Le Corset (1905)/11

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A. Maloine (p. 182-189).

CHAPITRE XI


Déjà, au cours de ces recherches historiques sur le corset, j'ai montré — au XVIIe siècle — que la mode du corset dont je suivais l'histoire, surtout en France, n'était pas spéciale à notre pays. Il en est de même actuellement et dans tous les pays d'Europe, la femme, dans les diverses classes de la société, porte un corset plus ou moins analogue à celui de nos Parisiennes qui commandent au goût du jour, il n'y a donc pas lieu de décrire au point de vue historique, le corset des Allemandes, des Russes, des Anglaises, etc. Ce qu'il est plus intéressant de constater, c'est que dans quelques types de costumes nationaux, le corset s'est conservé à peu près tel qu'il était chez nous il y a plusieurs siècles. C'est ainsi qu'en Hollande, chez les Zélandais, habitants de l'île de Walcheren, la femme porte, aux jours de grande fête « un corsage qui est un grand corps de baleine se prolongeant en casaquin. » Je reproduis ici le costume d'une femme zélandaise de l'île de Zuid-Bevoland dont le corps affecte une forme très nettement ancienne.

De même, dans le canton de Lucerne, les femmes ont des corsets de velours noir en pointe avec plastron très ajusté. En Italie, les paysannes font souvent usage d'un corset palissade, renforcé de joncs plutôt que de baleines, ce qui le rapproche du corsaletto, cuirasse.

M. Gillebert d'Hercourt, dans une étude d'anthropologie sur les populations sardes, écrit : « Il est une partie du costume de ces femmes qui mérite une mention spéciale, d'abord parce qu'elle a partout la même forme, qu'il n'y a rien en, elle que ses ornements et parce que cette forme a été conçue, je peux le dire, selon le vœu de la nature, je veux parler du corset : il se compose de deux parties égales et similaires (une de droite et une de gauche) réunies par derrière et par devant au moyen de lacets.

Par la réunion de ses bords supérieurs, le corset offre en arrière un plastron rigide qui s'élève depuis la ceinture jusqu'au niveau supérieur des épaules et dont, à partir des creux axillaires, le bord supérieur s'abaisse de chaque côté suivant une ligne courbe qui descend obliquement en se portant en avant, jusqu'au dessous des seins; alors ce bord devient horizontal et va rejoindre au devant de l'épigastre celui du côté opposé. La réunion des deux parties antérieures du corset forme une bande souple ayant de 6 à 7 centimètres

Fig. 168 — Zélandaise de l'île de Zuid-Beveland.

de hauteur et donnant au corset la solidité dont il a besoin ; en conséquence les seins non comprimés sont seulement soutenus par la chemise et le fichu appliqués au-dessous et fixés contre la base de la poitrine par la partie antérieure du corset. »

Je pourrais multiplier les exemples, mais je m'arrête à ces quelques types pour aborder la dernière partie de l' histoire du corset. J’aurais désiré auparavant consacrer quelques lignes à l’étude du corset dans l’art. Ce serait une étude captivante, mais son importance qui est suffisante

Fig. 169. — Italienne (XIXe siècle)


pour constituer la matière d’un ouvrage spécial ne me permet pas de la faire au cours de ce travail, dans lequel

Fig. 170. — Parisienne, d'après H. Boutet.


je dois me contenter de reproduire ça et là quelques documents artistiques ayant trait au corset.

Je viens, dans les pages qui précèdent, de poursuivre cette histoire depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, mais pour si vaste que soit déjà ce travail, je tiens à le compléter par quelques notes sur le costume féminin chez les peuples en dehors de l'Europe, puis sur le corset des hommes, et par un aperçu historique du corset orthopédique, je terminerai en disant quelques mots des tailleurs de corps.

Il suffit d'examiner avec soin les magnifiques planches que, dans son ouvrage le Costume historique, Racinet a

Fig. 171. — La femme au corset, de Henri Boutet.

consacrées aux peuplades de l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique et de l'Océanie pour remarquer parmi les types qui s'y trouvent représentés, plusieurs figures de femmes dont le torse est maintenu par un vêtement serré.

Chez la Javanaise, les épaules et les bras sont nus, un pagne ceint le thorax et recouvre en partie les seins. Les femmes dayas de Bornéo portent un pagne et une camisole sans manches, le tout en coton et serrant le corps au plus près. Chez les Cafres, les femmes portent au-dessous du cou, un voile en bandelette assez large, fait de membranes de bœuf, attaché derrière le dos, voile qu'elles ornent de grains de verre de différentes couleurs ; c'est une variante du lien du sein, stethodesme des Grecques. Les bayadères de l'Inde se revêtent d'un corset fait de l'écorce d'un arbre de Madagascar et disposé de façon que chaque sein s'emboîte exactement dans son enveloppe. « Mais écoutez : la couleur de celle-ci ressemble tellement à la peau que l'œil trompé croit voir une gorge nue ; l'étoffe en est si fine que le toucher le plus délicat ne peut distinguer l'enveloppe d'avec la partie qu'elle cache ; enfin l'élasticité dont elle est douée, permet aux mouvements respiratoires de s'effectuer librement. Les bayadères ne quittent jamais ce corset ; elles le gardent même dans leur lit et conservent ainsi la beauté et la délicatesse de leurs seins jusqu'à un âge très avancé... »

Les bayadères, ajoute Raynal dans son Histoire philosophique du commerce et des établissements européens dans les deux Indes, enferment leurs seins dans de légers écrins. Rien n'égale leur attention à conserver leur sein comme un des trésors les plus précieux de la beauté. Pour l'empêcher de grossir ou de se déformer, elles l'enferment

Fig. 172. — Enseigne, par Abel Truchet, destinée à une corsetière et primée au Concours des Enseignes (décembre 1902).

dans des étuis formés d'une étoffe tissée avec l'écorce très fine d'un arbre. Ces étuis, joints ensemble et bouclés par derrière, sont si jolis et si souples, qu'ils se prêtent à tous les mouvements du corps sans aplatir, sans offenser le tissu délicat de la peau. Le dehors de ces étuis est revêtu d’une feuille d’or parsemée de brillants. C’est là, sans contredit, la parure la plus recherchée, la plus chère à la beauté, et ce voile qui couvre le sein sans en cacher les palpitations, les molles ondulations, n’ôte rien à la volupté.

J’ajouterai à ces exemples, la description et la reproduction du costume d’une femme de l’île Rôti dans l’archipel des Mollusques.

Fig. 173. — Le tailleur pour femme, de Cochin fils (1737).
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Le haut du corps est couvert d’un tissu de soie mélangé de fils d’or. Ce vêtement est en plusieurs pièces se réunissant sur l’une et l’autre épaule s’attachant sur le côté et sur le devant. Ce sont les formes moulées qui donnent l’élégance à ce corsage fin, serré de près. Et il est curieux de voir combien ce type de corsage ressemble à ces surcots si justes au corps dans lesquels les femmes du douzième siècle s'emprisonnaient le buste. Je ne parle pas à nouveau du corset des femmes annamites décru au commencement de ce livre et je laisse intentionnellement de côté tous les types chez lesquels la taille est comprimée plus ou moins par une simple ceinture ; ils seraient trop nombreux à citer.

Je tiendrai toutefois à faire dès maintenant cette remarque qui me sera utile pour les conclusions de cet ouvrage, à savoir que si chez toutes ces peuplades l'usage

Fig. 174. — Femme de l'île Rotti.

de se comprimer la taille par une ceinture n'est pas absolument général, l'emploi de celle-ci se retrouve toujours chez les peupes dont l'habillement féminin comprend un vêtement, jupon ou pantalon, qui protège la partie inférieure du corps. Ce vêtement est toujours retenu au-dessus des hanches par un cordon, par une ceinture qui le fixe à la taille.

Je rapporterai encore un fait qui prouve combien le corset, pousse toujours plus avant ses conquêtes. En 1889, lors de l'abolition de l'esclavage au Brésil, le décret a peine promulgué, toutes les dames et demoiselles émancipées se précipitaient en masses compactes chez les corsetières pour se procurer à tout prix cet objet de toilette dont

Fig. 175. — Le Lacet (vignette de Monsiau (1796) pour les œuvres de J.-J. Rousseau).

le port était jusqu'alors interdit depuis un temps immémorial aux femmes esclaves. Les corsetières du Brésil n'ont pas vendu, en trois jours, moins d'un demi-million de corsets.

  1. Cette estampe selon la coutume est accompagnée du huitain suivant :

    Que ton métier est gracieux !
    Tailleur, que je te porte envie !
    Tu peux des appas de Sylvie
    Librement contenter tes yeux.

    Je supporterais sans murmure
    Les maux qu’elle me fait souffrir
    Si j’étais sûr de parvenir,
    A prendre à mon gré sa mesure !