Le Corsaire rouge/Chapitre XV

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 207-222).

CHAPITRE XV.


« Au nom de la vérité, êtes-vous des êtres d’imagination, ou êtes-vous réellement ce que vous paraissez ? »
Shakspeare


La division des métiers en Europe ; d’où il résulte que les idées se trouvent limitées dans un cercle particulier qui y correspond, n’a jamais existé dans notre pays. En conséquence, si nos artisans ont été moins parfaits dans leurs divers métiers, ils se sont toujours fait remarquer par une intelligence d’un caractère plus général. Cependant la superstition est une qualité qui semble indigène sur l’océan. Parmi la classe ordinaire des gens de mer, on en voit peu qui n’en éprouvent plus ou moins l’influence, quoiqu’elle existe parmi les marins des différentes nations sous des formes modifiées par leurs habitudes nationales respectives, et par leurs opinions particulières. Le matelot de la Baltique a ses rites secrets et sa manière de se rendre propices les dieux des vents. Le marinier de la Méditerranée s’arrache les cheveux, et se prosterne devant la châsse de quelque saint, quand sa propre main pourrait mieux lui rendre le service qu’il en attend. L’Anglais, plus habile, voit les esprits des morts dans la tempête, et entend les cris d’un camarade naufragé dans l’ouragan qui traverse les mers sur le sein desquelles il navigue. L’Américain lui-même, quoique plus instruit et raisonnant mieux, n’a pu se soustraire entièrement à l’influence secrète d’un sentiment qui semble inhérent à sa profession.

Il y a dans l’immensité des mers une majesté qui tend à tenir ouvertes les portes de cette crédulité facile qui assiége plus ou moins l’esprit de tous les hommes, de quelque manière que la réflexion ait pu fortifier leur intelligence. Avec le firmament sur sa tête, tandis qu’il est errant sur une étendue de mer qui semble sans bornes, le marin moins instruit est tenté, à chaque pas de son voyage, de chercher à se soulager l’esprit par quelque présage favorable. Les augures soutenus par des causes scientifiques en protègent à leur tour un plus grand nombre, qui n’ont leur origine que dans une imagination exaltée et inquiète. Le dauphin qui saute dans l’eau, le marsouin passant rapidement près du navire, l’énorme baleine soulevant pesamment une partie de sa masse noire, les cris des oiseaux de mer, ont, suivant lui, comme les signes des anciens aruspices, leurs conséquences heureuses ou funestes. La confusion entre les choses qui sont inexplicables et les choses qui n’existent pas, place graduellement l’esprit du marin dans un état qui fait qu’il se livre avec plaisir à tout sentiment exalté et outre nature, quand ce ne serait que par la seule raison que, de même que le vaste élément sur lequel il passe sa vie, toute chose incompréhensible pour lui lui paraît par cela même surnaturelle.

L’équipage de la Royale Caroline n’avait pas l’avantage d’être composé d’hommes nés dans un pays où l’habitude et la nécessité se sont réunies pour mettre en exercice toutes les facultés de l’homme, au moins jusqu’à un certain degré. Tous avaient reçu le jour dans cette île éloignée qui a été, et qui continue encore à être, une ruche de nations, qui sont probablement destinées à faire connaître son nom dans un temps où l’on voudra voir, comme une curiosité, l’emplacement de sa puissance déchue, de même que les ruines d’une cité dans un désert.

Tous les événemens de la journée dont nous parlons en ce moment tendaient à donner l’éveil aux sentimens de superstition secrète de ces marins. Nous avons déjà dit que l’accident arrivé à leur ancien commandant, et la manière dont un étranger avait succédé à son autorité, avaient eu quelque influence pour augmenter leurs dispositions à la méfiance. La voile sous le vent parut fort mal à propos pour la réputation de notre aventurier qui n’avait pas encore eu assez d’occasions pour s’assurer la confiance de son équipage, avant que cette dernière circonstance fût venue malheureusement menacer de l’en priver pour toujours.

Nous n’avons eu qu’une occasion de présenter à nos lecteurs le marin qui remplissait les fonctions de second lieutenant sur la Royale Caroline. Il se nommait Knighthead nom qui indiquait assez bien un certain brouillard obscur qui entourait toujours la partie supérieure de son corps. On peut apprécier les facultés de son esprit par quelques réflexions qu’il jugea à propos de faire à Wilder relativement à la disparition subite du vieux marin sur lequel notre aventurier voulait faire tomber une partie de son indignation. Cet individu n’étant que d’un degré au-dessus des matelots composant l’équipage, semblait fait à tous égards pour entretenir ces relations qui, jusqu’à un certain point, étaient nécessaires entre eux. Son influence était proportionnée aux occasions qu’il avait de se trouver en leur compagnie, et ses opinions étaient écoutées en général avec une partie de ce respect qu’on croit devoir aux paroles prononcées par un oracle.

Lorsque le bâtiment eut été mis sous toutes ses voiles, et pendant que Wilder, dans le dessein de perdre de vue le vaisseau trop voisin qui l’inquiétait, employait tous les moyens possibles pour en accélérer la marche à travers les vagues, ce marin ignorant et entêté était sur l’embelle du navire, entouré de quelques-uns des matelots les plus vieux et les plus expérimentés, causant avec eux de l’étrange apparition qui se montrait sous le vent, et de la manière extraordinaire dont le commandant inconnu jugeait à propos d’éprouver ce que leur propre bâtiment était en état de supporter. Nous commencerons la relation de cet entretien à l’instant où Knighthead crut pouvoir abandonner les insinuations indirectes pour marcher en ligne droite vers le point dont il s’agissait dans cette discussion.

— J’ai entendu dire par de plus vieux marins qu’il ne s’en trouve dans ce vaisseau, dit-il, qu’on a vu le diable envoyer un de ses lieutenans à bord d’un navire qui s’occupait d’un commerce licite pour le conduire sur des écueils et des bancs de sable, afin de causer son naufrage, et de gagner sa part du salvage parmi les âmes des noyés. Qui peut dire qui entre dans la cabine, quand un nom inconnu est en tête du rôle de l’équipage ?

— Le navire sous le vent est entouré d’un nuage ! s’écria un des matelots, qui, tout en écoutant les observations philosophiques de son officier, avait toujours un œil fixé, sur cet objet mystérieux.

— Oui, oui, et je ne serais pas surpris de le voir gouverner vers la lune. On dit que les habits rouges[1] ont eu leur tour de fortune à terre, il est bien temps que nous autres, honnêtes marins, nous ayons une bonne bourrasque. J’ai doublé le cap Horn, camarade, sur un vaisseau de roi, et j’ai vu ce nuage brillant qui ne se couche jamais, et j’ai tenu un corposant[2] dans ma propre main. Mais ce sont de ces choses que peut voir quiconque se mettra sur une vergue pendant un coup de vent, ou montera à bord d’un bâtiment frété pour la mer du Sud. Néanmoins je déclare qu’il est fort extraordinaire pour un vaisseau de voir son ombre dans un brouillard, comme nous voyons la nôtre là-bas en ce moment, car la voilà qui reparaît, — là, entre le hauban d’arrière et le galhauban. — Et il ne l’est pas moins pour un bâtiment marchand de porter des voiles d’une manière qui ferait remuer tous les genoux qui se trouveraient dans une bombarde, comme une brosse à dents se trémoussant dans la bouche d’un passager qui aurait été bien secoué par le mal de mer.

— Et cependant notre jeune officier tient le vaisseau dans sa main, dit le plus vieux de tous les matelots, qui avait eu les yeux fixés avec attention sur tout ce qu’avait fait Wilder. Il le conduit d’une manière extravagante, j’en conviendrai, mais pourtant il n’a pas encore cassé un seul fil de caret.

— Fil de caret ! répéta le second lieutenant du ton le plus méprisant, qu’importe le fil de caret, quand c’est le câble qui se rompra, et de manière à ne nous laisser d’espoir pour l’ancre que dans l’orin ! Écoutez-moi, vieux Bill, le diable ne laisse jamais une affaire à moitié faite. Ce qui doit arriver arrivera par le travers ; et il ne s’agira pas de larguer en douceur, comme si vous descendiez l’épouse du capitaine dans une barque, et qu’il fût sur le pont pour voir si tout se passe dans l’ordre.

— M. Knighthead sait comment tenir l’estime d’une navire par tous les temps, dit un autre matelot dont la manière annonçait la confiance qu’il accordait à la capacité du second lieutenant.

— Et ce n’est pas un grand mérite pour moi. J’ai vu tous les services, et j’ai tâté de tous les bâtimens, depuis un lougre jusqu’à un vaisseau à deux ponts. Peu de gens en peuvent dire plus que moi en leur faveur ; car le peu que je sais, je l’ai appris à force de travail, et non en allant à l’école. Mais que peut faire la science, même la science en marine, contre la sorcellerie, ou contre les œuvres d’un être que je ne veux pas nommer, vu qu’il ne faut offenser personne sans nécessité ? Je dis donc, camarades, que ce vaisseau est sous ses voiles d’une manière qu’aucun marin prudent ne voudrait ni ne devrait souffrir.

Un murmure général annonça que la plupart de ses auditeurs, sinon tous, partageaient son opinion.

— Examinons la question avec calme et raison, et d’une manière convenable à des Anglais éclairés, continua Knighthead en jetant un coup d’œil à la dérobée par dessus son épaule, peut-être pour s’assurer que l’individu dont il avait une crainte salutaire d’encourir le déplaisir n’était pas derrière lui. Nous sommes tous, jusqu’au dernier, nés en Angleterre ; nous n’avons pas une goutte de sang étranger parmi nous ; il n’y a même sur ce vaisseau ni un Écossais ni un Irlandais. Examinons donc cette affaire philosophiquement, avec cette sorte de jugement qui convient à des hommes comme nous. En premier lieu, voici l’honnête Nicolas Nichols qui glisse de dessus cette boute, et qui se casse une jambe ! Or, camarades, j’ai vu des gens tomber du haut des mâts et des vergues et se faire moins de mal. Mais qu’importe à un certain être de quelle hauteur il jette son homme, puisqu’il n’a qu’à lever le doigt pour nous faire pendre tous ? Ensuite voilà qu’il nous arrive à bord un étranger ; un homme qui a la physionomie d’un colon, qui n’a pas une de nos figures anglaises, franche, loyale, sans malice, à pouvoir couvrir du plat de la main.

— Le jeune officier est assez bien, interrompit le vieux marin.

— Oui, et c’est là que gît toute la diablerie de l’affaire ; il a bonne mine, j’en conviens ; mais ce n’est pas une de ces bonnes mines qui plaisent à un Anglais ; il y a en lui un air de réflexion qui me déplaît, car je n’ai jamais aimé trop de réflexion sur la figure d’un homme, vu qu’il n’est pas toujours facile de savoir ce qu’il a dans l’âme. Ensuite cet étranger parvient à se faire nommer maître de ce vaisseau, ou ce qui est la même chose, le second du maître, tandis que celui qui devrait être sur le pont à donner ses ordres, dans un moment comme celui-ci, est étendu là-bas, hors d’état de virer de bord lui-même, et encore moins de faire faire pareille manœuvre au navire ; et cependant personne ne sait comment cela est arrivé.

— Il a fait un marché avec le consignataire pour cette place, et le rusé commerçant a paru assez content de trouver un jeune homme si entendu pour conduire la Caroline.

— Ah ! un commerçant est ce que nous sommes tous ; il n’est fait de rien de mieux que d’argile, et ce qui est encore pire, il est rare que pour la pétrir on l’ait détrempée avec de l’eau salée. Il y a plus d’un commerçant qui a ôté ses lunettes et fermé ses registres de comptes pour faire une marche de côté afin de devancer et tromper son voisin, et qui, en revenant, a trouvé qu’il s’était trompé lui-même. M. Ball a sans doute cru faire une bonne chose pour ses armateurs en mettant à bord ce M. Wilder ; mais il ne savait peut-être pas que le vaisseau était vendu au… Mais il convient à un franc marin de respecter tous ceux sous les ordres desquels il fait voile ; ainsi je ne nommerai pas celui qui, à ce que je crois, a acquis sur ce vaisseau des droits qui ne sont pas minces, soit par un marché légal, soit autrement.

— Mais comment a-t-il manié la Caroline ce matin même ! je n’ai jamais vu de navire tiré d’affaire plus promptement.

Knighthead se mit à rire dans sa barbe, ce qui parut à ses auditeurs vouloir dire beaucoup de choses.

— Quand un vaisseau à une certaine sorte de capitaine, on ne doit s’étonner de rien, dit-il après s’être suffisamment livré à son rire significatif. Quant à moi, j’ai monté ce navire pour aller de Bristol à la Caroline et à la Jamaïque, touchant à Newport en allant et en revenant, et je dirai hardiment que je n’ai nulle envie d’aller ailleurs. Quant à faire reculer la Royale Caroline de sa mauvaise position près du négrier, la manœuvre a été bien faite, beaucoup trop bien pour un si jeune marin. Quand je l’aurais commandée moi-même, je n’aurais pu faire beaucoup mieux ; mais que pensez-vous du vieux pêcheur dans la barque, camarades ? Je crois qu’il y a bien peu de vieux chiens de mer qui aient jamais pu échapper à une pareille chasse. J’ai entendu parler d’un contrebandier qui a été chassé cent fois par les cutter de sa majesté, dans la gorge même de la Manche, et qui avait toujours un brouillard tout prêt pour le recevoir ; mais d’où personne ne peut dire avec vérité qu’il l’ait jamais vu sortir. Cet esquif peut avoir filé entre la côte et ce bâtiment de Guernesey ; je n’y vois rien d’impossible ; mais ce n’en est pas moins une barque dans laquelle je ne me soucierais pas de manier la rame.

— Il s’est échappé d’une manière remarquable ! dit le vieux marin dont la confiance en notre aventurier commençait à fléchir sous l’accumulation de tant de circonstances.

— C’est ce que je dis, quoique d’autres puissent peut-être en juger mieux que moi, qui n’ai passé que trente-cinq ans sur la mer. Ensuite voilà les vagues qui enflent d’une manière inconcevable ! Et regardez ces nuages qui obscurcissent le Ciel, et cependant il vient encore de l’océan assez de lumière pour qu’un homme bien appris pût lire !

— J’ai vu souvent le temps comme il est à présent.

— Sans doute, qui ne l’a pas vu ? Il est rare qu’un homme, n’importe de quel pays il vienne, fasse son premier voyage comme capitaine. N’importe qui sera sur l’eau cette nuit ; je garantis qu’il y a été auparavant. J’ai vu le firmament avoir l’air pire et la mer même avoir plus mauvaise mine qu’aujourd’hui ; mais je n’ai jamais vu qu’il résultât aucun bien de l’un ou de l’autre. La nuit que je fis naufrage dans la baie de…

— Ho ! de l’embelle ! s’écria Wilder d’un ton calme, mais impératif.

Si une voix soudaine se fût élevée du fond de l’océan agité, elle n’aurait pas pu paraître aux oreilles des marins inquiets plus alarmante que cet appel inattendu. Le jeune commandant se trouva même dans la nécessité de le répéter avant que Knighthead, qui, d’après son rang, devait naturellement y répondre, eût pu s’armer d’assez de résolution pour le faire.

— Faites déployer la voile de petit perroquet, monsieur, dit Wilder quand la réponse d’usage lui apprit enfin qu’on l’avait entendu.

Le lieutenant et ses compagnons se regardèrent un instant les uns les autres avec un air d’étonnement stupide, et ils secouèrent plus d’une fois la tête avec une expression mélancolique avant que l’un d’eux, se jetant dans les agrès, commençât à y monter pour exécuter l’ordre qui, venait d’être donné.

Il y avait certainement dans la manière désespérée avec laquelle Wilder faisait exposer successivement au vent toutes ses voiles de quoi faire naître de la méfiance, soit sur ses intentions, soit sur son jugement, dans l’esprit de gens moins superstitieux que ceux que le hasard voulait qu’il commandât, alors. Depuis long-temps Earing et son camarade, le second lieutenant, plus ignorant, et par conséquent plus entêté, avaient remarqué que leur jeune commandant désirait aussi sincèrement qu’eux-mêmes d’échapper au vaisseau, semblable à un spectre, qui suivait si étrangement tous leurs mouvemens. Ils ne différaient que sur le mode d’agir ; mais cette différence était si matérielle, que les deux lieutenans tinrent conseil à part, et Earing, un peu stimulé par les opinions prononcées de son coadjuteur, s’approcha de son officier supérieur pour lui communiquer le résultat de leurs délibérations avec cette promptitude et cette franchise qu’il croyait que les circonstances exigeaient ; mais il y avait dans l’œil ferme et dans la contenance imposante de Wilder quelque chose qui fit qu’il ne toucha à ce sujet délicat qu’avec une discrétion et des circonlocutions un peu remarquables dans un homme de son caractère ; il attendit plusieurs minutes pour voir quel effet produirait la voile qui venait d’être déployée, avant de pouvoir se résoudre à ouvrir la bouche ; mais une rencontre terrible entre le vaisseau et une vague qui paraissait élever sa crête courroucée à une douzaine de pieds au-dessus de la proue qui s’en approchait, lui donna le courage de parler, en l’avertissant de nouveau du danger d’un silence prolongé.

— Je ne vois pas que nous nous éloignions du navire inconnu, monsieur, quoique le bâtiment roule si pesamment à travers les vagues, dit-il, bien déterminé à n’avancer qu’avec toute la circonspection possible.

Wilder fixa de nouveau ses regards vers le point obscur qui se montrait toujours à l’horizon, et fronçant le sourcil, tourna ensuite les yeux du côté d’où venait le vent, comme s’il eût voulu défier le souffle le plus redoutable ; mais il ne répondit rien.

— Nous avons toujours trouvé que l’équipage n’aimait pas à travailler aux pompes, monsieur, continua Earing après un intervalle suffisant pour la réponse qu’il attendait ; je n’ai pas besoin de dire à un officier qui connaît si bien sa profession que les marins aiment rarement ce travail.

— Toutes les fois que je trouverai nécessaire de donner un ordre, monsieur Earing, l’équipage de ce bâtiment trouvera nécessaire de l’exécuter.

Il y avait dans la manière dont il fit cette réponse un peu tardive un air d’autorité si prononcé, qu’il ne manqua pas de faire impression sur le lieutenant. Earing recula d’un pas avec un air de soumission, et affecta de ne songer qu’à examiner les masses de nuages que le vent poussait. Alors appelant à son aide toute sa résolution, il essaya de revenir à la charge d’un autre côté.

— Êtes-vous d’avis bien décidé, capitaine Wilder, dit-il, lui donnant le titre auquel les droits de notre aventurier pouvaient être révoqués en doute ; êtes-vous d’avis bien décidé que la Royale Caroline puisse, par aucuns moyens humains, s’éloigner de cet autre vaisseau ?

— Je crains le contraire, répondit le jeune marin, en respirant avec un effort si prolongé que ses secrètes pensées semblaient lutter dans son sein pour s’en échapper.

— Et moi, monsieur, avec toute la soumission que je dois à votre éducation plus cultivée, et au rang que vous occupez sur ce navire, je suis convaincu du contraire. J’ai vu de mon temps, plus d’une de ces luttes de vitesse, et je sais parfaitement qu’on ne gagne rien à fatiguer un bâtiment dans l’espoir, de s’éloigner d’un de ces Voltigeurs.

— Prenez la lunette, Earing, et dites-moi sous quelles voiles marche ce vaisseau, et à quelle distance il peut être, dit Wilder d’un air pensif, sans paraître faire la moindre attention à ce que le lieutenant venait de lui dire.

L’honnête lieutenant, dont les intentions étaient bonnes, déposa son chapeau sur le gaillard d’arrière, et fit, avec l’air le plus respectueux, ce qui venait de lui être ordonné. Cependant après avoir été long-temps gravement et sérieusement occupé de cet examen, il ferma la lunette d’un coup de la paume de sa large main, et répondit en homme dont l’opinion est suffisamment formée :

— Si ce bâtiment avait été construit et équipé comme les autres navires mortels, je n’hésiterais pas à prononcer que c’est un vaisseau garni de tous ses agrès, et portant trois voiles de hune ayant un ris pris, les basses voiles, la voile de foque et celle de gui de baume.

— Et rien de plus ?

— J’en ferais serment, si j’avais les moyens de m’assurer que ce navire est, à tous égards, semblable aux autres vaisseaux.

— Et cependant, Earing, malgré toutes ces voiles déployées, nous ne nous en sommes pas éloignés d’un pied d’après le compas.

— Seigneur ! monsieur, répondit le lieutenant en secouant les épaules en homme bien convaincu de la folie d’une pareille tentative, quand vous feriez fendre et déchirer la grande voile par le vent en continuant à faire marcher ce bâtiment comme il va, vous ne changeriez pas d’un pouce la position relative de cet autre navire avant le lever du soleil ! Alors ceux qui ont d’assez bons yeux pourront peut-être le voir faire voile dans les nuages, quoiqu’il ne me soit jamais arrivé, que ce soit un bonheur ou un malheur, de rencontrer un de ces croiseurs une fois que le jour avait paru.

— Et la distance ? demanda Wilder. Vous ne m’avez encore rien dit de la distance.

— C’est suivant qu’on veut la calculer. Il peut être ici assez près de nous pour nous jeter un biscuit dans nos agrès, ou il peut être là où il paraît être, le corps caché sous l’horizon.

— Mais dans le cas où il serait où il paraît être ?

— En ce cas, il paraît être un bâtiment d’environ six cents tonneaux, et en n’en jugeant que d’après les apparences, on serait tenté de dire qu’il est à une couple de lieues de nous sous le vent, un peu plus ou un peu moins.

— C’est précisément ce que j’avais calculé. Six milles au vent ne sont pas un faible avantage dans une chasse bien suivie. Earing, je ferai voler la Caroline hors de l’eau s’il le faut, mais je m’éloignerai de cet autre navire.

— Cela serait bon si la Caroline avait des ailes comme un courlieu ou une mouette ; mais construite comme elle l’est, je crois plus probable qu’elle s’enfoncerait dessous.

— Elle porte fort bien ses voiles jusqu’à présent. Vous ne savez pas ce dont elle est capable quand on la presse.

— Je l’ai vue marcher par tous les temps, capitaine Wilder, mais…

Sa bouche se ferma tout à coup. Une énorme vague noire s’éleva entre le bâtiment et l’horizon oriental, et s’avança en roulant, semblant menacer de tout engouffrer devant elle. Wilder lui-même attendit le choc avec une inquiétude qui lui permettait à peine de respirer, sentant, pour le moment, qu’il avait excédé les bornes de la discrétion en poussant son vaisseau avec une si puissante impulsion contre une pareille masse d’eau. Elle se brisa à quelques toises de la poupe de la Caroline, et en inonda le pont d’un déluge d’écume. Pendant une demi-minute l’avant du navire disparut, comme s’il eût été hors d’état de remonter sur la vague qu’il s’efforçait de traverser ; et alors il sortit du sein des eaux, couvert d’un million des insectes brillans de l’océan. Le bâtiment s’était arrêté, tremblant dans tous les joints de sa masse solidement assemblée, semblable à un coursier saisi d’effroi ; et quand il reprit sa marche, ce fut avec une modération qui semblait avertir de leur indiscrétion ceux qui en gouvernaient les mouvemens.

Earing regarda son commandant en silence, sachant parfaitement que rien de ce qu’il pourrait dire ne contiendrait un argument aussi puissant que ce regard. Les matelots n’hésitèrent plus à énoncer tout haut leur mécontentement, et l’on entendit s’élever parmi eux plus d’une voix prophétique pour prédire les conséquences dont serait suivie la folie de courir de pareils risques. Wilder opposa à leurs murmures une oreille sourde ou insensible. Ferme dans ses desseins secrets, il aurait bravé les plus grands dangers pour y réussir. Mais un cri bien distinct, quoique étouffé, parti de la poupe du navire, lui rappela les craintes d’autres individus. Tournant rapidement sur le talon, il s’approcha de Gertrude encore toute tremblante et de Mrs Wyllys, qui toutes deux, pendant plusieurs heures longues et pénibles, sans oser l’interrompre dans ses devoirs, avaient suivi ses moindres mouvemens avec le plus vif intérêt.

— Le bâtiment a si bien soutenu ce choc, que j’ai grande confiance en ce qu’il peut faire, leur dit-il d’un ton encourageant et en employant des expressions propres à inspirer une aveugle sécurité. — Avec un navire si excellent, un bon marin n’est jamais embarrassé.

— Monsieur Wilder, répondit la gouvernante, j’ai vu souvent l’élément terrible sur lequel vous vivez, il est donc inutile de chercher à me tromper. Je sais que vous pressez la marche de ce bâtiment au-delà de ce qui est ordinaire. Avez-vous des motifs suffisans pour justifier cette témérité.

— Madame, j’en ai.

— Et doivent-ils, comme tant d’autres de vos motifs, rester à jamais ensevelis dans votre sein ; ou ne pouvons-nous pas en partager la connaissance, nous qui devons en partager également les suites ?

— Puisque vous connaissez si bien ma profession, madame, répondit le jeune marin en souriant légèrement, mais d’un ton que rendait peut-être encore plus alarmant l’effort surnaturel qu’il faisait sur lui-même, je n’ai pas besoin de vous dire que, pour faire marcher un navire contre le vent, il est nécessaire d’en déployer les voiles.

— Vous pouvez du moins répondre plus directement à une autre question. Ce vent est-il assez favorable pour passer les dangereux écueils d’Hatteras ?

— J’en doute.

— En ce cas, pourquoi ne pas retourner à l’endroit d’où nous sommes partis ?

— Y consentiriez-vous ? demanda le jeune marin avec la vitesse de la pensée.

— Je voudrais aller retrouver mon père ! s’écria Gertrude avec une vivacité si semblable à celle de Wilder, que la chaleur avec laquelle elle s’exprimait fit que l’haleine sembla lui manquer en prononçant ce peu de mots.

— Je suis disposée, monsieur Wilder, dit la gouvernante d’un ton calme, à quitter ce bâtiment. Je ne vous demande pas l’explication de tous vos avis mystérieux ; rendez-nous à nos amis de Newport, et je ne vous ferai plus aucune question.

— Cela pourrait se faire, murmura notre aventurier. — Cela serait possible ; — il ne faudrait, que quelques heures bien employées avec un pareil vent. — Monsieur Earing !

Le lieutenant fut à l’instant près de lui. Wilder lui montra le point obscur qui était toujours sous le vent, et lui donnant sa lunette, le pria de l’examiner encore une fois. Chacun d’eux en fit tour à tour un examen long et attentif.

— Il ne porte pas un plus grand nombre de voiles ! s’écria le commandant avec impatience, lorsqu’il eut assez long-temps fatigué ses yeux.

— Pas une seule de plus, monsieur. Mais qu’importe à un tel vaisseau le nombre de voiles qu’il porte, ou le point de l’horizon d’où souffle le vent ?

— Earing, je crois que cette brise vient trop du sud, et il se brasse quelque chose de plus dans cette bande de sombres nuages droit par le travers du vaisseau. Faites abattre le navire d’une couple de points, ou même plus, et soulagez les agrès en levant les bras sous le vent.

Le lieutenant, dont l’esprit ne pouvait suivre deux idées à la fois, entendit cet ordre avec un étonnement qu’il ne chercha point à cacher. Il n’avait besoin d’aucune explication ; son expérience suffisait pour lui apprendre que le résultat, de cette manœuvre serait de reprendre la route par laquelle ils avaient passé, et que c’était, dans le fait, renoncer à l’objet du voyage. Il se permit donc de différer un instant l’exécution de cet ordre pour faire des représentations à Wilder.

— J’espère qu’un ancien marin comme moi ne vous offensera pas, capitaine, lui dit-il, en se hasardant à vous donner son opinion sur le temps. Quand il y va de l’intérêt de la poche de mes armateurs, je n’ai pas d’objection à virer de bord, car je n’ai pas assez de goût pour la terre pour désirer que le vent y porte au lieu d’en venir. Mais en lofant un peu à la lame par le moyen d’une couple de ris, le vaisseau avancerait en pleine mer, et tout ce que nous gagnerions de ce côté serait un gain clair, attendu que nous sommes tout-à-fait à la hauteur d’Hatteras. D’ailleurs, qui peut dire que demain ou le jour d’ensuite nous n’aurons pas une bonne bouffée de vent venant d’Amérique, là, au nord-ouest ?

— Abattez d’une couple de points, et levez les bras sous le vent ! répéta Wilder avec une vivacité impétueuse.

Le caractère de l’honnête Earing était trop paisible et trop soumis pour qu’il tardât plus long-temps à obéir. Il donna sur-le-champ les ordres nécessaires, et ils furent exécutés ; mais ce ne fut pas sans qu’on eût pu entendre Knighthead et les plus vieux matelots murmurer presque à haute voix, et d’une manière sinistre, contre les changemens subits et en apparence déraisonnables qui s’opéraient dans l’esprit de leur capitaine.

Wilder resta aussi indifférent qu’auparavant à tous ces symptômes de mécontentement. S’il entendit ces murmures, il dédaigna d’y faire attention, ou, guidé par une politique qui voulait temporiser, il préféra avoir l’air de ne pas les entendre. Cependant le navire, comme un oiseau qui avait fatigué ses ailes en luttant contre un ouragan, et qui, cessant de résister au vent, prend un vol plus facile, voguait rapidement en fendant les vagues, ou en descendant avec grâce dans les creux qu’elles formaient, tandis qu’il cédait à l’impulsion du vent que la manœuvre qu’on venait de faire avait rendu favorable. La mer continuait à rouler, mais dans une direction qui n’était plus contraire à la marche du bâtiment, et comme il n’avait plus à lutter contre la brise il était plus en état de porter la quantité de voiles qu’on avait déployées. Cependant l’opinion de tout l’équipage était qu’il en portait encore trop pendant une nuit dont l’aspect était si menaçant. Mais l’étranger qui était chargé d’en gouverner le cours ne partageait pas cet avis. D’une voix qui semblait avertir ses inférieurs du danger de la désobéissance, il donna ordre qu’on déployât encore tour à tour plusieurs bonnettes. Recevant ainsi une nouvelle impulsion, la Caroline semblait voler sur les ondes, et laissait derrière elle une longue traînée d’écume dont le volume et l’éclat égalaient celle qui couronnait les plus hautes vagues.

Lorsqu’on eut étendu voile sur voile, au point que Wilder fut obligé de s’avouer à lui-même que la Royale Caroline ne pouvait en porter davantage, notre aventurier recommença à se promener sur le pont, et jeta les yeux autour de lui pour voir ce qu’il avait gagné à cette nouvelle épreuve. Le changement de marche du bâtiment marchand de Bristol en avait produit une semblable dans la direction apparente du navire inconnu, qui flottait encore à l’horizon comme une ombre faible et presque indistincte. L’infaillible compas disait encore au vigilant marin que ce vaisseau continuait à maintenir la même position relative que lorsqu’on l’avait vu pour la première fois, et tous les efforts de Wilde semblaient ne pouvoir la changer d’un seul pouce[3]. Une autre heure se passa bientôt et pendant ce temps, comme le loch l’en assura, la Caroline avait fait plus de trois lieues. Cependant la voile inconnue se montrait toujours à l’ouest, comme si c’eût été une ombre jetée par le premier navire sur les nuages sombres et éloignés. Le changement de marche de ce vaisseau presque imperceptible faisait qu’une plus large surface de ses voiles était exposée aux yeux des spectateurs ; mais du reste aucun autre changement visible ne s’y faisait remarquer. Si les voiles en avaient été matériellement augmentées, la distance et l’obscurité empêchaient même l’intelligent Earing de s’en assurer. Peut-être l’esprit exalté du digne lieutenant était-il trop disposé à croire aux pouvoirs surnaturels de ce voisin inexplicable, pour pouvoir exercer pleinement ses facultés ordinaires et profiter de son expérience ; mais Wilder, après s’être fatigué les yeux à force d’examens répétés à chaque instant, fut obligé de s’avouer à lui-même que cet étrange navire semblait glisser sur l’immensité de l’océan, plutôt comme un corps flottant dans les airs que comme un vaisseau conduit par les moyens ordinairement employés par les marins.

Mrs Wyllys et son élève s’étaient alors retirées dans leur cabine ; la première se félicitant en secret de la perspective de quitter bientôt un navire qui avait commencé son voyage avec des circonstances assez sinistres pour déranger l’équilibre d’un esprit aussi cultivé et aussi bien gouverné que le sien. Gertrude fut laissée dans l’ignorance du changement de marche du bâtiment. À ses yeux sans expérience tout offrait les mêmes apparences sur la solitude de l’océan ; et Wilder pouvait changer aussi souvent qu’il lui plaisait la direction de son navire, sans que la plus jeune et la plus belle des deux dames qu’il avait à bord s’en aperçût.

Il n’en était pas ainsi de l’intelligent commandant de la Caroline. La route qu’il suivait au milieu des ténèbres n’avait pour lui ni doute ni obscurité. Ses yeux s’étaient rendus familiers depuis long-temps avec tous les astres qui se lèvent du sein agité des mers pour se coucher dans une autre partie de ce sombre élément ; et un souffle de vent, traversant les ondes, ne frappait pas ses joues brûlantes, sans qu’il pût dire de quel point de l’horizon il partait. Il connaissait chaque mouvement que faisait la proue de son vaisseau, et savait quel en serait l’effet. Son esprit marchait d’un pas égal à la course de son navire au milieu de tous ses détours sur une plage où nul chemin n’est tracé ; et il n’avait guère besoin d’employer les moyens accessoires de son art pour savoir de quel côté il devait se diriger, et de quelle manière il devait guider les mouvemens de la machine qu’il gouvernait. Cependant il ne pouvait s’expliquer les évolutions extraordinaire du navire inconnu, qui semblait prévenir ses moindres changemens de manœuvre, plutôt que les suivre ; et ses espérances d’échapper à une surveillance si active étaient déjouées par une facilité dans les manœuvres, et une supériorité de voiles qui commençaient réellement à prendre, même à ses yeux éclairés, l’apparence d’une opération surnaturelle et inexplicable.

Tandis que notre aventurier était occupé des sombres réflexions que de telles impressions faisaient assez naturellement naître dans son esprit, le ciel et la mer commencèrent à présenter un autre aspect. La raie de lumière qui s’était montrée si long-temps le long de l’horizon oriental, comme si le rideau du firmament eût été entr’ouvert pour livrer passage aux vents, disparut tout à coup ; de lourdes masses d’épais nuages se ressemblèrent de ce côté, tandis que d’immenses volumes de vapeurs s’accumulaient sur les eaux, et semblaient confondre les deux élémens. De l’autre côté, un dais noir couvrait tout l’occident, et la vue se perdait dans une longue ceinture de sombre lumière. Le navire étranger flottait encore au milieu de ce brouillard brillant, mais de mauvais augure, quoiqu’il y eût des momens où l’ombre légère qu’il offrait aux yeux semblât se dissiper dans les airs.



  1. Les soldats anglais, ainsi nommés à cause de la couleur de leur uniforme. — Éd.
  2. Les marins anglais nomment ainsi ce météore connu sous le nom de feu de Saint-Elme. C’est une corruption de corpo santo, italien. — Éd.
  3. Le lecteur fera attention que la direction apparente d’un vaisseau en mer, vue du pont d’un autre vaisseau, change avec le changement de course, mais que la direction véritable ne varie que par un changement de position relative. — Éd.