Le Conte d’hiver/Traduction Guizot, 1863/Notice

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Le Conte d’hiver
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 4 (p. 311-314).


NOTICE SUR LE CONTE D’HIVER

Cette pièce embrasse un intervalle de seize années ; une princesse y naît au second acte et se marie au cinquième. C’est la plus grande infraction à la loi d’unité de temps dont Shakspeare se soit rendu coupable ; aussi n’ignorant pas les règles comme on a voulu quelquefois le dire, et prévoyant en quelque sorte les clameurs des critiques, il a pris la peine au commencement du quatrième acte, d’évoquer le Temps lui-même qui vient faire en personne l’apologie du poëte ; mais les critiques auraient voulu sans doute que ce personnage allégorique eût aussi demandé leur indulgence pour deux autres licences ; la première est d’avoir violé la chronologie jusqu’à faire de Jules Romain le contemporain de l’oracle de Delphes ; la seconde d’avoir fait de la Bohême un royaume maritime. Ces fautes impardonnables ont tellement offensé ceux qui voudraient réconcilier Aristote avec Shakspeare, qu’ils ont répudié le Conte d’hiver dans l’héritage du poëte ; et qu’aveuglés par leurs préventions, ils n’ont pas osé reconnaître que cette pièce si défectueuse étincelle de beautés dont Shakspeare seul est capable. C’est encore dans une nouvelle romanesque, Dorastus et Faunia, attribuée à Robert Greene, qu’il faut chercher l’idée première du Conte d’hiver ; à moins que, comme quelques critiques, on ne préfère croire la nouvelle postérieure à la pièce, ce qui est moins probable. Nous allons faire connaître l’histoire de Dorastus et Faunia par un abrégé des principales circonstances.

Longtemps avant l’établissement du christianisme, régnait en Bohême un roi nommé Pandosto qui vivait heureux avec Bellaria son épouse. Il en eut un fils nommé Garrinter. Égisthus, roi de Sicile, son ami, vint le féliciter sur la naissance du jeune prince. Pendant le séjour qu’il fit à la cour de Bohême son intimité avec Bellaria excita une telle jalousie dans le cœur de Pandosto, qu’il chargea son échanson Franio de l’empoisonner. Franio eut horreur de cette commission, révéla tout à Égisthus, favorisa son évasion et l’accompagna en Sicile. Pandosto furieux tourna toute sa vengeance contre la reine, l’accusa publiquement d’adultère, la fit garder à vue pendant sa grossesse, et, dès qu’elle fut accouchée, il envoya chercher l’enfant dans la prison, le fit mettre dans un berceau et l’exposa à la mer pendant une tempête.

Le procès de Bellaria fut ensuite instruit juridiquement. Elle persista à protester de son innocence, et le roi voulant que son témoignage fût reçu pour toute preuve, Bellaria demanda celui de l’oracle de Delphes. Six courtisans furent envoyés en ambassade à la Pythonisse qui confirma l’innocence de la reine et déclara de plus que Pandosto mourrait sans héritier si l’enfant exposé ne se retrouvait pas. En effet, pendant que le roi confondu se livre à ses regrets, on vient lui annoncer la mort de son fils Garrinter, et Bellaria, accablée de sa douleur, meurt elle-même subitement.

Pandosto au désespoir se serait tué lui-même si on n’eût retenu son bras. Peu à peu ce désespoir dégénéra en mélancolie et en langueur ; le monarque allait tous les jours arroser de ses larmes le tombeau de Bellaria.

La nacelle sur laquelle l’enfant avait été exposé flotta pendant deux jours au gré des vagues, et aborda sur la côte de Sicile. Un berger occupé à chercher en ce lieu une brebis qu’il avait perdue, aperçut la nacelle et y trouva l’enfant enveloppé d’un drap écarlate brodé d’or, ayant au cou une chaîne enrichie de pierres précieuses, et à côté de lui une bourse pleine d’argent. Il l’emporta dans sa chaumière et l’éleva dans la simplicité des mœurs pastorales ; mais Faunia, c’est le nom que donna le berger à la jeune fille, était si belle que l’on parla bientôt d’elle à la cour ; Dorastus, fils du roi de Sicile, fut curieux de la voir, en devint amoureux, et sacrifiant les espérances de son avenir et la main d’une princesse de Danemark à la bergère qu’il aimait, s’enfuit secrètement avec elle. Le confident du prince était un nommé Capino qui allait tout préparer pour favoriser la fuite des deux amants, lorsqu’il rencontra Porrus le père supposé de Faunia. Malgré le déguisement dont Dorastus s’était servi pour faire la cour à sa fille adoptive, Porrus avait enfin reconnu le prince, et, craignant le ressentiment du roi, venait lui révéler qu’il n’était que le père nourricier de Faunia, en lui portant les bijoux trouvés dans la nacelle.

Capino lui offre sa médiation, et sous divers prétextes il l’entraîne au vaisseau où étaient déjà les fugitifs. Porrus est forcé de les suivre. La navigation ne fut pas heureuse, et le navire échoua sur les côtes de Bohême. On voit que Shakspeare ne s’est pas inquiété d’être plus savant géographe que le romancier.

Redoutant la cruauté de Pandosto, le prince résolut d’attendre incognito sous le nom de Méléagre, l’occasion de se réfugier dans une contrée plus hospitalière ; mais la beauté de Faunia fit encore du bruit : le roi de Bohême voulut la voir, et, oubliant sa douleur, conçut le projet de s’en faire aimer ; il mit Dorastus en prison de peur qu’il ne fût un obstacle à ce désir, et fit les propositions les plus flatteuses à Faunia qui les rejeta constamment avec dédain.

Cependant le roi de Sicile était parvenu à découvrir les traces de son fils. Il envoie ses ambassadeurs en Bohême pour y réclamer Dorastus, et prier le roi de mettre à mort Capino, Porrus et sa fille Faunia.

Pandosto se hâte de tirer Dorastus de prison, lui demande pardon du traitement qu’il lui a fait essuyer, le fait asseoir sur son trône, et lui explique le message de son père.

Porrus, Faunia et Capino sont mandés ; on leur lit leur sentence de mort. Mais Porrus raconte tout ce qu’il sait de Faunia, et montre les bijoux qu’il a trouvés auprès d’elle. Le roi reconnaît sa fille, récompense Capino, et fait Porrus chevalier.

Il ne faut pas chercher dans ce conte le retour d’Hermione, la touchante résignation de cette reine, et le contraste du zèle ardent et courageux de Pauline ; les scènes de jalousie et de tendresse conjugale, et surtout celles où Florizel et Perdita se disent leur amour avec tant d’innocence, et où Shakspeare a fait preuve d’une imagination qui a toute la fraîcheur et la grâce de la nature au printemps. Il ne faut pas y chercher les caractères encore intéressants, quoique subalternes, d’Antigone, de Camillo, du vieux berger et de son fils, si fier d’être fait gentilhomme qu’il ne croit plus que les mots qu’il employait jadis soient dignes de lui : « Ne pas le jurer, à présent que je suis gentilhomme ! Que les paysans le disent eux, moi je le jurerai. »

Mais le rôle le plus plaisant de la pièce, c’est celui de ce fripon Autolycus, si original que l’on pardonne à Shakspeare d’avoir oublié de faire la part de la morale, en ne le punissant pas lors du dénoument.

Walpole prétend que le Conte d’hiver peut être rangé parmi les drames historiques de Shakspeare, qui aurait eu visiblement l’intention de flatter la reine Élisabeth par une apologie indirecte. Selon lui, l’art de Shakspeare ne se montre nulle part avec plus d’adresse ; le sujet était trop délicat pour être mis sur la scène sans voile ; il était trop récent, et touchait la reine de trop près pour que le poëte pût hasarder des allusions autrement que dans la forme d’un compliment. La déraisonnable jalousie de Léontes, et sa violence, retracent le caractère d’Henri VIII, qui, en général, fit servir la loi d’instrument à ses passions impétueuses. Non-seulement le plan général de la pièce, mais plusieurs passages sont tellement marqués de cette intention, qu’ils sont plus près de l’histoire que de la fiction. Hermione accusée dit :

…. For honour,

’Tis a derivative from me to mine.

And it only that I stand for.

« Quant à l’honneur, il doit passer de moi à mes enfants, et c’est lui seul que je veux défendre. »

Ces mots semblent pris de la lettre d’Anne Boleyn au roi avant son exécution. Mamilius, le jeune prince, personnage inutile, qui meurt dans l’enfance, ne fait que confirmer l’opinion, la reine Anne ayant mis au monde un enfant mort avant Élisabeth. Mais le passage le plus frappant en ce qu’il n’aurait aucun rapport à la tragédie, si elle n’était destinée à peindre Élisabeth, c’est celui où Pauline décrivant les traits de la princesse qu’Hermione vient de mettre au monde, dit en parlant de sa ressemblance avec son père :

She has the very trick of his frown.

« Elle a jusqu’au froncement de son sourcil. »

Il y a une objection qui embarrasse Walpole, c’est une phrase si directement applicable à Élisabeth et à son père, qu’il n’est guère possible qu’un poëte ait osé la risquer. Pauline dit encore au roi :

’Tis yours

And might we lay the old proverb to your charge

So like you ’tis worse.

« C’est votre enfant, et il vous ressemble tant que nous pourrions vous appliquer en reproche le vieux proverbe, il vous ressemble tant que c’est tant pis. »

Walpole prétend que cette phrase n’aurait été insérée qu’après la mort d’Élisabeth.

On a plusieurs fois voulu soumettre à un plan plus régulier la pièce du Conte d’hiver, nous ne citerons que l’essai de Garrick, qui n’en conserva que la partie tragique, et la réduisit en trois actes.

Selon Malone, Shakspeare aurait composé cette pièce en 1604.