Le Conscrit (Conscience)/0

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Le Conscrit
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 187-190).
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Dédicace



LE CONSCRIT


dédié à


M. ÉVARISTE VAN CAUWENBERGHE


bourgmestre de schilde


Comme témoignage d’estime particulière et de sincère amitié.



L’AUTEUR À SES AMIS


Estimables Lecteurs et Lectrices !

Vous, mes bons amis, qui êtes demeurés fidèles au conteur, quoique son nom ait été pitoyablement vilipendé par les passions surexcitées, je vous apporte aujourd’hui une bonne nouvelle.

J’ai été malade.

Mon esprit était fatigué, mon âme désenchantée, mon corps souffrant. Moi, que Dieu a doué au moins d’énergie morale et d’un vaste instinct d’affection, je tombais dans l’abîme du plus amer découragement, et je sentais avec effroi un poison mortel, — la haine des hommes peut-être, — se glisser dans mon cœur rétréci.

N’ai-je pas vu, pour la première fois de ma vie, dans ces jours inouïs, toutes les mauvaises passions à l’œuvre, sans déguisement et sans vergogne ? N’ai-je pas vu le plus grand des crimes, la calomnie, légitimé par la lutte comme le meurtre est légitimé par la guerre ? N’ai-je pas vu la cause la plus sacrée, la cause de l’élévation de la Flandre, cette aspiration de ma jeunesse, ce labeur de mes années viriles ?… Mais, taisons-nous !… J’ai une blessure au cœur : elle pourrait se rouvrir et saigner. Évoquons plutôt de doux souvenirs.

J’ai passé trois mois dans la Bruyère : — Vous savez, cette belle contrée où l’âme rentre en elle-même et jouit d’un délicieux repos ; où tout respire le calme et la paix ; où l’âme, en présence de la création immaculée de Dieu, secoue le joug des convenances, oublie la société et se dégage de ses liens avec la vigueur d’une jeunesse renaissante ; où chaque pensée revêt la forme de la prière ; où tout ce qui n’est pas en harmonie avec la fraîche et libre nature sort du cœur ?

Oh ! là, l’âme fatiguée rencontre la tranquillité ; là, l’homme épuisé retrouve une force juvénile.

Ainsi se sont passés mes jours de maladie, jours d’indicible jouissance pour mon âme : sourire au soleil quand, dans toute sa majesté, il lance au-dessus de l’horizon ses premiers rayons ; épier la nature qui s’éveille et surprendre les premiers accents de l’hymne magnifique qu’elle adresse au ciel : parcourir bruyères et forêts ; interroger mon âme — et penser ; — scruter et admirer la vie des plantes et des animaux, aspirer l’air pur à pleins poumons, s’arrêter, poursuivre sa route, revenir sur ses pas, et parler tout haut dans la solitude ; rêver de choses splendides : de Dieu, de l’avenir, de notre Flandre si chère, de paix et d’amour !

Et le soir donc ! Être assis dans la vieille auberge sous le large manteau de la cheminée, les pieds dans la cendre, l’œil fixé sur une étoile, qui là-haut m’envoie son rayon par l’embouchure de la cheminée, comme pour m’adresser un appel ; ou bien, plongé dans une vague rêverie, regarder le feu, voir les flammes naître, s’élever, haleter, pétiller, se supplanter l’une l’autre comme par envie, pour lécher la marmite avec leurs langues de feu, — et songer que c’est là la vie humaine : naître, travailler, aimer, haïr, grandir et disparaître… Là-haut, la fumée couronne la cheminée de son léger panache ; rien de plus ne sort de ce bruit, de ce pétillement, de cette ardeur…

Puis encore sortir de ces songeries pour prêter l’oreille aux entretiens des villageois entre eux… Voir autour de soi se mouvoir un petit monde, avec ses faiblesses et ses passions que rien ne dissimule ; lire dans le cœur de l’homme et en voir à nu tous les ressorts ; — savourer, en un mot, cette simple vie des campagnes qu’une nature vierge colore de si fraîches teintes.

Chemin faisant, enregistrer dans sa mémoire les récits de chacun, et faire une provision qui me permette, à mon retour, d’offrir à mes amis quelques cadeaux de la Campine.

Me voici avec mes cadeaux : humbles couronnes où le rêveur a entrelacé pour vous la bruyère et le bluet.

Chers lecteurs, ces calmes et paisibles récits ne plairont pas à certains d’entre vous. Simples comme le sol qui les a vus naître, ils vont droit leur chemin, au rebours de la mode régnante ; ce ne sont pas des amalgames de sang, d’argot, d’infamies, d’adultères, de crudités sans voile, d’incrédulité railleuse, de découragement désolant ; ils ne font pas dresser les cheveux sur la tête du lecteur qui tremble pour sa propre vertu et pour l’avenir de l’humanité. Non, non, ils n’ont pas été inspirés par le démon du désespoir et de la haine. La nature, dans sa fraîcheur immaculée, en a tissé l’humble étoffe où brille seulement çà et là une perle pure, dérobée à l’âme humaine. Pour les goûter, il ne faut pas être tout à fait désenchanté ; ils ne touchent que les fibres les plus délicates du cœur ; les fibres du charme de la vie, de l’amour de Dieu et du prochain, celles-là même que corrompent et brisent les élucubrations péniblement tourmentées dont nous venons de parler.

Ainsi, lecteurs et lectrices, si je promets ici de vous raconter les histoires que j’ai entendues au foyer de la vieille auberge, ou que j’ai recueillies moi-même dans la Bruyère, ne vous attendez à rien autre chose qu’a la fidèle peinture des paisibles mœurs des habitants de la Bruyère, — et soyez indulgents pour moi qui entreprends, pour vous plaire, d’écrire tout un gros livre sur un si mince sujet.

À vous, amis Flamands, est offerte avec l’histoire du Conscrit, la première fleur de la couronne. Puisse un favorable accueil de votre part être ma récompense et m’encourager à m’acquitter le plus tôt possible de ma promesse tout entière !