de la signature de la paix, le 27 mars, il adressait à ses alliés de France et d’Angleterre une note reproduisant en traits nouveaux la situation de l’Italie, proposant pour les états romains, au moins pour les légations, des combinaisons peut-être irréalisables, mais qui pouvaient être un point de départ. Plus le congrès avançait dans son travail de la paix, plus Cavour redoublait de pressante énergie, comme s’il sentait lui échapper une occasion si chèrement conquise. Il arrivait enfin ! Il avait réussi à mettre en mouvement Napoléon III, à séduire lord Clarendon, à s’assurer tout au moins une certaine neutralité encourageante des Russes. L’empereur se décidait à charger le plénipotentiaire français, le comte Walewski, de mettre le feu à la poudre amassée par Cavour, et c’est ainsi que huit jours après la paix la question italienne éclatait tout à coup en plein congrès de Paris, dans cette séance du 8 avril 1856, où pour la première fois l’Autriche se voyait obligée d’entendre des paroles qui lui annonçaient qu’après la Russie elle aurait peut-être à payer les frais de la plus prochaine guerre.


IV

Séance curieuse assurément et mémorable par les conséquences qu’elle a elles ! Le plénipotentiaire de France, il est vrai, appelait à son aide tous les euphémismes diplomatiques ; il profitait de l’occasion du congrès pour provoquer « un échange d’idées sur différens sujets qui demandaient des solutions et dont il pourrait être utile de s’occuper afin de prévenir de nouvelles complications. » Il mêlait toute sorte de choses, l’occupation de Rome par les troupes françaises, l’occupation des légations par les Autrichiens, la situation du royaume de Naples, l’anarchie de la Grèce et les excès des journaux belges.

En réalité, on savait bien ce dont il s’agissait, et l’Autriche était la dernière à s’y méprendre. Aussi le comte Buol se hâtait-il d’invoquer l’incompétence du congrès et de décliner toute discussion sur les affaires d’Italie. Il se refusait à toute explication, à toute manifestation, et par son attitude même il prévenait jusqu’à la possibilité d’une solution pratique. Il voyait bien d’où venait le coup ; il pouvait jusqu’à un certain point l’éluder officiellement, il ne pouvait plus empêcher l’éclat. Le comte Walewski avait de dures paroles pour le système intérieur du roi de Naples, et il convenait que la situation de Rome, des états romains, réduits à vivre sous la protection étrangère, était parfaitement « anormale. » Lord Clarendon, plus sévère encore pour le roi de Naples, déclarait tout net que le gouvernement pontifical était le pire des gouvernemens, que la condition de la Romagne, placée entre l’état de siège autrichien et le brigandage, était affreuse, et qu’il n’y avait d’autre remède que la sécularisation, des réformes libérales, une administration conforme à l’esprit du siècle. Cavour, à qui on faisait la partie si belle, venait à son tour déclarer que tout ce qu’on disait était vrai et qu’il y avait quelque chose de plus encore ; il montrait que ce qu’il y avait « d’anormal, » ce n’était pas seulement la situation des états pontificaux et de Naples, c’était la situation de la péninsule tout entière, que l’Autriche, étendant son pouvoir du Tessin aux lagunes de Venise, campée à Ferrare et à Bologne, maîtresse de Plaisance, ayant garnison à Parme, détruisait par le fait l’équilibre politique de l’Italie et constituait pour la Sardaigne un véritable danger, « Les plénipotentiaires de la Sardaigne, disait-il en face du comte de Buol, croient donc devoir signaler à l’attention de l’Europe un état de choses aussi anormal que celui qui résulte de l’occupation indéfinie d’une grande partie de l’Italie par les troupes autrichiennes. ». » Ce qu’il disait le 8 avril au congrès, il le confirmait plus énergiquement encore peu de jours après dans une communication à la France et à l’Angleterre, dans une noté du 16 avril où il déclarait qu’on créait au Piémont une condition insupportable, que, si on ne faisait rien, on allait le réduire à l’alternative terrible de se courber comme les autres états italiens sous la prépondérance autrichienne ou de recourir aux armes. « Troublé à l’intérieur, disait-il, par l’action des passions révolutionnaires suscitées tout autour de lui par un système, de compression violente et par l’occupation étrangère, menacé par l’extension de la puissance de l’Autriche, le gouvernement du roi de Sardaigne peut d’un moment à l’autre être forcé par une inévitable nécessité à adopter des mesures extrêmes dont il est impossible de calculer les conséquences… » C’était en un mot le procès de toute une situation, de toute une politique, instruit devant l’Europe par l’homme le plus hardi, et, si tout se réduisait pour le moment à un protocole dénué de sanction, la vivacité avec laquelle la question avait été engagée révélait la gravité croissante des affaires d’Italie.

Cavour n’avait-il espéré rien de plus qu’un protocole de congrès ? Ne se faisait-il pas illusion à lui-même ? Eh ! sans doute, lui aussi, malgré le vigoureux équilibre de son esprit, il a eu parfois ses enivremens dans l’action. Après avoir réussi autant qu’il pouvait réussir pour l’instant, il croyait n’avoir pas fait assez, et à côté de la diplomatie officielle peut-être y avait-il alors pour lui ce qu’on pourrait appeler le chapitre des impatiences, des surexcitations intimes. Cavour, quoique toujours prompt à se contenir à propos, se laissait un peu entraîner, il le sentait lui-même, et en envoyant à Turin le récit rapide de tout ce qu’il faisait ou de tout ce qu’il tentait, de ses agitations d’esprit, il ajoutait aussitôt : « J’espère qu’après avoir lu ceci vous ne me croirez pas atteint de fièvre cérébrale et tombé dans un état d’exaltation mentale ; tout au contraire, je suis dans une condition de santé intellectuelle parfaite. Jamais je ne me suis senti plus calme. Je me suis même fait une grande réputation de modération. Clarendon me l’a dit souvent, le prince Napoléon m’accuse de manquer d’énergie, et Walewski lui-même loue fort ma tenue, mais je suis vraiment persuadé qu’on pourrait, avec des probabilités de succès, avoir de l’audace. »

Le fait est qu’à ce moment, pendant quelques jours d’avril 1856, Cavour roulait dans sa tête toute sorte de projets. Il ne reculait pas devant une guerre immédiate avec l’Autriche, il se flattait même d’entraîner la France et l’Angleterre. Sa diplomatie secrète était vraiment montée à un ton singulier, et il écrivait notamment deux lettres qui sont certes l’expression la plus curieuse de ses préoccupations et même de sa situation au lendemain du congrès. « Hier matin, disait-il dans une de ces lettres, j’ai eu avec lord Clarendon la conversation suivante : — Milord, ce qui s’est passé au congrès prouve deux choses : 1° que l’Autriche est décidée à persister dans son système d’oppression et de violence envers l’Italie ; 2° que les efforts de la diplomatie sont impuissans à modifier son système. Il en résulte pour le Piémont des conséquences extrêmement fâcheuses. En présence de l’irritation des partis d’un côté et de l’arrogance de l’Autriche de l’autre, il n’y a que deux partis à prendre : ou se réconcilier avec l’Autriche et le pape, ou se préparer à déclarer la guerre à l’Autriche dans un avenir peu éloigné. Si le premier parti était préférable, je devrais à mon retour à Turin conseiller au roi d’appeler au pouvoir des amis de l’Autriche et du pape. Si la seconde hypothèse est la meilleure, mes amis et moi, nous ne craindrons pas de nous préparer à une guerre terrible, à une guerre à mort… Ici je m’arrêtai. Lord Clarendon, sans montrer ni étonnement ni désapprobation, dit alors : Je crois que vous avez raison, votre position devient difficile ; je conçois qu’un éclat devienne inévitable, seulement l’heure d’en parler tout haut n’est pas encore venue. — Je répliquai : Je vous ai donné des preuves de ma modération et de ma prudence, je crois qu’en politique il faut être excessivement réservé en paroles et excessivement décidé en actions. Il y a des positions où il y a moins de danger dans un parti audacieux que dans un excès de prudence. Avec La Marmora, je suis persuadé que nous sommes en état de commencer la guerre, et pour peu qu’elle dure, vous serez bien forcés de nous aider. — Lord Clarendon reprit avec une grande vivacité : Oh ! certainement, si vous êtes dans l’embarras, vous pouvez compter sur nous et vous verrez avec quelle énergie nous viendrons à votre aide… » Et Cavour ne doutait pas que, lorsqu’un homme aussi réservé que lord Clarendon parlait ainsi, l’Angleterre ne fût prête à se laisser entraîner à une guerre qui aurait pour objet la libération de l’Italie. Seulement c’est là que commençait son illusion, et peut-être même s’exagérait-il la portée réelle des paroles et des sympathies de lord Clarendon.

Une autre des lettres de Cavour à ce moment racontait une visite à l’empereur, en dépeignant cette vie agitée, cette succession rapide d’impressions, et en éclairant les rapports du plénipotentiaire piémontais avec le plénipotentiaire autrichien, « J’ai vu l’empereur, disait-il, je lui ai tenu un langage analogue à celui dont je me suis servi avec Clarendon, mais un peu moins fort. Il l’a très bien reçu en ajoutant qu’il espérait ramener l’Autriche à de meilleurs conseils. Il m’a raconté qu’au dîner de samedi il avait dit au comte Buol qu’il déplorait de se trouver en contradiction directe avec l’empereur d’Autriche sur la question italienne ; là-dessus Buol est allé chez Walewski pour lui dire que l’Autriche avait le plus grand désir de complaire en tout à l’empereur, qu’elle n’a pas d’autre alliée que la France et que c’est pour elle une nécessité de suivre la même politique. L’empereur paraissait satisfait de cette marque d’amitié et il m’a répété qu’il s’en prévaudrait pour obtenir des concessions de l’Autriche. Je me suis montré incrédule, j’ai insisté sur la nécessité d’avoir une attitude décidée et je lui ai dit que pour commencer j’avais préparé une protestation que je remettrais le lendemain à Walewski. L’empereur a paru hésiter beaucoup, il a fini par me dire : Allez à Londres, entendez-vous bien avec Palmerston, et à votre retour revenez me voir. — L’empereur doit en effet avoir parlé à Buol, parce que celui-ci est venu à moi en me faisant mille protestations sur les bonnes intentions de l’Autriche à notre égard, sur sa volonté de vivre en paix avec nous, de respecter nos institutions, et autres balivernes. Je lui ai répondu qu’il n’avait guère donné de preuves de ce désir pendant son séjour à Paris, que je partais avec la conviction que nos rapports étaient empirés. La conversation a été longue, assez animée, toujours sur un ton d’urbanité et de courtoisie… En nous séparant il m’a serré la main et m’a dit : Laissez-moi espérer que même politiquement nous ne serons pas toujours ennemis. De ces paroles, je conclus que Buol est assez ému des manifestations de l’opinion en notre faveur, et peut-être aussi de ce que lui aura dit l’empereur… Orlof m’a fait mille protestations d’amitié, il a reconnu avec moi que l’état de l’Italie était insupportable… Le Prussien lui-même dit du mal de l’Autriche. Au bout du compte, si l’on n’a rien gagné pratiquement, devant l’opinion publique la victoire est entière… »

Jusqu’où allait réellement cette pensée, cette velléité de guerre immédiate dont Cavour avait un instant paru se flatter ? Évidemment elle ne pouvait aller bien loin. Elle n’était pas encouragée à Paris, et, dans ce voyage à Londres que lui conseillait l’empereur, Cavour ne tardait pas à s’apercevoir qu’il n’y avait rien à espérer. Un accueil gracieux de la reine et du prince Albert, qui lui témoignaient un intérêt un peu platonique pour les affaires d’Italie, une invitation à une revue navale, des protestations de sympathies des tories comme des whigs pour le régime constitutionnel piémontais, tout cela, il le trouvait à Londres ; au-delà il trouvait les Anglais peu échauffés pour la question nationale. Le fait est qu’il pouvait à peine voir lord Palmerston, et que l’entretien qu’il avait eu à Paris avec lord Clarendon ne se renouvelait pas à Londres. Cet esprit si ferme revenait bien vite à la vérité pratique, au sentiment des circonstances ; mais, si cette guerre qu’il avait prématurément rêvé de rallumer au lendemain d’une paix si récente, n’était pour le moment qu’une illusion, s’il ne pouvait avoir tout ce qu’il voulait, ce qu’il avait réellement obtenu ne restait pas moins très sérieux et singulièrement encourageant. Que fallait-il donc de plus ? Le Piémont venait de mêler ses armes aux armes des premières nations du monde, et il avait effacé le souvenir pénible de sa défaite ; il avait montré au feu des grandes batailles ce qu’un des chefs français, Bosquet, appelait « un bijou d’armée. » Il venait de s’asseoir autour du tapis vert d’un congrès, à côté de la France, de l’Angleterre, de la Russie, de l’Autriche, de la Prusse, et il avait tenu son rang. Il s’était fait Européen et il avait prouvé que l’importance d’un pays se mesure à l’habileté, à la vigueur plus encore qu’au territoire. Il avait conquis le droit de toucher aux questions défendues, de parler pour l’Italie, de se constituer le plénipotentiaire de l’Italie.

Tout cela était le prix d’une politique menée avec autant de suite que de résolution, et lorsque Cavour, rentrant à Turin après le congrès, rencontrait devant lui les oppositions qui l’avaient assailli avant le départ pour l’Orient, qui se plaisaient à le harceler encore en lui demandant ce qu’il avait gagné, il pouvait répondre avec une certaine tranquillité : « On n’est pas arrivé, il est vrai, à des résultats bien positifs ; mais on a gagné, je crois, deux choses : en premier lieu, la situation malheureuse et irrégulière de l’Italie a été dénoncée à l’Europe, non par des démagogues, par des révolutionnaires exaltés, des journalistes passionnés, mais par les représentans des premières puissances de l’Europe, par les hommes d’état qui gouvernent les plus grandes nations, habitués à consulter la raison bien plutôt qu’à suivre les mouvemens du cœur. En second lieu, ces mêmes puissances ont déclaré qu’il était de l’intérêt non-seulement de l’Italie, mais de l’Europe, d’apporter un remède aux maux de l’Italie. Je ne puis croire que les jugemens émis, que les conseils donnés par des puissances telles que la France et l’Angleterre, puissent demeurer longtemps stériles… Les vues qui nous ont guidés dans ces dernières années nous ont fait faire un grand pas. Pour la première fois dans le cours de notre histoire, la question italienne a été portée et discutée devant un congrès européen, non pas comme autrefois à Laybach et à Vérone, afin d’aggraver les maux de l’Italie et de lui river de nouvelles chaînes, mais dans l’intention hautement proclamée de chercher un remède à ses maux et de faire connaître la sympathie des grandes nations envers elle. Le congrès est fini, la cause de l’Italie est portée maintenant devant le tribunal de l’opinion publique. Le procès pourra être long, les péripéties seront peut-être nombreuses… Nous en attendons l’issue avec une entière confiance… » Ainsi il parlait devant la chambre à sa rentrée à Turin.

Ce que le Piémont avait gagné éclatait à la lumière du jour. C’était le crédit moral et diplomatique dont il pouvait maintenant se servir, c’était la liberté de sa politique libérale et nationale même en face de l’Autriche, pour qui cette politique restait une menace permanente. Le Piémont avait fait acte d’initiative, de virilité et d’indépendance en se jetant à propos dans la grande mêlée.

Cavour, quant à lui, sortait évidemment de toutes ces affaires avec un prestige singulier. Il avait d’un seul coup conquis sa place d’homme d’état. Il s’était fait connaître de l’Europe, il avait prouvé à tous qu’il était de ceux avec qui il faut compter et sur qui l’on peut compter, que chez lui la hardiesse n’excluait pas la mesure, la discrétion et la finesse, que, s’il ne reculait pas au besoin devant le rôle « d’enfant terrible, » comme il le disait, il avait aussi, quand il le fallait, la prudence la plus réfléchie. S’il avait joué, il avait gagné la partie. Il s’était créé des sympathies, presque de la popularité, parmi les Anglais ; il avait surtout réussi à entrer fort avant dans la confiance de l’empereur Napoléon III, et avec les Russes il restait dans des termes de cordialité tels que M. de Stackelberg, envoyé par le tsar à Turin, pouvait lui dire : « Nous avons, monsieur le comte, des sympathies communes, nous avons des inimitiés communes : c’est plus qu’il n’en faut pour établir entre nos deux pays une bonne et solide amitié. » Dans le Piémont même, Cavour avait un ascendant presque illimité. Il ne pouvait certes empêcher le comte Solar della Margherita, l’ancien ministre de l’absolutisme, de le trouver fort révolutionnaire avec le pape, avec tous les princes italiens, même avec l’Autriche, et l’impétueux Brofferio de le trouver trop réactionnaire, trop diplomate. La masse de l’opinion voyait avec un orgueil tranquille en lui le représentant du Piémont relevé, agrandi, et à son retour à Turin il était reçu avec des effusions patriotiques. Dans le reste de l’Italie, la politique de Cavour avait produit peut-être plus d’effet encore que dans le Piémont lui-même : elle apparaissait par degrés comme l’inauguration d’une ère nouvelle. L’aimable Poerio, qui était alors aux galères du roi de Naples et dont la captivité était certes la justification la plus éclatante de tout ce qu’on avait pu dire au congrès de Paris sur le système napolitain, Poerio disait plus tard : « Quand j’appris l’alliance, pour la première fois je sentis s’alléger le poids de ma chaîne. » De Milan, de Côme, de Naples et de Rome même, des adresses arrivaient à Cavour, et les Toscans lui envoyaient un buste en marbre avec une inscription dantesque : « à celui qui sut la défendre à visage découvert ! » Et c’est ainsi qu’en peu d’années un homme, un grand libéral, arrivait à ce point où, appuyé sur son petit Piémont, salué par les Italiens, déjà renommé en Europe, il pouvait voir les premiers fruits d’une politique réparatrice, de ce qu’il avait appelé la politique « de l’action et du progrès. » Ce n’était que le premier acte du drame national conduit désormais, non plus, par le génie incohérent de la révolution, mais par le génie des combinaisons, au dénoûment à peine entrevu encore dans l’avenir, — la libération définitive de l’Italie.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.