Le Conte du foyer
....Istis..........
Magis audiendum quam auscultandum censeo.
PACUVIUS, ap. Cic. de Div.l. I, §. 57.
Ils ne sont plus les jours, où l’homme était crédule,
Où lorsque, vers minuit, la gothique pendule
Voyait se réunir ses aiguilles d’acier,
On disait que la mort, sur son pâle coursier,
En attendant du jour les clartés renaissantes,
Visitait son domaine et ses tombes récentes.
C’est alors que le soir, quand l’air froid et brumeux
Faisait dans l’âtre sourd crier le bois fumeux,
L’aïeul disait comment, jadis dans les nuits sombres,
Des châtelains félons apparaissaient les ombres ;
Et les petits enfans, dans leurs berceaux couchés,
Ecoutaient sans haleine, et se tenaient cachés :
Car nous craignons la mort avant de la connaître.
Heureux étaient ces temps, qu’on regrette peut-être ;
Les merveilleux récits ont perdu leur pouvoir,
Et la seule raison veut nous apprendre à voir.
Vous pourtant qui, doués d’une heureuse faiblesse,
Aimez des fabliaux la naïve simplesse,
Oyez une ballade, et tous, comme autrefois,
Faites auparavant le signe de la croix.
Au sommet d’un rocher, dont l’ombre obscure et grande
S’étendait sur un lac de la froide Finlande,
Le château d’Arlinkow, avec ses larges tours,
De ses vieux écussons étalait les contours.
Les bergers racontaient que ce manoir antique
Avait été bâti par un être mystique ;
Aussi les bords du lac étaient inhabités.
Le pécheur sur ses flots, qu’on disait enchantés,
N’eût jamais promené sa nacelle et ses rêves,
Ou séché ses filets sur le sable des grèves.
Tandis que le bétail, par la soif dévoré,
A l’aspect de ces eaux s’enfuyait altéré,
L’hirondelle évitant leur surface orageuse
Craignait d’y rafraîchir son aile voyageuse.
Des vagues quelquefois s’y soulevaient soudain,
Comme aux ébranlemens d’un volcan souterrain ;
Et les flots infectés d’une odeur de bitume,
Se brisaient sur les rocs blanchis de leur écume.
Si l’orage au contraire, enveloppant les cieux,
Foudroyait sur les monts le chêne audacieux,
Ou le navire errant sur la mer indocile,
La tempête échouait sur le lac immobile.
Si la mort menaçait un maître du château,
On entendait soudain, des abîmes de l’eau,
Dont la sonde ignorait la route ténébreuse,
Sortir une harmonie étrange et douloureuse.
Du manoir d’Arlinkow le seigneur était vieux ;
Elfride était le nom qui lui plaisait le mieux,
Elfride était sa fille : et chacun disait d’elle,
Qu’elle était belle autant que peut l’être une belle.
Les fleurs que le printemps fait naître pour sa cour,
Ou que de ses baisers vient colorer le jour,
N’ont pas d’éclat plus doux que la fraîcheur d’Elfride :
Elle avait le regard, comme un ramier timide :
La voix, comme ce luth que le sylphe Ariel
Effleure dans son vol en retournant au ciel.
Son père l’adorait d’un amour sans partage ;
Irner, son fiancé, l’aimait seul davantage.
L’un sur l’autre appuyés, ils espéraient tous deux
Cheminer dans la vie en bénissant leurs nœuds ;
Et le jour n’est pas loin que la cloche sonore,
D’un hymen trop tardif doit saluer l’aurore.
Un soir, que le besoin de s’occuper d’amour
Avait conduit leurs pas sous les pins d’alentour,
Ils goûtaient un bonheur qui n’est pas de la terre.
Figurant dans les cieux un esquif solitaire,
La lune y balançait son croissant embrumé,
Et l’air était si doux qu’il semblait embaumé.
Rien de leur volupté ne troublait le silence :
Le zéphyr sommeillait ; sa discrète indolence
D’aucun frissonnement n’agitait les roseaux,
Et leur ombre, en dormant, se penchait sur les eaux.
Que la nature est belle auprès de ce qu’on aime !
Tout prend de notre amour la teinte et la voix même :
Elfride et son Irner, tous deux y répondaient ;
Ils ne se parlaient plus, mais ils se regardaient.
Soudain, perçant du lac la voûte rembrunie,
S’exhalent les soupirs d’une lente harmonie ;
Et les sons solennels, précurseurs du trépas,
Se croisent sur les flots, qui ne s’émeuvent pas.
Elfride en ce moment se sentit défaillante ;
La pâleur s’étendit sur sa bouche riante ;
À ses pieds incertains le sol se déroba,
Et dans les bras d’Irner sans force elle tomba.
Sa main voulait d’Irner serrer la main fidèle,
Sa bouche consoler l’ami qui la rappelle ;
Et son œil presque éteint, se détournant des cieux,
Au moins à des regards confier ses adieux ;
Sa main n’obéit pas à sa triste pensée,
Et comme ses regards sa bouche fut glacée.
Irner, frappé d’effroi, le front appesanti,
Sous ses lourdes douleurs demeure anéanti ;
Et sa langue collée au palais qui l’arrête,
Au milieu de ses cris laisse sa voix muette :
Semblable au désespoir, créé par le ciseau,
Dont l’immobilité pleure auprès d’un tombeau.
Bientôt les bruits de mort, par de secrètes routes,
Du château redoutable abordèrent les voûtes.
Le vieillard résigné s’attendait au trépas.
Quand il sut que la mort ne le menaçait pas,
Il se cacha le front dans la froide poussière,
Et pleura. Le clergé fut se mettre en prière ;
Et le vieux chapelain, couvert d’un surplis noir,
Fit revêtir de deuil l’église du manoir.
Sur un lit déjà prêt pour une autre journée,
Déposant tout l’espoir de son jeune hyménée,
Irner ne voulut pas qu’un lugubre appareil
De celle qu’il aimait entourât le sommeil.
« Quel besoin, disait-il, qu’auprès de ma maîtresse,
« On vienne s’affubler d’une fausse tristesse ;
« Qu’avec des yeux sans pleurs, on lise sur son corps
« Ces psaumes qu’on adresse au vulgaire des morts,
« Que Dieu n’écoute pas, ou qu’il raille peut-être ?
« Mes sanglots valent bien la prière d’un prêtre.
« Pour cet ange adoré qu’on vient de me ravir,
« Combien j’ai fait de vœux quand ils pouvaient servir !
« À les recommencer je ne puis plus descendre ;
« Que dire au Ciel, Elfride, à coté de ta cendre ! »
Ainsi l’homme s’égare, alors que le Seigneur
Frappe d’un coup soudain, l’orgueil de son bonheur :
Vermisseau révolté contre l’Être-Suprême,
Il place, à fonds perdus, son courage en blasphème.
Cependant tout est prêt. Déjà sous le château
Les pieux serviteurs ont ouvert le caveau
Où l’on déposera la jeune trépassée.
De l’église déjà la cloche est balancée ;
Déjà sur les gradins élevés dans le chœur
Des flambeaux consacrés s’aligne la longueur ;
Et les prêtres déjà, d’une voix solennelle,
Chantent du requiem la parole éternelle.
Tout à coup un cri part, qui, d’arceaux en arceaux,
Vient de la basilique éveiller les échos,
Interrompt le clergé dans ses cérémonies,
Et fait cesser des morts les sombres litanies.
On dit que, secourus par les pleurs de l’amour,
Les yeux ternis d’Elfride ont retrouvé le jour.
Chacun veut la revoir. Sur son linceuil assise,
Elfride soulevait sa paupière indécise ;
Penché sur elle, Irner, sans oser respirer,
Ecoutait son haleine, et craignait d’espérer.
Telle, avant que le fils de la Vierge féconde
Donnât son sang terrestre à l’avenir du monde,
La fille de Jaïre, en sortant de la mort,
Semblait par sa pâleur s’en souvenir encor.
Le vieux père joyeux, mais y croyant à peine,
Hâta vers le prodige une marche incertaine.
Elfride était toujours muette et sans couleurs,
Son père l’embrassa sans essuyer ses pleurs.
Malgré l’amour d’Irner, sa soigneuse assistance,
Elfride lentement reprit à l’existence :
On eût dit qu’un instant, habitante des cieux,
Son retour sur la terré était triste à ses yeux :
Et qu’elle avait perdu l’habitude de vivre)
Pareille à ce captif, qui, lorsqu’on le délivre,
N’a pas la force, hélas ! de quitter son tombeau,
Et de ses fers brisés sent encor le fardeau.
Ses yeux seuls étaient vifs, et ce regard de flamme
Qui ne paraissait plus messager de son âme,
Et qui n’animait pas son teint morne et plombé,
Et son front vers la terre incessamment courbé,
Donnaient à sa personne une apparence étrange ;
De deux êtres divers c’était l’obscur mélange.
Elle inspirait la crainte ensemble et la pitié,
Et du cœur de son père effrayait l’amitié.
Au lieu de la chercher, on fuyait sa présence,
Irner seul la cherchait ; sa chaste complaisance
L’environnait sans cesse et de soins et d’amour.
Il voyait, malgré lui, passer de jour en jour,
Ce qu’elle conservait de sa beauté première ;
Sur elle avec chagrin, s’arrêtait sa paupière,
Mais son triste regard n’en était que plus doux.
Elfride, comme en proie au céleste courroux,
Portait partout le sceau d’une existence éteinte,
Et se décomposait sous sa livide empreinte.
Sur les ondes du lac on entendit alors
Errer pendant long-temps des présages de morts,
Et d’Irner aussitôt l’active inquiétude,
De sa pâle compagne observa l’attitude.
Cette femme immobile écoutait sans effroi,
Et semblait lui répondre : Ils ne sont pas pour moi.
Et ses traits égayés d’une amère ironie,
S’étaient mis en contraste avec cette harmonie.
Le prodige en effet ne la demandait pas,
Et comme accoutumée aux horreurs du trépas,
Celui d’un père enfin la trouva sans alarmes ;
Irner, pour l’excuser, sut retenir ses larmes.
Elfride était jadis craintive en ses discours,
Sa modeste rougeur les achevait toujours :
Craignant moins aujourd’hui de trahir sa faiblesse,
Moins de virginité parlait dans sa tendresse,
Et son air d’abandon, sa coquette pudeur,
Exprimaient les secrets d’une nouvelle ardeur ;
Pareille à ces beautés qui, dans les bois de Gnide,
Souriaient à Vénus d’un sourire timide.
Sous ses cils amoureux, rapprochés avec art,
Brillait nonchalamment le feu de son regard ;
Sa voix traînante et molle, avait cette innocence
Qui de la volupté semble accuser l’absence ;
On eût dit que son corps, miné par le désir,
Voulait se retremper aux sources du plaisir.
Cependant quand Irner, rappelant sa promesse,
Demandait que l’hymen consacrât leur ivresse,
Un malaise évident rembrunissait son front ;
Un serment rappelé lui tenait lieu d’affront.
Sans avoir pour excuse une douleur farouche,
L’impiété d’Irner avait changé de bouche :
« Irner, tu t’en souviens, le jour où le trépas
« Jeta presque mourante Elfride entre tes bras,
« Fut la veille du jour, où, dans ta sainte église,
« Nous devions nous donner une foi tant promise.
« Ah ! j’en suis sûre, Irner, si je vais à l’autel,
« J’entendrai soupirer lés flots du lac mortel ;
« Je mourrai, mais la mort gardera sa victime,
« Je mourrai pour toujours, en t’accusant d’un crime. »
Irner quelques instans partageait son effroi,
Mais ensuite il voulait s’assurer de sa foi ;
Et la religion qu’il avait blasphémée
Pouvait seule en ses bras mettre sa bien-aimée.
Elfride enfin bientôt qu’importunaient ses vœux,
N’osa plus opposer de délais à ses feux,
Et le jour fut fixé. Cette même chapelle
Où les cierges des morts s’allumèrent pour elle,
Aux sermens de l’hymen appela son amour.
Irner avec délire en salua le jour ;
Mais loin de partager l’élan de son ivresse,
Elfride n’eut jamais plus profonde tristesse.
Près de l’autel enfin tous deux se sont placés,
Tous les deux attentifs aux rites commencés.
Tout à coup, à la voix du prêtre vénérable,
Roula sous la chapelle un accent formidable,
Des tombeaux ébranlés, les couvercles poudreux
S’ouvrant et retombant, se choquèrent entre eux.
D’une sueur de sang les marbres se teignirent,
Sous un souffle infecté les cierges s’éteignirent ;
Et l’orgue accompagna d’un chant plaintif et sourd,
D’un tonnerre lointain le bruit lugubre et lourd.
Irner avec ardeur saisit la main d’Elfride,
D’Elfride tout à coup la main devint humide
Et froide. Enfin le prêtre était épouvanté ;
Mais retrouvant bientôt son intrépidité,
Il dit : Au nom du père…. Et l’esprit des ténèbres,
D’Elfride abandonnant les dépouilles funèbres ;
Irner vit près de lui se dissoudre en lambeaux
Un corps depuis trois mois attendu des tombeaux.
Il sortit de l’église anéanti, tout pâle ;
D’un spectacle hideux l’image sépulcrale,
Poursuivit quelque temps ce jeune infortuné
Qui s’était une fois du Seigneur détourné ;
Et ce fut le dernier qui, des ondes mystiques,
Entendit retentir les accords prophétiques.
Près du foyer conteur, quand les cieux étaient gris,
C’est ainsi que le soir, aux assistans surpris
On disait tour à tour ces histoires fameuses.
Puis la couche appellant les épouses dormeuses,
La grand’mère quittait son fauteuil aux grands bras
Pour dire un long Credo qu’elle n’entendait pas,
Et redoutant l’enfer, le pieux auditoire
Espérait se tirer même du purgatoire.
Ces temps sont loin de nous : le nôtre plus instruit
À tout analisé, peut-être tout détruit.
Moi je suis philosophe, hélas ! et ma sagesse,
Au bout de ses travaux n’a trouvé que tristesse,
C’est là mon élément : je ne crois plus à rien
De ce que mes aïeux croyaient et trouvaient bien.
Briser ce joug, peut-être était une imprudence.
Captif enorgueilli d’un air d’indépendance,
Je n’ai jamais le soir, avant que le sommeil
De délasser mes yeux m’ait donné le conseil,
Récité d’oraisons aux pieds d’une madone ;
Et sans avoir mal fait, prié qu’on me pardonne.
Aux châtimens de Dieu je n’ajoute pas foi :
Je pense qu’en vivant j’accomplirai sa loi,
Et qu’il n’est pas besoin d’apprendre à sa puissance
Tous les secrets d’un cœur qui lui doit la naissance.
Ce n’est pas à genoux qu’il faut le supplier.
Homme, à ton Créateur si tu veux t’allier,
Relève-moi ce front caché dans la poussière ;
C’est en faisant du bien que l’on fait sa prière.
Voilà ce que je pense : et d’où vient que toujours
Dans les siècles passés je transporte mes jours ?
C’est qu’on y semble heureux, et que je cherche à l’être.
On s’égalait à Dieu qu’on ne pouvait connaître ;
Cette chimère là vaut bien notre raison.
De nos vieux préjugés j’ai forcé la prison ;
Mais je regrette encor notre ancienne ignorance :
Elle marchait au moins plus près de l’espérance.
Passy. Juillet 1822.