Le Congrès international d’archéologie préhistorique (session de Copenhague)/02

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LE
Congrès international
d’archéologie préhistorique
(session de Copenhague)

II.

ORIGINES DE LA CIVILISATION SCANDINAVE[1].



III.

La caractérisation précise des âges de la pierre, du bronze et du fer établis par Thomsen, la distinction sociale des anciens Danois en races progressivement perfectionnées, sont autant de résultats dus surtout à la collaboration de MM. Forchammer, Steenstrup et Worsaae. Dans cette association féconde, le premier représentait la géologie, le second la zoologie et la botanique, le troisième l’archéologie. Instituée en 1847 par l’académie des sciences de Copenhague, cette commission travailla silencieusement pendant trois ans. À partir de 1850, elle fit imprimer d’année en année (1850-1856) six rapports exposant les résultats de ses persévérantes recherches[2]. Cette publication marque une date des plus importantes pour les études préhistoriques. Elle fut le point de départ d’une multitude de travaux accomplis à l’étranger aussi bien qu’en Scandinavie. Si quelques-unes des conclusions en ont été justement contestées, si les auteurs eux-mêmes ont modifié à certains égards leurs premières opinions, s’ils se sont même divisés sur quelques points, comme nous le verrons tout à l’heure, l’importance fondamentale de cette œuvre n’en reste pas moins indiscutable, l’influence qu’elle a exercée sur les progrès de la science n’en ressort peut-être que mieux. On peut dire qu’elle a été le centre autour duquel ont tourné, dans un rayon plus ou moins étendu, toutes les questions agitées au congrès, et que l’excellence de quelques-uns des principes sur lesquels elle repose a reçu du développement de ces questions une confirmation nouvelle.

Par exemple, il est impossible de mettre en doute aujourd’hui la nécessité de l’alliance, proclamée pour la première fois par l’académie de Copenhague, entre l’archéologie proprement dite et les diverses branches des sciences naturelles. La géologie et la paléontologie ont seules permis de reporter avec certitude l’existence de l’homme au-delà de la période géologique actuelle. Seules aussi elles peuvent établir dans ce passé lointain des coupures et des points de repère, affirmer ou nier la contemporanéité d’objets qui sont d’ailleurs du ressort de l’archéologie, déterminer l’ordre dans lequel ils se succèdent. Celui qui voudrait aborder ces questions en se bornant à l’examen des objets eux-mêmes s’exposerait à d’étranges méprises. La perfection relative du travail l’entraînerait presque inévitablement à intervertir bien souvent l’ordre des époques de fabrication. Aussi tous ceux qui s’occupent de ce genre d’études ont-ils accepté la division fondamentale proposée par sir John Lubbock pour l’âge de la pierre, division qui repose essentiellement sur des données géologiques. Le savant naturaliste anglais a distingué avec raison les âges néolithique et paléolithique, attribuant au premier tout ce qui est postérieur, au second tout ce qui est antérieur aux derniers grands changemens subis par notre globe.

Peut-être est-il moins facile de comprendre l’intimité des rapports qui relient aux études archéologiques la zoologie, l’anatomie comparée, la botanique ; toutefois nous avons déjà vu la succession des flores donner des enseignemens analogues à ceux que fournit la superposition des terrains. Les transformations des faunes, l’histoire des migrations animales, ne sont pas moins instructives parfois et donnent une date au moins relative à des objets qui ne portent en eux-mêmes aucune signification de ce genre. En outre l’homme des anciens jours peut être étudié autrement que par ses outils, ses armes, ses objets de parure ; il a laissé d’autres traces de son existence, et il en est qui fournissent sur son compte des renseignemens plus précis, plus explicites que les objets fabriqués. Les restes de ses repas, par exemple, nous apprennent tout de suite s’il connaissait ou non les animaux domestiques, quelles espèces il avait su soumettre, s’il était chasseur, pêcheur ou cultivateur ; mais ces restes consistent en quelques débris végétaux, en os le plus souvent brisés, en coquilles disjointes. Pour en découvrir la signification, des recherches détaillées, éclairées par un profond savoir, sont évidemment nécessaires. Des travaux de cette nature complètent sur une foule de points les données exclusivement archéologiques, et permettent de se faire une idée des mœurs, des habitudes, du degré de civilisation des plus anciennes tribus à travers le voile que tant de siècles ont interposé entre elles et nous[3].

On ne sera donc pas surpris que plusieurs membres du congrès aient fait connaître en même temps les objets recueillis par eux et la faune contemporaine. Ainsi M. Roujou, en étudiant l’âge de la pierre polie dans les anciennes alluvions de la Seine, à Villeneuve-Saint-George, près de Paris, a montré le castor, le cerf, le chevreuil, associés au chien, au mouton et à deux races de bœufs, dont l’une, plus grande, semble par sa rareté être au début de son introduction[4]. M. Hildebrand, en décrivant les dolmens de Westergothland appartenant à la pierre polie, a fait voir qu’en Suède les animaux domestiques et sauvages étaient les mêmes que ceux de nos jours. De ces données zoologiques, on peut conclure avec certitude que les hommes ensevelis dans ces deux localités ont vécu depuis que l’ordre de choses actuel a prévalu en Europe, et que par conséquent ils se trouvaient dans des conditions analogues à celles qui nous entourent nous-mêmes. On peut supposer qu’ils ont été du nombre de nos ancêtres immédiats. Au milieu des restes de repas étudiés par M. Fraas dans la Souabe supérieure, ce sont au contraire les espèces des pays froids qui se montrent exclusivement accompagnées de simples couteaux en silex. Le renne, le glouton, le renard polaire, l’ours brun, y sont associés à des hélix, à des mousses arctiques. L’homme qui les a laissés vivait donc tout au plus vers la fin de l’époque où les portions aujourd’hui tempérées de l’Europe avaient le climat de la Laponie et où le Danemark était bien probablement inhabitable. La faune des kjœkkenmœddings eux-mêmes indique un temps sensiblement postérieur à celui où s’accumulaient les débris étudiés par M. Fraas, et l’archéologie doit évidemment tenir compte de cette considération. Les faits à la fois géologiques et paléontologiques observés par M. Dupont sont venus confirmer ces diverses conclusions. Dans les couches les plus inférieures, le savant explorateur des grottes de la Belgique a trouvé l’éléphant, le rhinocéros, le grand ours des cavernes, associés à des silex grossièrement taillés. Plus haut, dans une argile jaune spéciale, il a rencontré, à côté de représentans de la faune actuelle, des espèces qui ont depuis longtemps émigré vers le pôle, comme le renne et le glouton, ou qui se sont retirées sur nos plus hautes montagnes, comme la marmotte et le chamois. Là encore la pierre est seulement taillée en couteaux. En troisième lieu, et dans des couches également bien caractérisées, se présente la faune des tourbières Scandinaves avec des instrumens de pierre polie. En Belgique par conséquent, la zoologie et la géologie concourent à séparer nettement ces trois époques.

Le congrès a entendu un assez grand nombre d’autres communications relatives à la géologie considérée dans ses rapports avec l’archéologie. M. Vilanova en particulier a rappelé les faits déjà connus sur la composition des terrains de San-Isidro, près de Madrid. Là, dans les couches les plus inférieures du terrain quaternaire, au-dessous de celles qui contenaient des ossemens d’hippopotames, d’éléphans, de rhinocéros, on a trouvé des haches taillées semblables à celles de notre département de la Somme. L’homme se montrerait donc ici tout au moins comme contemporain de ces grands mammifères, dont on a cru si longtemps qu’il était séparé par des âges géologiques. Des tranchées de chemin de fer ouvertes dans la province de Cordoue ont présenté des faits entièrement pareils, M. Vilanova a exploré aussi un grand nombre de cavernes percées dans le calcaire crétacé du sud et du nord-est de l’Espagne, et constaté les habitudes troglodytiques des populations locales jusqu’à l’époque romaine. Du reste l’éminent professeur de Madrid va poursuivre ses recherches dans des conditions exceptionnellement favorables. Au milieu des préoccupations de toute nature qui l’assiègent, le gouvernement espagnol a compris l’intérêt de ses explorations et a mis à sa disposition cinquante ouvriers qui fouilleront sous ses ordres. Il est bien juste de signaler à la reconnaissance des hommes de science un pareil acte d’intelligente libéralité ; il est permis de souhaiter que cet exemple soit suivi ailleurs et chez nous-mêmes.

On sait généralement que certaines parties du sol de la Suède s’élèvent lentement. Ce qui est moins connu, c’est que ce même sol s’affaisse sur d’autres points. Le célèbre géologue anglais Murchison a comparé la Scandinavie à une planche posée sur un point d’appui, et qui éprouverait un mouvement de bascule. Une communication fort curieuse, due à M. Bruzélius, d’Ystad, a appelé l’attention sur cet ensemble de faits qui ont été résumés par l’illustre et vénérable professeur de Lund, M. Sven Nilsson, avec l’autorité qui s’attache à l’expérience personnelle. Dès les premières années du dernier siècle, de vieux chasseurs affirmaient à Celsius que des rochers, sur lesquels ils avaient jadis poursuivi les phoques, s’étaient si bien élevés au-dessus de l’eau que ces animaux ne pouvaient plus en gagner la surface. Pour s’assurer du fait, Celsius fit graver un certain nombre de points de repère au niveau de la mer tranquille. Plus tard Linné, pendant un voyage fait dans le sud de la presqu’île, mesura la distance qui, à Talleborg, séparait la côte d’une pierre dressée en souvenir de Charles XII. Vers 1820, l’académie de Stockholm fit examiner les marques de Celsius, et il fut constaté que plus on allait vers le nord, plus ces marques étaient élevées au-dessus de leur ancien niveau. De son côté, M. Nilsson s’était mis, dès 1816, à étudier cette question et avait recueilli plusieurs faits témoignant de l’exhaussement du sol. Un vieillard lui racontait, entre autres, avoir vu dans son enfance poindre un écueil jusque-là inconnu, et qui n’était pas alors plus large que le fond d’un chapeau. Mesuré par M. Nilsson, ce même écueil s’élevait de 2 pieds au-dessus de l’eau et présentait une surface d’environ 2,000 pieds carrés. En revanche, en mesurant la distance du rivage au monument de Charles XII, il la trouva réduite, depuis les temps de Linné, de plus de 30 mètres. Ici donc la mer empiète sur la terre, tandis que c’est elle qui perd dans le nord.

Le fait communiqué au congrès par M. Bruzélius confirme cette conclusion. En creusant le port d’Ystad, situé à l’extrémité méridionale de la Scanie, on a trouvé d’abord un3 couche de sables marins épaisse de 10 pieds et contenant, à côté des coquilles les plus communes, des ustensiles en métal, des arquebuses, des boulets de canon, mais pas une seule pièce pouvant remonter au-delà de cinq siècles. Sous ces sables, dont l’origine est incontestable, on a rencontré d’abord une tourbière, puis un sol ayant fait partie d’une ancienne moraine, et qui avait par conséquent appartenu à la terre ferme. C’est là qu’on a découvert, avec quelques objets en silex, un manche de couteau artistement sculpté et se terminant en tête de dragon. Le travail de ce manche permet d’affirmer avec certitude qu’il date de la période comprise entre le IXe et le XIe siècle. M. Bruzélius a vu dans cet ensemble de circonstances un moyen de fixer approximativement l’époque de l’ensevelissement du sol primitif. Cette conclusion a soulevé quelques objections. L’association d’objets datant de l’époque de pierre avec ce couteau d’un âge aussi récent a inspiré des doutes à M. Bertrand ; M. Vogt a insisté sur le peu de certitude que présenteraient des résultats chronologiques fondés sur des observations recueillies dans des couches de tourbe que peuvent fort bien traverser, au moins dans certains cas, les objets d’une certaine forme et d’un certain poids ; mais M. Hébert, écartant les circonstances accessoires, a fait observer d’autre part que les bancs de sable arrêtent fort bien les galets. C’est un fait qui ressort journellement d’observations géologiques. Ceux du port d’Ystad ont retenu des boulets de fer et un grand nombre d’autres objets, tous d’une époque relativement récente, tous plus lourds que le couteau à tête de dragon. Celui-ci était donc bien tombé dans la tourbière avant l’accumulation des sables marins. Ainsi la plage d’Ystad s’est abaissée d’au moins 10 pieds dans l’espace de mille années environ. Peut-être reste-t-il à décider si c’est là un phénomène d’ensemble ou bien s’il s’agit d’un accident local comme le pensent MM. Vogt et Desor.

À côté des communications précédentes, qui sont pour ainsi dire de nature mixte, j’aurais à placer en bien plus grand nombre les travaux d’archéologie pure. La plupart joignaient à l’intérêt des faits l’attrait de la démonstration résultant de dessins, de photographies ou de collections recueillions sur place. Le rapprochement de ces données fournies par les contrées les plus diverses en accroissait encore la valeur. On comparait les monumens mégalithiques du midi de la France et de l’Andalousie à ceux du Danemark, à ceux du Westgothland (Suède), où les allées de pierre ont parfois jusqu’à 50 pieds de long. On opposait sans trop de désavantage certains bronzes du Dauphiné et des environs de Lyon à ceux de la Russie et de la Scandinavie, quelques silex taillés du Gard et de l’Hérault aux œuvres admirables des artistes du nord. L’étude des vrais kjœkkenmœddings du Danemark, celle des restes de cuisine découverts aux environs d’Utrecht et dans la Souabe supérieure, faisaient ressortir les caractères distinctifs des faux kjœkkenmœddings de notre Bas-Poitou. Les curieux dessins sculptés sur les rochers de la Suède et de la Norvège réveillaient le souvenir de ceux que nos premiers ancêtres ont gravés sur les ossemens des rennes ou des éléphans, leurs contemporains. La description des citadelles de terre de la Roumanie et du bassin de la Vistule faisait penser aux singulières fortifications de notre pays basque. Les âges du fer, du bronze et de la pierre, représentés par de nombreux spécimens de tout pays, provoquaient une comparaison pour ainsi dire incessante, et amenaient des discussions animées, portant tantôt sur les objets eux-mêmes, tantôt sur les hommes dont ils attestent l’existence, et dont on s’efforçait de préciser les mœurs, les Habitudes, le développement intellectuel et moral.

Une communication due à M. Vilanova a même conduit un moment le congrès sur le terrain des origines de l’homme. Le savant professeur de Madrid avait présenté les photographies d’un microcéphale actuellement vivant à Valence. M. Vogt saisit cette occasion pour développer l’opinion émise par lui dans un travail précédemment couronné par la Société d’anthropologie[5]. À ses yeux, les microcéphales sont des êtres frappés d’une sorte d’arrêt de développement normal et local ; ils reproduisent par atavisme et exceptionnellement une disposition autrefois régulière et générale. Au moment de leur naissance, dit-il, le nègre et le blanc sont difficiles à distinguer l’un de l’autre ; les différences vont croissant avec l’âge. Il y a donc là chez l’homme un développement divergent, et qui accuse dans un passé plus ou moins lointain un point de départ commun. Or, si nous comparons l’homme en général aux singes, et surtout aux singes anthropomorphes, au chimpanzé par exemple, nous constatons des faits analogues. L’animal adulte diffère de l’homme fait beaucoup plus que le jeune ne diffère de l’enfant. De là aussi on peut conclure que l’homme et le singe se sont séparés jadis par suite d’un développement divergent, qu’ils ont eu un point de départ commun, qu’ils comptent parmi leurs ancêtres un être très inférieur à tous deux, qui n’était ni homme ni singe, et dont ils descendent également. C’est cet ancêtre dont le cerveau seul reparaît par atavisme chez les microcéphales, tandis que le reste du corps atteint le développement anatomique et morphologique auquel l’espèce humaine est aujourd’hui parvenue. De là même il résulte du reste que l’homme ne peut descendre du singe. Ces deux types forment deux branches collatérales, mais parfaitement distinctes, du grand arbre de la vie.

Le lecteur aura sans doute reconnu dans ce qui précède une application des doctrines darwiniennes longuement exposées ici même[6]. Je n’ai donc pas à revenir sur le fond de la question. Quant au fait spécial, il est facile de voir que l’intervention de l’atavisme, invoquée pour rendre compte de certaines conformations anormales soit de l’homme, soit des animaux, aurait le double inconvénient d’introduire dans la science une hypothèse absolument gratuite et un arbitraire que doit repousser tout esprit quelque peu sévère. J’ai montré dans mes études sur le darwinisme que l’influence des ancêtres, si fréquente dans les races à la suite du métissage, ne s’est jamais manifestée jusqu’ici d’espèce à espèce chez les descendans d’un hybride. Admettons toutefois qu’elle puisse se manifester de temps à autre ; toujours est-il que parmi les arrêts de développement il en est un certain nombre qui sont incompatibles avec une vie indépendante. Évidemment ceux-ci ne sauraient être attribués à l’atavisme. On ne peut pas davantage en appeler à cette explication quand il s’agit des monstruosités doubles, de l’hermaphrodisme chez les mammifères, de la multiplicité tératologique de certains organes, etc. Dans tous les cas de cette nature, il faut chercher ailleurs la cause de la déformation tératologique.

Or une foule de travaux, parmi lesquels je citerai les observations et les expériences de Geoffroy Saint-Hilaire, les études importantes de M. Panum, les recherches si persévérantes et si remarquables de M. Dareste, nous ont dès longtemps renseignés sur ce point. Cet ensemble de données a mis absolument hors de doute l’action exercée par les agens extérieurs sur les embryons en voie de formation. Il est impossible de nier l’existence d’arrêts de développement dus soit à cette action, soit à quelque perturbation pathologique. Parfois l’une ou l’autre sont bien évidemment la cause des écarts les plus étendus, les plus considérables. À plus forte raison peuvent-elles en produire de plus faibles, de plus restreints, tels que la microcéphalie. Quel motif peut-on invoquer pour attribuer celle-ci à une autre cause ? En supposant que l’atavisme existe d’espèce à espèce, ce qui n’est pas, à quel signe en reconnaîtrait-on la présence et distinguerait-on les phénomènes qui lui sont dus de ceux qui reviennent aux actions perturbatrices ? N’est-il pas évident qu’on serait guidé uniquement par la convenance et les besoins d’une théorie entièrement hypothétique, et qui a contre elle tout ce que nous ont appris jusqu’ici l’expérience et l’observation ? — On le voit, dans cette application spéciale le darwinisme reparaît avec les caractères que nous lui avons trouvés partout ailleurs, et qui doivent le faire repousser en dépit de ce qu’il a de séduisant.

Au reste, le congrès ne s’est arrêté que peu de temps au problème encore insoluble des origines humaines. On vient de voir quelle abondance de matériaux appelait son attention sur des études plus accessibles, et devait lui faire sentir le prix du temps. De ces nombreux faits de détails se dégageaient de graves questions générales que nous pouvons seules aborder ici. Par exemple, on s’est demandé à diverses reprises jusqu’à quel point les coupes secondaires établies dans les âges archéologiques et ces âges eux-mêmes peuvent être considérés comme l’expression de la vérité. MM. Bertrand et Desor ont plus spécialement insisté sur ces considérations avec toute l’autorité que donnent à leur parole une grande expérience et un savoir reconnu. Le premier, partant des faits qui indiquent d’anciennes migrations et le mélange des races, voudrait qu’on comprît dans une seule période tous les temps écoulés depuis l’époque du renne jusqu’à celle de l’apparition du bronze. Tous deux, voyant la pierre persister après l’invention de ce métal et le fer se placer à côté de lui de très bonne heure, sont allés jusqu’à se demander si l’âge du bronze tout entier ne devrait pas disparaître. M. Bertrand a rappelé les tumuli de Beaune (Côte-d’Or), où, à côté des couteaux de bronze analogues à ceux de la Suisse, on a trouvé de grandes épées en fer comme celles de Hallstadt ; il a cité d’autres exemples. En somme, ces deux savans sont vivement frappés des transitions de plus en plus nombreuses qui se découvrent entre des époques que les termes de la classification pourraient faire croire nettement séparées. Les communications faites au congrès leur apportaient presque à chaque séance de nouveaux argumens. M. Cazalis de Fondouce a trouvé à La Roquette une sépulture présentant un mélange de constructions mégalithique et cyclopéenne. Dans le dolmen de Grailhe, M. Cartailhac a rencontré un mobilier funéraire tenant à la fois de la pierre polie et du bronze, si bien que les hommes de ce temps ont vu probablement le déclin de l’état sauvage et l’aurore de la civilisation future. M. Lerch a montré que dans les tumuli de la Russie les pointes des flèches sont en bronze et celles des lances en fer. Enfin le Jutland méridional lui-même a présenté fréquemment des faits de même nature[7].

Les observations de MM. Bertrand et Desor sont donc certainement fondées ; les conséquences qu’ils ont paru quelquefois en tirer me sembleraient en revanche excessives. Pour se reconnaître au milieu de ce passé lointain, il faut y bien placer des points de repère. À quel ordre de considérations empruntera-t-on les dénominations et la délimitation des périodes ? Sans doute les savans scandinaves auraient pu, comme M. Lartet Fa fait plus tard, s’adresser aux faits naturels et baptiser les âges antéhistoriques du nom des arbres qui se sont succédé sur les flancs des scovmoses ; ils n’auraient pas pour cela précisé davantage et évité les temps de passage. Ce n’est pas subitement que le hêtre a remplacé le chêne, que celui-ci a chassé le pin. En somme, il s’est produit ici ce qui s’est passé bien des fois ailleurs. Partant des faits recueillis sur place et les premiers connus, les savans scandinaves ont pu croire d’abord à des délimitations bien plus tranchées qu’elles ne le sont en réalité ; ils ont peut-être généralisé outre mesure la signification des résultats constatés chez eux. Aujourd’hui les nuances apparaissent, et la fusion tend à se manifester ; mais l’existence de transitions entre deux âges n’a rien d’incompatible avec l’adoption de ces âges eux-mêmes. Ce ne sont pas seulement quelques outils, quelques armes de bronze ou de fer qui caractérisent les périodes admises par les savans de Copenhague ; ce sont aussi des arts nouveaux, des mœurs nouvelles, des progrès marqués presque en tout. La classification chronologique doit traduire des faits aussi considérables, et, puisqu’on n’a pas de meilleures dénominations à proposer, il est juste de conserver celles qu’ont inventées les fondateurs de l’archéologie préhistorique.

Des raisons analogues me semblent militer en faveur de la plupart des sous-divisions en usage pour distinguer les temps paléolithiques et néolithiques, les époques de la pierre taillée et de la pierre polie, les périodes d’inhumation et de crémation de l’âge du bronze, les trois âges du fer. Seulement il ne faut jamais oublier que toutes ces expressions doivent être prises dans un sens restreint et local. Elles indiquent avant tout l’état de développement atteint par les populations. Or celles-ci n’ont jamais marché d’un pas égal dans la voie de la civilisation. Pour être nos contemporains, les Esquimaux n’en sont pas moins encore à l’âge de la pierre. Ce qui se passe de nos jours se passait à plus forte raison lorsque les communications de peuple à peuple étaient bien autrement difficiles et rares, et surtout à ces époques reculées où l’Europe recevait ses premiers habitans. L’ensemble des régions scandinaves fournit à cet égard un exemple frappant. À peu près partout autour de la Baltique, les faits de transition entre l’âge du bronze et l’âge du fer sont excessivement rares. Dans les îles danoises en particulier, comme nous l’avons déjà dit, ce dernier apparaît brusquement, et montre d’emblée une industrie remarquablement avancée. Dans le Jutland méridional au contraire, les exemples de transition sont assez fréquens. Dans une même nécropole, on a trouvé un grand nombre d’urnes contenant des objets bien caractérisés du premier âge du fer, des objets en bronze et des objets en fer, modelés de manière à reproduire les types de l’âge précédent[8].

Un des problèmes qui se présentent le plus fréquemment dans les études préhistoriques est précisément de déterminer le synchronisme ou la succession de monumens, d’objets tantôt semblables, tantôt très différens, et les problèmes de cette nature sont souvent des plus difficiles. Les dessins recueillis par M. Hildebrand sur les rochers de la Westrogothie, par M. Lorange sur ceux de la Norvège, justifient cette observation, qui ressortirait aussi des faits précédens. La date en est fort incertaine. Des détails donnés par M. Lorange sur les temps préhistoriques de son pays, il semble résulter qu’on doit les rapporter tout au plus à l’âge du bronze, peut-être à celui du fer, et cette dernière opinion a eu ses adhérens. Lors même qu’ils seraient de l’âge de la pierre, comme le pense M. Brunius, ils ne pourraient être aussi anciens que les représentations d’animaux trouvés en France, et qu’ont fait connaître les premiers MM. Lartet, Christy et M. le marquis de Vibraye. Or il y a une distance énorme des lignes enfantines tracées par les hommes du nord aux traits si fermes et si fidèles burinés par nos ancêtres troglodytes pour représenter le renne et le mammouth. L’art du dessin et de la gravure était donc de beaucoup plus avancé chez nous aux temps géologiques qu’il ne l’a été chez les premiers scandinaves probablement bien des siècles après.


IV.

Des différences analogues à celles que je viens d’indiquer, et même de plus considérables, peuvent-elles exister entre peuplades voisines et établies sur le même sol ? Dans le Danemark en particulier, les hommes des kjœkkenmœddings et les hommes des dolmens ont-ils pu être contemporains, ou bien les premiers ont-ils précédé les seconds ? Nous touchons ici à une question qui nous préoccupait vivement dès avant notre arrivée à Copenhague. Il ne s’agissait de rien moins que de rejeter ou de maintenir toute une grande division, et peut-être la moitié de l’âge de la pierre. Or nous savions que depuis plusieurs années MM. Steenstrup et Worsaae s’étaient prononcés en sens contraire. On comprend combien il nous tardait d’entendre les raisons que chacun de ces deux maîtres de la science invoque à l’appui de son opinion. Ce n’est pas sans difficulté que nous parvînmes à les mettre en présence. Cette joute où chacun d’eux avait à lutter contre un ancien collaborateur leur répugnait également. Nous comprenions ce que cette position avait de délicat. Nous sentions bien que notre insistance froissait des sentimens intimes, et qu’en toute autre circonstance nous aurions respectés ; mais l’amour de la science nous rendait impitoyables. La discussion eut lieu, et nous intéressa vivement à tous les points de vue. Elle nous apprit beaucoup ; elle nous fit aimer et estimer davantage les deux hommes éminens, dont chacun, tout en cherchant à vaincre un adversaire scientifique, laissait voir à chaque instant la crainte de blesser un ancien et sincère ami.

J’ai déjà indiqué sommairement ce que sont les kjœkkenmœddings. Ce sont des stations où les premiers habitans des côtes danoises prenaient habituellement leurs repas, et où ils ont laissé comme traces les parties solides des animaux marins ou terrestres qui leur servaient de nourriture. On peut presque les regarder comme propres au Danemark. Sans doute on a découvert ailleurs, et l’on découvre chaque jour, des restes de cuisine. Toutefois nulle part ces amas ne me semblent présenter les mêmes caractères et surtout le même développement que dans ce pays, si ce n’est peut-être sur les côtes de la Terre-de-Feu, où Darwin en a observé de très grands et que l’on distingue de loin au vert foncé des plantes spéciales croissant sur ce sol artificiel[9]. En Danemark, ces tas de débris atteignent parfois de 3 à 400 mètres de long sur une largeur de 50 à 60 mètres, et une épaisseur de plus de 3 mètres. Souvent, comme celui de Sœlager, ils s’adossent à quelque colline qui mettait les convives à l’abri des vents de la mer et du nord, si pénibles dans cette contrée par leur violence et leur continuité. Parfois, comme au moulin de Havelse, ils sont isolés et forment une sorte de grand cercle entourant une dépression restée libre, où s’élevaient évidemment jadis les misérables huttes des sauvages[10]. On s’est longtemps mépris sur la nature de ces élévations. Les géologues les regardaient comme des bancs de coquillages restés en place, et qu’aurait mis à découvert quelque soulèvement géologique[11]. C’est à M. Steenstrup que revient l’honneur d’en avoir le premier fait connaître la véritable nature. L’ensemble de ses recherches à ce sujet est un modèle d’application des sciences zoologiques à l’archéologie.

Tout d’abord M. Steenstrup constata que les kjœkkenmœddings étaient composés presque uniquement de coquilles appartenant à quatre espèces de mollusques marins qui, à raison de leur genre de vie, ne peuvent se trouver réunies qu’accidentellement. Ce sont, parmi les bivalves, l’huître, la moule commune et la bucarde, parmi les univalves, la littorine. Or les bancs d’huîtres ne se forment qu’à une profondeur assez considérable ; les moules au contraire tapissent les rochers que découvre chaque marée ; les bucardes s’enfoncent dans le sable ; les littorines vivent presque à sec, à une hauteur telle que parfois les vagues, en se brisant, peuvent à peine les atteindre. Par conséquent, l’homme seul pouvait avoir réuni ces animaux en masses aussi considérables que celles dont nous avons parlé. En outre la presque totalité de ces coquilles avait appartenu à des individus adultes. Elles avaient donc été choisies. Dans quelle intention ? Il était facile de répondre à cette question en observant que les valves d’un même individu n’étaient à peu près jamais jointes. Il devenait évident qu’elles avaient été séparées artificiellement pour pouvoir atteindre et manger l’animal. Évidemment aussi les os de vertébrés disséminés au milieu des coquilles marines étaient les restes des repas de ces premiers habitans des côtes danoises.

Pouvait-on déterminer l’époque à laquelle avait vécu cet homme des kjœkkenmœddings ? Oui, répondit M. Steenstrup, car parmi les ossemens d’oiseaux recueillis au milieu de plusieurs autres, figuraient ceux du coq de bruyère, qui se nourrit des bourgeons de conifères, et qui a quitté le Danemark depuis que ces arbres ont disparu. C’est donc à l’époque du pin, c’est-à-dire aux premiers âges de la flore danoise, qu’il faut faire remonter l’existence du peuple pêcheur et chasseur dont il s’agit. Les restes de mammifères apportaient d’autres enseignemens. Les os longs avaient été fendus pour en extraire la moelle, toujours recherchée comme un mets délicat par les peuples sauvages, et parmi eux on en trouvait ayant appartenu incontestablement à un chien. Celui-ci avait donc été mangé par les premiers Danois, comme il l’est encore aujourd’hui par les Peaux-Rouges, les Polynésiens, les Chinois ; mais ce chien était-il domestique ou sauvage ? M. Steenstrup répondit encore à cette question. L’homme ne se nourrit pas plus des os d’oiseaux que des autres ; en outre on ne trouve dans les kjœkkenmœddings, comme restes de ces vertébrés, que les os longs, dont les parties les moins résistantes, les extrémités, sont toujours enlevées d’une manière irrégulière. M. Steenstrup pensa que des chiens, compagnons de l’homme dès cette époque, avaient mangé les os les plus tendres et laissé seulement ceux qui résistent sans fournir de sucs nourriciers. Pour s’en assurer, il mit pendant quelques jours un certain nombre de ces animaux au régime des os d’oiseaux, et ces os furent rongés exactement comme ceux qu’on trouve en si grand nombre dans les kjœkkenmœddings. Le corps des os longs, sec et dur, resta seul ; tout le surplus de la charpente osseuse fut broyé et avalé.

Ainsi à son arrivée en Danemark l’homme était accompagné du chien, qui, là comme toujours, profitait des repas de son maître ; mais il n’avait pas d’autre compagnon. Aucun reste de mammifère ou d’oiseau domestique n’a été trouvé dans les kjœkkenmœddings. Bien plus, certaines espèces qui vivent en grande partie aux dépens de l’homme ou qui se font volontiers ses commensales, le moineau, les hirondelles de fenêtre et de cheminée, la cigogne, toutes aujourd’hui communes en Danemark, manquent également. Leur absence est aussi significative que la présence de certaines autres. Le peuple dont nous étudions les restes ne cultivait pas de céréales, sans quoi le moineau n’eût pas manqué de venir en prélever sa part ; ses habitations n’offraient ni aux hirondelles ni aux cigognes les dispositions nécessaires à l’établissement de leurs nids ; elles ne l’avaient pas suivi. Il était essentiellement chasseur, et traquait non-seulement le sanglier, le chevreuil, le cerf, mais aussi l’urus, bœuf sauvage maintenant éteint, et qui devait être d’une taille et d’une force remarquables. Ce même peuple était aussi pêcheur, et cela même explique pourquoi, libre de tout ce qui attache au sol, il n’était pourtant pas nomade. Il avait des demeures fixes, là sans doute où la richesse des côtes assurait sa nourriture, et passait sur place l’année entière. C’est ce que permettent d’affirmer les bois de cerfs et de chevreuils, présentant tous les degrés de leur développement annuel, qu’on trouve à côté des os. Il connaissait le feu et faisait cuire ses alimens à des foyers de pierre encore en place. Enfin les recherches de Forchammer ont montré qu’il employait un sel assez pur obtenu par un procédé en usage il y a deux siècles, et qui consiste à arroser d’eau de mer les cendres de la zostère marine, puis à recueillir les efflorescences produites par l’évaporation.

L’homme des kjœkkenmœddings, tel que l’a fait connaître M. Steenstrup, est-il contemporain de celui qui a poli ses haches et ses ciseaux, taillé, transporté, dressé des pierres colossales, et bâti les chambres sépulcrales désignées sous le nom de dolmens ? Oui, répond l’éminent zoologiste. Bien plus, ajoute-t-il, il se pourrait que les deux peuples n’en fissent qu’un ; il se pourrait que ces constructions, regardées seulement comme des caveaux funéraires, eussent été d’abord une forme d’habitations. Il est vrai que les amas de coquilles et d’ossemens ne présentent à peu près constamment que des outils très grossiers en pierre simplement éclatée ; pourtant on y a trouvé aussi de temps à autre des instrumens tranchans en pierre polie. Ceux-ci étaient nécessaires pour obtenir les sections lisses que présentent certains os, sections que n’eussent pu faire de simples éclats. Ces derniers auraient laissé des stries accusant l’irrégularité du tranchant. Il est vrai encore que la faune des kjœkkenmœddings et celle des dolmens présentent de grandes différences. La première n’offre d’autre animal domestique que le chien ; la seconde comprend en outre le bœuf, le cheval, la chèvre, le mouton, le porc. Mais est-on bien certain que les ossemens de ces nouvelles espèces, trouvés à l’intérieur des chambres funéraires, y aient été déposés en même temps que les restes humains ? L’observation prouve que très souvent divers carnassiers sauvages, surtout les renards, ont su pénétrer dans ces ossuaires, y établir leur terrier, et mêler à ce qu’ils renfermaient les os de leur proie journalière. Ces habitudes, s’exerçant pendant des siècles, peuvent fort bien expliquer le mélange présenté par les dolmens.

Si l’on repoussa la contemporanéité des deux populations, ajoute M. Steenstrup, comment expliquer le contraste que présentent les armes avec les animaux contre lesquels on avait à les employer ? Dans les kjœkkenmœddings, on ne rencontre que des éclats de silex petits et souvent presque informes. C’est avec ces armes, qui n’en sont pas, que l’homme aurait eu à tuer le cerf et le sanglier, à combattre l’urus ! Au contraire, au temps des dolmens, l’homme aurait été entouré d’espèces domestiques, et, pour égorger ces animaux qui n’offraient aucune résistance, il aurait employé de grandes lances merveilleusement taillées, des haches énormes parfaitement polies ! Ces faits n’indiquent-ils pas la nécessité de rapprocher les populations regardées par les archéologues comme distinctes et comme s’étant succédé ? N’est-il pas plus naturel de voir dans celles qui habitaient la côte des espèces de colonies qui abandonnaient sans peine, au milieu des restes de leurs repas, les objets improvisés à la hâte pour répondre aux besoins du moment, mais qui conservaient avec soin les instrumens dont la fabrication exigeait beaucoup de peine et de temps ? En tout cas, l’inégalité de développement industriel n’exclut nullement la contemporanéité. Si, par un cataclysme quelconque, les régions les plus civilisées de l’Europe venaient à être ensevelies, les archéologues future auraient à constater d’étranges différences selon que leurs fouilles porteraient sur les ruines d’une capitale ou sur celles de quelque hameau de nos montagnes, de nos landes, de nos régions marécageuses. Eux aussi, se fondant sur le témoignage matériel des objets recueillis, pourraient nier la contemporanéité des populations actuelles.

Sans doute, répond M. Worsaae, les habitans d’une même contrée présentent, et ont dû présenter de tout temps, une certaine inégalité de richesse et de développement. Toutefois ces différences sont d’autant plus prononcées que la civilisation a fait de plus grands progrès dans les classes qui occupent la tête du corps social. Chez les peuples sauvages ou à demi sauvages, elles sont bien moins considérables. C’est ce qui résulte des faits constatés par tous les voyageurs. Les différences de condition, d’habitation, exercent en outre une influence évidente. Or comment admettre que les petites îles danoises et même la presqu’île du Jutland aient nourri des peuplades juxtaposées sur des espaces aussi étroits, aussi uniformes presqu’à tous égards, et que ces tribus soient pourtant restées distinctes pendant un temps aussi considérable que le suppose la formation des kjœkkenmœddings, la multiplication des tumuli ! Peut-on admettre que des fractions d’une même population, encore bien peu civilisée, aient présenté pendant des siècles la différence constante mise en évidence par l’étude de ces deux sortes de monumens ? Ces deux hypothèses sont contredites par tout ce que nous voyons de nos jours.

La difficulté de chasser les animaux de grande taille avec des armes en apparence insuffisantes, répond encore M. Worsaae, n’est pas aussi grande qu’elle peut le paraître d’abord. L’intelligence humaine supplée à la faiblesse des moyens matériels. Avec leurs armes d’os et de pierre taillée, les Esquimaux viennent à bout de la baleine elle-même. Les habitans de l’Afrique australe tuent le rhinocéros, bien autrement redoutable que l’urus, en le faisant tomber dans une fosse pêle-mêle avec d’autres grands gibiers. L’homme des kjœkkenmœddings a pu employer un moyen analogue. Quant à l’impossibilité de travailler les os de ces animaux avec des éclats de pierre sans y laisser de stries, des expériences récentes ont prouvé qu’elle n’existe pas. Le tranchant des couteaux en silex éclaté est très affilé et résiste peut-être mieux que celui des pierres polies, qui s’écaille facilement. Quant à l’hypothèse émise par M. Steenstrup pour expliquer la différence des faunes des kjœkkenmœddings et des dolmens, elle est bien difficile à admettre. Ce n’est pas seulement en Danemark que les derniers contiennent des ossemens d’espèces domestiques autres que le chien. Des faits absolument pareils ont été constatés dans toute l’Europe sud-occidentale et aussi en Suède. Il serait bien étrange que partout les renards eussent joué le rôle que leur attribue M. Steenstrup. D’ailleurs M. Hildebrand vient de trouver dans les dolmens du Westergothland (Suède) des ossemens de mouton travaillés, des dents de cochon perforées. Ces animaux accompagnaient donc certainement l’homme des dolmens, tandis qu’ils étaient inconnus à l’homme des kjœkkenmœddings.

Du reste, ajoute M. Worsaae, en dehors de toute autre considération, l’étude seule des monumens et des objets qu’on y trouve suffirait pour motiver la séparation des populations dont il s’agit, pour démontrer qu’elles se sont succédé sur le sol de l’ancien Danemark. Les antiquités des kjœkkenmœddings appartiennent à des types tout particuliers, que l’on ne saurait confondre avec ceux des dolmens. Il y a là autre chose qu’un perfectionnement. Sans doute dans quelques cas on a constaté, là comme ailleurs, des transitions d’une époque à l’autre. En particulier, on a trouvé quelques instrumens en pierre polie au milieu des débris de cuisine. Pourtant d’une part aucun de ces objets n’est en silex, cette roche caractéristique de l’industrie des dolmens ; d’autre part, de pareils faits sont extrêmement rares et ne se sont rencontrés que dans un petit nombre de kjœkkenmœddings. La très grande majorité de ceux qu’on a étudiés n’ont rien présenté de pareil. Celui de Meilgaard, entre autres, long de 40 mètres, large de 35 mètres, haut de 3 mètres, a été minutieusement fouillé sans qu’on ait trouvé autre chose que les types caractéristiques, sans la moindre trace de polissage. Peut-on supposer qu’une population sédentaire et vivant sur place pendant de longues années n’ait pas laissé un seul spécimen des outils, des instrumens, des armes qu’elle serait censée avoir possédés ? Cette conclusion serait encore en dehors de toutes les analogies. Enfin les types des kjœkkenmœddings manquent absolument en Norvège, dans la Suède orientale et septentrionale, en Finlande, en Russie, tandis que les dolmens, avec tous leurs caractères, existent dans les mêmes contrées. N’est-il pas évident, d’après cet ensemble de faits, que ces deux sortes de monumens appartiennent à deux populations distinctes ?

L’homme des kjœkkenmœddings, conclut l’éminent archéologue, a été le premier habitant du Danemark. Il a ouvert dans ce pays l’âge de la pierre, que devait clore l’homme des dolmens. Cet âge, ici comme ailleurs, présente les deux grandes divisions de la pierre taillée et de la pierre polie, sans doute reliées par une courte période de transition. La première comprend l’ère des kjœkkenmœddings ; elle a commencé soit vers la fin des temps où le renne vivait en France, soit peu après cette époque, et correspond chronologiquement à la période de la pierre polie du reste de l’Europe, fournissant ainsi un nouvel exemple de l’inégalité du développement social chez des populations contemporaines.

Entre des hommes comme MM. Steenstrup et Worsaae, divisés sur la question des kjœkkenmœddings et des dolmens, il est évidemment fort difficile de se prononcer. Toutefois MM. Bertrand et Desor, en laissant voir qu’ils penchaient en faveur des doctrines du second, ont traduit évidemment la pensée générale du congrès. Il n’y a rien d’étrange, a fait observer le savant directeur du musée de Saint-Germain, à voir la race qui élevait les dolmens venir se juxtaposer à celle qui entassait les kjœkkenmœddings. Elle a agi en France de la même manière. Peut-on supposer, a demandé M. Desor, que des peuples chasseurs, accompagnés du chien seul, aient eu les loisirs et les forces nécessaires pour construire ces vastes chambres de pierre qui nous étonnent encore aujourd’hui ? Connaît-on un seul autre peuple, non agriculteur et à demi sauvage, qui produise des ouvrages pareils ? Peut-on d’ailleurs admettre que les chefs-d’œuvre découverts dans les grands dolmens proviennent d’un peuple au début de la civilisation ? M. Desor a cru ne pouvoir répondre à ces questions que par la négative.

Il me paraît difficile de ne pas se ranger à son avis, de ne pas regarder comme fondée, au moins dans ce qu’elle a de général, l’opinion de M. Worsaae sur ces temps reculés. Je suis donc obligé de me séparer ici de mon confrère en zoologie. En revanche, je suis heureux d’avoir à partager entièrement sa manière de voir relativement à l’anthropophagie des premiers habitans de l’Europe. Cette question, si souvent agitée, a été soulevée au congrès par la communication de M. Roujou, qui a cru trouver à Villeneuve-Saint-George des traces de cannibalisme. Bien d’autres faits de même nature ont été signalés en France et ailleurs. Tous reviennent à ceux que M. Spring a constatés le premier[12]. Dans les grottes de Chauveau (Belgique), le savant professeur de Liège a trouvé, au milieu d’une sorte de brèche et mêlés à des os de ruminans, de porc, d’oiseau, etc., des ossemens humains en très grand nombre exactement dans le même état que ceux des animaux. Les os à moelle sont brisés, la plupart en éclats longitudinaux, quelques-uns carbonisés. Tout indique, dit M. Spring, qu’ils ont été cassés artificiellement pour en extraire et en manger le contenu. Ces os humains avaient appartenu exclusivement à des femmes ou à des adolescens. Notre collègue a conclu de ces faits que l’homme de Chauveau était anthropophage au moins accidentellement, et le soin qui a présidé au choix des victimes lui semble indiquer qu’il s’agit de festins exceptionnels réservés peut-être pour quelques solennités.

M. Dupont a fait connaître les observations analogues recueillies par lui dans deux cavernes de Belgique. M. Worsaae a donné des détails sur les os humains cassés et à demi rôtis qui se trouvaient dispersés au milieu d’un grand nombre d’autres dans un dolmen. Tous deux, bien que faisant les plus amples réserves, ont paru pencher vers l’opinion que c’était bien là des restes de repas d’anthropophages. J’avais d’abord été plus explicite. Après avoir examiné avec soin les os de cuisse et de jambe éclatés en long et à demi carbonisés à une de leurs extrémités qu’on a retirés du tumulus de Borrebye, je regardais le fait comme à peu près démontré. J’ai dû revenir à la pensée contraire à la suite des remarques présentées par M. Steenstrup. Ce sagace observateur avait constaté d’abord que, sous l’action seule des agens atmosphériques, les os longs de tous les mammifères se fissurent et se divisent en fragmens allongés ressemblant, à s’y méprendre, à ceux que produit une percussion méthodique. Une collection fort nombreuse d’os empruntés à diverses espèces et présentant tous les degrés de cette division spontanée ne peut laisser de doute sur ce point ; toutefois dans ces fragmens naturels la tranche reste droite et lisse d’une extrémité à l’autre. Au contraire, dans les éclats artificiels enlevés sur un os frais, elle présente toujours, à l’endroit qui a reçu le coup, une portion oblique et écailleuse que M. Steenstrup a produite directement, qu’il a retrouvée sur une foule de fragmens osseux retirés des kjœkkenmœddings et d’ailleurs. Le fragment cassé par la main de l’homme porte donc avec lui son certificat d’origine.

Par conséquent, pour être en droit d’affirmer qu’un os humain a été cassé afin d’en manger la moelle, une inspection minutieuse des fragmens est nécessaire ; il faut retrouver la trace du coup. Cette épreuve demandée par M. Steenstrup doit être rigoureusement exigée. Elle manque, je crois, à la plupart des exemples cités comme attestant l’anthropophagie de nos ancêtres. Pourtant cette objection ne paraît pas devoir s’adresser à un travail récent présenté par M. Garrigou à l’Académie des Sciences de Paris[13]. Ce persévérant explorateur de nos cavernes méridionales a eu en main les objets recueillis par M. Regnault, de Toulouse, dans la grotte de Montesquieu-Avantes. Ces pièces provenaient d’un ancien foyer qu’avait recouvert une couche de stalagmites. Les os humains, mêlés à ceux de divers ruminans, sont cassés de la même manière ; chez les uns et les autres, on distingue la trace de l’instrument contondant qui les a fracassés à côté des stries laissées par les instrumens tranchans qui avaient servi à détacher la chair. Chez l’homme comme chez les animaux, le canal médullaire a été agrandi, comme si on l’avait raclé à l’intérieur. Ici le doute n’est guère possible, le cannibalisme paraît bien être démontré. Or à Chauveau et ailleurs, comme à Montesquieu-Avantes, les os humains fragmentés sont mêlés à des débris de repas. Comment expliquer leur présence en un pareil lieu sans admettre la même cause ? Aussi, tout en appelant une vérification fondée sur les observations de M. Steenstrup, il me paraît bien probable que les conclusions de M. Spring ne sont que trop fondées. L’archéologie préhistorique donne ainsi plus de poids aux passages des auteurs anciens rappelés par M. le professeur Pétersen de Stockholm, et d’où il résulte que l’anthropophagie aurait régné sur divers points de l’Europe, même dans les temps historiques. Suétone entre autres parle d’un peuple breton qui mangeait la chair humaine, et préférait celle des femmes et des enfans. N’est-ce pas l’histoire des hommes de Chauveau ?

Ne soyons ni scandalisés ni surpris outre mesure de ces faits. Il y aurait de notre part un amour-propre bien mal placé à méconnaître que nos premiers ancêtres étaient de vrais sauvages, comparables de tout point aux plus pauvres, aux plus misérables tribus que nous connaissons. Or on sait bien que parmi ces dernières il en est encore pour qui la chair de leurs semblables est un mets recherché. Il n’y a rien d’étrange à retrouver chez nous, dans ce passé lointain, des goûts, des habitudes, qui nous révoltent aujourd’hui. Nous savons en revanche que des populations placées aux derniers degrés de l’échelle humaine n’ont pourtant jamais montré aux voyageurs la moindre trace d’habitudes anthropophages et les ont même en horreur. Il en était sans doute de même autrefois. On ne peut donc rien conclure de l’une de ces vieilles races à l’autre, et la question de l’anthropophagie est encore une de celles qui ne comportent que des solutions restreintes et locales.


V.

Quoi qu’il en soit, l’Europe entière a eu ses peuples sauvages, parfois plus féroces à coup sûr que celui des kjœkkenmœddings, qui n’a pas laissé un seul os humain parmi ses débris de cuisine. Qu’étaient ces peuples au point de vue anthropologique ? Au début, étaient-ils d’une seule race ou bien présentaient-ils déjà des différences analogues à celles qui distinguent de nos jours les divers rameaux de la famille humaine ? étaient-ils bien différens de ceux que nous observons aujourd’hui ? Ces questions générales ont été plutôt indiquées que traitées au congrès de Copenhague ; encore ne l’ont-elles été guère qu’au point de vue danois. Une inspection sommaire des crânes de l’âge de la pierre avait permis à plusieurs d’entre nous de reconnaître que le problème est ici bien plus complexe qu’on ne le pensait il y a peu de temps. L’étude des crânes trouvés dans les dolmens de la Westrogothie avait conduit M. le baron Düeben à penser que les populations de cet âge devaient ressembler beaucoup aux populations actuelles. Sans aller aussi loin, je ne pouvais, à la suite d’un examen même superficiel et incomplet, douter que dès cette époque il ne se fut accompli en Danemark de nombreux et profonds mélanges. Aussi, la session une fois close, n’hésitai-je pas à prolonger mon séjour pour étudier de plus près les matériaux mis à ma disposition avec une entière libéralité.

À la suite des découvertes faites en France par MM. Lartet, de Vibraye et Boucher de Perthes, en Belgique par M. Dupont, et après avoir comparé aux restes des premières tribus européennes les têtes osseuses des populations de nos jours, un éminent anthropologiste, M. Pruner-Bey, avait été conduit à formuler des conclusions générales. Il avait regardé tous les habitans primitifs de nos contrées comme ayant appartenu à une grande formation anthropologique jadis continue, et qui aurait embrassé l’Europe entière avec le nord de l’Asie en pénétrant jusqu’en Amérique. Pour lui, les Basques, les montagnards du canton des Grisons, les Esthoniens, les Lapons, etc, étaient autant de restes, autant de témoins de cette race qui aurait précédé sur notre sol toutes les tribus aryennes. Tout en signalant l’existence de deux types tranchés chez les Esthoniens, tout en faisant les réserves les plus formelles motivées par quelques faits exceptionnels, j’ai dû insister ailleurs sur l’accord de cette théorie avec l’ensemble des observations les plus précises que possédait la science en 1867[14].

Depuis lors, de nouvelles découvertes, faites encore en France et dans l’ancien Périgord, ont dû modifier à certains égards ces premières conclusions. Les hommes ensevelis sous la roche de Cro-Magnon, et dont les ossemens ont été si bien étudiés par MM. Pruner-Bey et Broca, n’étaient certainement pas de la même race que leurs contemporains d’Aurignac ou de Moulin-Quignon. Ceux-ci étaient de petite taille et avaient une tête plus ou moins brachycéphale, c’est-à-dire raccourcie d’arrière en avant. Ceux de Cro-Magnon étaient de très grande taille et avaient la tête allongée ou dolichocéphale[15]. Ainsi dès les temps géologiques, alors que l’Europe comptait au nombre de ses mammifères le grand ours des cavernes, les hyènes, les éléphans, les rhinocéros, elle présentait au moins déjà deux types humains faciles à distinguer et qui ont nécessairement dû se mélanger dans le cours des siècles. Pour cette raison, pour d’autres qu’il serait trop long d’exposer ici, je me suis rallié dans une certaine mesure aux observations que MM. Bertrand, Vogt et Worsaae ont opposées aux doctrines de M. Pruner-Bey, mais je n’ai pu aller aussi loin que mes collègues.

En voyant le mélange des races remonter aussi haut dans notre histoire anthropologique, pouvons-nous être étonnés de le retrouver au temps des dolmens ? Évidemment non. C’est le contraire qui serait étrange. Aussi n’ai-je nullement été surpris de rencontrer deux races parfaitement distinctes représentées dans les trente et une têtes plus ou moins intactes qui ont été extraites du seul dolmen de Borrebye. Ni l’une ni l’autre n’appartiennent au type mongoloïde, tel que nous le connaissons jusqu’ici ; elles sont fort distinctes des deux types esthoniens. Est-ce à dire que ceux-ci soient étrangers au Danemark ? Je suis porté à penser le contraire. Lorsque nous avons déclaré, M. Dupont et moi, n’avoir pas vu dans les cabinets de Copenhague des mâchoires inférieures analogues à celles qu’ont fournies les cavernes belges, nous n’avions pu que jeter un coup d’œil sur les collections de crânes danois. Par suite du morcellement regrettable dont j’ai parlé précédemment, l’une de ces collections nous avait entièrement échappé. Or j’ai retrouvé depuis des exemplaires tout à fait comparables à ceux de Belgique. La race méridionale a donc fort bien pu pénétrer jusqu’en Danemark.

Est-elle allée plus loin dans le nord, et les Lapons sont-ils, eux aussi, un des témoins de cette race, comme l’a pensé M. Pruner-Bey ? Cette opinion a été combattue par MM. Bertrand, Vogt, Worsaae. Pour ce dernier, entre autres, la Suède et la Norvège n’ont été peuplées qu’après le Danemark, et à l’époque de la pierre polie de ce dernier pays. Pour lui encore, l’ère Scandinave s’arrête là où finissent les dolmens, dont les dernières traces se perdent sur les côtes de Finlande. Au-delà commence un monde nouveau, celui de la Laponie et de la Russie. Bien donc ne prouve, ajoute-t-il, que les Lapons soient une population bien ancienne. C’est par l’étude seule des monumens et des antiquités que M. Worsaae motive ces conclusions, et cela même m’oblige à chercher quelque peu querelle à l’éminent archéologue. À diverses reprises, et d’une manière plus ou moins explicite, il a déclaré que l’archéologie préhistorique doit marcher seule ; il a paru vouloir écarter les renseignemens que pouvaient fournir soit les sciences naturelles, soit les notions historiques et plus ou moins légendaires. Ici, M. Worsaae est-il bien dans le vrai ? Je ne le pense pas. Certes l’archéologue est dans son droit lorsqu’il poursuit l’étude des populations et des races par les procédés qui ont conduit à tant de remarquables découvertes ; mais, lorsqu’il s’agit de formuler des conclusions générales, on ne saurait sans inconvénient rejeter les données empruntées à d’autres ordres de faits. Pour éclairer ces problèmes obscurs, ce n’est pas trop de toutes les lumières, et je crois bien préférable de suivre l’exemple donné par M. Sven Nilsson[16]. À la suite de la description minutieuse des antiquités, l’illustre doyen des archéologues Scandinaves consacre un chapitre spécial à la description des crânes découverts à côté d’elles, il interroge les sagas populaires, et trouve jusque dans ses souvenirs d’enfance des données dont il me semble impossible de ne point tenir compte. Or la conclusion de M. Nilsson est que la presqu’île suédoise a eu pour premiers habitans, à une époque très ancienne, des hommes de petite taille, plus tard vaincus et refoulés vers le nord par les peuples plus grands et plus forts qui ont construit les dolmens. Reste à savoir si ces nains sont bien les Lapons de nos jours.

Il serait encore difficile de se prononcer entre MM. Nilsson et Worsaae quant à la question spéciale dont il s’agit ici ; mais la méthode employée par le premier pour arriver à la vérité me paraît en tout cas devoir être préférée. Sans doute les traditions populaires ont leurs dangers, elles se prêtent souvent à bien des interprétations, et peuvent induire en erreur des imaginations trop actives ou prévenues. N’en est-il pas de même des faits matériels de l’archéologie ? Sans les erreurs de ses devanciers, qui reportaient au xiie siècle, sans doute à raison de la perfection du travail, des objets datant du IIIe, M. Worsaae n’aurait pas eu l’honneur de découvrir le vieil âge du fer de sa patrie[17]. L’homme crée presque aussi difficilement dans l’ordre intellectuel que dans l’ordre physique ; il ne fait guère que combiner les élémens dont il dispose. Voilà pourquoi au fond des superstitions les plus absurdes on trouve à peu près toujours quelque fait naturel. De même la légende la plus invraisemblable a d’ordinaire pour fondement quelque fait historique. Le tout est de le dégager avec la réserve et la prudence nécessaires à toute critique. À ce prix, on ne saurait en douter, les traditions populaires des peuples même les plus barbares nous donneront des trésors qu’il faut se hâter de recueillir avant que le travail de remaniement auquel est soumise l’humanité les ait fait disparaître en effaçant les vieux souvenirs.

Est-il bien nécessaire d’insister sur l’utilité de la crâniologie et des autres données ostéologiques dans ces études qui vont chercher notre passé au-delà de l’histoire ? J’espère que non. Je sais bien qu’encore aujourd’hui quelques personnes se demandent jusqu’à quel point on peut se fier aux résultats acquis par des recherches de cette nature, et je leur accorde sans peine que cette science, la dernière venue entre toutes, est par cela même plus sujette à errer. Aussi tout anthropologiste prudent se tiendra-t-il habituellement sur la réserve lorsque les matériaux seront en petit nombre. Pourtant, même dans ce cas, il pourra parfois se prononcer hardiment. Certes on ne court pas grand risque de se tromper en déclarant que l’homme des cavernes belges et celui de Cro-Magnon étaient de races différentes. Je ne crois pas être plus téméraire en admettant la dualité des types du dolmen de Borrebye. Mieux on connaîtra le passé des populations danoises, plus on verra qu’elles ont-été très mélangées dès l’époque de la pierre polie, avant l’apparition du bronze et du fer[18]. Certainement dès ces temps reculés, en Danemark comme dans le reste des terres habitées, l’homme était bien plus voyageur que ne l’admettent quelques savans d’ailleurs d’un grand mérite, mais que n’a pas suffisamment préoccupés la grave question des migrations humaines. Comme l’a fort bien dit M. Worsaae, les races nouvelles venues sur le sol danois n’ont ni exterminé ni expulsé entièrement celles qui les avaient précédées. La population actuelle porte à un haut degré les traces de son origine multiple. Sans être sorti de Copenhague, j’ai pu retrouver vivans quelques-uns des types de l’âge de pierre, même des plus exceptionnels[19].

Que le mélange se soit accompli par voie de conquête, de colonisation ou d’infiltration lente, la fusion s’est opérée, et ces tribus diverses ont grandi ensemble. Sans doute quelques-unes d’entre elles ont apporté à leurs devancières les élémens de ce progrès. Le Danemark a dû avoir ses initiateurs, comme les ont eus nos populations du sud et du centre. Chez toutes, un souffle venu du dehors, grec, romain ou arabe, a éveillé ce génie moderne dont nous admirons les merveilles ; mais les peuples qui nous ont passé le flambeau de la civilisation l’avaient eux-mêmes reçu de mains étrangères, comme nous le transmettrons à des générations à venir et à d’autres régions du globe. Où commence cette merveilleuse chaîne d’actions et de réactions ? Nul ne saurait le dire. Ses origines se confondent, je pense, avec celles de notre espèce. L’humanité marche par étapes, et, à en juger par ce que nous savons, jamais race ni peuple ne sont passés de l’une à l’autre que sous une impulsion extérieure. C’est comme une sorte de ferment intellectuel que des tribus d’abord, puis des nations privilégiées se transmettent de siècle en siècle, et qui va réveiller des germes endormis. Rencontrant à chaque fois des élémens différens, il suscite des manifestations jusque-là inconnues. Tout en héritant de leurs prédécesseurs, les civilisations qui se succèdent ne leur ressemblent pas, et leur sont toujours supérieures à certains égards. En s’élevant, elles étendent leur domaine et englobent des populations Ad plus en plus nombreuses. Voilà comment le monde grec a été suivi du monde romain, beaucoup plus étendu sans doute, mais bien étroit encore si on le compare au monde moderne. Des races entières sont donc restées pendant des siècles en dehors du grand mouvement ascensionnel qui a produit l’état de choses que nous voyons, ou n’en ont ressenti les effets que par contre-coup. Elles ne sont pas pour cela restées entièrement stationnaires, et, sans s’élever aussi haut, elles ont reproduit en petit des phénomènes analogues dans divers petits centres isolés.

Le Danemark a été un de ces centres. Le fer, le bronze et les civilisations caractérisées par la présence de ces deux métaux lui sont évidemment venus du dehors. Malgré l’esprit de patriotisme qu’ils mettent à l’examen de ces questions, les savans scandinaves ne l’ont pas contesté. Peut-être devraient-ils aller plus loin. Il me paraît bien probable qu’il en est de même de la pierre polie, connue dans le reste de l’Europe dès les temps des kjœkkenmœddings. Arrivées en Danemark, ces industries se sont rapidement naturalisées, comme l’attestent les polissoirs, les moules, les épées à lame seulement ébauchée qui figurent dans les musées. Par suite de leurs conditions géographiques et de leur isolement, la presqu’île du Jutland, l’archipel danois, sont restés en dehors du mouvement classique. Une civilisation locale, dont l’existence est attestée par l’uniformité des arts nationaux, s’y est développée, a franchi le Sund, et s’est répandue au nord dans la Suède et la Norvège. Au sud, elle paraît s’être arrêtée à l’Eider, qu’ont passé bien plus tard seulement des colons de race germanique[20]. Sous l’empire de croyances, d’institutions, de mœurs, qui leur étaient devenues communes, les races primitives se sont amalgamées et fondues. Ainsi s’est constitué le petit monde scandinave, monde parfaitement distinct, qui a manifesté sa forte autonomie dans presque toutes les directions, qui a eu ses jours d’expansion et de gloire, et n’a été entraîné qu’assez tard dans le grand tourbillon qui nous emporte tous.

Toutefois, et malgré ce qu’il y avait d’indépendance fondamentale dans la civilisation scandinave, elle n’a pu échapper entièrement aux influences extérieures. Les civilisations méridionales, plus avancées, agissaient sur elle à distance, et les monumens en portent l’empreinte. Dans le catalogue raisonné qui nous a été distribué, dans ses communications orales, M. Engelhardt a montré au-delà des temps gothiques et du Ve au VIIIe siècle une inspiration byzantine ou plutôt orientale se trahissant par l’ornementation de l’orfèvrerie et des bijoux. Antérieurement, dans le premier âge du fer, l’action romaine est souvent indiquée par la réunion sur le même objet de caractères accusant un art tout national et de traits empruntés au style classique. L’âge du bronze, l’âge de la pierre polie même, ont prêté à des observations analogues faites par divers membres du congrès, et de là sont nées des discussions qui ont motivé une résolution dernière.

M. Henri Martin a réclamé en faveur de l’art gaulois, et a montré la race gauloise dominant dans toute l’Europe occidentale, dans la Haute-Italie et jusque dans la vallée du Danube à l’époque du premier âge du fer danois. Cet âge commence d’ailleurs vers le iiie siècle, et là nous sommes en pleine histoire, nous sortons des études préhistoriques. Évidemment M. Martin est dans le vrai pour quiconque se place en dehors du monde scandinave, au point de vue européen. En Danemark, il en est autrement, et cela même démontre une fois de plus la nécessité de ne prendre toutes ces divisions que dans un sens relatif et restreint. De son côté, M. Nilsson a cherché à montrer que quelques-unes des figures gravées sur le monument de Kivik (Suède) représentent des haches de l’âge du bronze placées à titre d’hommage, après un combat, à côté de la pyramide de Baal. Il y voit une preuve de plus en faveur de son opinion sur le rôle joué par les Phéniciens dans le nord de l’Europe. L’illustre archéologue admet que ce sont eux qui ont apporté dans ces lointaines régions le bronze et les industries qui l’accompagnent. M. Worsaae est bien loin d’adopter cette manière de voir. Il pense que le berceau de la civilisation caractérisée par l’emploi de cet alliage est bien plutôt vers l’est de l’Europe, ou même dans l’intérieur de l’Asie, où se rencontrent en abondance, en même temps que l’or, les deux élémens du bronze, le cuivre et l’étain[21].

Toutefois c’est principalement M. Desor qui a insisté sur cet ordre de considérations et en a déduit les conséquences les plus précises. « Dans les lacs de la Suisse, a-t-il dit, on rencontre des moules de haches ; mais ce qu’on n’y voit pas du tout, ce sont les moules qui auraient pu servir à faire les objets de parure, les épées et toutes ces belles choses qu’on trouve en foule dans les tombelles à Alèse, à Hallstadt, en Ligurie, etc. Il y a là une preuve évidente d’un grand commerce qui, à la suite d’un mouvement encore inconnu, s’est répandu tout à coup dans toute l’Europe. Cette époque commerciale, antérieure aux Romains, est donc le point essentiel à définir. L’absence d’argent et de toute monnaie porte à croire qu’elle doit être bien antérieure au ive siècle avant Jésus-Christ, époque à laquelle les philippes de Macédoine étaient une monnaie courante dans toute l’Europe. » Où était le siège de cette industrie ? M. Desor pense que ce devait être dans la Haute-Italie[22]. M. Bertrand a pleinement adhéré aux pensées exprimées par son collègue, et communiqué plusieurs faits qui lui paraissent les confirmer.

D’autre part, M. Worsaae, dans l’ouvrage que j’ai eu tant de fois à citer et qui résume la manière dont il envisage ces difficiles problèmes, s’est formellement prononcé contre l’hypothèse d’un centre de fabrication quelconque, étrusque, romain, grec ou phénicien, fournissant pendant des siècles aux nations les plus diverses des instrumens de bronze toujours presque identiques, tandis que lui-même aurait connu et travaillé le fer. Il y a donc là une question à la fois très importante et très nettement posée. Le congrès a pensé que, pour tenter de la résoudre, il fallait l’étudier sur les lieux. En conséquence, il a décidé que la prochaine session, celle de 1870, se tiendrait à Bologne. Dans cette ville et à Florence, au centre de l’ancienne Étrurie, les archéologues pourront comparer les antiquités du nord, étudiées par eux l’année dernière, à celles du midi. Des questions anthropologiques spéciales naîtront aussi sur ce théâtre d’une de nos plus anciennes civilisations. Les crânes tirés des tombeaux étrusques poseront des problèmes aussi délicats que les têtes extraites des dolmens danois. Plus d’un sans doute restera sans solution définitive ; mais à coup sûr, comme le disait M. Worsaae dans son discours d’adieu, nous ajouterons quelque chose à ce que nous ont appris ces dernières années, si fécondes en enseignemens ; nous jetterons quelque clarté nouvelle dans la nuit des temps antéhistoriques.


A. de Quatrefages.
  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Forchammer, le père de la géologie danoise, est mort depuis cette époque, et les deux collaborateurs survivans ont poursuivi isolement leurs études.
  3. Je ne puis qu’indiquer ici la plupart des travaux présentés au congrès. En attendant la publication du volume où ils seront reproduits en entier, je renverrai le lecteur à l’excellent résumé fait par un des secrétaires, M. Cazalis de Fondouce. (Matériaux pour l’histoire primitive et naturelle de l’homme, décembre 1869.)
  4. Le gisement de Villeneuve-Saint-George est très intéressant en ce qu’il présente trois couches répondant : la plus inférieure à une époque intermédiaire entre l’âge du renne et celui de la pierre polie, la moyenne à l’âge de la pierre polie, la plus élevée à l’âge du bronze. Des recherches de M. Roujou, il ressort encore que la Seine a eu pendant tout l’âge de la pierre un cours beaucoup plus large que de nos jours, et n’est entrée dans son lit actuel qu’à l’époque du bronze.
  5. Mémoire sur les microcéphales ou hommes-singes. Les microcéphales ont été nommés ainsi à cause de la petitesse de leur crâne, qui traduit au dehors le peu de développement du cerveau.
  6. Voyez la Revue des 15 décembre 1868, 1er  et 15 mars, et 1er  avril 1869.
  7. Worsaac, the Antiquities of South-Jutland or Slesvik.
  8. Worsaae, the Antiquities of South-Jutland.
  9. On a pu croire un moment que nous avions en France et sur une échelle exagérée l’équivalent des kjœkkenmœddings dans les buttes de Saint-Michel-en-Lherm ; mais j’ai montré que celles-ci étaient de véritables œuvres d’art, des digues destinées à clore un port datant probablement du temps de Charlemagne, et où, faute de pierres, on avait employé les coquillages qui abondaient dans la baie de l’Aiguillon. Ces conséquences découlent du plan général des buttes, et de ce fait que les huîtres, les bucardes, les moules, etc., qu’on y trouve, n’ont pas été mangées. À peu près constamment les deux valves de chaque coquille sont réunies dans leur position naturelle, et l’on retrouve très souvent intact le ligament de la charnière. (Bulletin de la Société géologique de France, t. XIX.)
  10. Morlot, Études géologico-archéologiques en Danemark et en Suisse (Bulletin de la Société vaudoise, 1860.) Cet excellent travail a le premier popularisé dans le midi de l’Europe les faits recueillis par les savans scandinaves. On le consultera encore aujourd’hui avec fruit, ainsi que le mémoire de M. Lubbock sur les kjœkkenmœddings. (Natural history Review, 1861, et Annales des sciences naturelles, 1862.)
  11. La même opinion était généralement admise au sujet des buttes de Saint-Michel-en-Lherm.
  12. Les hommes d’Engis et les hommes de Chauveau. (Bulletin de l’Académie royale de Belgique, 1864.)
  13. Comptes-rendus hebdomadaires, 24 janvier 1870.
  14. Bulletin de la Société d’anthropologie, 2e série, t. I, et Rapport sur les progrès de l’anthropologie en France.
  15. Malgré ces différences, M. Pruner-Bey rattache ces deux races à sa grande famille mongoloïde à titre de types secondaires. (Reliquiœ Aquitanicœ, by Edouard Lartet and Henry Christy.)
  16. Les Habitans primitifs de la Scandinavie, essai d’ethnographie comparée.
  17. Cette découverte, qui date de 1853, est un des principaux titres de gloire de M, Worsaae.
  18. Je n’ai pas encore eu le temps de revoir et de discuter les données numériques que j’ai rapportées de Copenhague, mais le résultat général que j’indique ici m’a paru ressortir clairement de l’examen des crânes dont j’ai pris les mesures.
  19. Une femme du peuple, que j’ai pu observer quelques instans, devait être une descendante de la grande race du dolmen de Borrebye.
  20. Worsaae, Antiquities of South-Jutland. Aujourd’hui la race germanique domine dans le Slesvig méridional. Les votes émis dans ces dernières années permettent de tracer avec précision la ligne frontière des deux races. Elle s’étend de l’est à l’ouest du sud de Flensbourg à la ville de Heler.
  21. The Antiquities of South-Jutland.
  22. Compte-rendu sommaire.