Le Corsaire rouge/Chapitre II

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 21-36).
CHAPITRE II.


Sir Toby : « Excellent ! je découvre le mystère ! »
ShakspeareLe Jour des Rois.


Les étrangers étaient au nombre de trois, car c’étaient bien des étrangers, à ce que dit à l’oreille de son compagnon le bonhomme Homespun, qui connaissait non-seulement les noms, mais presque l’histoire secrète de tous ceux, hommes et femmes, qui demeuraient dans un rayon de dix milles autour de sa résidence ; c’étaient des étrangers, et même des étrangers d’un aspect mystérieux et menaçant. Afin que d’autres puissent apprécier le plus ou moins de vraisemblance de cette dernière conjecture, il devient nécessaire d’entrer dans quelques détails sur l’extérieur respectif de ces individus, qui avaient le malheur de n’être pas connus du tailleur babillard de Newport.

L’un, c’était celui qui avait de beaucoup l’air le plus imposant, était un jeune homme qui avait dû voir de vingt-six à vingt-sept printemps. Mais, pour se convaincre que ces printemps n’avaient pas été uniquement composés de journées paisibles et de nuits de repos, il suffisait de regarder ces couches brunes et foncées accumulées sur sa figure l’une après l’autre, de manière à donner une couleur olive à un teint naturellement blanc, sans cependant altérer en rien l’expression de la plus brillante santé. Ses traits avaient plus de noblesse et de vigueur que de régularité et de symétrie ; son nez n’avait peut-être point des proportions bien exactes, mais il avait quelque chose de saillant et de hardi, qui, joint à ses sourcils avancés, donnait à la partie supérieure de sa figure cet air prononcé d’intelligence qui caractérise maintenant la plupart des physionomies américaines. Sa bouche avait une expression ferme et mâle, et tandis qu’il se parlait tout bas à lui-même avec un sourire significatif, au moment où le curieux tailleur s’approchait doucement, elle laissa voir une rangée de dents brillantes qui tiraient un nouvel éclat de la couleur sombre du teint qui les entourait. Ses cheveux étaient noirs comme le jais, formant des boucles épaisses qui retombaient en désordre. Ses yeux étaient un peu plus grands qu’ils ne le sont d’ordinaire, et d’une expression très changeante, quoique cependant plutôt douce que sévère.

La taille de ce jeune homme était de cette heureuse dimension qui unit d’une manière si particulière la vigueur et l’activité. Elle semblait le résultat d’une combinaison parfaite, tant les proportions en étaient justes et la grâce frappante. Quoique ces différentes qualités physiques se montrassent avec le désavantage d’un costume de simple marin, tout-à-fait ordinaire, bien que propre et arrangé avec assez de goût, elles étaient assez imposantes pour intimider le soupçonneux tailleur, et le faire hésiter à adresser la parole à l’étranger, dont le regard paraissait attaché par une sorte de prestige sur le soi-disant négrier du havre d’entrée. Une contraction de sa lèvre supérieure, et un autre sourire étrange, dans lequel le dédain semblait se mêler aux paroles qu’il murmurait, mirent fin subitement à cette irrésolution. Il n’osa point troubler une rêverie qui semblait si profonde, et, laissant le jeune homme appuyé contre le bord de la jetée, où il se tenait depuis long-temps sans s’apercevoir le moins du monde de la présence d’aucun importun, il se hâta de se détourner un peu pour examiner les deux autres personnages.

L’un d’eux était un blanc, et l’autre un nègre. Tous deux avaient passé l’âge moyen, et leur extérieur prouvait évidemment qu’ils avaient été long-temps exposés à la rigueur des climats et à des tempêtes sans nombre. Leur costume, tout couvert de goudron, et portant plus d’une trace des ravages du temps, annonçait qu’ils appartenaient à la classe des simples matelots. Le premier avait une taille courte, ramassée, mais vigoureuse, et dans laquelle, par une heureuse disposition de la nature, développée peut-être par une longue habitude, le principal siège de la force se trouvait placé dans des épaules larges et charnues, et dans des bras robustes et nerveux, comme si, dans la construction de son corps, ses membres inférieurs n’avaient été destinés qu’à transporter les membres supérieurs aux différens endroits où ils devaient déployer leur énergie. Il avait une tête énorme, le front court et presque couvert de cheveux, les yeux petits, très vifs, quelquefois fiers, souvent insignifians : le nez gros, commun et bourgeonné ; la bouche grande, semblant indiquer l’avidité, et le menton large, mâle et même expressif. Ce personnage si singulièrement bâti s’était assis sur un tonneau vide, et, les bras croisés, il examinait le négrier dont nous avons si souvent parlé, en favorisant de temps en temps le nègre, son compagnon, des remarques que lui suggéraient ses observations et sa grande expérience.

Le nègre occupait un poste plus humble et plus conforme à ses habitudes de soumission. Dans la distribution toute particulière de la forme animale, il y avait une grande ressemblance entre les deux, si ce n’est que le dernier avait l’avantage de la taille et même des proportions. Si la nature avait empreint sur ses traits ces marques distinctives qui caractérisent la race dont il sortait, elle ne l’avait pas fait à ce point révoltant auquel elle porte souvent sa colère contre ce peuple frappé de sa réprobation. Ses traits étaient plus distingués qu’ils ne le sont d’ordinaire ; son œil doux prenait aisément l’expression de la joie, et quelquefois, comme le regard de son compagnon, celle de la plaisanterie ; sa tête commençait à grisonner ; sa peau avait perdu la couleur luisante de jais qui l’avait distinguée dans sa jeunesse ; tous ses membres, tous ses mouvemens annonçaient un homme dont le corps avait été endurci par un travail sans relâche. Il était assis sur une borne peu élevée, et semblait occupé attentivement à jeter en l’air de petits cailloux, déployant sa dextérité en les rattrapant de la même main qui venait de les lancer, occupation prouvant à la fois le penchant naturel de son esprit à chercher à s’amuser de bagatelles, et l’absence de ces sentimens plus élevés qui sont le fruit de l’éducation. Ce jeu cependant servait à faire ressortir la force physique du nègre ; car afin de pouvoir se livrer sans obstacles à cet amusement puéril, il avait retroussé jusqu’au coude les manches de sa veste de toile, et déployait un bras qui eût pu servir de modèle pour celui d’Hercule.

Il n’y avait certainement, dans la personne des deux matelots, rien d’assez imposant pour intimider un homme aussi pressé par la curiosité que notre tailleur. Au lieu cependant de se laisser aller tout de suite à son premier mouvement, il voulut montrer au campagnard comment on devait s’y prendre en pareil cas, et lui donner une preuve frappante de cette sagacité dont il était si fier. Après lui avoir fait avec précaution un signe d’intelligence, il s’approcha doucement par derrière, sur la pointe du pied, afin d’être à portée de tout entendre si l’un des deux matelots laissait involontairement échapper un secret. Sa prévoyance ne fut suivie d’aucun résultat important ; elle ne lui donna pour confirmer ses soupçons d’autre indice que celui qu’il pouvait tirer du simple son de leur voix. Quant aux mots eux-mêmes, quoique le bon homme crût bien qu’ils impliquaient trahison, il était forcé de reconnaître qu’elle était assez bien cachée pour échapper à toute sa sagacité. Nous laisserons le lecteur juger lui-même de la justesse de ses conjectures.

— Voilà un assez joli brin de bassin, Guinée, dit le blanc en roulant son tabac dans sa bouche et en détachant les yeux du bâtiment pour la première fois depuis bien des minutes, et c’est un endroit où l’on devrait aimer à voir sa frégate, lorsque l’on est ainsi sans défense sous la gueule du vent. Je puis dire, sans me vanter, que je suis tant soit peu marin ; en bien, du diable si je puis deviner, à part moi, quelle peut être la philosophie du capitaine pour laisser son navire dans le havre extérieur, lorsqu’il pourrait le touer dans cet étang à moulin en moins d’une demi-heure. Cela donne une rude besogne à ses barques, Noiraud, et c’est ce que j’appelle faire du mauvais temps avec du bon.

Le nègre avait été surnommé Scipion l’Africain par une espèce de raffinement d’esprit qui était beaucoup plus commun aux Provinces qu’il ne l’est aux États d’Amérique, et qui peupla les derniers rangs de la société d’une foule de représentans, du moins de nom, des philosophes, des poètes et des héros de Rome. Pour lui, c’était une chose assez indifférentes que le vaisseau fût dans le havre d’entrée ou dans le port, et il le prouva en répondant d’un air d’indifférence et sans discontinuer son amusement enfantin :

— Lui croire toute l’eau en dedans être sur une hauteur, moi suppose.

— Je vous dis, Guinée, reprit l’autre d’un ton sec et péremptoire, que cet homme n’y entend rien. S’il connaissait quelque chose au gouvernement d’un vaisseau, est-ce qu’il laisserait le sien dans une rade lorsqu’il pourrait l’amarrer, poupe et proue, dans un bassin comme celui-ci ?

— Quoi lui appeler rade ! interrompit le nègre saisissant avec l’avidité de l’ignorance l’occasion de relever la légère erreur que son adversaire avait commise en confondant le havre extérieur de Newport avec l’ancrage plus étendu qui le séparait du port, et s’inquiétant peu, comme tous les gens de son espèce, si l’objection s’appliquait en aucune manière au point véritablement en discussion ; moi n’avoir jamais entendu eux appeler rade un ancrage avec de la terre tout autour !

— Écoutez un peu, maître Côte-d’Or, marmotta le blanc en penchant la tête de côté d’un air menaçant quoiqu’il dédaignât encore de tourner les yeux sur son humble adversaire : si vous ne voulez pas avoir les os en compote pendant plus d’un mois, jetez, croyez-moi, le grappin sur votre esprit, et prenez garde à la manière dont vous lui laissez courir des bordées. Dites-moi seulement un mot, s’il vous plaît : un port n’est-il pas un port, et la mer n’est-elle pas la mer ?

Comme c’étaient deux propositions que le subtil Scipion lui-même ne pouvait contester, il s’abstint sagement de les débattre, se contentant de balancer la tête d’un air de complaisance, et riant d’aussi bon cœur du triomphe imaginaire qu’il avait remporté sur son compagnon, que s’il n’avait jamais connu aucun souci, ni jamais été exposé à des humiliations, à des outrages si long-temps et si patiemment endurés.

— Oui, oui, grommela le blanc en reprenant sa première attitude et en croisant de nouveau ses bras qui s’étaient séparés un peu pour donner plus de force à la menace qu’il venait de fulminer ; maintenant vous êtes là à humer l’air comme une troupe de corneilles affamées, comme si vous pensiez que vous m’avez coulé bas dans la chose en question. Un nègre est un animal sans raison : le Seigneur l’a fait comme ça ; et un matelot expérimenté qui a doublé les deux caps, et fait tous les promontoires entre Fundy et Horn, n’aurait pas le droit d’employer son souffle, peut-être en pure perte, à donner une leçon à un être de son espèce ! Je vous dirai, Scipion, puisque Scipion est votre nom sur les registres du vaisseau, quoique je fusse prêt à parier un mois de paie contre un croc de bois, que votre père n’était connu chez lui que sous le nom de Quashee, et votre mère sous celui de Quasheeba : je vous dirai donc, moi, Scipion l’Africain, ce qui est, je suppose, le nom de tous ceux de votre couleur, que le camarade là-bas, dans le havre extérieur de ce port de mer que voici, n’entend rien à un ancrage, ou bien il jetterait une ancre de touée quelque part dans la direction de l’extrémité méridionale de ce petit bout d’île que vous voyez, et hâlant son vaisseau jusque là, il l’amarrerait à l’endroit en question avec de bons câbles de chanvre et des grappins de fer. Or maintenant, Négrillon, écoutez un peu le raisonnement de la chose, ajouta-t-il, et son ton radouci prouvait que la petite escarmouche qui venait d’avoir lieu n’avait pas eu plus de durée que l’une de ces bourrasques soudaines dont ils avaient vu l’un et l’autre un si grand nombre, et qui d’ordinaire faisait place si promptement au temps calme ; — suivez bien l’analogie de ce que je me fais un plaisir de vous dire : Il est venu dans cet ancrage ou pour quelque chose ou pour rien, n’est-ce pas ? Je suppose que vous êtes prêt à admettre cela. Si c’est pour rien, il aura pu le trouver pleinement en dehors, et je n’ai plus rien à dire ; mais si c’est pour quelque chose, il pourrait se le procurer bien plus aisément, s’il était précisément à l’endroit que je vous disais, mon garçon, que là où il lui a pris fantaisie de se poster, quand même l’objet requis ne serait rien de plus pesant qu’une poignée de plumes fraîches pour l’oreiller du capitaine. À présent, si vous avez quelque chose à exhiber pour couler bas la qualité du raisonnement, en bien ! je suis prêt à vous écouter comme un homme raisonnable, qui n’a pas oublié les procédés en apprenant sa philosophie.

— Vent n’avoir qu’à souffler de là, répondit l’autre en étendant son bras robuste du côté du nord-ouest, et vaisseau vouloir gagner mer vite, vite ; comment lui pouvoir aller loin assez pour avoir vent à sa portée ? Ah ! vous répondre à cela. Vous, beaucoup savant, messer Dick, mais vous jamais voir vaisseau aller dans les dents du vent, ni entendre singe parler.

— Le noir a raison ! s’écria le jeune homme qui, à ce qu’il paraît, avait entendu toute la discussion, tandis qu’il semblait occupé d’un autre côté ; le capitaine du négrier est resté dans le havre extérieur, sachant que le vent est presque toujours à l’ouest dans cette saison de l’année, et vous voyez aussi qu’il a dressé ses espars, quoiqu’il soit assez clair, d’après la manière dont ses voiles sont ferlées, qu’il a un nombreux équipage. Sauriez-vous me dire, mes amis, s’il a une ancre sous la quille, ou s’il n’est tenu que par un simple câble ?

— Il faut que ce capitaine ait perdu la tête pour rester ainsi au largue sans jeter une ancre de touée, ou au moins une empennelle, pour empêcher son vaisseau de rouler, reprit le blanc sans paraître croire qu’il pût y avoir d’autorité plus grande que la sienne pour décider ce point. J’avais bien vu déjà qu’il ne se connaissait pas en ancrage, mais jamais on n’aurait cru qu’un homme qui tient tout en si bon ordre par là-haut irait s’aviser d’attacher son vaisseau pour un certain temps par un simple câble, pour qu’il roule dans tous les sens, et qu’il fasse des cabrioles comme ce poulain, attaché à une longue corde, que nous avons rencontré sur la route en revenant par terre de Boston.

— Eux avoir jeté une ancre de touée et avoir laissé toutes les autres à leurs places, dit le nègre dont l’œil noir regardait le vaisseau en connaisseur, tandis qu’il continuait à jeter ses cailloux en l’air ; eux avoir tout disposé pour pouvoir courir vite, vite, quand ils le voudront ! Moi aimer à voir Dick[1] galoper vite avec poulain attaché à un arbre !

Le nègre se livra de nouveau à sa bonne humeur, et la manifesta en balançant la tête et en éclatant de rire, comme si son âme tout entière prenait plaisir à l’image bizarre que sa grossière imagination venait de conjurer, et de nouveau aussi son compagnon murmura contre lui quelques imprécations des plus énergiques. Le jeune homme jusque alors avait paru prendre fort peu de part aux querelles et aux plaisanteries des deux adversaires ; il continuait à tenir les yeux constamment fixés sur le vaisseau qui, dans ce moment, semblait lui inspirer un intérêt extraordinaire. Branlant alors la tête à son tour, comme si ses doutes touchaient à leur fin, il dit, lorsque la bruyante gaîté du nègre se fut apaisée :

— Oui, Scipion, vous avez raison, il est porté sur son ancre de touée et il se tient prêt à pouvoir mettre à la voile au premier moment. En moins de dix minutes le vaisseau pourrait être hors de la portée de la batterie, pourvu qu’il eût seulement une bouffée de vent.

— Vous paraissez être un excellent juge sur ces sortes de matières, dit derrière lui une voix inconnue.

Le jeune homme se retourna vivement, et s’aperçut, pour la première fois, de la présence de nouveaux venus. La surprise cependant ne fut pas pour lui seul, car le tailleur babillard avait été trop occupé jusque alors à épier les moindres mouvemens des deux interlocuteurs pour avoir remarqué l’approche d’un homme qui lui était encore entièrement inconnu.

Cet homme avait de trente à quarante ans, et son air, ainsi que son costume, était de nature à exciter la curiosité déjà aux aguets du bonhomme Homespun. Sa taille, quoique mince, annonçait une grande vigueur, bien qu’elle s’élevât à peine au-dessus de la moyenne. Sa peau avait eu la blancheur de celle d’une femme ; mais des lignes d’un rouge foncé, qui se dessinaient sur le bas de sa figure, et qui se faisaient surtout remarquer sur les contours d’un beau nez aquilin, empêchaient qu’elle ne parût efféminée. Ses cheveux étaient blonds et tombaient en grosses et belles boucles autour de ses tempes. Sa bouche et son menton étaient d’une beauté régulière ; mais peut-être y avait-il dans l’une un certain caractère de dédain, et dans tous les deux une expression assez prononcée de volupté. Ses yeux étaient bleus, pleins sans être saillans, et quoique ordinairement doux, on eût dit par moment qu’ils avaient quelque chose de hagard. Son chapeau, haut de forme et s’élevant en cône, était mis un peu de côté, de manière à donner une légère expression de crânerie à sa physionomie. Une redingote vert pâle, des culottes de peau de daim, de grandes bottes et des éperons, complétaient son accoutrement. Il avait à la main une petite badine dont il fendait l’air au moment où il fut aperçu pour la première fois, sans paraître s’inquiéter en aucune manière de la surprise occasionnée par son apparition soudaine.

— Je dis, monsieur, que vous semblez être un excellent juge sur ces sortes de matière, répéta-t-il après avoir enduré le regard froid et sévère du jeune marin, aussi long-temps qu’il était compatible avec la dose de patience dont il était pourvu ; vous parlez en homme qui sent qu’il a le droit d’émettre une opinion !

— Trouvez-vous extraordinaire qu’on n’ignore pas une profession qu’on a exercée avec soin pendant toute sa vie ?

— Hem ! je trouve assez extraordinaire d’entendre donner le nom pompeux de profession à un métier que je pourrais appeler purement mécanique. Nous autres gens de loi, sur qui s’arrêtent les sourires particuliers des universités savantes, nous n’en pourrions dire davantage !

— Eh bien ! appelez-le métier, soit, car un marin n’aime pas à avoir rien de commun avec des érudits de votre espèce, repartit le jeune homme en lui tournant le dos d’un air de dégoût qu’il ne chercha pas à cacher.

— Voilà un garçon qui a de la tête ! murmura l’autre d’un ton rapide et avec un sourire significatif. Ami, ne nous brouillons pas pour un mot, pour une vétille. J’avoue mon ignorance complète sur tout ce qui a rapport à la marine, et je prendrais volontiers quelques leçons d’un homme aussi versé que vous dans la noble profession. Il me semble que vous parliez de la manière dont ce vaisseau là-bas a jeté l’ancre, et de l’état dans lequel tout y est tenu, en bas comme en haut.

— En bas comme en haut ! s’écria le jeune marin en regardant en face celui qui l’interrogeait d’un air tout aussi expressif que celui qu’il avait pris l’instant auparavant.

— En bas comme en haut, répéta l’autre avec calme.

— J’admirais le haut du bâtiment où tout me semble parfaitement tenu ; mais je ne me pique pas de pouvoir juger du bas à cette distance.

— J’étais donc dans l’erreur ; mais vous excuserez l’ignorance d’un novice, car je le suis dans la profession. Je ne suis, comme je vous l’ai dit, qu’un indigne avocat au service de sa majesté, envoyé dans ces parages pour une mission toute particulière. Si ce n’était pas un véritable jeu de mots, je pourrais ajouter que je ne suis pas juge.

— Point de doute que vous n’arriviez bientôt à ce poste honorable, reprit l’autre, si les ministres de sa majesté savent apprécier dignement le mérite modeste, à moins, il est vrai, qu’il ne vous arrive d’être prématurément…

Le jeune homme se mordit la lèvre, leva la tête très-haut, et se mit à se promener le long du quai, suivi des deux matelots qui l’avaient accompagné, et qui montraient le même sang-froid. L’étranger à la redingote verte suivit de l’œil tous leurs mouvemens avec calme, et même, en apparence, avec un certain plaisir, caressant sa botte avec sa badine, et semblant réfléchir comme quelqu’un qui cherche à renouer la conversation.

— Pendu ! dit-il enfin entre ses dents, comme pour finir la phrase que l’autre avait laissée imparfaite. Il est assez bizarre que ce jeune drôle ose me prédire une pareille élévation, à moi !

Il se préparait évidemment à les suivre, lorsqu’il sentit une main qui se posait assez familièrement sur son bras, et il fut obligé de s’arrêter. C’était celle de notre ami le tailleur.

— J’ai un mot à confier à votre oreille, dit celui-ci en faisant un signe expressif pour indiquer qu’il avait un secret d’importance à communiquer, un seul mot, monsieur, puisque vous êtes au service particulier de sa majesté. — Voisin Pardon, ajouta-t-il en s’adressant au paysan d’un air noble et protecteur, le jour commence à baisser, et je crains que vous n’arriviez bien tard chez vous. La fille vous donnera vos habits, et le Ciel vous conduise ! Ne dites rien de ce que vous avez vu et entendu, que vous n’ayez reçu de mes nouvelles à cet effet ; car il ne serait pas séant que deux hommes qui ont acquis tant d’expérience dans une guerre comme celle-ci manquassent de discrétion. Adieu, mon garçon ; mes amitiés au papa, ce brave fermier, sans oublier l’honnête ménagère qui est votre mère. Au revoir, mon digne ami, au revoir ; portez-vous bien.

Homespun, ayant ainsi congédié son compagnon, attendit, dans une noble attitude, que le campagnard tout ébahi eût quitté le quai avant de tourner de nouveau les yeux sur l’étranger en vert. Celui-ci était resté immobile à la même place, conservant un sang-froid imperturbable, jusqu’au moment où il se vit adresser une seconde fois la parole par le tailleur, dont il semblait avoir pris les dimensions, et avoir mesuré en quelque sorte le caractère d’un seul de ses regards rapides.

— Vous dites, monsieur, que vous êtes un serviteur de sa majesté, demanda Homespun bien décidé à s’assurer des droits que l’étranger pouvait avoir à sa confiance, avant de se compromettre en lui faisant des révélations précipitées.

— Je puis dire plus, monsieur : son confident intime.

— C’est à son confident intime que j’ai l’honneur de parler ! c’est un bonheur dont je suis pénétré jusqu’au fond de l’âme, répondit l’artisan en passant la main sur ses cheveux et en s’inclinant presque jusqu’à terre ; un bonheur vraiment excessif, un privilège tout gracieux.

— Quel qu’il soit, mon ami, je prends sur moi, au nom de sa majesté, de vous dire que vous êtes le bienvenu.

— Une condescendance aussi magnifique ouvrirait tous les replis de mon cœur, quand même il ne renfermerait que trahison et qu’infamies de toute espèce. Je suis heureux, très honorée, et je n’en doute pas, très honorable personne, d’avoir cette occasion de faire preuve de mon dévouement pour le roi devant quelqu’un qui ne manquera pas de redire mes faibles efforts aux oreilles de sa majesté.

— Parlez librement, interrompit l’étranger avec l’air de condescendance d’un prince, quoiqu’un homme moins simple et moins occupé de sa grandeur naissante que le tailleur n’eût pas eu de peine à s’apercevoir que ces protestations trop prolongées de dévouement commençaient à l’impatienter ; parlez sans réserve, mon ami ; c’est ce que nous faisons toujours à la cour. Puis, frappant sa botte de sa badine, il dit tout bas à lui-même en tournant légèrement sur ses talons d’un air d’insouciance : — S’il croit cela, il est aussi simple que son oie[2].

— Que vous êtes bon, monsieur ! et que c’est une grande preuve de charité de la part de votre noble personne de vouloir bien m’écouter ! Vous voyez ce grand vaisseau là-bas ; dans le havre extérieur de ce loyal port de mer ?

— Je le vois ; et ce paraît être l’objet de l’attention générale parmi les dignes habitans de l’endroit.

— Eh bien ! monsieur, vous faites trop d’honneur à la sagacité de mes compatriotes : voilà plusieurs jours que ce vaisseau est là où vous le voyez, et je n’ai pas encore entendu proférer une seule syllabe sur le louche qu’il y a là-dessous par âme qui vive, excepté moi.

— En vérité, dit l’étranger en mordant le bout de sa badine et en fixant son regard étincelant sur les traits du brave homme, qui étaient à la lettre tout gonflés de l’importance de son secret ; et quelle peut être la nature de vos soupçons, à vous ?

— Écoutez, monsieur, je puis avoir tort, et que Dieu me pardonne dans ce cas ! mais voici, ni plus, ni moins, ce qui m’est venu dans l’esprit à ce sujet. Ce vaisseau et son équipage passent, parmi les bonnes gens de Newport, pour s’occuper innocemment et sans malice de la traite des nègres ; et ils sont tous reçus à merveille, le vaisseau dans un bon ancrage, et les autres dans toutes les tavernes et chez tous les marchands. N’allez pas croire au moins que jamais gilet ou pantalon soit sorti de mes mains pour un de ces gens-là ; non, non, pour que vous le sachiez, ils n’ont eu affaire qu’au jeune tailleur nommé Tape, qui attire toutes les pratiques en disant toutes sortes d’horreurs de ceux qui savent mieux que lui leur métier ; non, retenez bien que je n’ai pas fait un point même pour le dernier mousse de l’équipage.

— Vous avez du bonheur de n’avoir rien à démêler avec ces drôles, répondit l’étranger ; mais vous avez oublié de me signaler l’offense particulière dont je dois les accuser à la face de sa majesté.

— J’en viens, aussi vite que possible, au point important. Vous devez savoir, digne et respectable personne, que je suis un homme qui ai beaucoup vu et beaucoup souffert au service de sa majesté. J’ai passé par cinq longues et sanglantes guerres, sans parler d’autres aventures et d’autres épreuves, telles qu’il convient à un humble sujet d’en supporter patiemment et en silence.

— Tous ces services seront rapportés fidèlement aux oreilles royales. Maintenant, mon digne ami, soulagez votre esprit en me communiquant franchement vos soupçons.

— Merci, très honorable personne : je n’oublierai jamais votre bonté vis-à-vis de moi ; mais il ne sera pas dit que l’empressement à chercher le soulagement dont vous parlez m’ait troublé au point de me faire oublier la manière juste et convenable de me décharger l’âme. Vous saurez, respectable gentilhomme, qu’hier, comme j’étais assis, seul, à cette même heure, sur mon établi, réfléchissant à part moi… Par la raison toute simple que mon envieux de voisin avait attiré toutes les pratiques nouvellement arrivées, à sa boutique ; car, monsieur, la tête travaille lorsque les mains restent oisives… J’étais donc assis là, comme je vous l’ai dit brièvement, réfléchissant à part moi, ainsi qu’un être raisonnable, aux calamités de la vie, et à la grande expérience que j’ai acquise dans la guerre ; car il faut que vous sachiez, vaillant gentilhomme, que, sans parler de l’affaire dans le pays des Mèdes et des Perses, et de l’émeute au sujet de Porteous à Édimbourg, j’ai passé par cinq longues et sanglantes…

— Il y a en effet dans votre allure quelque chose de militaire, interrompit l’étranger qui faisait des efforts évidens pour réprimer son impatience toujours croissante, mais comme mon temps est très-précieux, je désirerais plus particulièrement savoir à présent ce que vous avez à dire sur ce vaisseau.

— Oui, monsieur, on prend une allure militaire à force de voir des combats. Or çà, heureusement pour nous deux, me voici arrivé à la partie de mon secret qui regarde plus spécialement ce navire. J’étais assis là, réfléchissant à la manière dont les matelots étrangers avaient été ensorcelés par mon voisin avec son ton mielleux ; car, afin que vous le sachiez, ce Tape parle, parle… Un jeune drôle qui n’a vu qu’une seule guerre tout au plus !… Je réfléchissais donc à la manière dont il m’a dérobé mes pratiques légitimes, lorsque… une idée en amène toujours une autre, — cette conclusion naturelle, — comme dit toutes les semaines notre révérend prêtre dans ses sermons qui sont à fendre le cœur, — se présenta tout à coup à mon esprit : — Si ces marins étaient d’honnêtes et consciencieux négriers, planteraient-ils là un pauvre diable qui à une nombreuse famille, pour aller jeter leur or légitimement gagné à la tête d’un méchant bavard ? Je me fis sur-le-champ la réponse à moi-même ; oui, monsieur, je n’hésitai pas à me la faire, et je me dis que non. Alors j’adressai ouvertement cette question à mon intelligence : S’ils ne sont pas négriers, que sont-ils ? Question que, le roi lui-même en conviendrait dans sa sagesse royale, il était plus facile de faire qu’il ne l’était d’y répondre. À quoi je répondis : — Si le vaisseau n’est ni un franc négrier, ni un des croiseurs ordinaires de sa majesté, il est aussi clair que le jour que ce ne peut être ni plus ni moins que le vaisseau de cet infâme pirate, le Corsaire Rouge.

— Le Corsaire Rouge ! s’écria l’étranger en vert en tressaillant de manière à prouver que son attention, qui commençait à se lasser des digressions interminables du tailleur, était tout à coup fortement excitée : ce serait en effet un secret qui vaudrait son pesant d’or. — Mais qui vous fait supposer cela ?

— Une foule de raisons que je vais vous détailler dans leur ordre respectif. En premier lieu c’est un vaisseau armé ; en second lieu, ce n’est pas un croiseur légitime, autrement on en serait instruit, et moi tout le premier, attendu qu’il est bien rare qu’il ne me revienne pas quelque argent des vaisseaux du roi ; en troisième lieu, la conduite brutale et désordonnée du petit nombre de matelots qui sont venus à terre tendent à le prouver : et enfin, ce qui est bien prouvé peut être regardé comme substantiellement établi. Telles sont, monsieur, ce que j’appellerai les prémices de mes inductions, que je vous prie de vouloir bien soumettre à l’attention royale de sa majesté.

L’avocat en vert écouta les conjectures un peu longuement déduites d’Homespun avec beaucoup d’attention, malgré la manière obscure et confuse dont il les exposait. Son œil perçant regardait tour à tour rapidement le vaisseau et la figure de son compagnon ; mais il se passa quelques minutes avant qu’il jugeât convenable de faire aucune réponse. L’air de gaîté et d’insouciance avec lequel il s’était présenté, et qu’il avait continué à montrer jusqu’alors dans le cours de la conversation, fit place à un air abstrait et rêveur qui montrait assez que, quelque léger qu’il pût paraître ordinairement, il était loin d’être incapable de mûres et de profondes réflexions. Néanmoins sa figure quitta tout à coup cette expression de gravité, pour en prendre une qui offrait un singulier mélange de sincérité et d’ironie, et, posant familièrement la main sur l’épaule du tailleur qui était tout oreilles, il répondit :

— Vous venez de remplir le devoir d’un loyal et fidèle serviteur du roi, et vos remarques sont en effet d’une haute importance. Il est bien connu qu’une forte somme est promise à qui livrera un seul des compagnons du Corsaire, et que des récompenses magnifiques et tout-à-fait royales attendent celui qui parviendra à remettre toute cette troupe de mécréans entre les mains du bourreau ; il serait même très-possible que quelque témoignage signalé de la satisfaction royale suivît un pareil service : il y eut Phipps, homme de basse origine, qui reçut le titre de chevalier…

— De chevalier ! répéta le tailleur dans une sorte d’extase.

— Oui, de chevalier, répéta l’étranger avec un grand sang-froid, d’illustre et honorable chevalier. Quel est le nom que vos parrains vous ont donné au baptême ?

— Mon nom donné, gracieux gentilhomme, est Hector.

— Et la maison elle-même, le titre distinctif de la famille ?

— On nous a toujours appelés Homespun.

— Sir Hector Homespun[3] ! voilà un nom qui résonnera aussi bien qu’un autre ; mais pour vous assurer ces récompenses, mon ami, il faut beaucoup de discrétion. J’admire votre perspicacité, et je me rends à vos argumens invincibles ; vous avez démontré d’une manière si palpable la justesse de vos soupçons, que je suis aussi certain que ce vaisseau est le Corsaire, que je le suis de vous voir bientôt porter des éperons, et de vous entendre appeler sir Hector : ce sont deux faits également bien établis dans mon esprit ; mais il est nécessaire que dans cette occasion nous agissions avec prudence. Je vous ai entendu dire que vous n’avez communiqué à personne le résultat de vos lumineuses observations.

— À âme qui vive. Tape lui-même est prêt à jurer que les gens de l’équipage sont d’honnêtes négriers.

— À merveille. Il faut d’abord que nous soyons bien sûrs de nos conclusions, et alors nous songerons à la récompense. Venez me trouver ce soir, à onze heures, là-bas, à ce point peu élevé où la terre s’avance dans le havre extérieur : de là nous ferons nos observations, et tous nos doutes une fois éclaircis, nous parlerons demain matin, et nos paroles retentiront depuis la colonie de la Baie jusqu’aux établissemens d’Oglethorpe. Jusque-là séparons-nous, car il n’est pas bon qu’on nous voie plus long-temps conférer ensemble. Souvenez-vous bien de mes recommandations ; Silence, exactitude et faveur du roi, voilà notre mot d’ordre.

— Adieu, honorable gentilhomme, dit le tailleur en faisant un salut jusqu’à terre, tandis que son compagnon portait légèrement la main à son chapeau.

— Adieu, sir Hector, répondit l’étranger en vert avec un sourire affable et en lui faisant un salut gracieux de la main. Il remonta alors lentement le quai, et disparut derrière le manoir des Homespuns, laissant le chef de cette ancienne famille, comme beaucoup de ses ancêtres et sans doute de ses descendans, tellement absorbé par le sentiment de sa grandeur future, et si aveuglé par sa folie, que quoique physiquement il vît à gauche et à droite aussi bien que jamais, les yeux de son âme étaient complètement obscurcis par les fumées de l’ambition.



  1. Abréviation de Richard. — Éd.
  2. Les Anglais appellent oie (goose) l’outil de tailleur que nous nommons carreau. — Éd.
  3. Ce besoin de connaître le nom de baptême d’Homespun, pour le traiter de sir, nous fournit l’occasion de remarquer que ce titre ne peut précéder immédiatement le nom de famille : on dit sir Walter Scott, et ce serait une faute de dire sir Scott. — Éd.