Le Congo français et l’État Indépendant

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Le Congo français et l’Etat Indépendant
Comte Henry de Castries

Revue des Deux Mondes tome 148, 1898


LE CONGO FRANÇAIS
ET L’ÉTAT INDÉPENDANT[1]

Dans un important rapport sur les entreprises de colonisation, rapport qui sera soumis prochainement à l’approbation du Parlement, M. Pauliat, sénateur du Cher, a été amené à faire une étude complète du problème colonial en France. C’est une œuvre solide et positive, pleine de ce bon sens et de cet esprit pratique, si rares chez nos législateurs, et qui restera, quel que soit le sort réservé au projet de loi dont il est le préambule. Passé glorieux, présent stérile, avenir compromis, telle est l’impression qui se dégage de cette consciencieuse enquête. La Monarchie avait doté la France d’un puissant empire d’outre-mer ; mais elle dut l’abandonner, morceaux par morceaux, à la fin du siècle dernier, pour solder les fautes de sa politique européenne. Sur la Révolution pèse une autre responsabilité ; c’est à ses lois et à ses doctrines qu’il faut attribuer l’atonie complète des facultés colonisatrices qui nous avaient fait essaimer autrefois dans le monde entier.

Parmi les causes de notre inertie coloniale qui sont imputables à la Révolution, M. Pauliat signale très justement nos lois successorales supprimant la faculté de tester, le libre accès aux carrières industrielles et libérales, le fonctionnarisme et l’enseignement secondaire. Fort heureusement ces causes, qui ont eu jusqu’à ce jour une désastreuse influence, ne produisent plus les mêmes effets et perdent chaque jour de leur importance. Les fortunes morcelées, émiettées par des partages successifs, ne peuvent plus dispenser les générations qui s’élèvent de la lutte pour la vie. Le règne de la petite industrie, inauguré par la Révolution, qui supprima le monopole des maîtrises, touche à sa fin : les petits artisans et les petits fabricans succombent sous la concurrence des machines et de la grande industrie ; le commerce de détail agonise. Quant au fonctionnarisme, ce minotaure qui dévore tant d’activités et d’énergies privées, le monstre est repu. Notre enseignement secondaire, ce moule uniforme où l’on a voulu couler toutes les intelligences pour transformer des organismes vivans en de véritables abstractions, est attaqué aujourd’hui par les universitaires les plus qualifiés, et la création de l’enseignement dit « moderne » est un premier pas dans la voie des réformes. D’où vient donc, puisque les causes principales de notre passivité ont perdu leur influence nuisible, que nous n’ayons pas repris nos anciennes aptitudes coloniales ? D’où vient cette étonnante impéritie qui nous empêche encore de mettre en valeur notre domaine d’outre-mer, reconstitué par la troisième République ? Quel vice de nos institutions enlize encore nos volontés et nos énergies ? Il n’est pas besoin d’une longue observation pour le découvrir. Le mal a sa source dans cette centralisation à outrance qui, entre tant d’autres méfaits, a voulu faire de l’Etat le seul instrument décolonisation et qui a cru remplacer avantageusement par une Administration coloniale la féconde et intarissable activité de l’initiative privée. Un régime centraliste et autoritaire, ennemi des initiatives individuelles et sans cesse occupé à les comprimer, a fini par fausser notre caractère et nos mœurs, et nous a rendus inhabiles à ces entreprises coloniales que nous voyons, au contraire, prospérer chez les nations possédant des institutions plus larges et plus souples et où l’on donne un libre essor à toutes les activités.

Le cadre d’un rapport parlementaire ne permettait pas à M. Pauliat de plaider, par de nombreux exemples, la cause de l’initiative privée sur le terrain colonial : il eût fallu refaire l’histoire de toutes nos anciennes colonies. Ce n’est pas cette œuvre que je me propose d’entreprendre ; mais, sans remonter dans le passé, il y a dans le présent un exemple si merveilleusement choisi pour illustrer cette thèse qu’il m’a semblé intéressant de m’y arrêter. Le Congo Français et l’Etat Indépendant sont deux domaines africains (on ne peut pas dire deux colonies, puisque l’Etat Indépendant n’a pas en droit de mère patrie) ouverts en même temps aux entreprises européennes et placés dans les mêmes conditions géographiques et économiques. Le premier est l’œuvre d’un gouvernement faisant de la politique coloniale ; le second est une entreprise, royale il est vrai, mais exclusivement d’ordre privé. De l’histoire impartiale de ces deux domaines, il sera facile de dégager des conclusions sur le mode de gestion appelé à les mettre en valeur, sans qu’il soit nécessaire d’interrompre cette étude pour insister sur une comparaison qui s’imposera naturellement aux esprits[2].


I

Les conditions géographiques et économiques, comme nous venons de le dire, étaient les mêmes pour le Congo Français et pour l’Etat Indépendant. Rappelons quelles étaient ces conditions.

L’immense bassin du Congo occupe à lui seul tout le centre de l’Afrique, à laquelle il donne son aspect particulier ; sa configuration est celle du continent noir tout entier, et il est nécessaire d’en bien connaître les traits caractéristiques, car elle explique l’évolution économique des grands bassins africains, évolution si lente jusqu’à ces dernières années, et qui a pris tout à coup une allure si rapide. Supposez qu’une assiette renversée, chargée de sucre à sa partie supérieure, soit placée dans le voisinage d’une fourmilière ; quelques fourmis aventureuses, à tempérament d’explorateur, en feront aussitôt le tour pour reconnaître les fêlures et les parties ébréchées qui sont tout indiquées comme voies d’accès, puis résolument elles s’élanceront sur la pente rapide et glissante. Après bien des chutes pénibles, les voici arrivées près de la partie supérieure ; mais là les attend une nouvelle épreuve ; un soulèvement abrupt entoure le plateau, formant une barrière formidable ; il faut un suprême effort pour escalader ce dernier obstacle et atteindre le sucre tant convoité. Les tenaces fourmis, récompensées de leurs peines, emportent des charges énormes. Hélas ! tous les périls de l’aller se retrouvent au retour ; il faut déposer la majeure partie du précieux fardeau pour opérer la dangereuse descente et quand, après de nouveaux et pénibles efforts, elles sont enfin de retour à la fourmilière, c’est à peine si elles rapportent quelques parcelles infimes de la matière sucrée.

Cette comparaison familière rend si bien compte de la configuration du continent africain et de son histoire économique, qu’il est à peine besoin d’y ajouter quelques explications. L’assiette renversée, c’est l’Afrique en général et le bassin du Congo en particulier. Le littoral africain, aux rares échancrures, était un premier obstacle à la pénétration du continent noir ; les navigateurs durent en faire plusieurs fois le tour avant de découvrir des voies d’accès vers l’intérieur. Si l’on tente de remonter les fleuves, on se heurte à de nouvelles difficultés. Tandis que les vallées s’ouvrent généralement plus larges et plus faciles, à mesure que l’on se rapproche de l’embouchure des fleuves, c’est dans le voisinage de la mer que les vallées africaines sont le plus resserrées, le plus tortueuses, le plus impraticables à la navigation, le plus difficiles à la marche. Des terrasses abruptes, disposées en étages et alignées suivant une direction parallèle à la côte et transversale par rapport aux cours des fleuves, séparent leur bassin maritime de leur bassin intérieur. Tous les cours d’eau de l’Afrique viennent se heurtera cet obstacle, et le Congo, qui nous occupe spécialement, n’arrive à son large estuaire qu’après avoir été arrêté trente-deux fois, sur un parcours de 380 kilomètres, entre le Stanley-Pool et Matadi.

Cette région des cataractes et des rapides était figurée par la pente glissante de l’assiette que les fourmis gravissaient si péniblement. Le ressaut lui-même de l’assiette, ce dernier obstacle qui leur paraissait infranchissable, se retrouve dans le bassin du Congo, où une arête plus élevée et plus difficile ferme l’accès du plateau central. Cette arête une fois franchie, on se trouve sur la plaine africaine, s’étendant jusqu’au lac Tanganika et mesurant quinze degrés de longitude. C’est là que le Congo majestueux écoule paisiblement ses eaux limoneuses, entre des rives espacées parfois de 40 kilomètres, nappe immense que les noirs appellent « la grande eau » ; c’est là que viennent confluer ces rivières innombrables représentant avec l’artère principale 18 000 kilomètres[3] de voies fluviales navigables aux vapeurs ; c’est là que se trouvent le caoutchouc et l’ivoire, dont le commerce, affranchi des entraves de la nature et des hommes, donnerait des bénéfices incalculables ; c’est dans cette plaine au sol fécond que croissent spontanément le palmier élaïs (dont on tire l’huile de palme), le bananier, le manguier, etc. ; que sont cultivés par les noirs le manioc, les arachides, le sésame, le riz ; et il faut ajouter à ces plantes celles introduites avec le plus grand succès par les Européens : café, cacao, coton, tabac. Champ immense pour l’activité commerciale des deux mondes et que cependant aucune nation civilisée n’avait encore exploité, défendu qu’il était contre leurs entreprises par une barrière réputée infranchissable.

Les premiers Européens qui, arrivant en amont des rapides, ont vu les richesses spontanées de cet immense plateau, sillonné dans tous les sens par des cours d’eau navigables, ont dû croire leur fortune faite ; ils ont entassé dans les pirogues défenses d’éléphans, caoutchouc, copal, huile de palme, et ont descendu le fleuve avec une armée de pagayeurs. Rapidement, ils ont atteint le Stanley-Pool ; mais là ont commencé les désillusions et les découragemens. Telles les fourmis chargées de sucre et retrouvant au retour le ressaut circulaire de l’assiette et les difficultés de la descente. En aval du Pool, le Congo s’engouffre dans une faille étroite et descend par un gigantesque escalier de trente-deux marches vers son bassin maritime. Toute navigation continue y est impossible et le seul mode de transport jusqu’à Matadi, où commence le bassin maritime du fleuve, est le portage, transport à des ou plutôt à tête d’homme qui revient au prix de 1 200 francs la tonne, chaque homme ne pouvant porter qu’une charge de 30 kilogrammes[4]. Quel bénéfice reste-t-il entre les mains du malheureux trafiquant obligé de supporter de pareils frais de transport ? Aussi, les seuls produits de l’intérieur arrivant à la côte étaient ceux dont la valeur élevée n’était pas absorbée par le portage, comme l’ivoire, ou ceux qui se transportaient eux-mêmes, comme les esclaves.

Le problème économique du Congo, qui est celui de l’Afrique centrale se dégage facilement de cet exposé ; il peut s’énoncer ainsi : supprimer la région des chutes en créant une voie de communication entre le Stanley-Pool et le bas fleuve, et relier ainsi le bassin navigable du Congo à son bassin maritime. On comprend également la très grande importance du Stanley-Pool ; ce lac, situé en amont des grandes cataractes et en aval du réseau navigable du Congo, est l’aboutissement obligatoire de toutes les voies commerciales du plateau intérieur. La France est établie sur sa rive Nord à Brazzaville et l’État Indépendant sur sa rive sud à Léopoldville.

Le Congo, épanouissant son réseau fluvial au centre de l’Afrique, commande géographiquement les principaux bassins de ce continent. Par le Kassaï et le Loualaba au sud, il donne accès dans la vallée du Zambèze. À l’est, par la Loukouga, émissaire du Tanganika, il atteint les régions des grands lacs africains. L’Ouellé et le Mbomou ouvrent au nord-est la route du Nil ; ces deux rivières sont les têtes du puissant Oubanghi, le premier comme importance des affluens du Congo ; ce jumeau du grand fleuve et son prolongement contestable[5], le Mbomou, séparent nos possessions de*celles de l’Etat Indépendant. C’est cette artère qu’a suivie la mission Marchand dans sa marche vers le Nil. — Dans un récent article, le Daily Graphie espérait que nos vaillans compatriotes seraient ou mangés par les indigènes ou massacrés par les Mahdistes. Mais la mission Marchand, arrêtée pendant un an sur le Mbomou pour la concentration de son personnel et de son matériel, a dépassé le Bahar-el-Ghazal et a très probablement à l’heure actuelle atteint le Nil à Fachoda.

Vers le nord, le bassin du Congo est à peine fermé par un des de pays, et les débouchés sont faciles sur le Darfour, sur le Ouadaï et sur la région du Tchad. Les derniers affluons que reçoit le Congo sur sa rive droite avant de s’engouffrer dans la région des chutes sont trois rivières françaises, la Sangha, la Likouala et l’Alima.

Il faudrait, pour animer cette esquisse géographique, de grands paysages représentant la nature étrange de ces contrées. C’est d’abord la région des savanes aux graminées gigantesques, avec ses arbres disposés en bouquets ou alignés le long des cours d’eau, région que les explorateurs comparent à un parc ; puis, au centre de la plaine africaine, entourée par la zone des savanes, l’immense forêt équatoriale presque impénétrable au soleil, luxuriante d’une végétation dense et humide. Ces sites magnifiques ont arraché à l’utilitaire et dur Stanley un cri d’admiration qui est un véritable hymne à la nature tropicale. « Pays enchanteur, à quoi pourrai-je comparer le charme sauvage de ta nature libre et féconde ? L’Europe n’a rien qui puisse te ressembler. Ce n’est que dans la Mingrélie et dans l’Inde que j’ai trouvé ces rivières écumantes, ces vastes forêts aux rangées solennelles de grands arbres, dont les colonnes droites et nues forment ces longues perspectives que vous avez ici. Et quelle puissance, quel luxe de végétation ! La terre est si généreuse, la nature si séduisante qu’on s’attache à toi en dépit des effluves mortels qui se dégagent de ton sol. »

Il faudrait aussi, dans quelque estampe suggestive, représenter le Congo, « la grande eau », ce fleuve de 40 kilomètres de large, tout parsemé d’îles boisées et que notre imagination a peine à concevoir. Brazza demeure anéanti par l’émotion lorsqu’il arrive la nuit pour la première fois sur ses bords. Le grand explorateur, le visage brûlé par le soleil, réduit par la fièvre et les privations à la dernière maigreur, pieds nus, le corps vêtu de lambeaux, marchait nuit et jour avec une indomptable énergie à la recherche du grand fleuve que les indigènes, depuis quelques jours, lui avaient dit être peu éloigné. « Plusieurs fois égaré, raconte-t-il, me croyant perdu, je commençais à menacer mon guide, lorsque, à 11 heures du soir, après une dernière marche forcée, ma vue s’étendit tout à coup sur une immense nappe d’eau dont l’éclat argenté allait se fondre dans l’ombre des plus hautes montagnes. Le Congo, le mystérieux fleuve, venant du nord-est, apparaissait comme l’horizon d’une mer et écoulait majestueusement à mes pieds ses flots miroitans, sans que le sommeil de la nature fût troublé par le bruit de son tranquille courant. »


II

Pour bien apprécier l’importance du vaste champ ouvert dans l’Afrique centrale à l’activité commerciale des nations civilisées, pour comprendre ce fait économique qui équivaut à la découverte d’un monde, il est nécessaire de dire quelques mots des principaux produits de cette région du Congo, connue surtout en France par les obsédantes réclames d’un marchand de savons.

En premier lieu, il faut citer l’ivoire, le plus répandu des produits africains, celui qui, en raison de sa valeur élevée, peut, comme je le disais tout à l’heure, supporter les frais énormes du transport à la côte et donner lieu à des transactions avantageuses. L’éléphant africain est plus grand que son congénère asiatique, et ses défenses ont une valeur commerciale très supérieure ; leur poids varie de 1 livre à 80 kilogrammes et leur longueur de 15 centimètres à 3 mètres[6] ; leur prix moyen est de 30 francs le kilogramme. L’ivoire qui arrive sur la côte atlantique, particulièrement apprécié des acheteurs, est connu en Europe sous le nom d’ivoire d’argent à cause de la propriété qu’il possède de ne pas jaunir à l’air comme celui des Indes ou de la côte orientale d’Afrique. Il y a vingt-cinq ans, avant la découverte du Congo, les deux grands marchés africains pour l’ivoire étaient Zanzibar, pour la région est et Kinsembo, dans l’Angola, pour la région ouest. Sur la côte orientale, ce trafic était fait exclusivement par les traitans arabes, tandis que sur la côte occidentale l’ivoire arrivait sans intermédiaire jusqu’aux factoreries, transporté par des tribus indigènes qui se le passaient de mains en mains. Depuis le développement pris par les entreprises belges dans l’Afrique centrale, la région du Congo occupe la première place pour le commerce de l’ivoire, et tout le stock de défenses recueillies dans le bassin du grand fleuve est concentré presque exclusivement dans le port de Matadi.

Le déplacement du marché africain a eu son contre-coup en Europe où toutes les transactions sur l’ivoire se faisaient autrefois à Londres et à Liverpool ; la Belgique a aujourd’hui dépassé l’Angleterre pour l’importation de l’ivoire, et Anvers est devenu le premier marché du monde pour ce produit exotique. Des enchères trimestrielles y ont été organisées depuis 1888, et elles ont obtenu très rapidement la confiance des acheteurs ; il a été adjugé, à chacune des ventes de 1895, une moyenne de 70 000 kilog. d’ivoire ; ces chiffres ont augmenté depuis cette date. Le temps n’est plus où Pline écrivait que les dents d’éléphans étaient une précieuse matière devant être réservée pour les statues des Dieux. L’ivoire est employé par l’industrie moderne à la fabrication d’objets moins relevés : manches de couteaux, 177 000 kilogrammes ; claviers, 162 000 ; peignes, 91 000 ; billes de billards, 49 000 ; divers, 34 000. Si l’on ajoute à ces chiffres les 121 000 kilog. que consomme l’Inde et les 13 000 qu’importe la Chine, on arrive au total général de 647 000 kilog., qui représente l’approvisionnement annuel du monde. En regard de cette consommation, il faut se rappeler ce fait qu’il n’y a dans le monde entier que trois régions d’ivoire : l’Afrique, les Indes et la Sibérie (où l’on déterre l’ivoire fossile des mammouths). On est alors effrayé du nombre d’éléphans qu’il faut exterminer chaque année pour suffire aux besoins d’un tel commerce et l’on se demande si l’espèce n’est pas menacée d’une rapide disparition[7]. Cette crainte, paraît-il, n’est pas justifiée, du moins pour le présent, à cause du nombre prodigieux de ces pachydermes existant dans le bassin du Congo. Le véridique Livingstone raconte qu’il lui est arrivé une fois d’en compter jusqu’à 800 qui se trouvaient en vue. Le moins véridique Stanley affirme avoir été témoin d’un défilé de 1 500 de ces animaux qui commença à six heures du matin et ne fut terminé qu’à une heure de l’après-midi ; il assure que bien des générations passeront avant que l’ivoire ait disparu de l’Afrique. Parmi les mesures qui contribueront à la conservation de l’éléphant en Afrique, la première consiste à interdire aux noirs l’usage des armes perfectionnées, la seconde est de soumettre la chasse faite par les blancs à une réglementation sévère.

Ce serait une erreur de croire que le commerce de l’ivoire doive toujours conserver l’importance qu’il a aujourd’hui ; lorsqu’une voie de communication aura relié le Stanley-Pool à l’Océan, il ne donnera qu’un bénéfice accessoire, comparé à ceux réalisés sur les autres produits africains et principalement sur le caoutchouc. Le caoutchouc est peut-être la plus grande richesse du Congo ; il tend à supplanter l’ivoire et sera difficilement détrôné par les matières oléagineuses et même par le café et le cacao. On connaît les applications innombrables de ce produit dans l’industrie moderne. Que deviendraient les constructeurs de bicyclettes et d’automobiles, que deviendraient les électriciens s’ils n’avaient pas le caoutchouc ? Les lianes dont on extrait en Afrique cette utile matière ont de 15 à 20 centimètres à la base ; elles se divisent près du sol en plusieurs tiges, qui se subdivisent elles-mêmes, enlaçant les grands arbres, montant, descendant, reprenant racine, et de telle sorte que la même plante s’étend parfois sur des centaines de mètres. Cette végétation sarmenteuse leur donne l’aspect de vignes gigantesques.

Les principaux modes d’exploitation du latex sont l’abatage de la plante ou la saignée au moyen d’une incision peu profonde. Depuis la fondation de l’Etat Indépendant, des mesures énergiques ont été prises pour empêcher la destruction des lianes à caoutchouc par le procédé barbare de l’abatage, et un décret royal, rendu en 1892, a rendu obligatoire l’incision de la plante. Les sociétés commerciales sont tenues de désigner des inspecteurs chargés d’assurer l’exécution de cette mesure dans les territoires qui leur ont été concédés. L’incision doit être pratiquée légèrement, autant pour ménager la plante que pour éviter le mélange du latex avec les sucs du cœur qui renferment des matières volatiles. Quand cette opération est bien faite, les plantes reprennent bientôt assez de vigueur pour supporter une autre incision.

Le latex s’écoule de l’arbre à l’état fluide ayant la densité d’une crème ; exposé à l’air, il se fonce et durcit progressivement. Cette phase de l’exploitation du caoutchouc est la plus délicate, car c’est d’elle que dépend la qualité de la gomme ; il faut que la coagulation du latex se fasse lentement, en emprisonnant le moins possible d’eau et de matières étrangères. Les noirs, pour arriver à ce résultat, emploient un procédé bizarre : ils vont tout nus dans la forêt à caoutchouc, sans emporter le moindre récipient ; ils coupent alors les lianes et, au fur et à mesure que le suc coule, ils le reçoivent dans leurs mains et se l’appliquent sur la peau. La chaleur naturelle de leurs corps et l’exposition à l’air amènent une lente évaporation du latex qui se coagule et forme un enduit pâteux ayant une certaine cohésion. Rentré dans son village, l’indigène se frotte les mains avec du sable pour se racler la peau et en arracher le caoutchouc qu’il pétrit en boules. D’autres fois, les noirs prennent une petite baguette et y enroulent des filamens imperceptibles de caoutchouc, qu’ils tirent de la plante comme on retirerait de la soie de la bouche d’un ver à soie ; ils en forment ainsi des fuseaux ou de véritables pelotons. Les Européens obtiennent la coagulation du latex par la chaleur artificielle ou en traitant la matière avec des réactifs minéraux ou végétaux. Parmi ces derniers, il en est un tiré d’une plante, la Bossanga, qui a été découverte en 1893 et qui est très répandue au Congo. Le latex coagulé par le jus de la bossanga donne un caoutchouc d’une qualité irréprochable et très recherché des acheteurs. Grâce à l’emploi de ce réactif qui est à la portée des noirs, le prix du kilogramme de caoutchouc s’est élevé de 4 fr. 50 à 6 fr. 50.

Outre les lianes gummifères qui croissent spontanément dans le bassin du Congo, l’Etat Indépendant a introduit, à très grands frais, dans ses possessions, les meilleures essences à caoutchouc de l’Asie et de l’Amérique qui commencent à donner de très beaux rendemens. Deux chiffres donneront une idée du prodigieux développement pris par l’exploitation du caoutchouc dans la région du Congo. En 1887, Anvers en importait 30 000 kilogrammes ; en 1896, neuf ans après, l’importation s’élève à 1 493 000 kilogrammes représentant une valeur de plus de sept millions de francs. Ce port vient aujourd’hui en quatrième ligne, après Liverpool, Londres et le Havre, pour le commerce du caoutchouc ; mais la progression constante de son marché, malgré les difficultés de transport dans la région des chutes, lui assurera bientôt la seconde place et, le jour prochain où ces difficultés auront été supprimées, Anvers deviendra le premier marché du monde pour le caoutchouc, comme il l’est déjà pour l’ivoire.

Il ne m’est pas possible de passer en revue, même rapidement, les divers produits qui, en dehors du caoutchouc et de l’ivoire, doivent être les élémens d’un trafic rémunérateur pour les capitaux européens engagés au Congo. Le palmier élaïs, cet arbre merveilleux des tropiques, mériterait à lui seul une étude détaillée. « Aux indigènes, il donne ses feuilles pour couvrir leurs huttes, ses fibres pour tisser des étoffes, son huile qui remplace le beurre, sa sève, délicieux breuvage, son cœur, mangé comme un légume et son fruit, comme un dessert. » A l’Europe, il fournit ses huiles importées annuellement par plusieurs centaines de mille tonnes, et employées dans la savonnerie. Il faut mentionner aussi, parmi les cultures d’avenir introduites au Congo, celles du café, du cacao et du tabac. On ne plante pas moins de 600 000 caféiers par an dans le domaine de l’Etat Indépendant, et tout fait espérer que, dans 25 ans, la production s’élèvera à plus de 26 millions de kilogrammes.


III

Nous allons maintenant quitter le domaine géographique et économique pour faire la genèse du Congo Français et de l’Etat Indépendant. Le premier est l’enfant légitime d’une ancienne colonie française, le Gabon ; le second a une naissance, — je n’irai pas jusqu’à dire illégitime, — mais beaucoup moins régulière. Le Congo Français est l’œuvre de Brazza, œuvre contrecarrée trop souvent par cet esprit étroit et dilatoire qui est, par excellence, celui de notre Administration. L’Etat Indépendant est l’œuvre de Stanley, œuvre qui a eu la bonne fortune d’être comprise, soutenue et dirigée par un souverain, grand par son patriotisme éclairé, mais plus grand encore par sa remarquable intelligence des questions économiques : le roi des Belges, Léopold II.

L’histoire du Congo Français et de l’Etat Indépendant est liée intimement à celle de l’installation en Afrique d’une Puissance d’un genre très particulier : l’Association Internationale Africaine, l’A. I.A., comme on la désigne dans un langage abrégé. Il se produisit en Europe, vers 1874, un grand mouvement africaniste auquel on peut assigner pour cause principale la crise économique amenée par la surproduction industrielle, crise augmentée dans beaucoup de pays par les barrières du système protecteur ; les nations en détresse économique se tournèrent vers l’Afrique comme vers le continent d’où devait leur venir le salut. À cette cause, il faut en ajouter une autre d’importance secondaire, bien qu’elle ait été souvent la seule mise en avant, parce qu’elle était plus humanitaire et plus généreuse : les philanthropes voulurent réprimer définitivement la sinistre institution de l’esclavage et, suivant une belle formule, ouvrir l’Afrique à la civilisation. Le roi des Belges jugea alors le moment favorable pour exécuter le vaste plan politique et commercial qu’il avait conçu bien avant son avènement et qu’il avait appelé dans une brochure retentissante parue en 1861 : le Complément de l’œuvre de 1830. Il voulut assurer à la Belgique un domaine d’outre-mer aussi indispensable à son commerce qu’à son industrie ; se mettant résolument à la tête du mouvement africaniste, il entra en relations personnelles avec les explorateurs, les géographes et les philanthropes et, le 12 septembre 1876, il les réunit à Bruxelles dans son palais, en une conférence internationale et privée, qu’il ouvrit par un discours plein d’habileté dans lequel ses ambitions politiques et commerciales étaient associées aux idées les plus élevées et les plus généreuses.

De la conférence tenue dans le palais royal de Bruxelles est sortie l’Association Internationale Africaine, dont le roi Léopold fut élu président. Un plan d’exploration et de civilisation de l’Afrique centrale y fut décidé suivant un programme humanitaire et scientifique, et en dehors de toute préoccupation de conquête et de commerce. Mais l’Association Internationale Africaine devait perdre bientôt en fait son caractère international ; elle était composée de comités nationaux, au-dessus desquels était constituée une commission internationale chargée de la direction. La plupart des comités nationaux ne purent réunir les fonds nécessaires à l’exécution du programme ; dans d’autres pays, comme la France, l’Italie et l’Allemagne, les sociétés africaines demandèrent des ressources, non à l’initiative privée, mais au budget de leur gouvernement et échappèrent dès lors en partie à l’action de la Commission internationale. La Belgique seule fit exception, et son comité africain, largement alimenté par la cassette royale, se signala par de nombreuses expéditions. Nous retrouverons plus tard cette Association Internationale Africaine et nous étudierons ses différentes transformations ; mais ces explications étaient nécessaires pour bien comprendre l’histoire du Congo français à laquelle nous revenons.

Dans une première exploration de 1875 à 1878, Brazza, parti de Libreville, arriva à l’embouchure de l’Ogooué, remonta ce fleuve et atteignit les vallées supérieures de l’Alima et de la Likouala. Le problème de l’hydrographie africaine était alors loin d’être résolu ; il semblait à Brazza de plus en plus obscur. Où pouvait s’écouler l’important réseau fluvial qu’il avait rencontré au-delà de la ligne de faîte de l’Ogooué ? Sans se prononcer d’une façon affirmative, l’explorateur inclinait à penser que ces cours d’eau s’écoulaient vers l’Est. A son retour en Europe, la pleine lumière se fit dans son intelligence, et le problème lui apparut clairement résolu. Stanley venait de traverser l’Afrique, révélant au monde la plus grande artère fluviale de ce continent, le Congo. Brazza n’hésita plus ; les rivières découvertes par lui étaient des affluens du Congo ; leurs eaux devaient s’infléchir vers le sud et non pas couler vers l’est, comme il l’avait supposé ; il avait donc pénétré, et la France avait pénétré avec lui, dans le bassin du grand fleuve rattaché par son exploration à notre colonie du Gabon.

Pendant son séjour en Europe, en 1879, Brazza fut vivement sollicité par S. M. Léopold II de servir ses entreprises africaines, pour lesquelles le roi s’était déjà assuré le concours de Stanley. Léopold II, toujours président de l’Association Internationale Africaine, venait de fonder à Bruxelles un Comité d’études du haut Congo, société qui faisait en apparence double emploi avec l’Association Internationale Africaine, bien que son programme indiquât plus nettement des visées commerciales. Des deux sociétés, la première devait servir de paravent à la seconde et ce fut pour cet usage que, bien qu’absorbée en fait, l’Association Internationale Africaine ne disparut pas complètement. Sous prétexte d’humanité, de science et de civilisation, on projetait d’établir au Congo, non un comptoir international et franc où la Belgique aurait eu nécessairement la suprématie, mais un véritable monopole commercial au profit de cette puissance. Brazza eut l’intuition de ce vaste plan ; il lui sembla avec raison que le fait d’avoir pénétré dans le bassin du Congo, en partant de notre colonie du Gabon, nous donnait des droits sur le grand fleuve et que celui-ci ne pouvait faire partie tout entier du domaine de l’Association Internationale Africaine ; il déclina donc les offres de S. M. Léopold.

Or Stanley allait repartir pour l’Afrique, non plus en explorateur, mais comme agent du fameux Comité d’études. Brazza n’eut plus qu’une idée : devancer Stanley au Congo et planter le pavillon français sur ses rives. La lutte entre ces deux hommes, servis par une égale énergie, était loin d’être égale ; d’un côté, Brazza, ne disposant pour tout personnel que de quelques Sénégalais, ayant à vaincre les lenteurs administratives et les difficultés que lui suscitent les ministères qui lui ont accordé de parcimonieuses subventions ; de l’autre côté, Stanley, puisant à pleines mains dans la cassette du roi Léopold, recrutant une armée de noirs depuis Zanzibar jusqu’à Sierra Leone, emmenant un matériel énorme et une flottille de steamers démontables. Ce parallèle n’est nullement destiné à exalter le mérite de Brazza et à rabaisser l’œuvre de Stanley ; les résultats atteints par ces deux hommes dans leur marche vers le Congo tiennent du prodige et l’impartialité oblige de les confondre tous deux dans un même sentiment d’admiration. Brazza reprit la route du Gabon au mois de décembre 1879 ; il remonta l’Ogooué et atteignit onze mois après son départ le Congo en amont du Pool. J’ai raconté plus haut son émotion lorsqu’il arriva de nuit en vue de l’immense fleuve. A celle que lui inspirait le spectacle de cette nature grandiose et silencieuse, se mêlait celle très légitime du triomphe : il avait devancé Stanley. Brazza prit possession au nom de la France des deux rives du fleuve qu’il redescendit jusqu’au Pool, ce lac d’une importance capitale où toutes les voies commerciales du plateau intérieur viennent converger ; il fonda sur sa rive nord le poste qui devait recevoir son nom : Brazzaville. C’était le 1er octobre 1880. Brazzaville était la première station européenne créée sur le haut fleuve. Brazza, chemin faisant, avait pris sur les populations noires qu’il avait traversées une très grande influence ; il les avait souvent réconciliées entre elles ; grâce à ses qualités de persuasion, il les avait amenées à comprendre le profit qu’elles pourraient retirer de leurs relations avec nous, et s’il est vrai, comme il l’a souvent répété, que ces peuplades primitives aiment d’abord le drapeau pour celui qui le porte, il avait fait aimer le pavillon français sur son passage. Aussi, les traités qu’il passa avec les chefs indigènes furent gardés avec une fidélité rare en Afrique. Ces dispositions favorables des noirs permirent à Brazza de confier au sergent Malamine et à trois laptots la garde du pavillon français planté sur les bords du Pool. Il descendit le fleuve sur sa rive droite, et le 7 novembre 1880, il rencontra Stanley. L’agent du Comité d’études, au milieu d’une armée de Zanzibarites, s’avançait en conquérant ; il ne conçut qu’une médiocre appréhension des entreprises d’un rival qu’il voyait venir à lui en minable équipage. L’avenir devait lui apprendre à compter avec l’œuvre de ce voyageur en haillons : il allait bientôt constater que les droits de la France sur le Congo étaient établis à tout jamais par la fondation de Brazzaville et qu’une partie du bassin du grand fleuve était soustraite à l’ambitieuse avidité du Comité d’études. La rencontre de Brazza avec Stanley avait eu lieu à Ngoma, en pleine région des chutes. Avant de suivre Stanley remontant le Congo, il nous faut revenir un peu en arrière pour dire quelques mots des débuts de son voyage.

Stanley était arrivé à l’embouchure du Congo le 3 septembre 1879 et avait trouvé à Banana un vapeur belge qui l’attendait chargé de marchandises : il remonta le bas fleuve sans rencontrer de grandes difficultés et fonda la station de Vivi, en février 1880. En amont de ce point, commençait la région des chutes ; c’est là que Stanley eut à soutenir contre les forces de la nature une lutte de Titan qui dura dix-huit mois ; il fallut hisser et descendre le long de falaises de 600 mètres de hauteur les pièces des steamers démontables. Si grandes que fussent les ressources dont il disposait, son énergie et son opiniâtreté furent plus grandes encore. De Ngoma où nous l’avons vu rencontrant Brazza, il dut mettre sept mois pour atteindre le Pool… Ce fut avec une amère déception qu’après tant de difficultés vaincues, Stanley, arrivant sur le lac, aperçut flottant sur la rive droite le pavillon français gardé par le sergent Malamine et ses trois laptots. Les chefs noirs, fidèles à la parole donnée à Brazza, arborant tous nos couleurs, s’apprêtaient à traiter en ennemi l’agent du comité d’études. Malamine le couvrit de sa protection, ce qui fut bien dur à la fierté de l’impérieux explorateur. Après quelques tentatives d’intimidation, Stanley, dépité, quitta la rive droite du Pool et passa sur la rive gauche où, grâce aux intrigues d’un chef noir, il put fonder sur un territoire qui nous avait été cédé la station de Léopoldville ; c’était en décembre 1881, quatorze mois après la création de notre poste de Brazzaville. Deux pavillons devaient flotter dorénavant face à face de chaque côté du Pool : sur la rive droite, le drapeau français représentant notre droit d’accès au haut fleuve ; sur la rive gauche, le pavillon bleu à étoile d’or adopté par l’Association internationale Africaine, conservé par le Comité d’études et qui devait être celui de l’Etat Indépendant. Nul doute que, si Brazza n’eût pas devancé Stanley, le bassin du grand fleuve ne fût entré tout entier dans le domaine du Comité d’études.

Le Congo Français avait été créé par la ténacité de Brazza, triomphant des tergiversations et des maladresses de nos gouvernans ; notre politique fut telle en cette circonstance que plusieurs fois nos rivaux purent croire qu’en France l’opinion publique n’était pas avec l’intrépide explorateur ou se désintéressait de son entreprise ; ironie cruelle pour celui qui avait refusé les offres magnifiques du Comité d’études afin de servir la cause de la pénétration française en Afrique ! Mais la véritable œuvre de Brazza, moins connue que ses premiers voyages d’exploration, est l’extension territoriale qu’il réussit à donner à la nouvelle colonie sans rien coûter à la métropole.

Dans la brousse africaine, comme dans les négociations en Europe, il se montra toujours le plus habile et le plus prévoyant des diplomates. Énigmatique pour les uns, naïf pour les autres, il sut tirer parti de toutes les situations et exploiter, au mieux de nos intérêts, les grandes incertitudes qui régnaient sur des régions à peine explorées et que les congrès prétendaient limiter par des méridiens géographiques ou par des cours d’eau dont on connaissait vaguement les confluens. C’est ainsi que la frontière est du Congo Français, arrêtée primitivement au 17e de longitude est (méridien de Greenwich) par la convention du 5 mai 1885, fut progressivement reculée de vingt-trois degrés vers l’est et atteignit le Nil. A l’ouest, il nous assura la possession de Koundé, marché important de l’Adamaoua, par un coup de maître qui mérite d’être rapporté. Des négociations se poursuivaient depuis des mois entre la France et l’Allemagne pour la délimitation du Kameroun et du Congo Français. Les plénipotentiaires, après de longues discussions soulevées par les prétentions réciproques des deux puissances sur les territoires de la haute Sanga, avaient admis comme limite commune le 15e de longitude est (méridien de Greenwich), quand, par un télégramme venu de Libreville, on apprit tout à coup que Brazza était établi à Koundé. Or Koundé, devenu français en vertu de l’article 34 de la conférence de Berlin, se trouvait être précisément à l’ouest du 15e de longitude. Les plénipotentiaires allemands, tout en reconnaissant nos droits, ne voulurent pas renoncer à leur méridien limite et se contentèrent de l’échancrer à hauteur de Koundé. Telle est l’explication de cette encoche bizarre que l’on remarque sur la limite du Congo Français et du Kameroun. « L’échancrure de Koundé, m’écrivit alors Brazza, c’est ma signature sur la carte d’Afrique. »

Il restait à mettre en valeur la colonie fondée par les découvertes de Brazza et si démesurément agrandie par son habileté diplomatique. C’est ici que se constate toute l’infériorité de la colonisation par voie administrative sur la colonisation par l’initiative privée ; la grande œuvre de Brazza devait rester presque stérile, tandis que l’entreprise de Stanley et de son auguste commanditaire, le roi Léopold, allait atteindre un merveilleux développement. On me permettra de ne pas faire la longue et triste énumération de nos fautes et de les présenter seulement dans une forme impersonnelle et générale qui s’applique, à peu de choses près, à toutes nos colonies. Les initiatives individuelles qui vinrent chercher fortune dans le Congo français, comprimées par une réglementation étroite et inopportune, donnèrent naissance à des conflits administratifs ; ces conflits entraînèrent de volumineuses correspondances vers Paris, d’où doivent venir toutes les solutions et toutes les instructions. Lorsque ces solutions ou ces instructions arrivaient au centre de l’Afrique, les situations s’étaient presque toujours modifiées, d’où échange d’une nouvelle correspondance, et c’est ainsi que les dossiers et les liasses s’entassent dans les cartons du ministère et représentent le seul développement pris par nos colonies. Les échecs de nos entreprises pour la mise en valeur du Congo français ne sont pas plus imputables à Brazza, quoiqu’il ait été démode de les lui attribuer, qu’à nos colons ; notre Administration coloniale doit seule en être rendue responsable. « En raison de ses principes et de son organisation, comme le dit si justement M. Pauliat, elle impose à son personnel aux colonies un rôle, une attitude, et elle les charge d’attributions qui doivent forcément leur aliéner les sympathies et leur valoir l’hostilité des colons qui ont affaire à eux. »


IV

Ce qui assura la réussite des entreprises belges au Congo, ce fut qu’elles échappèrent aux complications des machines gouvernementales trop minutieuses, et aux délibérations des assemblées parlementaires. Elles ne relevèrent pas d’une Administration coloniale, mais furent uniquement dirigées par le roi Léopold, assisté de quelques auxiliaires judicieusement choisis. Ce que le roi des Belges arriva à réaliser si rapidement en Afrique par sa hardiesse de conception, par son initiative, par ses spéculations audacieuses, par sa prévoyance et sa persévérance, il est hors de doute qu’aucun État constitué sur les bases du droit politique moderne n’aurait pu l’obtenir. De 1881 à 1884 les expéditions belges se succédèrent au Congo, les steamers sillonnèrent le réseau fluvial, de nombreuses stations furent fondées. L’Association Internationale du Congo, qui avait remplacé tout à la fois le Comité d’Etudes et l’Association internationale africaine, devenait une véritable Puissance que reconnaissaient successivement, après les États-Unis, tous les gouvernemens européens et qui, représentée à la grande conférence de Berlin (1884-1885), allait sous les auspices de l’Allemagne, être définitivement introduite dans le droit public de l’Europe et porter désormais le nom d’État Indépendant du Congo. Ce fut à S. M. le roi des Belges, le fondateur et le président de l’Association Internationale Africaine, que les membres du Congrès offrirent la nouvelle couronne.

Au lendemain de la conférence de Berlin, le roi Léopold dut solliciter des Chambres belges l’autorisation de devenir le chef de l’État Indépendant. « Roi des Belges, écrivit-il à ses ministres, je serais en même temps souverain d’un autre État. Cet État serait indépendant comme la Belgique et il jouirait comme elle des bienfaits de la neutralité. Il aurait à suffire à ses besoins, et l’expérience, comme l’exemple des colonies voisines, m’autorisent à affirmer qu’il disposerait des ressources nécessaires. Sa défense et sa police reposeraient sur des forces africaines commandées par des volontaires européens. Il n’y aurait donc entre la Belgique et l’État nouveau qu’un lien personnel. » Les Chambres votèrent l’autorisation dans les termes suivans : « S. M. Léopold II, roi des Belges, est autorisé à être le chef de l’État fondé en Afrique par l’Association Internationale Africaine. L’union entre la Belgique et le nouvel État sera exclusivement personnelle. »

Telle fut la genèse de l’État Indépendant, et j’avais raison de dire, en commençant son histoire, que sa naissance, sans être illégitime, était assez compliquée. L’opinion publique fut très agitée en Belgique par cet événement ; elle se divisa en congophobes et congophiles, voire en congolâtres. Les premiers, les plus nombreux, recrutés dans tous les partis politiques, prédirent que l’union personnelle des deux couronnes ne serait qu’une vaine formule, et qu’en dépit des assurances contraires de la lettre royale, la Belgique serait entraînée à des octrois de subsides et à des garanties d’emprunt ; le nouveau royaume africain serait un gouffre pour les finances belges ; il fallait se garder, en favorisant par déférence une fantaisie royale, de lancer le pays dans les aventures de la politique coloniale. Assez de vaillans officiers, détachés au service de l’Association Internationale Africaine, avaient trouvé la mort sous le climat meurtrier du Congo. D’ailleurs cet immense domaine, placé sous le régime de la liberté commerciale par l’Acte de Berlin, ne pouvait être qu’un médiocre débouché pour l’industrie belge. Les congophiles, en petit nombre, leur opposaient que, tout au contraire, l’union personnelle des deux couronnes donnait à la Belgique tous les avantages d’une colonie, sans lui en donner les charges, que le régime de la liberté commerciale n’empêcherait pas la Belgique d’être maîtresse du marché congolais par la force même du lien qui l’unissait au royaume africain. Quelques congolâtres ajoutaient encore à ces argumens des considérations morales qu’ils développaient dans un langage presque ridicule à force d’exaltation. Le Belge, à les entendre, menait une existence flasque et terne entre ses frontières exiguës défendues par la neutralité ; il fallait lui donner de l’idéal et de la gloire. Heureux les vaillans qui étaient tombés pour la belle cause dans les plaines du Congo ! « Pourquoi, s’écriait le sénateur Edmond Picard, pourquoi tant de soucis de ceux pour qui le danger et la mort sont des besoins sacrés qu’ils envisagent avec la belle taciturnité du courage ? Qu’est-ce que cette manie de soustraire le Belge à quelque héroïsme et de le rendre malgré lui lâchement amoureux du bien-être ? » Enfin, ceux que la question du Congo laissait indifférens, — et ils étaient en petit nombre, — se livraient à d’innocentes plaisanteries sur l’union personnelle des deux couronnes, et l’on prétend même qu’un Bruxellois, facétieux comme un Parisien, charbonna près d’une des portes du palais royal cette satirique inscription : « Sonnez deux coups pour le Congo. »

A voir l’accueil fait par l’opinion au principe de l’union personnelle, il est évident que l’éventualité d’une annexion du Congo à la Belgique eût, à cette époque (1885), soulevé dans la nation les plus vives protestations. L’œuvre du roi Léopold avait encore de dures épreuves à traverser, avant d’être appréciée par ses sujets belges. Le nouvel Etat, en pleine voie d’organisation, avait déjà absorbé bien des millions ; la fortune royale et la liste civile étaient employées tout entières à doter son budget : il fallait au roi des ressources pour soutenir son œuvre africaine et réparer sa fortune personnelle ; l’heure des entreprises était sonnée : les financiers et les hauts banquiers remplacèrent dans l’entourage du roi les explorateurs, les géographes et les philanthropes. C’est alors (1886-1887) que se fondèrent coup sur coup à Bruxelles les grandes compagnies commerciales : Compagnie du Congo pour le commerce et l’industrie, Compagnie des magasins généraux du Congo, Société anonyme belge pour le commerce du Haut-Congo, Compagnie des produits du Congo, etc. Chacune de ces compagnies a son but bien défini et son capital propre, mais elles sont inféodées plus ou moins à l’Etat Indépendant et reçoivent de lui une direction unique. Cette direction est confiée, — chose singulière, — à un officier d’ordonnance du roi, au capitaine, aujourd’hui major Thys. C’est une personnalité remarquable que celle de cet officier, la cheville ouvrière des entreprises belges au Congo, explorateur intrépide, confident du roi, merveilleux orateur, financier consommé, habile ingénieur, allant inspecter les établissemens du Congo et revenant présider les conseils d’administration, ou faire une campagne de conférences populaires en faveur de l’œuvre africaine.

Le roi, presque complètement ruiné, taxa tous les siens : les d’Orléans et les Cobourg apportèrent sans enthousiasme leur concours financier à l’œuvre africaine ; la haute société belge fut l’objet de sollicitations pressantes ; souscrire des actions du Congo devint pour les courtisans le meilleur moyen d’être agréables au roi. Hélas ! il y eut aussi des ressources considérables demandées à des combinaisons douteuses. Cet État Indépendant, né de l’Association Internationale Africaine, qui avait comme objectif l’abolition de l’esclavage, en arriva même à accorder aux compagnies congolaises, moyennant un droit de participation à tous les bénéfices, la faculté de libérer des esclaves. Faut-il enlever une grande illusion aux philanthropes et leur dire qu’entre acheter et racheter des noirs, il n’y a souvent en Afrique que la différence d’une r ? Mais le Congo dévorait des millions ; les frais de premier établissement d’une pareille entreprise étaient énormes et dépassaient toutes les prévisions. L’État Indépendant dut recourir à un emprunt à lots de 150 millions. Or, une difficulté se présentait : les bons ne pouvaient pas, comme bien l’on pense, être émis au centre de l’Afrique parmi les sujets noirs de S. M. Léopold II. On s’adressa aux Chambres belges, qui permirent à l’État Indépendant d’émettre son emprunt en Belgique ; le gouvernement français, également sollicité, fut assez imprévoyant pour accorder à cette valeur l’autorisation de cote, sans réclamer en retour de l’État Indépendant le moindre avantage. Il faut ajouter que l’emprunt à lots bénéficia chez nous dans une large mesure de l’étiquette Bons du Congo, que lui avaient donnée à dessein les financiers belges. Les petites bourses, qui sont toujours les plus patriotiques, apportèrent avec empressement leurs économies à l’emprunt de l’État Indépendant, croyant favoriser une entreprise française.

En même temps que la campagne de souscriptions, il se menait en Belgique une campagne de propagande très active en faveur du Congo. Au retour de ses voyages, le capitaine Thys se faisait entendre à Bruxelles, à Liège et à Anvers. Dans ce grand port venaient justement d’avoir lieu les premières ventes d’ivoire et de caoutchouc. L’Etat Indépendant devenait de plus en plus populaire et, comme, d’autre part, la majeure partie de ses officiers et de ses fonctionnaires étaient Belges, il se créait un lien plus- étroit entre lui et la Belgique. Mais l’argent faisait toujours défaut ; l’emprunt à lots n’avait pas donné tout ce qu’on espérait et il fallait trouver de nouvelles ressources en vue d’un travail gigantesque : l’ouverture d’une voie ferrée reliant le Stanley-Pool au bas fleuve, Leopoldville à Matadi. Le roi s’adressa aux Chambres belges, qui autorisèrent (juillet 1889) le gouvernement à souscrire pour 10 millions d’actions à la constitution de la compagnie du chemin de fer du Congo.

L’année suivante (1890), le roi Léopold II jugea enfin le moment venu de dévoiler ses projets : la Belgique célébrait le 25e anniversaire de son couronnement ; l’entreprise africaine, l’œuvre de sa vie, était assez avancée pour être comprise et appréciée par ses sujets. Le Roi-Souverain chercha une combinaison le délivrant d’une lourde charge et assurant l’avenir de son royaume africain. Le moyen qu’il employa pour transférer l’Etat Indépendant à la Belgique est une des choses les plus curieuses de l’histoire du droit public. Sa Majesté Léopold II, dédoublant sa personnalité, adressa à Sa Majesté Léopold II, roi des Belges, le testament qu’il avait rédigé comme souverain de l’Etat Indépendant et par lequel il léguait et transmettait après sa mort à la Belgique son royaume africain. Ce testament donna lieu à l’ouverture de négociations entre le gouvernement belge et celui de l’Etat Indépendant, négociations qui aboutirent à la convention suivante :


ARTICLE PREMIER. — L’État belge s’engage à avancer, à titre de prêt, à l’État Indépendant du Congo une somme de 25 millions de francs et ce savoir : 5 millions de francs aussitôt après l’approbation de la législature et 2 millions par an pendant dix ans à partir de ce premier versement. Pendant ces dix années, les sommes ainsi prêtées ne seront point productives d’intérêts.

ART. II. — Six mois après l’expiration du terme susdit de dix ans, l’État belge pourra, s’il le juge bon, s’annexer l’État Indépendant du Congo avec les biens, droits et avantages attachés à la souveraineté de cet État… mais aussi à charge de reprendre les obligations dudit État envers les tiers, le Roi Souverain refusant expressément toute indemnité du chef des sacrifices personnels qu’il s’est imposés.

ART. III. — Dès à présent, l’État belge recevra de l’État Indépendant tels renseignemens qu’il jugera désirables sur la situation économique, commerciale et financière de celui-ci… Ces renseignemens ne doivent avoir d’autre but que d’éclairer le gouvernement belge et celui-ci ne s’immiscera en aucune manière dans l’administration de l’État Indépendant qui continuera à n’être rattaché à la Belgique que par l’union personnelle des deux couronnes…

ART. IV. — Si, au terme prédit (en 1900), la Belgique décidait de ne pas accepter l’annexion de l’État du Congo, la somme de 25 millions de francs prêtée, inscrite au grand livre de sa dette, ne deviendrait exigible qu’après un nouveau terme de dix ans pendant lesquels elle serait productive d’un intérêt annuel de 3 1/2 p. 100.


Ce testament d’un roi en parfaite santé léguant à son peuple un des deux États dont il était souverain, ce legs servant de prétexte à une demande de fonds de ce roi à ses sujets est bien la plus étrange idée qui se puisse concevoir. La convention soumise aux Chambres belges, réunies en une session extraordinaire qui a pris le nom de Session congolaise, fut votée à la presque unanimité. C’est dire combien l’opinion publique avait évolué en Belgique et combien le Congo y était devenu populaire : la presse entière, même celle de l’opposition[8], se montra favorable à l’éventualité de l’annexion. Depuis 1890, l’État Indépendant, ou plutôt la Compagnie du chemin de fer, qui lui est inféodée, s’est trouvée de nouveau aux abois et le gouvernement belge a dû intervenir pour aider de ses deniers à l’achèvement de la ligne. En 1895, à propos d’une nouvelle demande de crédits, M. de Mérode, alors ministre des Affaires étrangères, pensa qu’au lieu de renflouer continuellement le navire congolais, il serait peut-être plus sage d’en prendre la direction et il déposa un projet de loi approuvant la reprise immédiate du Congo par la Belgique. Le Roi-Souverain montra, paraît-il, peu d’enthousiasme pour cette solution qu’il avait appelée de tous ses désirs cinq ans auparavant. C’est que le Congo est le pays des mystères et des fictions : cet État Indépendant qui n’est pas belge, bien que la confusion se fasse continuellement à ce sujet, est doublé d’une affaire privée ; à côté du domaine public sur lequel on est déjà fort peu renseigné, il s’est constitué un Domaine Privé sur lequel plane le plus grand mystère, mais qui donne, à n’en pas douter, des revenus importans. L’annexion du Congo par la Belgique sera plus ou moins avantageuse, suivant que ce Domaine Privé, qui s’accroît chaque Jour, sera plus ou moins compris dans l’acte de cession. Le Congo de 1895, malgré les bruits qui commençaient à circuler sur le Domaine Privé, parut à M. de Mérode un placement avantageux pour la Belgique ; mais il fallait se hâter et se rappeler qu’aux derniers venus, il ne reste souvent que des os à ronger : tarde venientibus ossa. Faiblement soutenu par le roi, en désaccord avec les Chambres, M. de Mérode, pris entre son loyalisme et son patriotisme, donna sa démission, et son projet de loi fut retiré. Malgré ce léger nuage, la popularité du Congo est allée en grandissant et la Belgique se montre aujourd’hui impatiente de devenir la mère patrie de cette belle colonie qui commence à rendre généreusement les capitaux qu’elle a absorbés. Le roi a refait sa fortune personnelle et l’aura bientôt doublée ; les courtisans qui, pour lui être agréables, avaient placé des fonds dans les entreprises africaines réalisent des bénéfices considérables. Les actions du chemin de fer Matadi-Leopoldville, émises à 500 francs en 1889, tombées à 250 en 1893, valent aujourd’hui près de 1200 francs, et nul ne peut dire quel prix atteindra cette valeur le jour où la ligne arrivée à Léopoldville aura à écouler toutes les marchandises du bassin central concentrées au Stanley-Pool.

Cette voie ferrée résout en effet le problème économique que je posais en commençant ; elle supprime cet obstacle de la région des chutes qui empêchait l’Afrique intérieure d’entrer en activité commerciale. Dès à présent, les centaines de factoreries belges établies dans l’Etat Indépendant travaillent fiévreusement ; l’ivoire, le caoutchouc, le copal, l’huile de palme s’entassent dans les comptoirs ; une flotte de steamers va amener tous ces produits à Léopoldville, d’où ils seront dirigés par la voie ferrée jusqu’à Matadi et de là embarqués pour Anvers. Matadi, enfoncé dans l’estuaire du Congo comme Anvers dans l’embouchure de l’Escaut, deviendra le grand port de l’Afrique centrale. Léopoldville, Matadi, Anvers seront les trois stations de cette nouvelle artère commerciale du monde. La grande œuvre du chemin de fer congolais, qui rencontrait, il y a quatre ans encore, tant de sceptiques et que nous nous sommes trop longtemps obstinés, nous Français, à regarder comme une chimère est aujourd’hui réalisée : le dernier rail a été boulonné le 10 mars, et l’inauguration officielle de la ligne a été fixée au 1er juillet. La riche Compagnie du chemin de fer Matadi-Stanley-Pool a, en cette circonstance, grandement et habilement fait les choses : elle a invité les Puissances signataires de l’Acte de Berlin à se faire représenter aux fêtes d’inauguration, et elle a affrété pour le transport de ses invités le steamer l’Albertville, qu’elle a fait luxueusement aménager. La somme que le Conseil d’administration a distraite de ses réserves pour cet objet ne sera pas une vaine dépense ; les notabilités de toutes sortes conviées à cette inauguration, ainsi que les nombreux représentants de la presse belge et étrangère feront à la nouvelle ligne la plus utile et la meilleure des réclames. Le 1er juillet, les locomotives pavoisées entreront à Dolo, le port de Léopoldville amenant de Matadi des trains chargés de nombreux visiteurs ; elles seront saluées par les steamers ancrés au Stanley-Pool ; la fête sera originale et brillante ; puis, aussitôt après, commencera l’exploitation intensive de ces régions à peine soupçonnées il y a vingt ans : la révolution économique de l’Afrique centrale sera un fait accompli.

Cette révolution bienfaisante, — est-il besoin de l’ajouter ? — s’accomplira presque exclusivement au profit de la Belgique. En effet l’Etat Indépendant, pour se procurer des ressources, a fait succéder au régime de liberté commerciale institué par l’Acte de Berlin un régime de taxes qui constitue un véritable monopole à son profit ou, ce qui revient au même, au bénéfice des compagnies commerciales qu’il a fondées et qu’il dirige. Les maisons de commerce françaises qui, sur la foi des traités, s’étaient installées dans le domaine de l’Etat Indépendant, atteintes par ces injustes tarifs et par des prohibitions de toute nature, ont disparu, rachetées par des sociétés belges qui ont étendu leurs affaires jusque dans le Congo Français.

Si la plus grande partie du commerce de notre colonie se trouve aujourd’hui entre les mains des Belges, on peut affirmer que tous les transports, commerciaux ou autres, à destination du Congo français se feront exclusivement par la voie ferrée de Matadi à Léopoldville. C’est par elle que devront passer le personnel et le matériel de nos expéditions, nos agens, nos troupes à l’occasion, nos missionnaires, les ravitaillemens de nos postes, etc. Il paraît en effet difficile d’escompter dans un avenir prochain l’ouverture d’une voie ferrée traversant le Congo Français et reliant Loango à Brazzaville par la vallée du Niari-Kouilliou. Une société financière s’était constituée en 1893 pour l’étude et la création de ce chemin de fer. C’était au moment où les ingénieurs belges rencontraient le maximum de difficultés et venaient de dépenser 20 millions en trois ans pour la construction de 30 kilomètres. La voie de Loango à Brazzaville serait plus longue de 100 kilomètres que la ligne de Matadi à Léopoldville, mais son terminus ouest serait sur l’Atlantique, tandis que Matadi en est éloigné de 180 kilomètres ; la construction du chemin de fer du Niari présenterait beaucoup moins de difficultés que celle de la ligne belge, car le relief des terrains à traverser est moins considérable ; la seule infériorité du projet est l’absence de port à Loango. Les moyens financiers manquèrent à la société française, qui se heurta à la coalition de la haute banque lancée à fond dans l’entreprise belge, et l’idée du chemin de fer français fut momentanément abandonnée.

Ce nouvel échec dans notre œuvre coloniale au Congo ne doit pas nous empêcher de rendre un jugement impartial sur la tâche accomplie par les Belges dans l’Etat Indépendant. Ils ont révélé, en cette occurrence, un tempérament éminemment propre à la colonisation ; le roi Léopold, qui avait deviné leurs aptitudes, s’est habilement employé à leur fournir l’occasion de les mettre en œuvre et de les développer ; grâce à lui, la Belgique sera, au XXe siècle, une grande puissance coloniale. Mais, nous ne saurions trop le répéter, le succès si rapide de l’Etat Indépendant témoigne surtout de la supériorité de l’initiative privée sur les procédés gouvernementaux, en matière de colonisation. Les capitaux, l’industrie et le commerce belges se sont disputé la mise en valeur de cet immense domaine, parce que le gouvernement de l’Etat Indépendant, réduit à des rouages rudimentaires, n’a pas prétendu tout dominer, tout contrôler, tout administrer.

Les « coloniaux » français devraient profiter de cet enseignement et, au lieu de perdre leur temps à des récriminations inutiles contre la compagnie du chemin de fer belge, ils devraient imiter l’attitude de l’Angleterre, lors de l’ouverture du canal de Suez. La similitude est frappante entre les deux situations. Pendant les longs travaux du creusement du canal, les Anglais ne cessèrent de faire obstacle à cette œuvre française, la dénigrant et lui prédisant les plus sombres destinées ; mais, quand ils comprirent que, malgré leur opposition, le canal allait s’achever, ils changèrent brusquement de tactique, et firent affluer leurs capitaux dans l’entreprise, afin d’avoir leur part d’influence dans les conseils d’une compagnie maîtresse d’une voie navigable qui leur était indispensable ; le krach khédivial favorisa leurs desseins. Telle doit être exactement la ligne de conduite à adopter et nous devons tout mettre en œuvre pour arriver à obtenir dans la compagnie du chemin de fer du Pool une place prépondérante[9]. L’Angleterre, déjà maîtresse du Nil et du Niger, convoite la dernière des trois grandes artères fluviales de l’Afrique, et il faudra faire bonne garde pour l’empêcher de s’y implanter. La moindre ingérence de sa part dans les affaires de l’Etat Indépendant, et sous quelque forme que ce soit, aurait les plus funestes conséquences. Oublions donc nos petites difficultés avec nos voisins de l’Escaut et du Congo et quand, en 1900, à l’expiration du délai fixé par la convention de 1890, la Belgique sera appelée à se prononcer définitivement sur l’annexion de l’Etat Indépendant, ne suscitons à ses desseins aucune mesquine opposition. L’État Indépendant est une anomalie trop grande dans notre droit international moderne pour que son existence puisse se prolonger indéfiniment ; toute désagrégation, toute liquidation, même partielle, de ce vaste domaine profiterait plus à l’Angleterre qu’à la France, en dépit de notre droit de préemption, et ce serait la plus imprévoyante des politiques que celle qui aurait pour résultat d’augmenter en Afrique nos points de contact avec l’Anglais.


COMTE HENRY DE CASTRIES.


  1. Le titre réel, donné par la Conférence de Berlin au royaume africain de S. M. Léopold II, est celui de : État Indépendant du Congo ; mais l’appellation abrégée de État Indépendant a fini par avoir cours, de même que nous disons le plus souvent : États-Unis, au lieu de États-Unis d’Amérique. La dénomination de Congo belge employée quelquefois est à éviter, puisque la Belgique ne s’est pas encore prononcée sur la question de l’annexion de l’État Indépendant.
  2. Pour l’État Indépendant, voir Wauters, Mouvement géographique et l’intéressante étude de M. le lieutenant Masui, L’État indépendant du Congo à l’Exposition de Bruxelles-Tervueren, 1897.
  3. Le major Thys double ce chiffre dans toutes ses conférences au moyen d’un sophisme qu’il répète avec un aplomb désarmant : « 18 000 kilomètres de voies fluviales navigables, dit-il, cela fait 30 000 kilomètres de rives ; donc en réalité le réseau fluvial a un développement de 36 000 kilomètres. » On pourrait dire pareillement d’un chemin de fer de 100 kilomètres de long qu’il dessert des populations sur un parcours de 200 kilomètres : 100 pour le côté droit, et 100 pour le côté gauche.
  4. C’est sur la tête et en équilibre, à la manière de nos garçons pâtissiers, que les noirs portent toutes les charges. Dès l’enfance, ils s’accoutument au portage et deviennent rapidement très adroits : on rencontre des enfans tenant en équilibre sur le sommet du crâne, une calebasse, un pot, voire même un œuf. « L’habitude de porter sur la tête est telle, dit le Père Van Damine, que le nègre ne conçoit pas que l’on puisse faire autrement. Une femme a fini de fumer sa pipe, son vêtement sommaire ne comportant aucune poche, elle la pose sur sa tête et continue de vaquer aux soins du ménage. »
    Il transite annuellement entre Loango et Brazzaville 15 000 charges pour le seul compte de l’administration, qui paie 45 francs chaque porteur.
  5. L’Ouellé, par son débit aussi bien que par la longueur de son cours, serait le prolongement et la véritable tête de l’Oubanghi, si les conventions diplomatiques n’en avaient décidé autrement.
  6. MM. Willaert frères, courtiers à Anvers, ont eu, en 1896, deux défenses formant paire et pesant chacune 78 kilos ; leur longueur était de 2m, 60, et leur diamètre au plein de 0m, 59 ; elles valaient 50 francs le kilo.
  7. Au sud de l’Afrique, l’ivoire a presque totalement disparu, et le Cap n’en exporte que dans une proportion insignifiante.
  8. La Réforme est le seul journal qui soit encore hostile au mouvement colonial.
  9. Est-il besoin de dire que nous ne souhaitons pas un krach sur les valeurs congolaises ? mais, si ces valeurs subissaient une crise même momentanée, il y aurait pour nous une occasion qu’il ne faudrait pas laisser échapper.