Le Corsaire rouge/Chapitre VII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 87-100).

CHAPITRE VII.


« Est-il quelque loi qui puisse enrichir ? Non. Eh bien ! romps avec elle, et prends ceci. — Ma pauvreté y consent, mais non ma volonté. »
ShakspeareRoméo et Juliette.


Le Corsaire s’arrêta au moment où Wilder disparut, et il resta plus d’une minute dans l’attitude du triomphe. Il était évident qu’il se félicitait de son succès ; mais, quoique sa figure expressive peignît la satisfaction de l’homme intérieur, ce n’étaient pas les élans d’une joie vulgaire ; on y voyait plutôt le plaisir d’être délivré tout à coup d’une mortelle inquiétude, que celui de s’être assuré les services d’un brave jeune homme. Peut-être même un observateur attentif aurait-il pu découvrir une ombre de regret au milieu de son sourire triomphant et des brillans éclairs que lançaient ses regards. Mais ces sensations ne furent que passagères, et il reprit bientôt l’air libre et dégagé qui lui était ordinaire.

Après avoir laissé à Roderick le temps nécessaire pour conduire Wilder à l’endroit qui lui avait été désigné, et pour le mettre en possession des réglemens qui concernaient la police du vaisseau, le capitaine toucha de nouveau le gong et appela pour la troisième fois son jeune serviteur ; celui-ci dut pourtant s’approcher contre son maître et parler trois fois avant que le Corsaire parût s’apercevoir de sa présence.

— Roderick, dit-il enfin après une longue pause, êtes-vous là ?

— Oui, répondit une voix basse et qui avait une expression de tristesse.

— Ah ! vous lui avez donné les réglemens ?

— Je les lui ai donnés.

— Et il les lit ?

— Oui, il les lit.

— C’est bien. Je voudrais parler au général. Roderick, vous devez avoir besoin de repos, bonsoir. Que le général soit appelé au conseil, et… bonsoir, Roderick.

L’enfant fit une réponse affirmative ; mais, au lieu de courir avec sa vivacité ordinaire pour aller exécuter l’ordre de son maître, il resta un instant près de sa chaise. N’ayant pu cependant réussir à attirer son attention, il s’éloigna à pas lents et d’un air de répugnance, descendit l’escalier qui conduisait à l’étage inférieur, et on ne le vit plus.

Il est inutile de décrire la manière dont le général fit sa seconde entrée. Ce fut absolument la répétition de la première, si ce n’est que cette fois il se montra tout entier. Sa taille était haute et droite ; il était bien fait, et il s’en fallait de beaucoup que la nature se fût montrée marâtre à son égard, même sous le rapport de la grâce ; mais tous ses mouvemens avaient été réglés avec une symétrie si rigoureuse, qu’il ne pouvait remuer un membre sans que tous les autres fissent quelque démonstration analogue, et l’on eût dit une marionnette bien organisée. Ce personnage raide et guindé, après avoir fait un salut militaire à son supérieur, alla prendre lui-même une chaise sur laquelle, après quelques instans perdus en apprêts, il s’assit en silence. Le Corsaire parut s’apercevoir de sa présence, car il lui rendit son salut en inclinant légèrement la tête ; mais il ne crut pas nécessaire de suspendre pour cela ses méditations. À la fin, cependant, il se tourna brusquement de son côté et lui dit :

— Général, la campagne n’est point finie.

— Que reste-t-il à faire ? La bataille est gagnée et l’ennemi prisonnier. Oui, vous avez bien joué votre rôle, mais le mien n’est pas à beaucoup près terminé. Avez-vous vu le jeune homme qui est en bas dans la cabine ?

— Oui.

— Et quel air lui trouvez-vous ?

— L’air d’un marin.

— C’est-à-dire que vous ne l’aimez pas.

— J’aime la discipline.

— Je me trompe fort si vous ne le trouvez pas à votre goût sur le tillac. Quoi qu’il en puisse être, j’ai encore une faveur à vous demander.

— Une faveur ! il se fait tard.

— Une faveur, ai-je dit ? c’est un devoir qu’il reste encore à remplir.

— J’attends vos ordres.

— Il faut que nous agissions avec beaucoup de prudence ; car vous savez…

— J’attends vos ordres, répéta laconiquement le général.

Le Corsaire serra les dents, et un sourire de dédain sembla vouloir se montrer sur sa lèvre inférieure ; mais il se changea en un air moitié doux, moitié impérieux, quand il reprit en ces termes :

— Vous trouverez deux matelots dans un esquif qui est près du vaisseau. L’un est un blanc, l’autre un nègre. Vous amènerez ces deux hommes à bord, dans une des cabines de l’avant, et vous aurez soin de les enivrer complètement.

— Il suffit, répondit celui qu’on appelait le général en se levant et s’avançant en allongeant le pas vers la porte de la cabine.

— Arrêtez, un instant ! s’écria le Corsaire : quel agent emploierez-vous ?

— Nightingale est la meilleure tête du vaisseau, hormis une.

— Il a déjà été trop loin ; je l’ai envoyé à terre pour voir si quelque matelot désœuvré n’aurait pas envie de servir avec nous, et je l’ai trouvé dans une taverne, donnant toute liberté à sa langue, et déclamant comme un homme de loi qui s’est laissé graisser la patte par les deux parties adverses. D’ailleurs il a eu une querelle avec un de ces mêmes hommes, et il est probable qu’ils jetteraient bientôt le verre pour en venir aux coups.

— Je m’en chargerai moi-même. Mon bonnet de nuit m’attend, et il suffira de le serrer un peu plus qu’à l’ordinaire.

Le Corsaire parut satisfait de cette assurance ; et il l’exprima par un signe de tête familier. Le soldat était sur le point de partir, quand il fut arrêté de nouveau.

— Encore un mot, général. Votre prisonnier est là ?

— Faut-il l’enivrer aussi ?

— Nullement. Qu’on l’amène ici.

Le général fit un signe d’assentiment et quitta la cabine. — Ce serait une faiblesse, pensa le Corsaire en se promenant de nouveau en long et en large dans l’appartement, de trop se fier à un air de franchise et à un enthousiasme de jeune homme. Je me trompe fort si le brave garçon n’a pas de bonnes raisons pour se trouver dégoûté du monde et pour s’embarquer dans la première entreprise qui lui semble romanesque. Mais néanmoins la moindre trahison serait fatale ; aussi serai-je prudent, et même jusqu’à l’excès. Il est singulièrement attaché à ces deux matelots. Je voudrais savoir son histoire. Mais tout cela viendra en temps et lieu. Il faut que ces gens restent en otage, et me répondent de son retour et de sa fidélité. S’il arrive qu’il m’ait trompé, eh bien ! ce sont des matelots, et l’on a besoin de beaucoup d’hommes dans la vie aventureuse que nous menons. Tout est bien réglé, et aucun soupçon d’un complot de notre part ne blessera l’amour-propre irritable du brave garçon, s’il est, comme j’aime à le croire, un homme d’honneur.

Telles étaient en grande partie les pensées auxquelles se livra le Corsaire Rouge pendant quelques minutes, quand le général l’eut quitté. Ses lèvres remuaient ; des sourires de satisfaction et de sombres nuages se succédaient tour à tour sur sa physionomie expressive, où se peignaient tous les changemens soudains et violens qui annoncent le travail d’un esprit intérieurement occupé. Tandis qu’il était ainsi enfoncé dans ses réflexions, son pas devenait plus rapide, et de temps en temps il gesticulait d’une manière presque folle, quand tout à coup il se trouva, au moment où il s’y attendait le moins, en face d’un objet qui apparut à ses yeux comme une vision.

Tandis qu’il était plongé le plus profondément dans ses méditations, deux forts marins étaient entrés dans la cabine sans qu’il s’en aperçût, et, après avoir déposé silencieusement un être humain sur un siège, ils étaient sortis sans proférer une parole. C’était devant cette personne que se trouvait alors le Corsaire. Ils se regardèrent quelque temps l’un l’autre sans dire un seul mot. La surprise et l’indécision rendait le Corsaire muet, tandis que l’étonnement et l’effroi semblaient avoir littéralement glacé les facultés de l’autre. À la fin le premier laissant percer un instant sur ses lèvres un sourire fin et moqueur, dit brusquement :

— Soyez le bien-venu, sir Hector Homespun.

— Les yeux du tailleur éperdu, car c’était précisément ce pauvre diable qui était tombé dans les filets du Corsaire, roulaient de droite à gauche, parcourant d’un regard mal assuré le mélange d’élégance et d’appareil guerrier qu’il rencontrait partout, et ne manquant jamais de revenir, après chacun de ces coups d’œil avides, pour dévorer la figure qu’il avait en face de lui.

— Je le répète, sir Hector Homespun, soyez le bien-venu.

— Que le Seigneur ait pitié du malheureux père de sept petits enfans ! s’écria le tailleur. Il y a peu à gagner, vaillant pirate, avec un laborieux et honnête artisan qui est penché sur son ouvrage depuis le lever jusqu’au coucher du soleil.

— Voilà des expressions indignes de la chevalerie, sir Hector, interrompit le Corsaire en mettant la main sur la petite badine qu’il avait jetée négligemment sur la table, et en touchant légèrement l’épaule du tailleur, comme s’il était sorcier, et que cet attouchement dût détruire le charme qui semblait avoir été jeté sur le tailleur ; — prenez courage, honnête et loyal sujet ; la fortune a enfin cessé de vous être contraire. Vous vous plaigniez, il n’y a que quelques heures, qu’il ne vous était venu aucune pratique de ce vaisseau ; en bien, maintenant vous êtes en passe de travailler pour tout l’équipage.

— Ah ! honorable et magnanime Corsaire, reprit Homespun à qui la parole commençait à revenir, je suis un homme perdu, plongé jusqu’au cou dans la misère. Ma vie a été une suite d’épreuves et de tribulations. Cinq longues et sanglantes guerres…

— C’est assez ; je vous ai dit que la fortune commençait à vous sourire : des habits sont tout aussi nécessaires aux gens de notre état qu’au prêtre de la paroisse. Vous ne ferez pas une seule couture qu’elle ne vous soit bien payée. Regardez ! ajouta-t-il en poussant le ressort d’un tiroir secret qui s’ouvrit aussitôt et laissa voir un monceau de pièces d’or dans lesquelles des monnaies de presque tous les états de la chrétienté étaient singulièrement mêlées, nous avons les moyens de payer ceux qui nous servent fidèlement.

La vue de ce monceau d’or, qui surpassait de beaucoup non seulement tout ce qu’il avait jamais vu dans sa vie, mais même les idées que son imagination rétrécie avait pu concevoir de trésors immenses, ne laissa pas que de produire son effet sur les sens du brave homme ; après avoir rassasié ses yeux de ce spectacle pendant le peu d’instans que le capitaine voulut bien le laisser en jouir, il se tourna du côté de l’heureux possesseur de tant de richesses, et demanda d’une voix qui avait repris graduellement de l’assurance, à mesure que la vue du tiroir avait opéré sur ses sens :

— Et que dois-je faire, haut et puissant marin, pour avoir part à ces richesses ?

— Ce que vous faites tous les jours sur la terre, — couper, bâtir et coudre. Peut-être pourra-t-on essayer de temps en temps vos talens pour quelques costumes de fantaisie ou de mascarade.

— Ah ! ce sont des inventions perfides et diaboliques de l’ennemi, pour entraîner les hommes dans le péché et dans les abominations mondaines ! Mais, digne commandant, je pense à Désirée, ma femme inconsolable ; quoique vieille et assez difficile à vivre, cependant c’est la compagne légitime de mon cœur et la mère d’une nombreuse famille.

— Elle ne manquera de rien. Nous avons ouvert ici un asile pour les maris en détresse ; ceux qui n’ont pas assez de force pour être les maîtres chez eux, viennent ici comme dans un lieu de refuge. Nous pourvoyons aux besoins de leurs familles par des moyens qui nous sont connus, et tout le monde est content. Ce n’est pas le moindre de mes actes de charité.

— C’est une conduite juste et méritoire, honorable capitaine, et j’espère que Désirée et ses enfans ne seront pas oubliés. Assurément l’artisan mérite son salaire, et si je travaille pour vous, forcé et contraint, j’espère que la bonne femme et ses petits ressentiront les effets de votre libéralité.

— Vous avez ma parole ; on aura soin d’eux.

— Peut-être, équitable gentilhomme, si quelque avance était faite sur ces fonds immenses que je vois rassemblés, l’esprit de ma pauvre moitié serait singulièrement tranquillisé, et ses recherches pour savoir ce que je suis devenu seraient infiniment moins actives. Je connais parfaitement le caractère de Désirée ; j’ai d’excellentes raisons pour cela, et je suis identiquement convaincu que, tant qu’elle aura la misère en perspective, elle jettera les hauts cris dans Newport. Maintenant que le Seigneur a bien voulu m’accorder un répit, il ne peut y avoir de mal à désirer en jouir en paix.

Quoique le Corsaire fût loin de croire, comme son prisonnier, que la langue de Désirée pût troubler l’harmonie de son vaisseau, il était dans un jour d’indulgence. Poussant de nouveau le ressort, il prit une poignée d’or, et la présentant à Homespun, il lui dit :

— Voulez-vous vous engager et prêter le serment d’usage ? aussitôt cet argent est à vous.

— Le Seigneur me soit en aide et me délivre de toute tentation ! marmotta le tailleur ébahi ; héroïque Corsaire, je crains terriblement la justice. S’il venait à vous arriver malheur, soit de la part d’un croiseur du roi, soit par suite de quelque bonne tempête qui vous jetât à terre, il pourrait y avoir du danger à être contaminé trop intimement avec votre équipage. Tous les petits services que je pourrai rendre, contraint et forcé, seront en ce cas passés sous silence, à ce que j’espère humblement ; et je compte trop sur votre magnanimité, honnête et honorable commandant, pour ne pas être sûr que ces mêmes services ne seront pas oubliés dans la répartition de vos justes et légitimes bénéfices.

— Voilà bien l’esprit de l’état ! et il me semble le voir rogner en toute conscience l’habit de sa pratique pour en affubler un de ses sept enfans, dit le Corsaire entre ses dents, en tournant sur ses talons ; et il frappa sur le gong avec une force qui ébranla toute la charpente du vaisseau. Quatre ou cinq têtes se montrèrent en même temps aux différentes portes de la cabine, et une voix se fit entendre pour demander ce que leur chef avait à leur commander.

— Qu’on l’emmène dans son hamac ! fut l’ordre aussi prompt que subit qui leur fut donné.

Le pauvre Homespun, qui, soit par frayeur, soit par politique, semblait hors d’état de faire le moindre mouvement, fut enlevé aussitôt de dessus sa chaise et porté jusqu’à la porte qui communiquait avec le tillac.

— Arrêtez ! cria-t-il aux porteurs peu cérémonieux, au moment où ils s’apprêtaient à le transporter à l’endroit qui leur avait été désigné par leur capitaine, j’ai encore un mot à dire. Honnête et loyal rebelle, quoique je n’accepte pas d’entrer à votre service, cependant je ne le refuse pas non plus d’une manière déplacée et irrévérencieuse. C’est une cruelle tentation, et elle me démange jusqu’au bout du doigt ; mais nous pourrions faire un traité par lequel nous ne perdrions ni l’un ni l’autre, et auquel la justice ne pourrait trouver rien à redire. Je voudrais, voyez-vous, puissant commodore, emporter un nom honnête au tombeau, et d’un autre côté, je ne serais pas fâché de vivre jusqu’à la fin de mes jours ; car après avoir passé sain et sauf, et avec honneur, par cinq longues et sanglantes guerres…

— Qu’on l’emmène ! furent les mots terribles et retentissans qui l’empêchèrent d’en dire davantage.

Homespun disparut comme d’un coup de baguette, et le Corsaire resta de nouveau seul. Pendant long-temps rien ne troubla ses méditations. Ce calme profond, qu’une discipline ferme et soutenue peut seule commander, régnait dans le vaisseau ; un étranger assis dans la cabine, quoique entouré d’un équipage d’hommes violens et sans frein, aurait pu se croire dans la solitude d’une église déserte, tant les sons mêmes qui étaient absolument nécessaires étaient sourds et comprimés. On entendait parfois, il est vrai, la voix dure et rauque de quelque matelot en goguette qui entonnait quelque chanson de mer, et ces accens, sortant des profondeurs du vaisseau, et n’ayant rien de bien harmonieux en eux-mêmes, ressemblaient assez aux premiers sons discordans qu’un novice tire d’un cor de chasse ; mais ces interruptions même devinrent de moins en moins fréquentes et finirent par cesser tout-à-fait. Enfin le Corsaire entendit une main qui cherchait en tâtonnant la clé de la porte de la cabine, et alors le militaire reparut encore une fois.

Il y avait dans la démarche, dans l’air, dans toute la personne du général quelque chose qui annonçait que si l’entreprise qu’il venait d’exécuter avait été couronnée de succès, ce n’était pas du moins sans qu’il eût été obligé de payer de sa personne. Le Corsaire, qui s’était levé précipitamment dès qu’il l’avait vu entrer, lui demanda aussitôt son rapport.

— Le blanc est tellement ivre qu’il ne peut rester couché sans se tenir au mât ; mais le nègre est sorcier, où il a une tête de fer.

— J’espère que vous ne vous êtes pas découragé trop vite ?

— La retraite n’a pas été effectuée une minute trop tôt. J’aimerais autant tenir tête à une montagne.

Le Corsaire fixa les yeux sur le général, pour s’assurer de l’état exact où il se trouvait avant de répondre :

— C’est bien ! nous allons maintenant nous séparer jusqu’à demain.

Le général se redressa avec soin et tourna sa figure du côté de l’escalier dont nous avons eu si souvent occasion de parler. Alors, faisant en quelque sorte un effort désespéré, il essaya de marcher jusque là, la tête haute et en marquant la mesure avec ses pieds. Il fit bien un ou deux mouvemens de travers, et ses jambes se croisèrent plus d’une fois dans la traversée ; cependant, comme le capitaine ne parut pas s’en apercevoir, le digne officier s’imagina qu’il descendait l’escalier avec la dignité convenable, l’homme moral n’étant pas dans l’état le plus propre à découvrir les petits écarts qui pouvaient échapper à son coadjuteur physique. Le Corsaire regarda à sa montre, et, après avoir laissé au général tout le temps d’opérer sa retraite, il prit aussi le chemin de l’escalier et descendit à son tour.

Les chambres d’en bas du vaisseau, sans offrir la même élégance que la cabine du capitaine, étaient arrangées avec beaucoup d’ordre et de soin. Quelques cabinets servant d’offices, et réservés aux domestiques, occupaient l’extrémité de l’arrière du vaisseau, et communiquaient à la salle à manger des officiers en second, ou, comme on l’appelait en termes techniques, la Ward-Room. De chaque côté étaient les chambres de parade, nom imposant dont on décore toujours les chambres à coucher de ceux qui ont droit aux honneurs du tillac. En avant de la Ward-Room venaient les appartements des officiers subalternes ; puis, immédiatement après, était logé le corps commandé par le général, et qui, par la manière dont il était dressé, formait une barrière entre les matelots plus indisciplinés et leurs supérieurs.

Il n’y avait dans cet arrangement rien qui s’éloignât de beaucoup de la distribution ordinaire des vaisseaux de guerre de la même force et de la même grandeur que le Corsaire ; mais Wilder n’avait pas manqué de remarquer que la cloison qui séparait les cabines de la partie du vaisseau occupée par le reste de l’équipage était beaucoup plus solide qu’elle ne l’est d’ordinaire, et qu’un petit obus était sous la main, prêt à être employé, comme dirait un médecin, intérieurement si l’occasion le demandait. Les portes étaient d’une force extraordinaire, et les moyens préparés pour les barricader ressemblaient plus à des apprêts de bataille qu’à de simples précautions prises pour se mettre à l’abri de légers larcins. Des mousquets, des espingoles, des pistolets, des sabres, des demi-piques étaient attachés aux carlingues ou disposés le long des portes en telle quantité, qu’il était évident qu’ils n’avaient pas été mis là simplement pour la parade. En un mot, aux yeux d’un marin, tout révélait un état de choses dans lequel les chefs sentaient que, pour être à l’abri de la violence et de l’insubordination de leurs inférieurs, il fallait qu’ils joignissent à l’influence de l’autorité les moyens efficaces de la faire respecter, et que par conséquent ils ne devaient négliger aucune des précautions qui pouvaient compenser efficacement l’inégalité du nombre.

Dans la principale des cabines du bas, le Corsaire trouva son nouveau lieutenant qui semblait occupé à étudier les réglemens du service dans lequel il venait de s’embarquer. Approchant du coin où le jeune aventurier s’était assis, il lui dit d’un ton de franchise, de confiance et même d’amitié :

— J’espère que nos lois vous paraissent assez sévères, monsieur Wilder ?

— Assez sévères ! Certes, ce n’est pas la sévérité qui leur manque, répondit le lieutenant en se levant pour saluer son chef. S’il est toujours facile de les faire respecter, : tout est pour le mieux. Je n’ai jamais vu de réglemens aussi rigides, même dans…

— Même dans quoi, monsieur ? demanda le Corsaire s’apercevant que son compagnon hésitait.

— J’allais dire même dans la marine royale, reprit Wilder en rougissant un peu. Je ne sais si c’est un défaut ou bien une recommandation d’avoir servi à bord d’un vaisseau du roi.

— C’est une recommandation ; du moins ce doit en être une à mes yeux, puisque j’ai fait mon apprentissage au même service.

— Sur quel vaisseau ? demanda vivement Wilder.

— Sur plusieurs, répondit froidement le Corsaire ; mais, à propos de réglemens rigides, vous vous apercevrez bientôt que, dans un service où il n’y a pas de cours de justice à terre pour nous protéger, ni de croiseurs amis qui puissent s’entendre pour s’aider réciproquement, il est nécessaire que le commandant soit investi d’une assez grande part de pouvoir. Vous trouvez mon autorité passablement étendue ?

— Mais oui, assez illimitée, dit Wilder avec un sourire qui pouvait passer pour ironique.

— J’espère que vous n’aurez pas occasion de dire qu’elle s’exerce arbitrairement, répondit le Corsaire, sans remarquer, ou peut-être sans paraître remarquer l’expression de la figure de son compagnon. Mais l’heure de vous retirer est venue, et vous pouvez partir.

Le jeune homme le remercia en inclinant légèrement la tête, et tous deux remontèrent dans la cabine du capitaine. Celui-ci lui exprima ses regrets de ce que l’heure avancée et la crainte de trahir l’incognito de son bâtiment ne lui permettaient pas de l’envoyer à terre de la manière qui convenait à un officier de son rang.

— Mais, ajouta-t-il, l’esquif sur lequel vous êtes venu est encore là, et les deux matelots qui vous ont amené vous auront bientôt reconduit à l’endroit où vous vous êtes embarqué. À propos, ces deux hommes sont-ils compris dans notre arrangement ?

— Ils ne m’ont jamais quitté depuis mon enfance, et je suis sûr qu’il leur en coûterait de se séparer de moi à présent.

— C’est un singulier lien que celui qui unit deux êtres si bizarrement constitués à un homme qui diffère d’eux si complètement sous le rapport de l’éducation et des manières, reprit le Corsaire en fixant un œil pénétrant sur son compagnon, et en le baissant du moment qu’il put craindre de faire remarquer l’intérêt qu’il prenait à la réponse.

— Il est vrai, dit Wilder avec calme ; mais comme nous sommes tous marins, la différence n’est pas aussi grande qu’on pourrait le croire au premier moment. Je vais maintenant aller les rejoindre, et je leur dirai qu’à l’avenir ils serviront sous vos ordres.

Le Corsaire le suivit de loin et sans être vu, sur le tillac, d’un air aussi tranquille que s’il ne sortait de sa cabine que pour respirer librement l’air du soir.

Le temps n’était pas changé ; il était doux, mais obscur ; le même silence régnait toujours sur les ponts, et, au milieu de tous les sombres objets qui s’élevaient de tous côtés, et que Wilder reconnaissait sur la place qu’ils occupaient, il ne distingua qu’une seule figure humaine. C’était un homme qui l’avait reçu à son arrivée, et qui se promenait encore sur le tillac, enveloppé, comme la première fois, dans un grand manteau. Le jeune aventurier adressa la parole à ce personnage, pour lui annoncer son intention de quitter momentanément le vaisseau. Il fut écouté avec un respect qui le convainquit que son nouveau grade était déjà connu, quoique ce grade ne pût faire oublier l’autorité supérieure du Corsaire.

— Vous savez, monsieur, que personne, de quelque rang qu’il soit, ne peut quitter le vaisseau à cette heure sans un ordre du capitaine, fut la réponse civile, mais ferme, qui lui fut faite.

— Je le présume ; mais j’ai reçu cette permission et je vous la transmets. Je me rendrai à terre dans ma barque.

L’autre, apercevant quelqu’un qui était à portée de la voix, et qu’il savait bien être le commandant, attendit un instant pour s’assurer si ce qu’il entendait était vrai. Voyant qu’aucune objection n’était faite, qu’aucun signe ne lui était adressé, il se contenta de montrer l’endroit où était l’esquif.

— Mes hommes l’ont quitté ! s’écria Wilder en reculant de surprise, au moment où il allait descendre du vaisseau.

— Les drôles se sont-ils enfuis ?

— Non, monsieur, ils ne se sont pas enfuis, et ce ne sont pas des drôles. Ils sont dans ce vaisseau, et il faut qu’ils se retrouvent.

L’autre attendit encore, pour voir l’effet que produiraient ces mots, prononcés d’un ton impérieux, sur l’individu qui était toujours sur le tillac, à l’ombre d’un mât. À la fin, n’entendant rien répondre, il sentit la nécessité d’obéir. Après avoir dit qu’il allait chercher après eux, il se dirigea vers l’avant du vaisseau, laissant Wilder seul, à ce que celui-ci croyait, en possession du tillac ; mais il fut bientôt détrompé. Le Corsaire, s’avançant d’un air libre de son côté, lui fit remarquer l’état de son vaisseau, pour faire diversion aux pensées de son nouveau lieutenant, qui, comme il le voyait à la manière précipitée dont il arpentait le vaisseau, commençait à se livrer à des réflexions désagréables.

— Voilà un charmant navire, monsieur Wilder, dit-il, facile à manœuvrer et vif en pleine mer. Je l’appelle le Dauphin, à cause de la manière dont il fend l’eau, et peut-être aussi, direz-vous, parce qu’il déploie autant de couleurs que ce poisson. D’ailleurs, il faut bien lui donner un nom, et je déteste vos sobriquets sanguinaires, vos Crache-Feu et vos Meurtriers.

— Vous êtes heureux d’avoir un pareil bâtiment. A-t-il été construit par votre ordre ?

— Il est peu de vaisseaux au-dessous de six cents tonneaux, lancés de ces colonies, qui n’aient été construits pour servir à mes fins, reprit le Corsaire en souriant, comme s’il voulait ranimer son compagnon en étalant sous ses yeux la mine inépuisable de richesses qu’il venait de s’ouvrir en se rangeant sous son pavillon. Ce vaisseau a été construit dans le principe pour sa majesté très-fidèle, et il était destiné, je crois, en présent aux Algériens, ou bien peut-être à les combattre ; mais… mais il a changé de maîtres, comme vous voyez, et sa fortune a subi quelque altération ; comment ou pourquoi, c’est une misère dont nous ne nous troublerons pas l’esprit dans ce moment. Il a pris port, et grâce à quelques améliorations que j’y ai fait faire, il est disposé à merveille pour la course.

— Vous vous hasardez donc quelquefois en dedans des ports ?

— Lorsque vous aurez quelque loisir, mon journal secret pourra vous intéresser, répondit le Corsaire en éludant la question. J’espère, monsieur Wilder, que ce vaisseau vous paraît dans un état dont un marin n’a pas à rougir.

— Sa beauté, le soin et l’ordre qui en distinguent toutes les parties, m’avaient frappé dès le premier coup-d’œil, et c’est ce qui m’a fait chercher à savoir à qui il appartenait.

— Vous n’eûtes pas de peine à voir qu’il n’était porté que sur une seule ancre, reprit le capitaine en riant. Mais je ne hasarde jamais rien sans raison. Il ne me serait pas bien difficile, avec une artillerie telle que celle que j’ai à bord, de faire taire la batterie de ce simulacre de fort ; mais en le faisant, nous pourrions recevoir quelque mauvais coup, et ainsi je me tiens prêt à partir au premier instant

— Il doit être assez embarrassant de soutenir une guerre dans laquelle on ne peut jamais baisser pavillon, quelle que soit la position où l’on se trouve, dit Wilder plutôt du ton d’un homme qui réfléchit en lui-même, que de quelqu’un qui veut exprimer tout haut son opinion.

— La mer est toujours sons nos pieds, fut la réponse laconique du Corsaire. Mais à vous je puis dire que, par principe, je prends le plus grand soin de mes espars. Je les ménage comme le cheval que l’on destine à disputer le prix de la course ; car il arrive souvent qu’il faut que notre valeur soit tempérée par la prudence.

— Et où, comment vous radoubez-vous, lorsque vous avez souffert dans une tempête ou dans un combat ?

— Hem ! nous venons à bout de nous radouber, monsieur, et de tenir la mer en assez bon état.

Il s’arrêta, et Wilder, s’apercevant qu’il n’était pas encore jugé digne d’une confiance entière, garda le silence. L’officier ne tarda pas à revenir, suivi du nègre seul. Quelques mots suffirent pour faire connaître l’état où se trouvait Fid. Notre jeune aventurier en éprouva une sensible mortification. L’air de franchise et de bonne foi avec lequel il se retourna du côté du Corsaire pour le prier de pardonner à son matelot d’avoir pu s’oublier de la sorte convainquit celui-ci qu’il ne soupçonnait pas le petit complot dont Fid avait été la victime.

— Vous connaissez trop bien les matelots, monsieur, lui dit-il, pour faire un crime au pauvre diable de ce moment d’oubli. Mettez-le sur une vergue ou après un cordage, jamais vous n’aurez vu un meilleur matelot que Dick Fid ; mais je dois convenir qu’il est si bon camarade, qu’il est toujours prêt à tenir tête à tout le monde le verre à la main.

— Il est heureux qu’il vous reste un homme pour conduire la barque, reprit le capitaine d’un air insouciant.

— Je la conduirai très bien moi-même, et je préfère ne pas séparer ces deux matelots. Si vous le permettez, le nègre couchera dès ce soir à bord du vaisseau.

— Comme vous voudrez. Les hamacs vides ne manquent pas ici depuis la dernière escarmouche.

Wilder ordonna alors à Scipion de retourner auprès de son compagnon, et de prendre soin de lui jusqu’à ce que Fid fût en état de prendre soin de lui-même. Le nègre, qui était loin d’avoir les idées aussi nettes que de coutume, obéit volontiers. Le jeune lieutenant prit ensuite congé de ses nouveaux amis, et descendit dans la barque. D’un bras vigoureux il la poussa loin du vaisseau, et alors ses yeux se portèrent avec un plaisir toujours nouveau sur les agrès et les cordages disposés avec un ordre si parfait ; puis ils s’abaissèrent sur le tillac. Une forme humaine se dessinait au pied du beaupré, et semblait suivre la barque sur les eaux ; et, malgré l’obscurité de la nuit, il crut reconnaître, dans celui qui prenait tant d’intérêt à ses moindres mouvemens, le Corsaire Rouge.